26 mars 1843 — Jemmy O’Dougherty, dans La Sylphide, p. 261-266, 2e livraison.

La nouvelle fut publiée de nouveau les 2 et 9 mai 1847 dans le Journal du dimanche, puis en 1854 dans Les Filles du feu sous le titre : Jemmy.

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JEMMY O’DOUGHERTY.

DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.

 

III.

Comment Jemmy revient chez Jacques Toffel.

Enfin, l’occasion favorable que Jemmy désirait si vivement vint se présenter à l’expiration du cinquième été après son enlèvement. Les hommes étaient partis pour la chasse d’automne ; leurs femmes les avaient accompagnés ; il n’était resté au camp que les plus faibles et les plus âgés. Par le contentement apparent qu’elle avait fait apparaître pendant cinq ans, Jemmy était parvenue à calmer les méfiances des Indiens, dont la vigilance s’était affaiblie. Elle avait appris que, par suite de l’accroissement de la population, la colonie avait étendu ses limites, et qu’elle se trouvait dès lors à une moindre distance de celle des sauvages ; elle espérait donc rencontrer de ses compatriotes, sinon au bout de la première semaine, du moins au bout de la seconde. Elle résolut sa fuite, et réalisa sur-le-champ son projet. Un petit sac rempli de vivres fut tout ce qu’elle prit avec elle ; elle avait quatre cents longs milles à faire depuis le grand Miami jusqu’à l’Ohio supérieur ; mais son courage était à la hauteur de sa grande entreprise. Elle aimait son Toffel ; elle l’aimait maintenant plus que jamais, ce garçon si bon, si patient, et pourtant si sensé. Son courage fut rudement mis à l’épreuve dans le cours de son voyage ; elle eut à lutter contre d’incroyables fatigues. Bien près d’être asphyxiée dans les marais de Franklin, elle courut un grand danger de se noyer dans le Sciota, et, en errant pendant plusieurs jours dans les solitudes qui séparent Columbus (1), capitale de l’Etat de l’Ohio, de New Lancaster, d’être dévorée par les ours et les panthères ; mais elle se tira heureusement des marais, des rivières et des lieux déserts. Pendant les cinq premiers jours, elle vécut de sa provision de gibier fumé ; puis elle se régala de papaws, de châtaignes et de raisins sauvages, et, au bout de dix jours de peines et de fatigues inexprimables, elle trouva, pour la première fois, un abri sûr dans un blockhaus. Même ici, son esprit irlandais indomptable ne l’abandonna pas, et elle aborda les Hinterwoelder (2) d’un air aussi assuré et aussi ouvert que si elle se fût présentée à la tête des Shawnesées, et leur demanda des vivres. Ceux-ci ouvrirent d’assez grands yeux, comme on peut le présumer, mais ils donnèrent ce qu’ils avaient. Dès lors notre bonne Jemmy n’eut plus qu’à suivre les bords de l’Ohio, et ne tarda pas à voir les charmantes hauteurs qui cachaient son heureux chez elle sortir du bleu vaporeux qui les enveloppait. Elle doubla le pas, la voilà sur les premiers coteaux. Pour la première fois son cœur battit plus fort ; un instant arrêtée au souvenir du grand cheval, elle reprit sa course et s’élança dans les sinuosités boisées du coteau. Voilà bien devant elle le magnifique Ohio poursuivant son cours en deux larges bras ; puis les eaux de l’Alleghany, limpides comme la source qui jaillit d’un roc ; puis enfin tout à côté celles du Monongehala, troubles et bourbeuses, et offrant assez bien l’image d’un mari grognon auquel est enchaînée une vive et douce compagne. La voilà arrivée à la dernière éminence, d’où l’on peut contempler toutes ses possessions : voici le magnifique vallon, le plus fertile des bottoms, enclavé parmi les promontoires de montagnes ; voilà la grange bâtie en pierre, le toit et les persiennes reluisant de l’éclat d’une fraîche peinture. Là, à main gauche, le vieux verger ; puis, à droite, le nouveau, à la plantation duquel elle avait aidé, et dont les arbres pliaient déjà sous le poids des fruits. Elle regardait, elle n’osait s’en fier à ses yeux, et elle voyait plus encore... Non, ce n’était pas une illusion, c’était son cher Toffel qui sortait justement de la maison, et derrière lui, un petit bambin aux cheveux blonds, qui le tenait ferme aux basques de son habit. Oui, c’était bien Toffel dans sa culotte de peau, avec ses bas bleus à coins rouges et ses souliers ornés de boucles énormes. Elle n’y tint pas plus longtemps, descendit d’un pas ferme du coteau, et, ayant traversé rapidement le potager, elle se trouva tout à coup devant Toffel.

