28 novembre 1827 — La Bibliographie de la France enregistre la publication de Faust, tragédie de Goethe, nouvelle traduction complète en prose et en vers, par Gérard, chez Dondey-Dupré.
******
SECONDE PARTIE
LES REMPARTS
(Dans un creux du mur, l’image de la Mater dolorosa : des pots de fleurs devant)
MARGUERITE met dans le pot des fleurs fraîches
LA NUIT
(Une rue devant la porte de Marguerite.)
VALENTIN, soldat, frère de Marguerite
Lorsque j’étais assis à un de ces repas où chacun aime à se vanter, et que mes compagnons célébraient hautement devant moi la fleur de leurs bien-aimées, en arrosant l’éloge d’un verre plein et les coudes sur la table… moi, j’étais assis tranquillement, écoutant toutes ces fanfaronnades, mais je frottais ma barbe en souriant et je prenais en main mon verre plein : « Chacun son goût, disais-je, mais en est-il une dans le pays qui égale ma chère petite Marguerite, qui soit digne de servir à boire à ma sœur ? » Tope ! tope ! cling ! clang ! résonnaient à l’entour. Les uns criaient : Il a raison ! elle est l’ornement de toute la contrée ! Alors les vanteurs restaient muets. Et maintenant !... c’est à s’arracher les cheveux ! à courir contre les murs ! - Le dernier coquin peut m’accabler de plaisanteries, de nazardes ; il faudra que je sois comme un coupable ; chaque parole dite au hasard me fera suer ! et dussé-je les hacher ensemble, je ne pourrais point les appeler menteurs.
Qui vient là ? qui se glisse là le long ? Je ne me trompe pas, ce sont eux. Si c’est lui, je le punirai comme il mérite, il ne vivra pas longtemps sous les cieux.
FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS
Faust
Par la fenêtre de la sacristie, on voit briller de l’intérieur la clarté de la lampe éternelle ; elle vacille et pâlit, de plus en plus faible, et les ténèbres la pressent de tous côtés ; c’est ainsi qu’il fait nuit dans mon cœur.
Méphistophélès
Et moi je me sens éveillé comme ce petit chat qui se glisse le long de l’échelle, et se frotte légèrement contre la muraille ; il me paraît fort honnête homme d’ailleurs, mais tant soit peu enclin au vol et à la luxure. La superbe nuit du sabbat agit déjà sur tous mes membres ; elle revient pour nous après demain, et l’on sait là pourquoi l’on veille.
Faust
Brillera-t-il bientôt dans le ciel, ce trésor que j’ai vu briller ici bas ?
Méphistophélès
Tu peux bientôt acquérir la joie d’enlever la petite cassette, je l’ai lorgnée dernièrement, et il y a dedans de beaux écus neufs.
Faust
Et quoi ! pas un joyau, pas une bague pour parer ma bien-aimée ?
Méphistophélès
J’ai bien vu par là quelque chose comme un collier de perles.
Faust
Fort bien ; je serais fâché d’aller vers elle sans présens.
Méphistophélès
Vous ne perdriez pas, ce me semble, à jouir encore d’un autre plaisir. Maintenant que le ciel brille tout plein d’étoiles, vous allez entendre un vrai chef-d’œuvre ; je lui chanterai une chanson morale, pour la séduire plus sûrement. (Il chante avec la guitare.)
Valentin s’avance
Qui leurres-tu là ? Par le feu ! maudit preneur de rats !... au diable d’abord l’instrument ! et au diable ensuite le chanteur !
Méphistophélès
La guitare est en deux ! elle ne vaut plus rien.
Valentin
Maintenant, c’est le coupe-gorge !
Méphistophélès, à Faust
Monsieur le docteur, ne faiblissez pas ! Alerte ! tenez-vous près de moi, que je vous conduise. Au vent votre flamberge ! Poussez maintenant, je pare.
Valentin
Pare donc !
Méphistophélès
Pourquoi pas ?
Valentin
Et celle-ci ?
Méphistophélès
Certainement.
Valentin
Je crois que le diable combat en personne ! Qu’est-cela ? déjà ma main se paralyse.
Méphistophélès, à Faust
Poussez.
Valentin tombe
O ciel !
Méphistophélès
Voilà mon lourdaud apprivoisé. maintenant, au large ! il faut nous éclipser lestement, car j’entends déjà qu’on crie au meurtre ! Je m’arrange aisément avec la police ; mais, quant à la justice criminelle, je ne suis pas bien dans ses papiers.
Marthe, à la fenêtre
Au secours ! au secours !
Marguerite, à sa fenêtre
Ici, une lumière !
Marthe, plus haut
On se dispute, on appelle, on crie et l’on se bat.
Le Peuple
En voilà déjà un de mort.
Marthe, entrant
Les meurtriers se sont-ils enfuis ?
Marguerite, entrant
Qui est tombé là ?
Le Peuple
Le fils de ta mère.
Marguerite
Dieu tout puissant ! quel malheur !
Valentin
Je meurs ! c’est bientôt dit, et plus tôt fait ecore. Femmes, pourquoi restez-vous à hurler et à crier ? venez ici, et écoutez moi ! (Tous l’entourent.) Vois-tu, ma petite Marguerite ? tu es bien jeune, mais tu n’as point encore l’habitude, et tu conduis mal tes affaires : je te le dis en confidence : tu es déjà une catin, sois-le donc convenablement.
