26 mars 1836 — De l’aristocratie en France, dans Le Carrousel, 1er article, non signé.

Le Carrousel de la cour, de la ville et des départemens fut fondé par Nerval et Anatole Bouchardy en mars 1836 à la suite de la faillite du Monde dramatique. La signature G. de Nerval apparaît pour la première fois sur l’exemplaire prospectus de la revue, remis au ministère. L’article De l’aristocratie en France fut repris le 6 septembre 1838 dans Le Messager, signé Gérard de N***.

Au moment de lancer ce nouveau journal, dont le titre s’adresse à une audience fort large, Nerval tente d’en définir la ligne éditoriale et se livre pour cela à une réflexion sur la situation politique et sociale de la France de Louis-Philippe. Loin désormais du militantisme de la boutique de scandale de Touquet, Nerval n’en reste pas moins nostalgique à l’égard des illusions perdues de 1830 : « Vous vous souvenez, n’est-ce pas, de ces grands projets que nous avions tous, il y a quelques années », et tente de se situer politiquement : comment renier le passé monarchique de la France, légitimiste plus sans doute qu’orléaniste, mais aussi comment nier l’évolution économique et culturelle propre à la bourgeoisie montante : « Mais laissera-t-on périr maintenant la sublime pensée du génie politique, qui tend à mettre en équilibre, sous la garde sacrée de la prévoyance royale, ces deux puissances jalouses : Noblesse et Bourgeoisie ? » La réflexion se poursuit dans le même journal en juin 1836.

Voir la notice IMPASSE DU DOYENNÉ, LE MONDE DRAMATIQUE

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DE L’ARISTOCRATIE EN FRANCE.

PREMIÈRE LETTRE À M***.

 

Vous m’embarrassez, mon ami, en me demandant ce que doit être l’écrit périodique pour lequel je réclame votre concours, attendu que c’est le titre surtout qu’il me coûte d’énoncer, et que je voudrais bien n’être pas obligé à commencer, comme on dit, par le commencement. En vérité, pour ce que j’ai à faire connaître au public, je me représente mon siècle sous une apparence propre à m’intimider. Je le vois là, ce grave siècle, ce siècle si préoccupé d’intérêts importans, ce siècle en habit noir et qui semble au tiers de sa vie porter le deuil encore de celui qui l’a précédé ; ce siècle, dis-je, où les jeunes gens sont des hommes déjà mûrs, où les vieillards sont des hommes encore mûrs ; ce siècle affairé qui n’a pas un moment à perdre, il s’arrête, il daigne écouter, il se dit déjà qu’on le fait attendre, et moi, frivole écrivain, mais non pas écrivain facile, je ne sais de quel ton je dois m’adresser à cet auditoire sévère.

Il s’agit d’écrire un recueil qui traiterait surtout des mœurs françaises dans les temps modernes : un journal, s’il se peut, piquant et varié, mais s’employant avec une ardeur presque scientifique à recueillir ce qui nous reste encore de cet esprit de luxe et d’élégante compagnie, de cette poésie splendide, de cet art de magnificence inutile, auxquels notre siècle morose a fait le procès si souvent avec son froid bon sens et sa triviale vertu. C’est sans doute une cause bien compromise, une défense bien hasardée ; et vous n’attendiez point de notre judiciaire un emploi moins frivole, n’est-ce pas ? Vous nous savez des gens à traiter sérieusement toute folle pensée, à soutenir gravement toute thèse inutile ; vous nous savez des poètes à prendre le théâtre pour la réalité, et la réalité pour la pièce qu’on joue : pour nous, en effet, la vraie passion des maisons et des rues, la vérité prosaïque, l’histoire qui se fait dans le moment qu’on la fait, et les opinions qui font ondoyer tous les fronts de la foule, comme le vent sur les blés, tout cela, c’est une comédie plus risible que joyeuse, un drame médiocre, plus bizarre que saisissant, où beaucoup savent mal leur rôle, où les figurans sont gauches et mal vêtus, où la moralité manque souvent, où l’amour manque surtout, où l’art se dissimule tout-à-fait au profit de je ne sais quelle attention vulgaire d’un auditoire à bon marché, qui siffle, gronde et mugit tour-à-tour, et dérange à tout propos l’action, du moment qu’il ne la saisit plus. Mais quel intérêt, au contraire, dans tout ce qui tient de l’invention, de l’art, ou des souvenirs vagues du passé ! Comme ces passions convenues nous attachent étroitement ! comme nous tremblons à ces péripéties que l’étude noue et dénoue ! comme nous philosophons à ces fatalités dont un poète est le Destin ! comme nous admirons naïvement ce peuple choisi, dont toute parole est douce et convenable, dont tout geste est harmonieux, et qui vit, aime et meurt si noblement, aux clartés d’un soleil magique !