— Tous les bons esprits louent le Seigneur ! s’écria celui-ci, usant, dans son anxiété, de la formule légale par laquelle, de temps immémorial, les honnêtes Allemands ont l’habitude de conjurer les spectres, les sorcières et les esprits malins.

Et, dans le fait, nous n’aurions pas trop le droit de blâmer Toffel, si le Blocksberg (3) se présentait en ce moment à sa pensée. Cinq années d’absence et de séjour parmi les sauvages habitants des bords du grand Miami, jointes au voyage abominable que Jemmy venait de faire, n’avaient pas précisément beaucoup contribué à relever ses charmes, ni à rendre sa toilette assez élégante pour lui prêter quelque attrait de plus. Même Toffel, de tous les hommes le moins fashionable, put à peine comprendre que ce pouvait être là sa Jemmy, l’oracle du bon goût en toute chose. L’imprévu de son apparition répandait sur sa personne, un peu décharnée, quelque chose de surnaturel ; de sorte que, nous le répétons, nous ne sommes nullement surpris de ce que le cerveau de Toffel se troubla subitement et de ce qu’il se souvint de Blocksberg, dont feu son père lui avait raconté tant de choses. Jemmy, à ce qu’il paraissait, ne fut pas très flattée de sa surprise, de ses exclamations ni de son effroi, et elle lui dit, du ton le plus doux qu’il lui fut possible de prendre : — Eh bien, quoi, Toffel, as-tu perdu la raison ? ne me connais-tu plus, moi, ta Jemmy ?

Toffel ouvrit les yeux le plus qu’il pouvait, et, peu à peu, reconnaissant le nez contourné, l’œil brillant qui lançait, comme de coutume, des regards hardis et étincelants, ne put, à ces signes, douter de la réalité : — Mein Goth ! Mein Schatz ! s’écria-t-il dans son plus doux allemand. Puis deux larmes coulèrent le long de ses joues, et il embrassa Jemmy avec effusion.

Jemmy était réellement bien charmée de voir son Toffel de si bonne humeur. Cependant, dit le proverbe, trop ne vaut rien, et, suivant toutes les apparences, il semblait à Jemmy que Toffel était inépuisable dans ses manifestations de tendresse, et, en effet, elle commençait déjà à perdre patience et à souhaiter de voir son fils, comme aussi de savoir où en étaient les affaires du ménage ; de sorte que, tout en exprimant ce double désir, elle se dégagea des bras de son mari pour se diriger vers la porte. Toffel la saisit par sa robe, et, se plaçant devant elle, l’empêcha de sortir.

— Ma bien-aimée, lui dit-il, arrête-toi encore quelques moments, jusqu’à ce que je t’aie appris…

— Appris quoi ? reprit-elle avec impatience ; que peux-tu avoir à me dire ? Je désire voir mon garçon et comment tu as conduit les affaires de la maison ; j’espère que tout est en ordre… 

Son œil jeta un regard scrutateur sur le pauvre Toffel, qui ne semblait nullement être à son aise.

— Mon cœur, ma femme ! continua-t-il, aie seulement un peu de patience !

— Je ne veux pas avoir de patience, répliqua-t-elle ; pourquoi ne veux-tu pas entrer dans la maison ? Et, en disant ces mots, elle s’approcha de la porte. Toffel, au dernier point embarrassé, lui barra de nouveau le chemin, en prenant ses deux mains.

