1841 ? — Feuillets autographes d’un premier récit d’Aurélia, correspondant aux chapitres 1 à 4 du texte publié en 1855.

Sur quelques feuillets autographes jamais publiés de son vivant, Nerval a fait le récit extrêmement précis de la crise nerveuse qu’il subit en février-mars 1841, depuis son retour de Bruxelles jusqu’à son internement à Montmartre chez le docteur Esprit Blanche. Cette première version, qui fournit des indications patronymiques et toponymiques que le texte publié d’Aurélia en 1855 gommera, laisse à penser qu’elle fut rédigée à une date très proche des événements qu’elle évoque, peut-être durant le séjour chez Blanche qui se prolongea jusqu’en novembre 1841.

Comme nous l'avons fait pour les Lettres d'amour, pour être au plus près de l’écriture nervalienne, nous donnons ici la transcription du texte sur les originaux des six feuillets autographes de la collection Lucien-Graux, aujourd’hui conservés à la BnF (NAF 14481, fol. 1 à 6) et celui d’un fragment conservé dans une collection particulière, qui appartient à la même série narrative.

Voir la notice LA CRISE NERVEUSE DE 1841.

******

 

[Lucien-Graux NAF 14481 fol. 1] Ce fut en 1840 que je reçus la première atteinte de ma cruelle maladie que commença pour moi cette — Vita nuova. — Je me trouvais à Bruxelles, où je demeurais rue Brûlée, près le grand marché. J’allais ordinairement dîner, Montagne de la Cour, chez une belle dame de mes amies, puis je me rendais au théatre de la Monnaie où j’avais mes entrées comme auteur. La je m’enivrais du plaisir de revoir une charmante cantatrice que j’avais connue à Paris et qui tenait à Bruxelles les premiers rôles de l’Opéra. Parfois une autre belle dame me faisait signe de sa loge aux places d’orchestre où j’étais et je montais près d’elle. Nous causions de la cantatrice dont elle aimait le talent. Elle était bonne et indulgente pour cette ancienne passion parisienne et presque toujours j’étais admis à la reconduire jusque chez elle à la porte de Schaarbeck.

Un soir on m’invita à une séance de magnétisme. C’était Pour la première fois que je voyais une somnambule. C’était le jour même où avait lieu à Paris le convoi de Napoléon. La somnambule décrivit tous les détails de la cérémonie, tels que nous les lûmes le lendemain dans les journaux de Paris. Seulement elle ajouta qu’au moment où le corps de Napoléon était entré triomphalement aux Invalides, son Âme s’était échappée du cercueil et prenant son vol vers le Nord, était venue se reposer sur la plaine de Waterloo.

Cette grande idée me frappa, ainsi que les personnes qui étaient présentes à la séance et parmi lesquelles on distinguait Mgr l’Évêque de Malines. À deux jours de là il y avait un brillant concert à la Salle de la Grande Harmonie. Deux reines y assistaient. La reine du chant était celle que je nommerai désormais Aurélie. la seconde était la reine de Belgique, non moins belle et plus jeune. Elles étaient coiffées de même et portaient à la nuque, derrière leurs cheveux tressés, la résille d’or des Médicis.

Cette soirée me laissa une vive impression. Dès lors je ne songeai plus qu’à retourner à Paris espérant me faire charger d’une mission qui me mettrait plus en lumière à mon retour dans les Flandres.

 

[Lucien-Graux NAF 14481 fol. 2] Pendant six semaines, à mon retour, je me livrai à des travaux constans sur certaines questions commerciales que j’étudiais guidé par les conseils du ministre de l’Instruction publique qui était alors M. Villemain. J’allais arriver au but de mes démarches, lorsque la préoccupation assidue que j’apportais à mes travaux me communiqua une certaine exaltation dont je fus le dernier à m’apercevoir. Dans les cafés, chez mes amis, dans les rues, je tenais de longs discours sur toute matière — de omni re scibili et quibusdam aliis, à l’instar de Pic de la Mirandole. Pendant trois jours j’accumulai tous les matériaux d’un système sur les affinités de race, sur le pouvoir des nombres, sur les harmonies des couleurs, que je développais avec quelque éloquence et dont beaucoup de mes amis furent frappés.

