19 mars 1843 — Jemmy O’Dougherty, dans La Sylphide, p. 245-250 1re livraison, signée Gérard de Nerval.

La nouvelle fut publiée de nouveau les 2 et 9 mai 1847 dans le Journal du dimanche, puis en 1854 dans Les Filles du feu sous le titre de Jemmy.

Traduction libre d’un auteur autrichien devenu citoyen américain (Nerval ajoute la mention « Imité de l’allemand » en 1847 et 1854), cette nouvelle a pu amuser Nerval par le contrepied humoristique des thèses rousseauistes sur le bonheur présumé de l’état de nature, ici représenté par Tomahawk, Indien de l’Ohio, énergiquement converti à la civilisation par Jemmy 0’Dougherty, intrépide Irlandaise, devenue mistress Tomahawk, pour le plus grand bien des deux communautés.

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JEMMY O’DOUGHERTY.

 

I.

Comment Jacques Toffel et Jemmy O’Dougherty tirèrent à la fois deux épis rouges de maïs.

 

À moins de cent milles de distance du confluent de l’Alléghany et du Monongehala, est situé un vallon délicieux, ou ce qu’on appelle dans la langue du pays un bottom, véritable paradis, borné de tous côtés par des montagnes et par le cours de l’Ohio, que les Français ont surnommé Belle Rivière. Le versant et la cime des hauteurs qui s’étagent doucement vers l’horizon sont revêtus d’une riche végétation de sycomores centenaires, d’aunes et d’acacias, tous unis par le tissu de la vigne sauvage, et sous lesquels on respire une douce fraîcheur. Sur le premier plan, les deux rivières réunies dans l’Ohio roulent paisiblement leurs eaux jumelles, offrant çà et là une barque qui glisse sur les eaux tranquilles, ou parfois quelque bateau à vapeur, volant comme une flèche, qui fait surgir des bandes effarouchées de canards et d’oies sauvages, établis sous l’ombre des sycomores et des saules pleureurs. Un seul sentier conduit à la partie supérieure du canton, à ce qu’on appelle le haut pays, où, depuis soixante ans, des Anglais, des Irlandais, des Allemands, et autres races européennes, se sont établis, alliés et fondus ensemble complètement. Ce n’est pas à dire pourtant que cette grande famille républicaine ne manifeste plus par aucun signe la diversité d’origine. Le descendant allemand, par exemple, tient encore fortement à sa sauerkraut ; il préfère encore son blockhaus (1), simple et rustique comme lui, à l’élégante franckhouse de ses voisins ; la couleur favorite de son habit à larges pans est toujours le bleu ; ses bas sont de cette couleur ; ses gros souliers ronds portent le dimanche d’épaisses boucles d’argent, et comme ses aïeux encore, il affectionne les inexpressibles en peau nouées au-dessous du genou avec des courroies.

La mode tyrannique, ou, comme on l’appelle là-bas, la fashion, n’a encore trouvé que peu d’occasions d’étendre son empire, et un chapeau très simple en paille et en soie, une robe encore plus simple d’une étoffe fabriquée dans le pays, forment toute la parure dont les familles permettent aux jeunes demoiselles d’augmenter le pouvoir de leurs charmes.

Malgré cette résistance obstinée des têtes allemandes, les différents partis vivent dans la plus parfaite union ; peut-être même ces nuances contribuent-elles à l’agrément de leurs réunions et fêtes assez fréquentes, connues en général sous le nom de frohlics. On appelle ainsi en effet les assemblées qui ont lieu chez l’un ou chez l’autre pour écosser en commun les épis de maïs. Il faut voir les couples joyeux accourant par une belle soirée d’automne des quatre points cardinaux, franchissant les haies, se frayant une route à travers les broussailles, sortant enfin des bois avec des joues rouges comme l’écarlate, et se secouant les mains en arrivant à faire craquer leurs os. Puis ils s’asseyent en demi-cercle devant la maison du rendez-vous, ayant en face une montagne de tiges de maïs, et derrière eux le vieux Bambo, destiné à couronner la fête par son talent musical, mais qui, couché en attendant sur le banc du poêle, s’abandonne provisoirement à un sommeil tant soit peu bruyant.