— Eh ! by Jasus (4), et de par toutes les autorités ! » s’écria-t-elle étonnée d’une conduite si singulière, je serais tentée de croire que tout n’est point ici en règle et que tu n’es pas bien aise de me voir !

— Moi, ne pas être bien aise de te voir, mon cœur, ma bien-aimée ! Oui, oui, tu seras de nouveau ma femme ! répondit le brave garçon.

— Je serai de nouveau ta femme ! répéta-t-elle ; et ses yeux étaient étincelants, et son petit nez se tordait. Être de nouveau sa femme, dit-elle encore à voix basse, en s’arrachant avec force de ses mains ; puis, montant l’escalier avec la rapidité de l’éclair, elle se précipita sur la porte, pressa le loquet, ouvrit et vit, se berçant doucement dans un fauteuil, Marie Lindthal, la plus jolie blondine de toute la colonie, jadis sa rivale et maintenant l’heureuse usurpatrice de ses droits matrimoniaux.

 

IV.

Ce qu’il arriva de Jacques Toffel et de ses deux femmes.

Il faudrait une plume très familiarisée avec les peintures psychologiques pour décrire les symptômes des diverses passions qui se dessinaient d’une manière énergique sur le visage de notre héroïne. Le mépris, la fureur, la vengeance, en étaient encore les plus faibles ; il sortait de ses yeux des étincelles si vives, que, pour nous servir d’une phrase à l’usage des Yankees, la chambre commençait à en être embrasée ; ses poings se fermèrent convulsivement, ses dents grincèrent, et, semblable au chat qui voit son territoire occupé par l’ennemi mortel de sa race, elle s’apprêta à fondre sur le sien, ce qui aurait pu devenir d’autant plus fatal pour les jolie traits de Marie Lindthal, que depuis un mois entier, mistress Toffel n’avait pas rogné ses ongles

Toffel, qui avait suivi Jemmy, vit avec un juste effroi ces terribles préparatifs, et se jeta de toute sa longueur entre les deux puissances belligérantes. Mais il n’était pas sûr encore que sa médiation fût très efficace, lorsque tout à coup, la porte s’ouvrit pour donner entrée au jeune Toffel, suivi de toute une bande d’héritiers d’un autre lit. Cinq années s’étaient écoulées depuis que Jemmy n’avait tenu son jeune fils dans ses bras ; oubliant son ennemie, elle sauta sur lui pour l’embrasser. Le jeune garçon s’effraya, cria très haut, et courut à sa belle-mère. La pauvre Jemmy resta immobile à sa place ; la fureur et le désir de la vengeance l’avaient abandonnée ; une douleur indicible pénétra son cœur ; elle se dirigea en tremblant vers la porte, saisit le loquet et fut sur le point de tomber à terre. La pauvre femme souffrait horriblement en cet instant ; elle était devenue une étrangère pour son fils, une étrangère pour sa maison, une étrangère dans le monde entier. Elle se remit cependant. Des âmes comme la sienne ne sont pas facilement abattues. — Comment va mon père ? demanda-t-elle brièvement.

— Mort, répondit Toffel.

— Et ma mère ?

— Morte, fut encore la réponse.

— Et mes frères et sœurs ?

— Dispersés dans le monde.

— Ainsi, je les ai tous perdus ! » dit-elle de manière à pouvoir à peine être comprise.

— J’ai, reprit Toffel d’un son de voix plus doux, j’ai attendu toute un année ton retour, en demandant de tes nouvelles dans tous les journaux allemands et anglais, et comme tu ne vins pas, ajouta-t-il en hésitant, te croyant morte, je pris Marie.

— Alors garde-la ! répliqua Jemmy d’un ton ferme, en accompagnant ces paroles d’un regard où se peignait le mépris le plus profond ; puis elle s’élança encore une fois sur son enfant, le saisit et l’embrassa avec exaltation, puis elle ouvrit la porte...