J’avais l’usage d’aller le soir boire de la bierre au café Lepelletier puis je remontais le faubourg jusqu’à la rue de Navarrin où je demeurais alors. Un soir vers minuit, j’eus une hallucination. L’heure sonnait lorsque passant devant le n° 37 de la rue Notre dame de Lorette, je vis sur le seuil de la maison une femme encor jeune dont l’aspect me frappa de surprise. Elle avait la figure blême et les yeux caves ; — je me dis : « C’est la Mort. » Je rentrai me coucher avec l’idée que le monde allait finir.

Cependant à mon réveil il faisait jour ; je me rassurai un peu et je passai la journée à voir mes amis. J’allais dîner à une table d’hôte où l’un d’eux, à qui je racontais des choses qui s’étaient passées à diverses époques, me dit : « Je te reconnais bien… tu es le Comte de St-Germain. »

Le soir je me rendis à mon café habituel où je causai longtemps de peinture et de musique avec mes amis [en note : Paul Chenavard, peintre / Auguste Morelet ] Chenavard et Morelet Paul*** et Auguste ***. Minuit sonna. — C’était pour moi l’heure fatale ; cependant je songeai que l’horloge du ciel pouvait bien ne pas correspondre avec celles de la terre. Je dis à Chenavard Paul que j’allais partir et me diriger vers l’Orient, ma patrie. Il m’accompagna jusqu’au carrefour Cadet. Là me trouvant au

 

[Lucien-Graux NAF 14481 fol. 3] confluent de plusieurs rues je m’arrêtai incertain et m’assis sur une borne au coin de la rue Coquenard : [en note : Paul Chenavard, peintre] Chenavard Paul déployait en vain une force surhumaine pour me faire changer de place. Je me sentais cloué. — Il finit par m’abandonner vers une heure du matin, et me voyant seul j’appelai à mon secours mes deux amis Théophile Gautier et Alphonse Karr [en marge, d’une autre main: Gauthier & Alphonse Karr], que je vis passer de profil, et comme des ombres. Un grand nombre de voitures chargées de masques passaient et repassaient, car c’était une nuit de carnaval. J’en examinais curieusement les numéros, me livrant à un calcul mystérieux de nombres. Enfin sur au dessus de la rue Hauteville, je vis se lever une étoile rouge entourée d’un cercle bleuâtre. — Je crus reconnaître l’étoile lointaine de Saturne et me levant avec effort, je me dirigeai de ce côté.

J’entonnai dès lors je ne sais quel hymne mystérieux qui me remplissait d’une joie ineffable. En même temps je quittais mes habits terrestres et je les dispersais autour de moi. Arrivé au milieu de la rue, je me vis entouré d’une patrouille de soldats. Je me sentais doué d’une force surhumaine et il semblait que je n’eusse qu’à étendre les mains pour renverser à terre les pauvres soldats comme on couche les crins d’une toison. Je ne voulus pas deployer cette force magnétique et je me laissai conduire sans résistance au poste de la place Cadet.

On me coucha sur un lit de camp pendant que mes vêtements séchaient sur le poële. J’eus alors une vision. Le ciel s’ouvrit devant mes yeux comme une gloire et les divinités antiques m’apparurent. Au-delà de leur ciel éblouissant je vis resplendir les sept cieux de Brahma. Le matin mit fin à ce rêve.

De nouveaux soldats remplacèrent ceux qui m’avaient recueillis. Ils me mirent au violon avec un singulier individu arrêté la même nuit et qui paraissait ignorer même son nom.

 

[Lucien-Graux NAF 14481 fol. 4] Des amis vinrent me chercher et l’état de vision continua toujours. La seule différence de la veille au sommeil était que dans la première tout se transfigurait à mes yeux : chaque personne qui m’approchait semblait changée, les objets matériels avaient eux-mêmes comme une pénombre qui en changeait modifiait la forme, et les jeux de la lumière, les combinaisons des couleurs se décomposaient de manière à m’entretenir dans une succession série constante d’impressions qui se liaient entre elles et dont le rêve, plus dégagé des élémens extérieurs continuait la probabilité.

C’est ainsi que dans un court intervalle de ce double rêve, je me trouvai couché dans une chambre assez gaie dans la maison. La nature prenait des aspects nouveaux et ainsi paraissait

Comment peindre cet état

Je me crus d’abord transporté dans une vaste maison située sur les bords du Rhin, les rayons du soleil couchant découpaient autour de la fenêtre les feuilles transparentes d’une vigne gaie. Lorsque j’étais encore couché sur le lit de camp, ma pensée se partageait encore entre la vision et le sentiment des choses réelles. On avait arrêté dans cette même nuit un jeune homme dont les paroles confuses m’arrivaient à travers une porte et que je vis passer vaguement

Je me crus d’abord transporté dans une maison située sur les bords du Rhin. Un rayon de soleil traversait gaîment des contrevents verts où se dé que festonnait la vigne. — On me dit : Vous avez été transporté chez vos parents. Ne tardez pas à vous lever car ils vous attendent. N’y avais-je pas Il y avait une horloge rustique accrochée au mur et sur cette horloge un oiseau qui se mit à parler.