Marguerite
Mon frère ! Dieu ! que me dis-tu là ?
Valentin
Ne plaisante pas avec Dieu notre Seigneur. Ce qui est fait est fait, et ce qui en doit résulter résultera. Tu as commencé par te livrer en cachette à un homme, il va bientôt en venir d’autres, et, quand tu seras à une douzaine, tu seras à toute la ville. Lorsque la honte naquit, on l’apporta secrètement dans ce monde, et l’on emmaillota sa tête et ses oreilles dans le voile épais de la nuit ; on l’eût volontiers étouffée, mais elle crût et se fit grande, et puis se montra nue au grand jour, sans pourtant en être plus belle ; cependant, plus son visage était affreux, plus elle cherchait la lumière.
Je vois vraiment déjà le tems où tous les braves gens de la ville s’écarteront de toi, prostituée, comme d’un cadavre infect. Le cœur te saignera, s’ils te regardent seulement entre les deux yeux. Tu ne porteras plus de chaîne d’or, tu ne paraîtras plus à l’église ni à l’autel ! tu ne te pavaneras plus à la danse en belle fraise brodée ; c’est dans de sales infirmeries, parmi les mendiants et les estropiés, que tu iras t’étendre… et, quand Dieu te pardonnerait, tu n’en serais pas moins maudite sur la terre !
Marthe
Recommandez votre âme à la grâce de Dieu ! Voulez-vous entasser sur vous des péchés nouveaux ?
Valentin
Si je pouvais tomber seulement sur ta carcasse, abominable entremetteuse, j’espérerais trouver de quoi racheter de reste tous mes péchés !
Marguerite
Mon frère ! O peine d’enfer !
Valentin
Je te le dis, laisse-là tes larmes ! quand tu t’es séparée de l’honneur, tu m’as porté au cœur le coup le plus terrible. Maintenant le sommeil de la mort va me conduire à Dieu, comme un soldat et comme un brave. (Il meurt.)
L’ÉGLISE
(Messe, Orgue et Chant)
MARGUERITE parmi la foule, LE MAUVAIS ESPRIT derrière elle
Le Mauvais Esprit
Comme tu étais toute autre, Marguerite, lorsque, pleine d’innocence, tu montais à cet autel, en murmurant des prières dans ce petit livre usé, le cœur occupé, moitié des jeux de l’enfance, et moitié de l’amour de Dieu ! Marguerite, où est ta tête ? que de péchés dans ton cœur ! Pries-tu pour l’ame de ta mère, que tu fis descendre au tombeau par de longs, de bien longs chagrins ? À qui le sang répandu sur le seuil de ta porte ? - Et dans ton sein, ne s’agite-t-il pas, pour ton tourment et pour le sien, quelque chose dont l’arrivée sera d’un funeste présage ?
Marguerite
Hélas ! hélas ! puissé-je échapper aux pensés qui s’élèvent contre moi !
Le Choeur
(L’orgue joue.)
Le Mauvais Esprit
Le courroux céleste t’accable ! la trompette sonne ! les tombeaux tremblent, et ton cœur, ranimé du trépas pour les flammes éternelles, tressaille encore.
Marguerite
Si j’étais loin d’ici ! Il me semble que cet orgue m’étouffe, ces chants déchirent profondément mon cœur.
Choeur
Marguerite
Dans quelle angoisse je suis ! Ces piliers me pressent, cette voûte m’écrase. - De l’air !
Le Mauvais Esprit
Cache-toi ! Le crime et la honte ne peuvent se cacher ! De l’air !... de la lumière !... Malheur à toi !
Choeur
Le Mauvais Esprit
Les élus détournent leur visage de toi : les justes craindraient de te tendre la main. Malheur !
Choeur
Marguerite
Voisine, votre flacon ! (Elle tombe en défaillance.)
(1) Du seigneur la juste colère réduira le siècle en poussière.
(2) Et quand le juge s’assiéra, tout ce qu’on cache apparaîtra, et tout crime se vengera.
(3) Que dirai-je au maître suprême ? Qui me prêtera son appui, lorsque le juste même devra trembler pour lui ?
(4) Que dirai-je au maître suprême ?
NUIT DU SABBAT
(Montagne de Harz, Vallée de Shirk, et désert)
Méphistophélès
N’aurais-tu pas besoin d’un manche à balai ? Quant à moi, je voudrais bien avoir le bouc le plus solide… dans ce chemin, nous sommes encore loin du but.
Faust
Tant que je me sentirai ferme sur mes jambes, ce bâton noueux me suffira. À quoi servirait-il de raccourcir le chemin ? car se glisser dans le labyrinthe des vallées, ensuite gravir ce rocher du haut duquel une source se précipite en bouillonnant, c’est le seul plaisir qui puisse assaisonner une pareille route. Le printems agit déjà sur les bouleaux, et les pins mêmes commencent à sentir son influence : ne doit-il pas agir aussi sur nos membres ?