Je ne sais si l’histoire nous trompe, et si nous n’ajoutons pas encore nos fantaisies au bout des imaginations de l’écrivain, mais il me semble qu’il y a eu des sociétés où la vie réelle s’arrangeait, en effet, comme une comédie charmante et de bon goût ; il n’y avait pas foule alors dans les salles de théâtre, et l’on ne courait pas s’y abreuver misérablement d’illusions amères. Ces époques avaient un présent tel, qu’elles s’inquiétaient peu du passé ; elles avaient une vie à elles, un amour à elles, un art pour elles ; art magnifique ou charmant, spirituel ou grandiose, qui donnait à tout, église ou palais, meuble ou maison, un caractère identique dans le fond et varié selon la forme ; elles n’étaient pas réduites, hélas ! à frotter la poussière des meubles enfouis et à réchampir la dorure des demeures de leurs aïeux ; elles allaient simplement, sans souci de l’avenir et du passé, qui sont à Dieu ; ayant ce qu’il faut de morale pour bien vivre, et de piété pour bien mourir ; ayant des sciences pour les rêveurs, des livres sérieux pour les mélancoliques, des histoires pour les enfans et les vieillards ; et ne songeant, du reste, qu’à jouir des saisons, et à dépenser gaîment leur cœur en amour, leur force en luttes glorieuses, et leur esprit en galantes inventions d’art et de poésie !

Vous vous souvenez, n’est-ce pas, de ces grands projets que nous avions tous, il y a quelques années, tous poètes et princes (comme a dit Voltaire), pour essayer de renouer les traditions de la belle société française : que de beau style et de beaux vers, oubliés ou désavoués aujourd’hui, que de petits romans et de petits journaux perdus à cette œuvre assidue par des écrivains studieux : l’éclat qui résultait de cette poésie n’était pas, après tout, sans influence politique ; tout ce monde magique évoqué à propos par l’esprit et par le génie, luttait si vivement dans les jeunes âmes contre cette autre poésie de souvenirs moins éloignés, dont la foule sans noms se nourrissait ardemment.

C’était d’abord le moyen-âge qu’on ressuscitait tout entier ; le moyen-âge des varlets, des ponts-levis et des tourelles, ce moyen-âge religieux et chevaleresque, que les deux siècles qui précèdent le nôtre, si pleins qu’ils soient de splendeurs aristocratiques, avait presque complètement ignoré. Aussi les grands parens, les vieux chevaliers de Coblentz s’étonnaient-ils de voir à leurs enfans des allures si féodales ; ils s’étonnaient que l’on rêvât une aristocratie sans poudre ni paniers, et que l’on attachât de plus nobles souvenirs à l’ogive qu’à l’œil-de-bœuf. Ils n’avaient cependant que patience à prendre, car chaque siècle de l’histoire était dans ce temps-là la mode d’une année. Le goût ne tarda pas à réagir contre les vieux donjons humides et les meubles sculptés en chêne, ces témoins sévères et sombres des mœurs faciles de nos jours. En vain la romance fit-elle soupirer ses beaux pages aux colliers d’or, en vain la ballade peupla-t-elle les solitudes de sylphes amoureux et de rondes magiques, la Renaissance vainquit le moyen-âge dans l’espace d’un été. La Renaissance ! à ce nom l’on sentait déjà cet air frais et vivifiant qui vous saisit dans l’histoire après la fin du vieux Louis XI : quand la jeune chevalerie de Charles VIII et de Louis XII descend vers l’Italie, et va s’ébattre à grand bruit de cors et d’armures dans les campagnes vertes du Piémont. L’azur du ciel est moins pur que celui des écharpes et des pennons de France, et partout dans l’herbe des prés, partout sous les pieds des chevaux, fleurit la fleur royale, et partout luit en lettres d’or la triomphante devise : Lilia florent !... Et bientôt de cette Italie aux villes de marbre, aux carrousels étincelans, de cette Italie qui les rejette, ils ramènent en triomphe tout un art jeune et charmant, un art émancipé de l’Eglise, mais que l’Eglise a béni ; doux panthéisme catholique, substituant aux lignes roides, aux formes maigres et drapées du mysticisme monacal, une nature heureuse et suave, amoureuse et fleurie, qui rend témoignage à la fois de l’indépendance de l’art, et de l’inspiration divine, qui l’a fait si chaste et si pur.