 

[Fragment, coll. particulière ; en haut à gauche la mention : à ajouter] La voiture se remit en marche et nous nous trouvâmes à Picpus chez Made de Sainte Colombe. Là je fus remis aux soins d’un jeune médecin nommé Creuze. C’était à une maison de santé que l’on m’avait conduit. Pendant trois jours je dormis d’un sommeil profond rarement interrompu par les rêves. Une femme vêtue de noir apparaissait devant mon lit et il me semblait qu’elle avait les yeux caves. Seulement au fond de ces orbites vides il me sembla voir sourdre des larmes brillantes comme des diamans. Cette femme était pour moi le spectre de ma mère, morte en Silésie. — Un jour on me transporta au bain. L’écume blanche qui surnageait me paraissait former des figures de blazon et j’y distinguais toujours trois enfans percés d’un pal, lesquels bientôt se transformèrent en trois merlettes. C’étaient probablement les armes de Lorraine.

Je crus comprendre que j’étais l’un des trois enfans de mon nom, traités ainsi par les Tartares lors de la prise de nos chateaux. C’était au bord de la Dwina glacée — Mon esprit se transporta bientôt sur un autre point de l’Europe, aux bords de la Dordogne, où trois chateaux pareils avaient été rebatis. Leur ange tutélaire était toujours la dame noire, qui dès lors avait repris sa carnation blanche, ses yeux étincelants et était vêtue d’une robe d’hermine tandis qu’une palatine de cigne couvrait ses blanches épaules… [en marge : La Brownia] Selon ces pensées, je

Dans la journée, Théophile *** et Alphonse Karr vinrent me rendre visite. Il me semblait que leur peau

 

[Lucien-Graux NAF 14481 fol. 5] En ouvrant les yeux je me trouvai dans une chambre assez gaie. Une horloge était suspendue au mur et au dessus de cette horloge était une corneille, qui me sembla douée des secrets de l’avenir.

En fermant les yeux je me vis transporté sur les bords du Rhin au château de Johannisberg. Je me dis : voici mon oncle Metternich Frédéric qui m’invite à sa table. Le soleil couchant inondait de ses rayons la splendide salle où il me reçut. Je me vis ensuite transporté à Vienne dans le palais de Schœnbrunn. Il me sembla, pendant la nuit, que je me trouvais précipité dans un abyme qui traversait la terre. En sortant de l’autre côté du monde j’abordai dans une île riante où un vieillard travaillait au pied d’une vigne. Il me dit : Tes frères t’attendent pour souper. Je sentis que je descendais vers le centre de la terre. Mon corps était emporté sans souffrance par un courant de vif argent fondu qui me transporta jusqu’au

 

[Lucien-Graux NAF 14481 fol. 6] cœur de la planète. Je vis alors distinctement les veines et les artères de métal fondu qui en animaient toutes les parties. Notre reunion occupait une vaste salle où était servi un festin splendide. Les patriarches de la Bible et les Reines de l’Orient occupaient les principales places. Salomon et la Reine de Saba présidaient l’assemblée, couverts des plus belles parures de l’Asie. Je me sentis plein d’une douce sympathie et d’un juste orgueil en reconnaissant les traits divins de ma famille. On m’apprit qu j’étais destiné à retourner sur la terre et je les embrassai tous en pleurant.

A mon réveil je fus enchanté d’entendre répéter de vieux airs du village où j’avais été élevé. Le jeune garçon qui me veillait les chantait d’une voix touchante et l’aspect seul des grilles put me convaincre que je n’étais pas au village dans la maison de mon vieil oncle, qui avait été si bon pour moi ! — O souvenirs cruels et doux, vous étiez pour moi le retour à une vie paisible et régénérée. L’amour renaissait dans mon âme et venait tout embellir autour de moi.