Méphistophélès
Je n’en sens vraiment rien, j’ai l’hiver dans le corps ; je désirerais sur mon chemin de la neige et de la gelée. Comme le disque épais de la lune rouge élève tristement son éclat tardif ! Il éclaire si mal, qu’on donne à chaque pas contre un arbre ou contre un rocher. Permets que j’appelle un feu follet : j’en vois un là-bas qui brûle assez drôlement. Holà ! l’ami ! oserais-je t’appeler vers nous ? Pourquoi flamber ainsi inutilement ? aie donc la complaisance de nous éclairer jusque là-haut.
Le Follet
J’espère pouvoir, par honnêteté, parvenir à contraindre mon naturel léger, car notre course va habituellement en zigzag.
Méphistophélès
Hé ! hé ! il veut, je pense, singer les hommes. Qu’il marche donc droit au nom du diable, ou bien je souffle son étincelle de vie.
Le Follet
Je m’aperçois bien de vous êtes le maître d’ici, et je m’accommoderai à vous volontiers. Mais pensez donc ! la montagne est bien enchantée aujourd’hui, et si un feu follet doit vous montrer le chemin, vous ne pourrez le suivre bien exactement.
FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS, LE FOLLET
Choeur alternatif
Méphistophélès
Tiens-toi ferme à ma queue ! voici un sommet intermédiaire, d’où l’on voit avec étonnement comme Mammon resplendit dans la montagne.
Faust
Que cet éclat d’un triste crépuscule brille singulièrement dans la vallée ! Il pénètre jusqu’aux profondeurs de l’abîme. Là monte une vapeur, là un nuage déchiré ; là brille une flamme dans l’ombre du brouillard ; tantôt serpentant comme un sentier étroit, tantôt bouillonnant comme une source. Ici, elle ruisselle bien loin par cent jets différents, au travers de la plaine ; puis se réunit en un seul entre des rocs serrés. Près de nous jaillissent des étincelles qui répandent partout une poussière d’or. Mais regarde : dans toute sa hauteur, le mur de rochers s’enflamme.
Méphistophélès
Le seigneur Mammon n’illumine-t-il pas son palais comme il faut pour cette fête ? C’est un bonheur pour toi de voir cela ! Je devine déjà l’arrivée des bruyans convives.
Faust
Comme le vent s’agite dans l’air ! De quels coups il frappe mes épaules.
Méphistophélès
Il faut t’accrocher aux vieux pics, ou il te précipiterait au fond de l’abîme. Un nuage obscurcit la nui. Ecoute comme les bois crient. Les hiboux fuient épouvantés. Entends-tu éclater les colonnes de ces palais de verdure ? Entends-tu les branches trembler et se briser ? Quel puissant mouvement dans les tiges ! Parmi les racines, quel murmure et quel ébranlement ! Dans leur chute épouvantable et confuse, ils craquent les uns sur les autres, et parmi les cavernes éboulées sifflent et hurlent les tourbillons. Entends-tu ces voix Dans les hauteurs, dans le lointain ou tout près ?... Eh oui, la montagne retentit dans toute sa longueur d’un furieux chant magique.
Sorcières, en choeur
Une Voix
Choeur
Une Voix
Par quelle route prends-tu, toi ?
Une Autre
Par celle d’Ilsenstein, où j’aperçois une chouette dans son nid, qui me fait des yeux…
Une Voix
Oh ! viens donc en enfer ; pouquoi cours-tu si vite ?
Une Autre Voix
Elle m’a mordu : vois quelle blessure !
Sorcières, Choeur
Sorciers, Demi-choeur
Autre Demi-choeur
Voix, d’en haut
Avancez, avancez, sortez de cette mer de rochers.
Voix, d’en bas
Nous gagnerions volontiers le haut. Nous barbottons toutes sans cesse, mais notre peine est éternellement infructueuse.
Les Deux Chœurs
Voix, d’en bas
Halte ! halte !
Voix, d’en haut
Qui appelle dans ces fentes de rochers ?
Voix, d’en bas
Prenez-moi avec vous ; prenez-moi ! Je monte depuis trois cents ans, et ne puis atteindre le sommet ; je voudrais bien me trouver avec mes semblables.
Les Deux Chœurs
Demi-Sorcière, en bas
Choeur de Sorcières
Les Deux Chœurs
(Ils s’arrêtent.)
Méphistophélès
Cela se serre, cela pousse, cela saute, cela glapit, cela siffle et se remue, cela marche et babille, cela reluit, étincelle, pue et brûle ! C’est un véritable élément de sorcières… Allons, ferme, à moi ! ou nous serons bientôt séparés. Où es-tu ?
Faust, dans l’éloignement
Ici !
Méphistophélès
Quoi ! déjà emporté là-bas ? Il faut que j’use de mon droit de maître du logis. Place ! c’est M. Volant qui vient. Place, bon peuple, place ! Ici, docteur, saisis-moi ! Et maintenant, fendons la presse en un tas ; c’est trop extravagant, même pour mes pareils. Là-bas brille quelque chose d’un éclat singulier. Cela m’attire du côté de ce buisson. Viens ! viens ! nous nous glisserons par là.
Faust
Esprit de contradiction ! Allons, tu peux me conduire. Je pense que c’est bien sagement fait ; nous montons au Brocken dans la nuit du sabbat et c’est pour nous isoler ici à plaisir.