Il y a environ quarante ans qu’il y eut une de ces réunions dans la colonie chez Jacques Blocksberger. Parmi les jeunes gens qui y accoururent de plus de cinq milles à la ronde, il s’en trouva surtout deux qu’on salua avec un empressement particulier. C’était d’abord une fraîche miss irlandaise, portant le nom sonore de Jemmy O’Dougherty, ronde et fraîche jeune fille, ayant une gracieuse figure de lutin, des joues bien roses, un cou de cygne, des yeux d’un bleu grisâtre, dont certains regards faisaient mal, enfin un petit nez tant soit peu aquilin, qui faisait supposer à celle à qui il appartenait une certaine dose de sagacité et aussi d’assurance et d’inflexibilité irlandaises, dont son futur époux devait attendre quelque signification en bien ou en mal. Mais, si elle ne semblait pas aussi patiente que Job, elle était du moins aussi pauvre, ce qui ne l’empêchait pas de savoir arranger les choses de manière à paraître partout avec avantage, et dans une toilette irréprochable pour le pays.

Le second personnage dont nous avions à parler était Christophorus, ou, comme on l’appelait ordinairement, le riche Toffel (abréviation allemande de Christophe), garçon de six pieds six pouces américains, en apparence un peu lâche, mais nerveux et solidement constitué. Indépendamment de ces avantages, et ils n’étaient pas à dédaigner, Christophorus possédait encore une métairie de trois cents acres, tout le vallon de l’Ohio dont nous avons fait la description, une grange bâtie en pierre, une maison ornée de jalousie peintes en vert, et pourvue d’un toit en bardeaux également peint en rouge, et, à ce qu’on disait encore, deux bas de laine bleue que lui avait laissés son père, et qui étaient entièrement remplis de bons dollars espagnols.. Aussi lorsque Toffel passait devant quelque ferme sur son cheval gris, en sifflant un air allemand, le cœur de plus d’une blondine se mettait à battre plus vite.

Il arriva donc que Jemmy se trouva placée à côté de Toffel. Comment cela se fit, c’est ce que la chronique ne dit pas bien clairement ; mais ce qui paraît certain, c’est que la volonté de ce dernier ne fut pour rien dans ce hasard. Toffel, comme nous l’avons dit, était un grand garçon à larges épaules, et comme les bancs du local n’étaient rien moins que commodes, il s’assit sur le tronc d’un hickory ; Jemmy choisit sa place tout à côté de lui, comme pour se séparer d’un certain groupe de jeunes gens plus bruyants et plus entreprenants que notre héros. En effet, celui-ci siégeait sans mauvaise pensée, paisible comme un citoyen sensé des États-Unis, écossant des épis de maïs, et pensant à son énorme cheval, à son bétail, à ses bas bleus, ainsi qu’à mille autres choses, excepté à sa gentille voisine. Nous ne voulons pas dire que sa voisine pensât à lui ; seulement, avec toute la complaisance d’une âme chrétienne, elle entassait d’une main leste un grand nombre de tiges devant son voisin, qui, long et maladroit qu’il était, n’avait plus qu’à étendre le bras pour les écosser commodément. Mais Toffel ne faisait nulle attention à cette main amicale, et continuait d’écosser jusqu’à ce que le tas diminuant, il lui fallait se courber et s’étendre à sa grande gêne ; mais alors ce fut encore elle qui se courba gracieusement, et rassembla quelques douzaines d’épis dans son tablier pour les poser en petit tas devant lui, le tout avec une grâce si enchanteresse qu’il était presque impossible de lui résister. Mais soyez assuré que toute cette attention eût encore échappé aux regards de notre tête carrée d’Allemand, si, précisément dans l’instant où elle se tournait d’une manière si attrayante devant lui, son œil n’eût rencontré par hasard celui de Toffel, et cet œil, dirent quelques mauvaises langues, avait alors une expression si irrésistible, que Toffel, pour la première fois, ouvrit grandement les siens.

Sur quoi, il se remit à écosser son maïs, et à prendre de temps en temps une gorgée de whiskey, sans un mot de remerciement à sa gentille et complaisante voisine. Faut-il s’étonner si elle se lassa d’aider à la paresse d’une bûche si insensible ? Donc, quand le troisième tas fut écossé, Jemmy ne s’occupa pas davantage de Toffel. Quoi qu’il en soit, celui-ci commençait à se trouver assez bien, et à prendre plus souvent sa gorgée de whiskey, quand le sort jaloux le menaça de le priver de cette consolation.

