24 janvier 1852 (BF) — L’Imagier de Harlem ou La Découverte de l’imprimerie, à la Librairie théâtrale.

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ACTE III

Coster et ses compagnons sont maintenant à Paris, toujours poursuivis par Satan, masqués sous l’identité d’Olivier Le Daim, favori du roi Louis XI. Et lorsque Coster pense s’assurer la protection du roi en lui offrant un exemplaire imprimé de ses « œuvres » littéraires, Satan retourne la situation, en présentant au roi un pamphlet satirique contre lui, également imprimé. C’en est fini de la faveur royale. Satan va finalement tenter de perdre Coster en utilisant une fois encore sa créature damnée, qui porte ici le nom d’Alilah. Mais ce que Satan n’a pas prévu, c’est qu’Alilah, est tombée amoureuse de sa victime. Dans la féerie du séjour au château de Beauté, le temps passe, le ballet des douze heures mesure en fait douze années, au terme desquelles Coster reprend conscience. Catherine est morte, et les compagnons s’apprêtent à tenter leur chance en Espagne.

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ACTE TROISIÈME.

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CINQUIÈME TABLEAU.

A Paris. L’atelier de Laurent Coster. — A droite une presse gothique, à gauche un compositeur. — Porte au fond donnant sur la rue. Portes latérales.

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SCÈNE PREMIÈRE.

FAUST, au compositeur, GUTTEMBERG, mettant l’encre aux lettres, SCHÆFFER, imprimant.

 

GUTTEMBERG.

Courage, compagnons ; repoussés de la Hollande et de l’Allemagne, nous sommes venus en France, et nous voici à Paris, grâce à la protection de son éminence le cardinal la Balue, premier ministre de sa majesté Louis XI.

FAUST.

Un roi qui doit approuver l’invention glorieuse de l’imprimerie, car, ainsi que le dit le sieur de Comines, son chroniqueur : « Le grand roi Louis XI n’est pas un ignorant comme la plupart des princes, il aime les subtils esprits. »

GUTTEMBERG.

Aussi notre maître, l’illustre Laurent Coster, commence-t-il à se montrer satisfait de son voyage à Paris. Les angelots abondent dans notre escarcelle, et, vous le dirai-je, camarades, notre maître m’a fait parfois l’effet de n’avoir plus sa première ardeur. Aujourd’hui encore, il est le dernier à l’ouvrage.

SCHÆFFER.

Je m’en suis bien aperçu maintes fois. Ah ! Coster n’est pas comme nous autres, qui trouvons à peine un quart d’heure par jour... pour boire un verre de cervoise ou de bon vin d’Argenteuil à la taverne voisine.

FAUST.

Lui, au contraire, il passe des heures entières à rêver comme un amoureux de vingt ans.

GUTTEMBERG.

Ah ! oui, tous ces inventeurs, tous ces hommes de génie, ont malheureusement là, dans le front, une folle maîtresse... une femme qui n’existe pas, et qui se nomme imagination ; ils la poursuivent toute leur vie, ils sacrifient tout à ce rêve ; ils bâtissent pour lui de beaux châteaux en Espagne, et oublient leur maison et le travail. Aussi, savez-vous ce qui arrivera ? et Dieu veuille que je me trompe !... Coster sera oublié dans l’avenir, comme créateur de l’imprimerie, et on ne se souviendra que des trois compagnons, Faust, Schæffer et Guttemberg, parce qu’ils auront été les trois seuls travailleurs.

SCHÆFFER.

En attendant, ce brave Coster s’est empressé d’avoir pignon sur rue, et il serait capable de nous ruiner tous et notre découverte, en riches habits et en ornements pour sa maison.

FAUST.

Quant à cela, dame Catherine, qui se connaît en commerce, dit que c’est un bon moyen d’attirer les clients, les Parisiens surtout...

SCHÆFFER.

Et elle n’a peut-être pas tort. C’est même elle qui a choisi cette rue aux environs du Louvre.

GUTTEMBERG, s’arrêtant de travailler.

Une chose m’étonne, la voici : nous imprimons beaucoup d’évangiles, mais encore plus de livres de magie, comme si une puissance de nécromancien était toujours là pour favoriser la vente.

SCHÆFFER.

Je l’ai remarqué aussi. Je suis souvent tenté de croire que le diable se mêle à notre œuvre.