— Arrête ! arrête ! pour l’amour de Dieu ! s’écria Toffel d’une voix qui faisait deviner ce qu’il avait souffert : il est vrai de dire qu’il l’aimait sincèrement, et n’avait rien négligé pour la retrouver. On avait battu le pays à vingt lieues à la ronde, les annonces des journaux lui avaient aussi coûté maints dollars ; malheureusement, ils circulaient plus particulièrement dans la partie orientale du pays, tandis que Jemmy figurait comme dame d’honneur dans la partie occidentale. Et, malheureusement encore, au bout d’une année, le révérend pasteur Gaspard fit un sermon sur ce beau texte : Melius est nubere quam uri, qu’il rendit très disertement en langue allemande à Toffel. Celui-ci crut agir en bon protestant, prit une femme bonne et jolie, mais à laquelle manquait cet esprit de contradiction, d’agacerie, ces boutades, ces propos piquants qui réveillaient jadis si à propos son caractère nonchalant.

Telle était la position de notre Toffel, le mari à deux femmes, entre lesquelles il semblait fortement balancer. Les garder toutes deux, comme le patriarche Lamech, quelle apparence ? Enfin, il s’écria : — Allons chez le squire et chez le pasteur Gaspard ; allons entendre ce que disent la loi humaine et la loi de Dieu.

En disant cela, Toffel agit en bon et loyal Allemand qui pensait qu’il valait mieux ne pas prendre un parti de son propre chef, et mettre toute la responsabilité de sa position sur l’autorité divine et humaine.

Jemmy tressaillit ; le mot de loi, ou, ce qui en est la conséquence, un procès, résonnait désagréablement à ses oreilles, et elle hésitait, quand sa rivale, qui s’était retirée dans la chambre voisine, reparut tenant dans ses bras les deux lourds bas remplis de dollars de la communauté.

— Prends-les, dit-elle d’une voix douce à Jemmy, prends-les, et Jeremias Hawthorn est encore garçon ; sois heureuse, bonne Jemmy.

Il y avait quelque chose de touchant dans sa voix et dans sa proposition sincère. Tout autre cœur que celui de la femme irlandaise se serait ému ; mais la vue de la femme heureuse sembla ranimer les transports de Jemmy. Jetant sur Marie un regard du plus profond mépris, elle s’approcha de Toffel, lui serra la main en lui disant adieu, et sortit précipitamment de la chambre.

— Cours, cours, cher Toffel, de toutes tes forces, s’écria Marie ; cours, pour l’amour de Dieu ! elle pourrait attenter à elle-même.

Toffel était resté immobile, privé pour ainsi dire de sentiment ; on aurait pu croire que tout lui paraissait un songe : la voix de sa femme le rappela à la réalité. Il se mit à courir de toutes ses forces après la pauvre fugitive ; mais celle-ci avait déjà gagné beaucoup d’espace sur lui. Redoublant ses longs pas, il était sur le point de l’atteindre, lorsqu’elle se retourna et lui ordonna de regagner sa maison. Elle proféra cet ordre d’un ton si ferme, que Toffel, encore habitué à obéir à ses volontés, s’y conforma en reprenant lentement le chemin de chez lui. Après avoir fait quelques pas, il s’arrêta néanmoins, suivit d’un œil fixe la marche rapide de Jemmy jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans les profondeurs du coteau ; alors il secoua la tête, et pensa... quoi ? C’est ce que nous ne saurions dire.

Jemmy poursuivait maintenant, comme un chevreuil qu’on a effrayé, sa course vers le haut de la montagne ; la voilà arrivée encore à cette fatale saillie où son bonheur d’ici-bas avait, il faut bien le dire, par sa propre faute, reçu une si terrible atteinte. Là était la maison qui renfermait les deux Toffel ; là paissaient ses vaches et ses génisses et une demi-douzaine des plus grands chevaux qu’elle eût jamais vus. Maintenant elle en eût eu à choisir ! Et il fallait renoncer à tout cela ! Cette pensée lui fit verser des larmes amères. Et, maintenant, plus de famille, plus d’amis peut-être ; que dirait-on de cette Jemmy si longtemps perdue, Jemmy la squaw indienne ?... Insensiblement, ses sens se calmèrent ; une nouvelle pensée sembla germer en elle, et à chaque seconde cette résolution semblait se raffermir. Enfin, comme pour échapper à la possibilité d’un changement d’idées, elle se redressa tout à coup avec force, courut à toutes jambes vers la forêt, et pénétra toujours plus avant dans ses profondeurs.