Méphistophélès
Tien, regarde quelles flammes bigarrées ! c’est un club joyeux assemblé. On n’est pas seul avec ces petits êtres.
Faust
Je voudrais bien pourtant être là-haut ! Déjà je vois la flamme et la fumée en tourbillons ; là, la multitude roule vers l’esprit du mal. Il doit s’y dénouer mainte énigme.
Méphistophélès
Mainte énigme s’y noue aussi. Laisse le grand monde bourdonner encore : nous nous reposerons ici en silence. Il est reçu depuis long-tems que dans le grand monde on fait des petits mondes… Je vois là de jeunes sorcières toutes nues, et des vieilles qui se voilent prudemment. Soyez aimables, pour l’amour de moi : c’est une peine légère, et cela aide au badinage. J’entends quelques instruments ; le maudit charivari ! il faut s’y habituer. Viens donc, viens donc, il n’en peut être autrement ; je marche devant et t’introduis ; c’est encore un nouveau service que je te rends ; qu’en dis-tu, mon cher ? Ce n’est pas une petite place ; regarde seulement là : tu en vois à peine la fin. Une centaine de feux brûlent dans le cercle ; on danse, on babille, on cuit, on boit et on aime ; dis-moi maintenant où il y a quelque chose de mieux.
Faust
Veux-tu, pour nous introduire ici, te produire comme magicien ou comme diable ?
Méphistophélès
Je suis, il est vrai, fort habitué à aller incognito ; un jour de gala cependant on fait voir ses cordons. Une jarretière ne me distingue pas, mais le pied de cheval est ici fort honoré. Vois-tu là cet escargot ? Il arrive en rampant, tout en tâtant avec ses cornes, il aura déjà reconnu quelque chose en moi. Si je veux, aussi bien, je ne me déguiserai pas ici. Viens donc, nous allons de feux en feux : je suis le demandeur, et tu es le galant. (À quelques personnes assises autour des charbons à demi consumés.) Mes vieux messieurs, que faites-vous dans ce coin-ci ? Je vous louerais, si je vous trouvais gentiment placés dans le milieu, au sein du tumulte et d’une jeunesse bruyante. On est toujours assez isolé chez soi.
Général
Ministre
Parvenu
Auteur
Méphistophélès, paraissant soudain très vieux
La Sorcière revendeuse
Messieurs, n’allez pas si vite ! Ne laissez point échapper l’occasion ! Regardez attentivement mes denrées ; il y en a là de bien des sortes. Et cependant, rien dans mon magasin qui ait son égal sur la terre, rien qui n’ait causé une fois un grand dommage au hommes et au monde. Ici, pas un poignard d’où le sang n’ait coulé ; pas une coupe qui n’ait versé dans un corps entièrement sain un poison actif et dévorant ; pas une parure qui n’ait séduit une femme vertueuse ; pas une épée qui n’ait rompu une alliance, ou frappé quelque ennemi par derrière.
Méphistophélès
Ma mie, vous comprenez mal les temps ; ce qui est fait est fait. Fournissez vous de nouveautés, il n’y a plus que les nouveautés qui nous attirent.
Faust
Que je n’aille pas m’oublier moi-même… J’appellerais cela une foire.
Méphistophélès
Tout ce tourbillon s’élance là-haut, tu crois pousser, tu es poussé.
Faust
Qui est celle-là ?
Méphistophélès
Considère-la bien, c’est Lilith.
Faust
Qui ?
Méphistophélès
La première femme d’Adam. Tiens-toi en garde contre ses beaux cheveux, parure dont elle seule brille : quand elle peut atteindre un jeune homme, elle ne le laisse pas échapper de si tôt.
Faust
En voilà deux assises, une vieille et une jeune : elles ont déjà sauté comme il faut.
Méphistophélès
Aujourd’hui cela ne se donne aucun repos. On passe à une danse nouvelle ; viens maintenant, nous les prendrons.
Faust, dansant avec la jeune
La Belle
Méphistophélès avec la vieille
La Vieille
Proctophantasmist
Maudites gens ! Qu’est-ce qui se passe entre vous ? Ne vous a-t-on pas instruit dès longtemps ? Jamais un esprit ne se tient sur ses pieds ordinaires. Vous dansez maintenant comme nous autres hommes.
La Belle, dansant
Qu’est-ce qu’il veut dans notre bal, celui-ci ?
Faust, dansant
Eh ! il est le même en tout. Il faut qu’il juge ce que les autres dansent. S’il ne pouvait point dire son avis sur un pas, le pas serait comme non-avenu. Ce qui le pique le plus, c’est de nous voir avancer. Si vous vouliez tourner en cercle, comme il fait dans son vieux moulin, à chaque tour, il trouverait tout bon, surtout si vous aviez bien soin de le saluer.
Proctophantasmist
Vous êtes donc toujours là ! Non, c’est inoui. Disparaissez donc ! Nous avons déjà tout éclairci ; la canaille des diables ne connaît aucun frein ; nous sommes bien prudens, et cependant le creuset est toujours aussi plein. Que de temps n’ai-je pas employé dans cette idée ; et rien ne s’épure. C’est pourtant inoui.
La Belle
Alors, cesse donc de nous ennuyer ici.