Vous savez, mon ami, jusqu’où l’on porta la tendance de rajeunir pour notre temps l’éclat de cette époque illustre. Vous avez assisté peut-être à cette fête des Tuileries où toute la cour réunie des Stuarts et des Médicis sembla se réveiller, par un enchantement, d’un sommeil de trois siècles : — lourd sommeil, où la plupart d’entre eux étaient descendus par des catastrophes tragiques....

De sorte qu’il arriva que cette fête fit rêver moins à tant de splendeur, qu’à tant d’infortunes royales.

Tristes et opiniâtres préoccupations de nos sociétés modernes, où la paix et le bon accord n’ont jamais de longues durées ; l’art et la poésie s’épuisaient en vain à couvrir de ces apparences pompeuses l’inquiète aristocratie de la Restauration. C’était une mauvaise écolière à la littérature que cette caste fière, si long-temps humiliée dans le malheur et dans l’exil, et naturellement si rancuneuse, pour tout le sang et pour tout l’or qu’elle avait répandus en France, et dont la terre et le peuple de France s’étaient abreuvés sans retour ! Triste écolière, dis-je, et pourtant avide de science, à qui nous apprenions souvent les noms et la gloire historique de ses aïeux et les mœurs et l’esprit de ses aïeux, dont la tradition s’était perdue dans la ruine et l’incendie. A peine comprenait-elle, hélas ! que les arts et l’intelligence avaient droit de cité dans son faubourg et ses châteaux ; à peine osait-elle s’assurer en ces alliés, issus, pour la plupart, de la foule ennemie, et qui mettaient à leur service de sévères conditions.

Ah ! n’apprendra-t-elle jamais, cette fille altière du passé, qu’elle a dans le pays de France et parmi ce peuple qui la repousse, deux sœurs bonnes et secourables, et d’un sang aussi pur que le sien, deux sœurs couronnées et bénies : la noblesse d’intelligence et la noblesse de courage : races impérissables, royales et directes lignées des grands esprits et des grands cœurs ; obscures et délaissées dès leur naissance, comme Perdita, mais qui se font toujours plus tard reconnaître à quelque marque illustre !

Et combien elle a été punie et trop punie ! d’avoir traité ses sœurs en servantes mal apprises se rendant tard à leur devoir : rappelez-vous cette fatale année où le front de bataille changea tout-à-coup, où l’intelligence humiliée fit appel à la bourgeoisie, en caressant pour elle une image flatteuse des républiques du Nouveau Monde ; où l’illustration guerrière se replia sur le peuple en murmurant le nom magique d’un passé déjà fabuleux. Lutte imprudente !... où l’on mit tout en question, tout en jeu : gloire, génie et fortune !