 

V.

Où l’on démontre comment les deux épis rouges étaient pourtant un présage.

Ce fut vers l’année 1396 [corrigé en 1826 dans les publications postérieures] que Jemmy recommença son long voyage pour retourner vers ceux qu’elle avait fuis naguère. Elle retrouva le même courage inflexible pour aborder les colons avancés, établis dans la partie nord-ouest des États-Unis (État actuel de l’Ohio). Elle leur demanda l’hospitalité sans solliciter une compassion superflue. Lorsqu’elle eut dépassé les dernières habitations, elle eut de nouveau recours aux papaws, au raisin et aux châtaignes sauvages, et acheva ainsi sa course de quatre cents milles jusqu’aux sources du grand Miami, où, deux mois après sa fuite, elle se présenta avec aussi peu de trouble et de crainte que si elle rentrait d’une visite du matin.

Jamais le quartier général des Squaws n’avait retenti de si grands cris d’allégresse que lorsque Jemmy entra dans la cabane de la mère de Tomahawk. Toute la population des Wigwams était en mouvement ; Tomahawk ne se possédait plus de joie. Il avait été son admirateur fidèle pendant cinq années entières, et, ce qui n’est pas peu de chose de la part d’un sauvage, durant tout ce temps, il n’avait pas osé prendre la moindre liberté avec elle. Elle ne s’était pas acquis une légère influence sur ce petit peuple ; elle était l’institutrice des femmes, le tailleur et la cuisinière des hommes, le factotum de tous, et, si les derniers (les hommes) ne ressemblaient plus à des orangs-outangs, c’était son ouvrage à elle. Tomahawk sautait et dansait de bonheur : Hommes blancs, pas bons ! disait-il ; hommes rouges, bons ! s’écriait-il. Et sa mère et tous les hommes s’unissaient à ces transports de joie.

Cependant, malgré la résolution ferme que Jemmy avait prise, sa prudence ne lui permettait pas de donner trop beau jeu au sauvage amoureux : non, elle réfléchit longtemps avant de lui permettre seulement l’espoir le plus éloigné. Depuis vingt jours déjà, elle se tenait renfermée auprès de la mère de Tomahawk, et, pendant ce temps, il n’avait pu la voir que deux fois. Enfin, le matin du vingt et unième jour, il fut mandé auprès de la souveraine de son cœur. Il s’y rendit peut-être plus bizarrement accoutré encore que lors de sa première demande, et, en balbutiant, il lui exprima de nouveau ses vœux. Jemmy l’écouta avec le sérieux d’un juge d’appel ; quand il eut terminé, elle lui montra silencieusement la table sur laquelle était étalé un habillement américain complet. Tomahawk retourna à sa cabane en poussant des cris de joie, et une demi-heure après, il parut un autre homme devant sa maîtresse. Il n’avait vraiment pas si mauvaise mine ; c’était un garçon bien fait, d’une taille élancée ; — Toffel n’était rien en comparaison ; — de plus, c’était le chef de plusieurs centaines de familles, et l’on ne pouvait voir en lui un mari si fort à dédaigner. Elle voulut bien alors tendre la main ; il s’agissait encore d’une autre épreuve. Deux chevaux amenés par ordre de madame mère, se trouvaient à la porte : Jemmy ordonna à Tomahawk de les seller. Il obéit tout de suite en silence. Elle monta sur l’un, en lui faisant signe d’en faire autant et de la suivre. Le chef sauvage était surpris ; il la regarda fixement, mais suivit néanmoins sa maîtresse, qui, quittant le canton de Wigwam, dirigea leur course vers le sud ; plusieurs fois il se hasarda à lui demander où ils allaient, mais elle lui répondit par un geste, montrant d’un air significatif le lointain, et il se taisait et suivait. La paix s’était rétablie entre les Indiens et les colons pendant la captivité de Jemmy, et le dernier voyage de celle-ci lui avait été utile à quelque chose. Elle avait appris qu’une colonie américaine s’était formée, dans la direction du sud, à environ quarante milles de distance des sources du Miami, et c’est sur cette nouvelle colonie qu’elle se dirigeait en ce moment. Dès qu’elle y fut arrivée, elle s’informa du juge de paix. Le squire ne fut pas peu étonné quand il vit tout à coup entrer chez lui une jeune et jolie femme (Jemmy avait repris sa bonne mine pendant sa retraite de vingt jours) et un jeune et beau sauvage, habillé comme un gentleman. Du reste, Jemmy ne lui laissa guère le temps de se livrer à son étonnement ; mais, se tournant sans longs détours vers son compagnon, elle lui dit : — Tomahawk ! pendant les cinq ans de notre connaissance, je t’ai vu donner tant de preuves de bon sens que j’ai tout lieu d’espérer de faire de toi un mari, et j’ai donc résolu de te prendre pout tel.