Proctophantasmist
Je le dis à votre nez, Esprits : je ne puis souffrir le despotisme d’esprit ; et mon esprit ne peut l’exercer (On danse toujours.) Aujourd’hui, je le vois, rien ne peut me réussir. Cependant je fais toujours un voyage, et l’espère encore à mon dernier pas mettre en déroute les diables et les poètes.
Méphistophélès
Il va de suite se placer dans une mare ; c’est la manière dont il se soulage, et quand une sangsue s’est bien délectée après son derrière, il se trouve guéri des Esprits et de l’esprit. (À Faust, qui a quitté la danse.) Pourquoi donc as-tu laissé partir la jeune fille, qui chantait si agréablement à la danse ?
Faust
Ah ! au milieu de ses chants, une souris rouge s’est élancée de sa bouche.
Méphistophélès
C’était bien naturel ! Il ne faut pas faire attention à ça. Il suffit que la souris ne soit pas grise. Qui peut y attacher de l’importance à l’heure du berger ?
Faust
Que vois-je là ?
Méphistophélès
Quoi ?
Faust
Méphisto, vois-tu une fille pâle et belle qui demeure seule dans l’éloignement ? Elle se retire languissamment de ce lieu et semble marcher les fers aux pieds. Je crois m’apercevoir qu’elle ressemble à la bonne Marguerite.
Méphistophélès
Laisse cela ! personne ne s’en trouve bien. C’est une figure magique, sans vie, une idole. Il n’est pas bon de la rencontrer ; son regard fixe engourdit le sang de l’homme et le change presque en pierre. As-tu déjà entendu parler de la Méduse ?
Faust
Ce sont vraiment les yeux d’un mort, qu’une main chérie na point fermés. C’est bien là le sein que Marguerite m’abandonna, c’est bien le corps si doux que je possédai !
Méphistophélès
C’est de la magie, pauvre fou, car chacun croit y rencontrer celle qu’il aime.
Faust
Quelles délices !... et quelles souffrances ! Je ne puis m’arracher à ce regard. Qu’il est singulier, cet unique ruban rouge qui semble parer ce beau cou… pas plus large que le dos d’un couteau !
Méphistophélès
Fort bien ! Je le vois aussi ; elle peut bien porter sa tête sous son bras ; car Persée la lui a coupée. – Toujours cette chimère dans l’esprit ! Viens donc sur cette colline ; elle est aussi gaie que le Prater. Eh ! je ne me trompe pas, c’est un théâtre que je vois. Qu’est-ce qu’on y donne donc ?
Un Servant
On va recommencer une nouvelle pièce ; la dernière des sept. C’est l’usage ici d’en donner autant. C’est un dilettante qui l’a écrite, et ce sont des dilettanti qui la jouent. Pardonnez-moi, messieurs, si je disparais, mais j’aime à lever le rideau.
Méphistophélès
Si je vous rencontre sur le Blocksberg, je le trouve tout simple. Car c’est à vous qu’il appartient d’y être.
WALPURGISNACTSTRAUM
(Songe d’une nuit de Sabbat)
ou
NOCES D’OR
D’OBÉRON ET DE TITANIA
Intermède
La scène qui va suivre, où Goëthe attaque la foule d’auteurs de son tems, est presque incompréhensible, même pour les Allemands, dans certains passages ; cela en rendait la traduction exacte très-difficile, aussi ne me flatté-je pas d’être parvenu à la rendre claire et élégante autant que précise, mais j’ai tâché d’en éclaircir une partie en me servant des notes de l’édition Sautelet.
Directeur du théâtre
Héraut
Obéron
Puck (3)
Ariel (4)
Obéron
Titania
Orchestre, Tutti, fortissimo
Solo
Esprit, qui vient de se former
Un Petit Couple
Un Voyageur Curieux
Orthodoxe
Artiste du nord
Puriste
Jeune Sorcière
Matrone
Maître de chapelle
Girouette, tournée d’un côté
Girouette, tournée d’un autre côté
Xénies (7)
Hennings (8)
Musagète (9)
Ci-devant Génie du temps (10)
Voyageur curieux
Grue
Mondain
Danseur
Idéaliste
Réaliste
Supernaturaliste
Sceptique
Maître de chapelle
Les Souples
Les Embarrassés
Follets
Étoile, tombée
Les Massifs
Puck
Ariel
L’Orchestre, pianissimo
(1) Chef de troupe au théâtre de Weimar
(2) Allusion aux querelles d’Obéron et de Titania, dans le Songe d’une nuit d’été, de Shakespear. Goëthe semble avoir en vue cette pièce dans le titre et quelques détails de son intermède.
(3) Personnage fantastique de Shakespear. Esprit à la suite d’Obéron, exécutant ses volontés, et le divertissant par ses bouffonneries.
(4) Petit génie aérien, aux ordres du magicien, dans la Tempête.
(5) Peut-être le Petit Couple s’adresse-t-il à Wieland. Au moins, ce qu’il dit paraît convenir marveilleusement à l’Obéron de ce poète, imitateur un peu lourd du divin Arioste.