Plusieurs heures s’étaient déjà envolées depuis que la société s’était livrée au travail, quand le hasard voulut que les deux voisins tirassent à la fois chacun un épi de grain rouge. Mais il faut savoir que, suivant un usage respectable établi aux États-Unis, deux épis rouges qui sont tirés et écossés en même temps par deux individus qualifiés, comme Jemmy O’Dougherty et Jacques Toffel, confèrent au plus fort des deux le droit de donner et même au besoin de prendre un baiser à l’autre.

Toffel était donc en possession d’un titre aussi valable qu’aucun autre au monde, mais peu s’en fallut qu’il ne le perdît, en négligeant d’en user. En effet, déjà il avait laissé tomber sa tige, quand Jemmy, brave fille ! s’avisa d’avoir des yeux pour lui. – Deux épis rouges ! s’écria-t-elle dans une naïve ignorance de ce qu’elle faisait. – Deux épis rouges ! s’écrièrent aussitôt cinquante gosiers, et toute la société se mit debout comme si la foudre était tombée au milieu d’elle. Il fut impossible à notre Toffel de ne pas comprendre la cause de cette émotion générale. Aussi parut-il enfin jaloux du droit que le hasard lui avait conféré ; mais il fallait encore vaincre la résistance de tout le corps féminin, qui forma autour de Jemmy un carré qui aurait défié tout un bataillon de freluquets de la ville. Cependant Toffel n’était pas homme à se laisser arrêter par de vaines démonstrations ; il s’avança vers les conjurées, saisit commodément chacune de ses adversaires après l’autre, en jeta une demi-douzaine sur un tas d’épis à sa droite, une demi-douzaine sur un autre tas à sa gauche, et se fraya ainsi la route jusqu’à Jemmy, qui, il faut le dire, lui résista bravement ; mais la citadelle la plus forte finit par se rendre, et ainsi céda enfin notre Irlandaise, qui laissa Toffel imprimer paisiblement ses lèvres larges d’un pouce sur les siennes, bien qu’elle eût pu, à ce que prétendirent quelques compagnes jalouses, éviter en partie ce coupable contact.

Ici s’arrêtent nos renseignements sur cette agréable soirée, et nous pouvons croire seulement que la tranquillité d’esprit de Toffel y reçut une forte secousse, et qu’après le frohlic, qui comprenait aussi la danse, il fut longtemps à s’endormir et fit un rêve pour la première fois de sa vie.

Il arriva que, peu de temps après, par un beau soir de décembre, Toffel sella son étalon gris pommelé, et monta au petit trot les sinuosités qui conduisent encore aujourd’hui de Toffelsville au plus haut, à travers les montagnes de l’Ohio.

C’était une chose réjouissante que de voir les belles fermes au milieu desquelles il eut à passer dans sa course. Plus d’une fille fraîche et gentille, et, ce qui veut dire plus, mainte jeune fille, ayant une bonne dot, vivait dans ces habitations d’un extérieur grossier ; plus d’une jolie bouche cria à Toffel : — Eh ! Toffel ! encore en route si tard ? Ne voulez-vous pas entrer ? Mais Toffel n’avait ni yeux ni oreilles, et continuait son chemin ; et les fermes prirent un aspect toujours plus chétif, jusqu’à ce qu’enfin il arrivât à une pièce de terre couverte de châtaigniers, où sa patience semblait sur le point de l’abandonner. C’est qu’il ne pouvait jamais voir sans humeur cette espèce d’arbres, qu’il regardait avec raison comme le signe le plus certain de l’infécondité du sol. — Et pourtant, Toffel, tu continues encore à trotter ; es-tu donc tellement indifférent à ton repos que tu te laisses ensorceler par les yeux de ce gentil lutin aux cheveux dorés, que le malin esprit lui-même ne parviendrait pas à maîtriser, qui, semblable au chat, sait à la fois égratigner et caresser, rire et pleurer, le tout dans un seul et même instant ? Réfléchis, cher Toffel, suspends ton pèlerinage ! L’eau et le feu, le whiskey et le thé, des gâteaux de maïs, tout cela irait-il ensemble ?... Mais le voici à l’extrémité du plant de châtaigniers, et même devant un, comment le nommerons-nous ? devant une espèce d’édifice qui semble dater des guerres des Indiens. Toffel secoua la tête d’un air pensif ; c’est la maison du vieux Davy O’Dougherty, et c’est une maison d’un misérable aspect. Et sa grange ? il n’y an a pas ; ses haies ? on a honte de les regarder. Oui, sa ferme offre un triste tableau de l’industrie irlandaise ; point de cheval, point de charrue ; toute la fortune agricole de Davy se réduit à quelques pièces étroites de terres, semées de maïs et de pommes de terre.