Tomahawk ne savait s’il veillait ou non, et il en était de même du squire ; mais la demande formelle que lui adressa Jemmy, de la marier, elle, Jemmy O’Dougherty, avec Tomahawk, le chef de la peuplade des Squaws, et dix dollars reluisants qu’elle joignit à cette demande, firent cesser tous les doutes du juge de paix, et, prononçant sur eux la formule matrimoniale, il unit leurs mains. La chose était finie, que le pauvre sauvage ne comprenait point encore ce que signifiait cette cérémonie ; mais quand Jemmy lui prit la main, et lui fit connaître qu’elle était maintenant sa femme et lui son mari, il était comme tombé des nues.

Le lendemain, Tomahawk et sa femme s’en retournèrent chez eux, et, à partir de leur retour, commencèrent aussi les mois de miel du nouvel époux. Or, mistress. Tomahawk fut à peine installée dans sa nouvelle habitation, qu’elle vint à reconnaître que cette misérable cabane était beaucoup trop étroite pour eux deux, et, de plus, trop malpropre ; et, dans le fait, cette cabane était plutôt à comparer à l’antre d’un ours qu’à une habitation humaine. Tomahawk et ceux dont il disposait avaient donc maintenant des arbres à abattre, travail auquel les gens de Tomahawk ne se soumirent que contre de certains honoraires en bouteilles de whisky, dont Jemmy avait fait provision au chef-lieu de la colonie. Elle avait, en outre, attiré quelques-uns de ses compatriotes, qui aidèrent à la construction de la maison neuve. Tomahawk, à la vérité, sauta encore quand il lui fallut, pendant quinze jours, manier la hache : seulement ce n’était plus de joie ; il fit même la grimace ; mais ni sauts ni grimaces n’y purent rien : il fallut s’exécuter. Au bout de quatre semaines il se vit couché dans une habitation commode, aussi commode que celle de Toffel. Tomahawk eut alors du repos pendant quatre semaines entières ; mais le printemps s’annonçait : le champ consacré à la culture du blé était évidemment trop petit ; il était même dépourvu de haie, et les chevaux, ainsi que les porcs, y venaient dévorer les jeunes tiges longtemps avant qu’elles eussent seulement formé leurs épis. Les choses ne pouvaient pas rester en cet état, et il fallait donc que la sauvage moitié de mistress Tomahawk abattît encore quelques milliers d’arbres et qu’il fît des haies autour d’une demi-douzaine de champs. — Cette besogne faite, Tomahawk eut encore quelques semaines de repos. Cependant, de temps immémorial, on avait bien mal mené les choses quant aux peaux de renard, de cerf, de castor et d’ours. Tomahawk avait une grande réputation comme chasseur ; mais le fruit de plusieurs semaines de chasse, il n’était pas rare qu’il le donnât pour quelques gallons de whisky. À l’instar de beaucoup de ses frères rouges, son côté faible était le plaisir qu’il trouvait à prendre une et même un grand nombre de gorgées de whisky, quand l’occasion s’en présentait. Toutefois, il éprouvait, à cet égard, une telle crainte de sa compagne, qu’adroitement il cachait les bouteilles d’eau-de-vie dans Les creux d’arbres. Mais mistress Tomahawk eut bientôt découvert la fraude, et, afin de mettre dorénavant Tomahawk à l’abri de toute tentation, elle décida qu’à l’avenir, toutes les peaux seraient apportées au camp et mises à sa disposition. Elle se chargea alors du commerce de pelleterie. Bien peu de temps après, plusieurs vaches paissaient sur les bords du Miami, et Tomahawk goûta pour la première fois du café et des gâteaux de farine de maïs. Mais les choses allèrent de pire en pire. Un jeune Tomahawk vit la lumière du monde, et les vieux Squaws ne tardèrent pas à se présenter chez sa mère, les mains remplies de fumier et de graisse d’ours, pour admettre solennellement le nouveau chef de la peuplade dans la communauté religieuse et politique. Mais Jemmy leur montra un visage renfrogné, et quand elle vit que cela ne suffisait pas, elle se saisit si résolument de son sceptre, c’est-à-dire d’un grand balai, que jeunes et vieux se sauvèrent à toutes jambes, se croyant poursuivis du malin esprit. Lorsqu’elle fut rétablie de ses couches, elle ordonna encore à Tomahawk d’apprêter deux chevaux.