C’est un triste appel que celui qui se fait, au nombre d’une part, et de l’autre à la force ; au courage sans raisonnement, à la foule sans moralité ; ce sont les trompettes hideuses de Macbeth qui sonnent la charge à cette effrayante mêlée : fatale époque d’aveuglement, de doute et de haines mortelles, où la providence n’intervient plus par les éclairs du génie, mais par les forces déchaînées des élémens et des passions !... Où s’en vont les illusions chères des hauts esprits qui répondaient, cœur pour cœur, de ces races régénérées par le malheur, l’étude et l’expérience ? O studieux prophète du passé ! il est donc vrai que les institutions politiques n’ont plus racine dans le sol ! La famille humaine est errante à jamais sur le globe commun à tous !... Voici que les nations effrayées se sont construit à la hâte quelques vaisseaux fragiles, avec tous les débris épars et surnageans. Déjà bien des navires ont sombré, bien des barques ont disparu, pavoisées de couleurs éclatantes : qu’en reste-t-il, hélas !... les vaisseaux n’ont que des débris, et ne laissent pas de ruines ! Insensé, qui a mis l’espoir d’une pensée durable sur ces édifices sans fondemens ! Insensé, qui a combattu sur ce champ de bataille que le sang ne tache point, où toute chose brisée s’engloutit sans laisser de traces, et qui ne peut même promettre au mourant cette autre vie humaine de la tombe, où le souvenir vient pleurer.

Et pourtant le calme renaît ; est-ce encore une attente vaine ? Le flot murmurant se retire des hauteurs qu’il avait couvertes ; le symbole de l’alliance a resplendi dans les nuées ; et l’on voit déjà reparaître, au-dessus du niveau tranquille, la croix sainte de l’église et la flèche dorée du château royal.

Mais ne reverrons-nous plus d’autres monumens du vieux monde de nos aïeux ? La religion se retirera-t-elle à jamais au plus profond du sanctuaire ? La monarchie vivra-t-elle isolée et close aussi dans sa demeure, que le temps dégrade sans cesse et qu’on ne réparera plus ?

Rien n’a changé pourtant dans les principes, si tout a changé dans les faits ; une page de notre histoire s’est seulement renouvelée. Le droit ancien s’est retrempé dans sa source même ; et trois générations royales ont eu le sort de ces faibles rejetons du sang de Charlemagne, que l’étranger ramena deux fois, et que trois fois on exila pour venger l’insulte étrangère. Alors, comme aujourd’hui, un prince (l’aïeul de nos princes) se souvint que ce trône vide était aussi le trône de ses pères ; et la France accueillit avec bonheur cette famille illustre, race ancienne et jeune à la fois, qui portait le passé dans sa tête et l’avenir dans son cœur.

Mais laissera-t-on périr maintenant la sublime pensée du génie politique, qui tend à mettre en équilibre, sous la garde sacrée de la prévoyance royale, ces deux puissances jalouses : Noblesse et Bourgeoisie : — l’hérédité, qui conserve et défend fièrement la tradition nationale, avec la liberté, qui tente les choses futures, et qui trop souvent tente Dieu !

La France n’est point une terre sans souvenirs et sans tombeaux. Elle accepte l’Industrie, non pas en reine victorieuse, mais en fille bonne et fidèle, qui de jour en jour a grandi. L’Industrie a vaincu l’Amérique : qu’elle y triomphe ! Elle a conquis cette Colchide avec plus de succès que de gloire ; qu’elle arrache à ses flancs l’or qu’elle en attendait ! Que pour les habitans de ces pays, l’or soit le signe symbolique de la terre et des possessions, et qu’ils en fassent encore la représentation du génie et de la gloire, qui leur manquent... Qu’importe à nous, peuples d’Europe ! et qu’importe à nos familles chrétiennes, que dans leur nouvau monde, ils aient remplacé par un Mercure ailé le dieu Terme des héritages ?

Mais c’est à de plus sérieux écrivains qu’appartient la défense d’un principe si grand et si méconnu. Excusez-moi, mon ami, d’avoir haussé jusque-là le ton de mon épître familière : tant de portée n’appartient pas à de simples poètes, tant de passion à des feuilles légères, destinées à recueillir seulement quelques traces de cette haute société européenne, quelques parfums de cette fleur délicate de la civilisation, qui n’ose se fier qu’à peine à notre atmosphère orageuse, et tâche d’abriter dans l’ombre ses rejetons long-temps proscrits !

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