Toffel fit une longue pause, indécis, pensif ; mais justement, le vieux Davy était assis près de sa porte, avec sa vénérable moitié aux cheveux roux, et une demi-douzaine de petits monstres de la même couleur. Jemmy seule... il serait peu galant de ne pas la dire franchement blonde, était la grâce et l’ornement de la triste cabane. Elle préparait le thé et mettait sur la table les gâteaux de maïs. Toffel alla s’asseoir devant la cheminée sans avoir à peine desserré les lèvres, et n’eût point bougé de cette place, si, en sa qualité d’Allemand, l’odeur de la fumée du charbon de terre ne l’eût désagréablement affecté ; il se leva brusquement pour chercher une atmosphère plus pure, pendant que Jemmy, le voyant à moitié aveuglé, s’enfuyait dans la cuisine avec un rire moqueur. Toffel hésita un instant entre les deux portes, mais involontairement il se trouva transporté devant le feu de la cuisine, qui, étant de bois, lui plut davantage que l’autre, et auquel Jemmy daigna bientôt prendre place à ses côtés.

Un quart d’heure s’était écoulé, et pas une pensée immodeste ou quelconque n’avait traversé le cerveau de notre cavalier. La seule licence qu’il se permit de prendre consistait de transporter son chapeau d’un genou sur l’autre. Enfin cependant il prit courage, et regardant fixement sa voisine, il lui demanda en anglais si elle ne voulait pas le prendre pour mari.

— Que voulez-vous que je fasse d’un Allemand ? Telle fut la réponse un peu dure de la malicieuse Irlandaise, qui, en rabaissant la marchandise qu’elle convoitait, n’avait d’autre but que de se l’assurer à meilleur marché. Mais songez bien à ce qu’était une telle réponse adressée par une petite créature comme Jemmy à un homme comme Toffel, garçon de six pieds, possesseur de trois cents acres de terres et de deux bas bleus garnis !

Toffel n’était rien moins que fier, mais cependant il se leva fort déconcerté, tira son chapeau, et s’apprêtait à sortir en soupirant de la cuisine, lorsque la rusée jeune fille, se glissant entre lui et la porte, lui dit en lui prenant la main : — Et si je vous prends, me promettez-vous d’être un bon enfant ? Le dialogue dès lors prit des formes plus précises, et Toffel ne tarda pas à aller rejoindre son gris pommelé, après avoir rudement serré la main de sa future.

Quelques jours après, le ministre protestant Gaspard Ledermaul, ancien tailleur, bénissait le mariage de Jacques Toffel et de Jemmy O’Dougherty, ce qui semblerait devoir mettre fin à notre histoire, si nous en voulions abandonner légèrement les héros, et si l’on ne savait d’ailleurs que les mariages n’offrent pas moins de péripéties que les amours les plus traversés.

 

II.

Comment Jemmy O’Dougherty eut tort d’aller à un « meeting » sur un trop grand cheval.

Jacques Toffel n’avait pas encore accompli sa vingt et unième année, quand il entra dans la lune de miel, et ici nous devons dire à sa louange qu’il sut jouir du bonheur avec sa modération accoutumée. Nous n’avons pas laissé voir qu’il fût dissipé ; et, assurément, nulle tentation ne lui vint d’introduire sa femme dans la haute société du Saragota, et de vider ainsi les deux bas bleus. Quant à mistress Toffel, ce n’était pas, certes, une méchante fille ; il y avait en elle toujours cette sorte de diablerie irlandaise qui ne lui permettait pas d’être en repos, tant que son mari n’avait pas fait sa volonté. Pour tout dire en un mot, c’était elle qui portait les culottes ou les inexpressibles, selon la chaste locution anglaise. D’ailleurs notre couple vivait heureux ; un jeune Toffel ne tarda pas à faire son apparition dans le monde, et surtout alors l’heureux fermier ne regretta pas d’avoir tiré son épi rouge.