Cette fois-ci encore, leur course se dirigea vers la colonie, mais ils abordèrent non à la maison du juge de paix, mais à celle du curé. Tomahawk accédait à tout tranquillement ; mais quand il vit le curé répandre de l’eau sur son fils, la patience lui échappa, il entra dans une sorte de fureur, et appela mistress Tomahawk sorcière, mauvais génie, médecin (terme très fort chez les peaux rouges). Jemmy, sans perdre une parole, fronça les sourcils, releva son nez, et le jeune Tomahawk fut baptisé comme d’autres enfants chrétiens.

Le voyageur que son chemin conduira dans la direction du nord, à travers la bruyère située entre Columbus et Dayton, remarquera, au-dessous et tout près des sources du Miami, une grande habitation, construite en madriers, flanquée de granges et d’écuries, environnée de superbes champs de maïs et de prairies, sur lesquelles paissent de magnifiques vaches, des chevaux et des poulains, sans compter les vergers remplis d’arbres fruitiers. Autour de la maison, on voit folâtrer une demi-douzaine de jeunes garçons et de jeunes filles d’un teint rouge clair, et vêtus comme s’ils sortaient du magasin de Stubbs, à Philadelphie. Le dimanche, ils lisent la Bible ou sellent leurs chevaux pour aller accompagner mistressTomahawk à l’église ; ils lisent et expliquent les gazettes au chef de la tribu, qui s’accommode parfaitement de sa nouvelle existence, et se demande avec orgueil s’il fera de ses fils aînés des docteurs ou des avocats. Deux fois l’année, mistress Tomahawk se rend à Cincinnati sur une voiture à six chevaux, qui, chargée de beurre, de sucre d’érable, de farine et de fruits, forme un cortège aussi pompeux que celui d’un gouverneur. Deux de ses fils à cheval lui servent toujours d’avant-coureurs, et elle est autant devenue l’effroi de tous les inspecteurs des marchés, qu’elle s’est rendue l’oracle et la favorite de toutes les femmes... et de tous les hommes.

(1) Colombus, capitale de l’État de l’Ohio.

(2) Mot allemand composé, qui veut dire habitants des bords des forêts.

(3) Montagne du sabbat.

(4) Exclamation irlandaise.

 

 

GÉRARD DE NERVAL.

 

FIN.

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