(6) Schiller ayant composé une Ode fort belle, où il regrettait, en poète, la riante mythologie des Grecs, il y eut, à ce propos, grande rumeur parmi les théologiens allemands ; car, prenant l’Ode au sérieux, ils se fâchèrent tout de bon et crièrent à l’impiété. C’est à ce petit poème, intitulé les Dieux de la Grèce, que Goëthe fait allusion.
(7) Recueil d’épigrammes, recueillies par Goëthe et Schiller, où tout ce qu’il y avait en Allemagne d’écrivains, hors eux, fut passé en revue et moqué. La scène est en enfer, comme ici.
(8) Une des victimes immolées dans les Xénies.
(9) Rédacteur d’un journal littéraire qui avait pour titre : les Muses.
(10) Autre journal rédigé par Hennings. Goëthe y était fort mal traité.
(11) Ceci porte sur Nicolaï, qui publia un Voyage en Europe, où il recherchait curieusement, et dénonçait à l’opinion les hommes par lui soupçonnés d’appartenir au corps des jésuites.
JOUR SOMBRE
(Au champ)
FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS
Faust
Dans le malheur !... le désespoir ! Longtemps misérablement égarée sur la terre, et maintenant captive ! Jetée, comme une criminelle, dans un cachot, la douce et malheureuse créature se voit réservée à d’insupportables tortures ! Jusque-là, jusque-là ! — Imposteur, indigne esprit !... et tu me le cachais ! Reste maintenant, reste ! roule avec furie tes yeux diaboliques dans ta tête infâme ! — Reste ! et brave-moi par ton insoutenable présence !... Captive ! accablée d’un malheur irréparable ! abandonnée aux mauvais esprits et à l’inflexible justice des hommes !... Et tu m’entraînes pendant ce temps à de dégoûtantes fêtes, tu me caches sa misère toujours croissante, et tu l’abandonnes sans secours au trépas qui va l’atteindre.
Méphistophélès
Elle n’est pas la première.
Faust
Chien ! exécrable monstre ! - Change-le, esprit infini ! qu’il reprenne sa première forme de chien, sous laquelle il se plaisait souvent à marcher la nuit devant moi, pour se rouler devant les pieds du voyageur tranquille, et se jeter sur ses épaules après l’avoir renversé ! Rends-lui la figure qu’il aime ; que dans le sable, il rampe devant moi sur le ventre, et que je le foule aux pieds, le maudit ! — Ce n’est pas la première ! — Horreur ! horreur, qu’aucune ame humaine ne peut comprendre ! plus qu’une créature plongée dans l’abîme d’une telle infortune ! Et la première, dans les tortures de la mort, n’a pas suffi pour racheter les péchés des autres, aux yeux de l’éternelle miséricorde ! La souffrance de cette seule créature dessèche la moelle de mes os, et dévore tout ce que j’ai de vie ; et toi, tu souris tranquillement à la pensée qu’elle partage le sort d’un millier d’autres.
Méphistophélès
Nous sommes encore aux premières limites de notre esprit, que celui de vous autres hommes est déjà dépassé. Pourquoi marcher dans notre compagnie, si tu ne peux en supporter les conséquences ? Tu veux voler, et n’es pas assuré contre le vertige ! Est-ce nous qui t’avons invoqué, ou si c’est le contraire ?
Faust
Ne grince pas si près de moi tes dents avides. Tu me dégoûtes ! — Sublime Esprit, toi qui m’as jugé digne de te contempler, pourquoi m’avoir accouplé à ce compagnon d’opprobre, qui se nourrit de carnage et se délecte de destruction ?
Méphistophélès
Est-ce fini ?
Faust
Sauve-la !... ou malheur à toi ! La plus horrible malédiction sur toi, pour des milliers d’années.
Méphistophélès
Je ne puis détacher les chaînes de la vengeance, je ne puis ouvrir les verroux. — Sauve-la ! - Qui donc l’a entraînée à sa perte ?... Moi ou toi ? (Faust lance autour de lui des regards sauvages.) Cherches-tu le tonnerre ? Il est heureux qu’il ne soit pas confié à de chétifs mortels. Écraser l’innocent qui résiste, c’est un moyen que les tyrans emploient pour se faire jour en mainte circonstance.
Faust
Conduis-moi où elle est ! il faut qu’elle soit libre !
Méphistophélès
Et le péril auquel tu t’exposes ! Sache que le sang répandu de ta main fume encore dans cette ville. Sur la demeure de la victime planent des esprits vengeurs, qui guettent le retour du meurtrier.
Faust
L’apprendre encore de toi ! Ruine, mort de tout un monde sur toi, monstre ! Conduis-moi, te dis-je, et délivre-la.
Méphistophélès
Je t’y conduis ; quant à ce que je puis faire, écoute ! Ai-je tout pouvoir sur la terre et dans le ciel ? Je brouillerai l’esprit du geolier, et je te mettrai en possession de la clef, il n’y a plus ensuite qu’une main humaine qui puisse la délivrer. Je veillerai, les chevaux enchantés seront prêts, et je vous enlèverai. C’est tout ce que je puis.
Faust
Allons ! partons !
LA NUIT, EN PLEIN CHAMP
FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS, galopant sur des chevaux noirs
Faust
Qui se remue là autour du lieu du supplice ?
Méphistophélès
Je ne sais ni ce qu’ils cuisent, ni ce qu’ils font.