Or, il advint qu’un missionnaire se présenta vers ce temps dans la colonie, avec la prétention d’enseigner à nos bonnes gens un chemin plus court que par le passé pour gagner la porte du ciel. Afin de donner à son projet l’impulsion nécessaire, il avait annoncé un meeting, après s’être assuré préalablement de l’assentiment des dames. Mistress. Toffel, dont le respectable pasteur avait cherché surtout le patronage, avait décidé, pour répondre à cet égard flatteur, que son jeune fils serait baptisé en cette occasion, et que le père le transporterait dans ses bras au meeting.

Jusqu’ici tout était bien, et Toffel n’y trouvait guère à redire ; toutefois, en sellant les deux chevaux, il éprouva une sorte de malaise et comme un pressentiment fâcheux lorsqu’il s’occupa de son grand cheval gris. Mistress. Toffel avait conçu pour cet animal une telle prédilection, qu’elle avait déclaré n’en pas vouloir monter d’autre. À la vérité, comparés au grand cheval entier de Toffel, les autres n’étaient que des chats ; mais Jemmy n’était pas une géante, et les petits chevaux lui eussent convenu mieux toujours qu’à son mari. Celui-ci était, depuis peu, devenu ambitieux, et aspirait aux emplois publics ; et il fallait qu’il arrivât disgracieusement sur une de ses rosses, en s’exposant aux railleries et aux suppositions de la foule ! En tirant les chevaux de l’écurie, il vit précisément sa femme sur le seuil de la maison ; mais sur son front était écrite cette inflexible résolution à laquelle le pauvre homme n’avait guère l’usage de résister. Il la laissa donc monter sur un tronc d’arbre, d’où elle s’élança sur le gris pommelé, dont elle saisit la bride avec grâce et autorité.

La voilà sur cet animal immense, semblable à un malicieux babouin qui s’apprête à mettre à l’épreuve la mansuétude d’un patient dromadaire. Toffel la regardait la bouche ouverte et les yeux fixes.

— Ma chère ! dit-il après un long débat intérieur, je vous en prie, prenez le petit cheval, et me laissez le plus grand.

— Toffel, s’écria sa moitié, sûrement vous n’êtes pas assez fou pour songer à cela précisément en ce moment.

— Si, je suis assez fou pour cela, et si je prends ce veau irlandais, je serai à la fois à pied et à cheval.

Ses paroles, ses regards étonnèrent la dame ; ils indiquaient une sorte de révolte contre son pouvoir, et elle sentit que tout son règne dépendait de la résolution qu’elle prendrait en ce moment décisif, et c’est dans cette idée qu’elle donna un grand coup de fouet à son cheval, qui, en deux élans, l’emporta hors de la cour.