Plusieurs amis vinrent me voir dans la matinée ; je me promenai avec eux dans le jardin, en leur racontant mes épreuves. L’un d’eux me dit en pleurant : « N’est-ce pas que c’est vrai qu’il y a un Dieu ? » Je lui en donnai l’assurance et nous nous embrassames dans une douce effusion.

Tout me favorisait désormais ; je sortis dans la journée et j’allai revoir mon père. puis je me dirigeai vers le ministère de l’intérieur où j’avais plusieurs amis. J’entrai chez le directeur des Beaux-Arts et je m’y arrêtai longtemps à contempler une carte de France : « Où pensez-vous, me dit-il, que doive être la capitale ?... car Paris est situé trop au nord. »

Mon doigt s’arrêta sur Bourges. Il me dit : « Vous avez raison »

De cette époque date une série de jours plus calme. Après une légère rechute, j’avais été transporté dans la maison de santé de Montmartre

_______

item1a1
item2

Dans un autre fragment manuscrit d'Aurélia qu'il n'est pas possible de dater, mais qui est bien dans l'esprit de la lettre adressée à Auguste Cavé en mars 1841, Nerval décrit comme une reviviscence personnelle la vision tragique de la descendance de la reine de Saba jusqu'aux rois wisigoths et aux Niebelungen, suscitée par ses lectures historiques et archéologiques:.

 

Les fils d’Abraham et de Cethura qui remontent à Enoch par Héber et Joctan forment la race sainte des princes de Saba. Leur capitale est Axum en Abyssinie. Les fils de Mérovia se dirigent vers l’Asie, apparaissent à la guerre de Troie, puis vaincus par les dieux du Péloponnèse s’enfoncent dans les brumes des monts Cimmériens. C’est ainsi qu’en traversant la Cythie (sic) et la Germanie ils viennent au-delà du Rhin jeter les bases d’un puissant empire. Sous les noms de Scandinaves et de Normands ils étendent leurs conquêtes jusqu’à la lointaine Thulé, où gît le trésor des Niebelungen, gardé par les fils du Dragon. Deux chevaliers guidés par les sœurs Walkyries découvrent le trésor et le transportent en Bourgogne. Du sein de la paix naît le germe d’une lutte de plusieurs siècles car Brunhild et Criemhield ces deux sœurs fatales sacrifieront à leur orgueil les peuples puissants sur lesquels elles règnent. Siegfried est frappé traîtreusement à la chasse et reçoit le fer en la seule place de son corps que n’a pas teinté le sans du Dragon. Brunhild devient par vengeance l’épouse d’Attila, le farouche roi des Huns. – Cachez-moi cette scène sanglante où les Bourguignons et les Huns s’attaquent à coups d’épée à la suite d’un festin de réconciliation. Tout périt autour de la reine. Mais un page l’a vengée en se glissant derrière le meurtrier de son époux. – Ici la scène change et la framée de Charles Martel disperse à Poitiers les escadrons des Sarrazins. L’Empire de Charlemagne se lève à l’Occident et ses aigles victorieuses couvrent bientôt l’Allemagne et l’Italie. Malheur à toi, Didier roi des Lombards, qui du haut de ta tour signales l’approche du conquérant en criant : Que de fer ! grand Dieu que de fer ! La Table ronde s’est peuplée de nouveaux chevaliers et le cycle romanesque d’Artus vient se fondre harmonieusement dans le cycle de Charlemagne. – Ô toi la belle des belles, Reine Ginévra, que te servent les charmes et les paroles dorées de ton chevalier Lancelot. Tu dois abaisser ton orgueil aux pieds de Griseldis, la fille d’un humble charbonnier !

L’Occident armé tient un pacte avec l’Orient. Charlemagne et Haroun-al-Reschid se sont tendus la main au-dessus des têtes de leurs peuples interdits. – De nouveaux dieux surgissent des brumes colorées de l’Orient… Mélusine s’adresse à Merlin l’enchanteur et le retient dans un palais splendide que les Ondines ont bâti sur les bords du Rhin. Cependant les douze pairs qui ont marché à la conquête du Saint-Graal l’appellent à leur secours du fond des déserts de Syrie. Ce n’est qu’au son plaintif du cor de Roland que Merlin s’arrache aux enchantements de la Fée. Pendant ce temps Viviane tient Charlemagne captif aux bords du lac d’Aix-la-Chapelle. Le vieil empereur ne se réveillera plus. Captif comme Barberousse et Richard, il laissera se démembrer son vaste empire dont Lothaire dispute à ses frères le plus précieux lambeau.

_______