Faust
Ils s’agitent çà et là, se lèvent et se baissent.
Méphistophélès
C’est une communauté de sorciers.
Faust
Ils sèment et consacrent.
Méphistophélès
Passons ! passons !
CACHOT
Faust, avec un paquet de clefs et une lampe, devant une petite porte de fer
Je sens un frisson inaccoutumé s’emparer lentement de moi. Toute la misère de l’humanité s’appesantit sur ma tête. Ici ! ces murailles humides… voilà le lieu qu’elle habite, et son crime fut une douce erreur ! Faust, tu trembles de t’approcher ! tu crains de la revoir ! Entre donc ! ta timidité hâte l’instant de son supplice.
(Il tourne la clef. On chante au dedans.)
Faust, ouvrant la porte
Elle ne se doute pas que son bien-aimé l’écoute, qu’il entend le cliquetis de ses chaînes et le froissement de sa paille. (Il entre.)
Marguerite, se cachant sous sa couverture
Hélas ! hélas ! les voilà qui viennent. Que la mort est amère !
Faust, bas
Paix ! paix ! je viens te délivrer.
Marguerite, se traînant jusqu’à lui
Es-tu un homme ? tu compatiras à ma misère.
Faust
Tes cris vont éveiller les gardes ! (Il saisit les chaînes pour les détacher.)
Marguerite
Bourreau ! qui t’a donné ce pouvoir sur moi ? tu viens me chercher déjà, à minuit ! Aie compassion de moi, et laisse-moi vivre. Demain, de grand matin, n’est-ce pas assez tôt ? (Elle se lève.) Je suis pourtant si jeune, si jeune, et je dois déjà mourir ! Je fus belle aussi, c’est ce qui causa ma perte. le bien-aimé était près de moi, maintenant il est bien loi ; ma couronne est arrachée, les fleurs en sont dispersées… Ne me saisis pas si brusquement ! épargne-moi ! que t’ai-je fait ? ne sois pas insensible à mes larmes : de ma vie je ne t’ai vu.
Faust
Puis-je résister à ce spectacle de douleur ?
Marguerite
Je suis entièrement en ta puissance ; mais laisse-moi encore allaiter mon enfant. Toute la nuit je l’ai pressé contre mon cœur ; ils viennent de me le prendre pour m’affliger, et disent maintenant que c’est moi qui l’ai tué. Jamais ma gaîté ne me sera rendue. Ils chantent des chansons sur moi ! c’est méchant de leur part ! Il y a un vieux conte qui finit comme cela. À quoi veulent-ils faire allusion ?
Faust, se jetant à ses pieds
Ton amant est à tes pieds, il cherche à détacher tes chaînes douloureuses.
Marguerite, s’agenouillant aussi
Oh ! oui, agenouillons-nous pour invoquer les saints ! Vois, sous ces marches, au seuil de cette porte… c’est là que bouillonne l’enfer ! et l’esprit du mal, avec ses grincements effroyables… quel bruit il fait !
Faust, plus haut
Marguerite ! Marguerite !
Marguerite, attentive
C’était la voix de mon ami ! (Elle s’élance, les chaînes tombent.) Où est-il ? je l’ai entendu m’appeler. Je suis libre ! personne ne peut me retenir, et je veux voler dans ses bras, reposer sur son sein ! Il a appelé Marguerite, il était là, sur le seuil. Au milieu des hurlemens et du tumulte de l’enfer, à travers les grincements, les ris des démons, j’ai reconnu sa voix si douce, si chérie !
Faust
C’est moi-même.
Marguerite
C’est toi ! oh ! redis-le encore ! (Le pressant.) C’est lui ! c’est lui ! Où sont toutes mes peines ? où sont les angoisses de la prison ? où sont les chaînes ?... C’est bien toi ! tu viens me sauver… Me voilà sauvée ! - La voici la rue où je te vis la première fois ! voilà l’agréable jardin où Marthe et moi nous t’attendîmes.
Faust, s’efforçant de l’entraîner
Viens ! viens avec moi !
Marguerite
Oh ! reste ! reste encore… j’aime tant à être où tu es ! (Elle l’embrasse.)
Faust
Hâte-toi ! nous paierions cher un instant de retard.
Marguerite
Quoi ! tu ne peux plus m’embrasser ? Mon ami, depuis si peu de temps que tu m’as quittée, déjà tu as désappris à m’embrasser ? Pourquoi dans tes bras suis-je si inquiète ?... quand naguère une de tes paroles, un de tes regards m’ouvraient tout le ciel, et que tu m’embrassais à m’étouffer. Embrasse-moi donc ; ou je t’embrasse moi-même ! (Elle l’embrasse.) Ô Dieu ! tes lèvres sont froides, muettes. Ton amour, où l’as-tu laissé ? qui me l’a ravi ? (Elle se détourne de lui.)
Faust
Viens ! suis-moi ! ma bien-aimée, du courage ! je brûle pour toi de mille feux ; mais suis-moi, c’est ma seule prière !
Marguerite, le fixant
Est-ce bien toi ? es-tu bien sûr d’être toi ?
Faust
C’est moi ! viens donc !