Toffel n’eut donc rien de mieux à faire que de monter sur la rosse, en soupirant et en murmurant quelques phrases de sa langue incomprise, comme sapperment ! verflucht ! et autres aménités germaniques dont il pouvait, au besoin, dissimuler le sens. Tout à coup il fut interrompu dans son monologue par un cri parti du haut de la montagne. Toffel jeta les yeux autour de lui, puis il regarda la hauteur, mais il n’aperçut rien ; rien ne se faisait plus entendre, et pourtant la voix qui avait percé ses oreilles était la voix aiguë et sonore de sa femme, il en était certain. Elle l’avait devancé au galop de quelques centaines de pas, et bientôt, les sinuosités de la route, à travers les montagnes, l’avaient dérobée à ses regards. — Le cheval gris l’a certainement jetée à bas, se dit le loyal garçon ; et à peine cette idée s’était-elle présentée à son esprit, qu’il vit, en effet, son coursier favori descendre à grands bonds la montagne. Toffel fut saisi de frayeur ; il se jeta, des deux jambes à la fois, à bas de sa rosse, et courut au-devant du cheval fougueux, qui, reconnaissant son maître, s’arrêta tranquillement jusqu’à ce qu’il l’eût débarrassé de la selle de Jemmy, et qu’il eût monté dessus avec son rejeton. Alors Toffel se dirigea au grandissime trot vers le haut de la montagne, et courut au secours de sa moitié, de laquelle bien d’autres ne se seraient guère plus inquiétés après la manière dont elle s’était comportée : mais Toffel était d’une bonne pâte d’Allemand, et il se hâta de tout son pouvoir d’arriver à l’endroit fatal où elle devait avoir établi sa couche. Une seconde fois il entendit crier mais ce n’était pas sa voix ordinaire, c’était plutôt un cri de détresse. Ce cri se renouvela, et, trempé d’une sueur froide, Toffel alors lança son cheval ventre à terre du côté d’où semblait venir la voix de sa femme ; mais point de traces. Il regarda à droite, à gauche, puis à terre, et enfin il remarqua avec un horrible serrement de cœur des traces de pas d’hommes, et à côté les empreintes des pieds de sa femme. Des hommes étaient venus là, c’était évident ; mais dire ce qu’était devenue sa femme, c’était une chose bien difficile, les traces se perdaient dans la forêt. Il examina de nouveau ces traces, et il reconnut avec consternation la large empreinte des mocassins des Indiens. Un regard vers la forêt lui fit apercevoir quelque chose d’un gris noir ; c’était une plume d’aigle : plus de doute, sa malheureuse Jemmy venait d’être surprise et enlevée par les Indiens.

Toffel aimait sincèrement sa femme ; cependant il n’eut point d’évanouissement, et toute la force de son amour ne put lui arracher une larme ; et, au lieu de perdre du temps en vaines lamentations, il courut au grand galop rejoindre le meeting, apprit à ses voisins que les Indiens avaient surpris et enlevé sa femme tandis qu’elle se rendait à l’assemblée, ajoutant qu’il fallait qu’il la recouvrât à tout prix, et que s’ils étaient bons voisins, et s’ils voulaient être des hommes libres, il fallait qu’ils vinssent courir en toute hâte avec lui sur les traces de ces peaux rouges pour leur reprendre sa Jemmy. Comme ceux à qui il s’adressait étaient en effet des hommes de cœur, Toffel, en peu d’heures, se vit à la tête de cinquante jeunes gens, qui, tenant d’un main leurs carabines et de l’autre la bride de leurs chevaux, juraient de venger dignement l’enlèvement de la nouvelle Hélène.

Il n’était pas rare, en ce temps, que les colons des États-Unis eussent à poursuivre les Indiens pour un semblable motif ; mais pendant que Toffel et ses vaillants compagnons sont occupés à retrouver les traces des peaux rouges qui avaient enlevé Jemmy Boerenhenter, nous allons, nous conformant encore plus directement aux usages chevaleresques, rejoindre notre dame, pour lui prêter au besoin aide et secours.

Donc Jemmy, l’entêtée Jemmy, avait été seule en avant de quelques centaines de pas, ainsi que nous l’avons déjà dit. C’était d’abord une chose qu’une femme raisonnable n’aurait jamais faite : elle se serait tenue à côté de son mari, d’un aussi bon mari surtout que l’était incontestablement Toffel, notamment dans des temps si critiques, où les sauvages parcouraient encore en partisans tout l’État d’Ohio, et s’avançaient même jusqu’au fort Pitt, attendu que, précisément à cette époque, les États-Unis étaient engagés avec eux dans une guerre sanglante. Sans doute elle cria vaillamment, mais il était trop tard ; probablement les Indiens en avaient déjà trop vu pour renoncer, en faveur de ses cris, à une si belle proie. L’un monta sur le cheval gris et la prit en croupe, pendant qu’un second obligeait la belle à enlacer ses bras autour de son cavalier ; un troisième, lui voyant des dispositions à résister, établit entre son cou de cygne et un coutelas qu’il tira de sa ceinture un voisinage dangereux, si bien que la pauvre créature se résigna à son sort, et ne songea plus qu’à ne pas se laisser tomber de cheval pendant la longue course qui s’ensuivit.