Marguerite
Tu détaches mes chaînes, tu me reprends contre ton sein… comment se fait-il que tu ne te détournes pas de moi avec horreur ? - Et sais-tu bien, mon ami, sais-tu qui tu délivres ?
Faust
Viens ! viens ! la nuit profonde commence à s’éclaircir.
Marguerite
J’ai tué ma mère ! Mon enfant ! je l’ai noyé ! il te fut donné comme à moi ! oui, à toi aussi. — C’est donc toi !... je le crois à peine. Donne-moi ta main. — Non, ce n’est point un rêve. Ta main chérie !... Ah ! mais elle est humide ! essuie-la donc ! il me semble qu’il y a du sang. Oh Dieu ! qu’as-tu fait ? cache cette épée, je t’en conjure !
Faust
Laisse-là le passé, qui est passé ! Tu me fais mourir.
Marguerite
Non, tu dois me survivre ! Je vais te décrire les tombeaux que tu auras soin d’élever dès demain ; il faudra donner la meilleure place à ma mère, que mon frère soit tout près d’elle, moi, un peu sur le côté, pas trop loin cependant, et le petit contre mon sein droit. Nul autre ne sera donc auprès de moi ! — Reposer à tes côtés, c’eût été un bonheur bien doux, bien sensible ! mais il ne peut m’appartenir désormais. Dès que je veux m’approcher de toi, il me semble toujours que tu me repousses ! Et c’est bien toi pourtant, et ton regard a tant de bonté et de tendresse.
Faust
Puisque tu sens que je suis là, viens donc !
Marguerite
Dehors ?
Faust
A la liberté.
Marguerite
Dehors, c’est le tombeau ! c’est la mort qui me guette !... Viens ! d’ici dans la couche de l’éternel repos, et pas un pas plus loin. - Tu t’éloignes ! ô Henri ! si je pouvais te suivre !
Faust
Tu le peux ! veuille-le seulement, la porte est ouverte.
Marguerite
Je n’ose sortir, il ne me reste plus rien à espérer, et, pour moi, de quelle utilité serait la fuite ? Ils épient mon passage ! Et puis ! se voir réduite à mendier, c’est si misérable, et avec une mauvaise conscience encore ! C’est si misérable d’errer dans l’exil ! et d’ailleurs ils sauraient bien me reprendre.
Faust
Je reste donc avec toi !
Marguerite
Vite, vite ! sauve ton pauvre enfant ! va, suis le chemin le long du ruisseau, dans le sentier, au fond de la forêt, à gauche, où est l’écluse, dans l’étang. Saisis-le vite, il s’élève à la surface, il se débat encore ! sauve-le ! sauve-le !
Faust
Reprends donc tes esprits ; un pas encore, et tu es libre !
Marguerite
Si nous avions seulement dépassé la montagne ! Ma mère est là, assise sur la pierre. Le froid me saisit la nuque ! Ma mère est là, assise sur la pierre, et elle secoue la tête, sans me faire aucun signe, sans cligner de l’œil, sa tête est si lourde, elle a dormi si longtemps !... Elle ne veille plus ! elle dormait pendant nos plaisirs. C’étaient là d’heureux temps !
Faust
Puisque ni larmes ni paroles n’opèrent sur toi, j’oserai t’entraîner loin d’ici.
Marguerite
Laisse-moi ! non, je ne supporterai aucune violence ! Ne me saisis pas si violemment ! je n’ai que trop fait ce qui pouvait te plaire.
Faust
Le jour se montre !... mon amie ! ma bien-aimée !
Marguerite
Le jour ? oui, c’est le jour ! c’est le dernier des miens : il devait être celui de mes noces ! Ne va dire à personne que Marguerite t’a reçu si matin. Ah ! ma couronne !... elle est bien aventurée !... Nous nous reverrons, mais ce ne sera pas à la danse. La foule se presse, on ne cesse de l’entendre ; la place, les rues pourront-elles lui suffire ? La cloche m’appelle, la baguette de justice est brisée. Comme ils m’enchaînent ! comme ils me saisissent ! Je suis déjà enlevée sur l’échafaud, déjà tombe sur le cou de chacun le tranchant jeté sur le mien. Voilà le monde entier muet comme le tombeau !
Faust
Oh ! que ne suis-je jamais né !
Méphistophélès se montre au dehors
Sortez ! ou vous êtes perdus. Que de paroles inutiles ! que de retards et d’invertitudes ! Mes chevaux s’agitent, et le jour commence à poindre.
Marguerite
Qui s’élève ainsi de la terre ? Lui ! lui ! chasse-le vite ; que vient-il faire dans le saint lieu ?... c’est moi qu’il veut.
Faust
Il faut que tu vives !
Marguerite
Justice de Dieu, je me suis livrée à toi !
Méphistophélès, à Faust
Viens ! viens ! ou je t’abandonne avec elle sous le couteau !
Marguerite
Je t’appartiens, père ! sauve-moi ! Anges, entourez-moi, protégez-moi de vos saintes armées !... Henri, tu me fais horreur !
Méphistophélès
Elle est jugée !
Voix, d’en haut
Elle est sauvée !
Méphistophélès, à Faust
Viens à moi ! (Il disparaît avec Faust.)
Voix, du fond, qui s’affaiblit
Henri ! Henri !
FIN