Toutefois, elle ne pouvait s’empêcher de s’écrier par instants : « Le grand cheval ! le grand cheval ! » mais sa tenue modeste et résolue à la fois inspirait quelque respect à ses ravisseurs, et surtout à Tomahawk leur chef, qui, en arrivant à Miamy, quartier général des peaux rouges, la plaça sous la protection de sa mère, avec le titre de dame d’honneur. Sans doute ce poste n’eût pas été à dédaigner, si le fils de la princesse mère avait eu à gouverner quelque chose qui en valût la peine ; mais le roi des Shawneeses, frère aîné de Tomahawk, n’étendait guère son empire que sur quelques centaines de milles carrés. Ses sujets étaient des sauvages non encore civilisés, qui, dans leur intelligence bornée, n’avaient aucune idée du droit divin de leur souverain, c’est-à-dire qu’ils ne voulaient pas travailler pour lui, disant qu’il avait, comme eux, reçu du grand Esprit deux bras propres au travail.

Nos bienveillants lecteurs comprendront qu’au milieu d’une réunion d’hommes si déraisonnables, mistress Toffel ne pouvait compter sur de grands avantages, malgré la place honorable qu’elle occupait. Du reste, elle vit bien que des pleurs et des jérémiades ne pouvaient qu’empirer sa position, et qu’il valait mieux l’accepter bravement et chercher à se rendre utile. Aussi, avec une mine où l’on ne pouvait méconnaître un trait d’ironie, elle saisit le lendemain matin la marmite remplie de gibier, et se mit à préparer elle-même le repas des Indiens. Ceux-ci s’assirent bientôt à l’entour en croisant les jambes : Whoo ! s’écria le souverain, qu’avons-nous là ? De sa vie, il n’avait fait un aussi délicieux déjeuner à la fourchette, dirions-nous, si les sauvages avaient des fourchettes. La princesse mère indiqua de sa main, et en souriant gracieusement, sa dame d’honneur, qui, pour sa récompense, reçut une côtelette : Jemmy avait une contenance fière, comme si elle se fût trouvée assise sur le grand cheval. Peu de temps après, les sauvages entreprirent une nouvelle excursion, de laquelle ils rentrèrent au bout de quinze jours chargés de butin de toute espèce : des robes de femme, des spencers, des chapeaux, des corsets, etc. Une garde-robe complète était échue en partage à Tomahawk. Le lendemain, il parut vêtu d’une robe de linsey-woolsey couleur rouge, et sa tête ornée d’un chapeau en soie verte, par-dessus lequel il lui avait paru de bon goût de mettre le bonnet d’une femme en couches : le chef lui-même se montra dans une petite robe à l’enfant, avec un spencer coquelicot par-dessus, et un capuchon du temps de Louis XV. À peine Jemmy avait-elle jeté les yeux sur ses maîtres métamorphosés, qu’elle fit signe aux squaws de la suivre dans la forêt, où se trouvaient beaucoup de plantes de lin sauvage. Elle en fit cueillir une certaine quantité, qu’elle fit rapporter au camp par ses compagnes. Elle obligea ensuite celles-ci à préparer le lin pour le filage, qu’elle leur enseigna, et en peu de semaines, des habits de chasse, ornés de rubans de soie et de calicot, remplacèrent les robes de femmes sur les corps de ses ravisseurs. Une quinzaine de jours après, les hommes firent une nouvelle expédition, dans laquelle le souverain fut tué et son frère Tomahawk blessé. Jemmy, à l’instar d’autres sujets loyaux, prit le deuil, pansa les plaies du survivant, et, quand le jeune chef fut rétabli, elle lui présenta un costume neuf qu’elle avait confectionné pour lui pendant sa maladie. Elle y mit tant de grâce, selon l’avis de l’Indien, que, dès ce moment, il devint son admirateur et son fidèle paladin. Quand, le lendemain, il se fut vêtu de son costume neuf, il se trouva si agréablement surpris et tourné, qu’il mit pour la première fois de côté ces habitudes de respect qu’il avait contractées vis à vis de mistress. Toffel, et qui l’avaient empêché jusque-là de déclarer un peu plus ouvertement l’affection qu’il ressentait pour elle. Il alla lui rendre une visite. Toute la résidence fut en révolution ; les dames rouges étaient au désespoir. Elles comprirent que ce n’était pas en leur honneur que le nouveau souverain s’était revêtu d’une si brillante toilette, et que ses attentions s’adressaient à la fière Américaine, qui, dans leur opinion, ne pouvait naturellement résister à ce somptueux accoutrement. Et vraiment ni Londres, ni Paris, ni New York n’auraient pu se vanter d’avoir vu, sur une seule et même personne, une prodigalité d’objets de luxe comme il plut ce jour-là à Tomahawk d’en étaler aux yeux de sa fidèle sujette. Mais aussi il était lui-même resté trois heures, jambes croisées et miroir en main, à admirer avec des yeux brillants de joie ses charmes irrésistibles. Trois larges paillettes d’argent entouraient artistement son nez, auquel était encore suspendu un dollar espagnol ; deux autres dollars pendaient à ses oreilles, et, par une spirituelle inspiration, l’Indien avait orné sa lèvre inférieure d’une sixième pièce de monnaie. Ses cheveux étaient richement entremêlés d’aiguilles de porcs-épics, et du sommet de sa tête descendaient majestueusement trois queues de buffles. Un collier de pas moins de cinquante dents d’alligators ornait son cou, autour duquel serpentait encore un collier plus petit de grandes perles de cristal, trophées qu’il avait conquis dans un combat avec les Chikasaws. Il n’avait pas moins soigné l’habillement des parties inférieures de son corps : ses jambes étaient jusqu’à la cheville entourées de petits cercles de cuivre et de fer-blanc qui résonnaient prodigieusement à chacun de ses pas ; le reste de sa toilette consistait en un chapeau anglais à trois cornes. Lorsque avec la conscience de ses perfections, il approcha de la résidence de madame mère, il leva haut les jambes et en fit deux fois le tour en dansant, pour se régaler de la musique dont il était le créateur ; arrivé à la porte, il jeta un dernier coup d’œil sur son miroir de poche en se regardant de la tête aux pieds, puis il entra.

Nous sommes malheureusement sans information aucune sur le succès de tant d’efforts et de combinaisons de bon goût ; tout ce qui est devenu notoire, c’est que le haut prétendant fut bien moins satisfait de lui-même, quand il quitta la résidence de sa mère, qu’il ne l’avait été en y entrant. La chronique ajoute que, dès ce moment, Jemmy eut sur le souverain indien un empire pour le moins aussi illimité que celui qu’elle avait déjà exercé sur Toffel ; et il paraît qu’elle ne tarda pas à en faire usage, sans doute par de bonnes raisons, attendu qu’elle eut à repousser des tentations assez vives. Mais, dit encore notre document, elle résista héroïquement. Comment en effet pouvait-elle agir autrement, elle dont la pensée tendait à un autre but ? Oui, son regard était sans cesse fixé sur le soleil couchant, sur cette partie du monde où vivait son cher Toffel. Depuis cinq années entières, elle avait supporté sa captivité avec un courage, avec une fermeté héroïques et vraiment irlandaises ; mais présentement elle sentait chaque jour davantage l’amertume de sa position. Pendant la première année, elle avait été tenue en mouvement par la nouveauté de sa situation ; elle avait, en outre, été stimulée par le sentiment de la conservation. Durant les années suivantes, elle s’était peut-être sentie flattée par les attentions de son adorateurs indien ; mais faire la coquette avec un sauvage, ce n’était, après tout, qu’un pauvre passe-temps, et cela ne pouvait durer à la longue. Ainsi, le vif désir de revoir les lieux sur lesquels se concentraient ses souvenirs prenait chaque jour en elle plus de force. Songer à fuir, c’eût été de sa part une folie pendant la première année ; on l’avait surveillée, durant l’été, avec des yeux d’argus, car son adresse en toute chose la rendait indispensable aux sauvages, et une fuite dans le cours de l’hiver n’était pas plus exécutable. Où aurait-elle trouvé des vivres, un lieu de repos ? Son voyage jusqu’au camp des sauvages avait duré vingt jours ; elle devait donc être à une énorme distance de chez elle, et si, par malheur, on avait connu son projet, son sort eût été horrible.

 

(1) Blockhaus, maison construite en troncs d’arbre équarris. Kranckhouse, maison de charpente revêtue de pierres et de plâtre.

 

 

GÉRARD DE NERVAL.

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