FAUST, allant à eux.

Oui, c’est une vieille croyance en Allemagne, n’est-ce pas, le diable qui prend toutes les formes pour nuire aux gens, surtout aux hommes qui sortent de la ligne ordinaire. Si c’était le malin esprit qui s’acharne après Laurent Coster pour le détourner de la bonne voie.

GUTTEMBERG.

Quoi qu’il en soit, nous serons là. N’oublions jamais que nous avons commencé notre œuvre dans un caveau misérable à Harlem ; nous n’avions alors d’autres auxiliaires que la patience, le courage et le travail. Tâchons de garder à jamais ces trois soutiens et l’avenir est à nous. Ainsi donc, s’il arrive que Coster fléchisse, nous autres persévérerons jusqu’au bout.

SCHÆFFER et FAUST.

Nous le jurons, Guttemberg. (Ils se serrent la main.)

GUTTEMBERG.

Je compte sur vous, comptez toujours sur moi ; mais voici Coster et dame Catherine. (Coster entre avec Catherine.)

 

SCÈNE II.

LAURENT COSTER, CATHERINE, GUTTEMBERG, FAUST et SCHÆFFER.

 

COSTER.

Bonjour, compagnons.

GUTTEMBERG, lui donnant un sac.

Voici la recette de ce matin, maître.

COSTER.

Qu’avez-vous vendu ?

GUTTEMBERG.

Un grand nombre de livres relatifs aux sciences secrètes.

SCHÆFFER.

Et je disais que le diable... (Coster fait un mouvement, Schæffer se reprend.) je disais que le diable...

COSTER.

Tais-toi, Schæffer... L’ennemi du genre humain se montre toujours assez sans qu’on parle de lui. (Rendant son sac à Guttemberg.) Tenez, camarades, prenez cet argent et allez le distribuer aux pauvres élèves de la Sorbonne, où nous avons reçu un si bon accueil.

GUTTEMBERG.

Ce sera fait, maître.

COSTER.

C’est la meilleure manière de célébrer l’anniversaire de la naissance de ma fille Lucie.

GUTTEMBERG.

Allons voir nos jeunes clercs de l’Université. En voilà qui vous aiment... Si l’on vous persécutait, ils seraient capables de vous porter en triomphe. Allons, venez, compagnons. (Guttemberg sort avec Faust et Schæffer.)

 

SCÈNE III.

LAURENT COSTER, CATHERINE.

 

CATHERINE, s’appuyant sue Coster.

Tu aimes bien ta fille au moins, n’est-ce pas ?

COSTER.

Folle !

CATHERINE.

Comme tu m’aimes ?

COSTER.

Jalouse !

CATHERINE.

Oui, je suis jalouse et surtout d’une rivale redoutable...

COSTER, avec un sourire forcé.

Ah ! tu veux parler de cette femme qui ne fut qu’un prestige, un rêve... une apparition de minuit !

CATHERINE.

Ah ! oui, cette femme que tu appelles Aspasie ! et puis cette autre... ou plutôt... Tiens, ne parlons plus de ces choses mystérieuses, laissons-les dans les ténèbres, mieux vaut les oublier que de les approfondir... (Reprenant d’un ton plus caressant.) Non, mon éternel rêveur, la pauvre Catherine te pardonne tes visions, mais elle se connaît une autre rivale dans ton cœur. Veux-tu que je te la nomme ?

COSTER.

Oui.

CATHERINE.

C’est ta découverte.

COSTER.

L’imprimerie ?

CATHERINE.

Oui, tu t’occupes de ton imprimerie bien plus que de moi.

COSTER.

Voilà bien les femmes !

CATHERINE.

Tu diras ce que tu voudras. Je maudis bien le jour où l’idée de devenir un grand homme t’a passé dans le cerveau. Nous voilà courant le monde comme des bohémiens. Est-ce que c’est digne de deux braves bourgeois de Harlem ?

COSTER.

Cesse de te plaindre, Catherine ; tu vois que mon invention commence à rapporter de beaux écus sonnants. (Il lui remet un petit sac d‘argent.)

CATHERINE.

Oui, c’est un fait, j’en conviens. J’ai même une idée à cet égard, je te la dirai tout à l’heure, parce qu’il faut des ménagements pour l’y amener.

COSTER.

Il me tarde de connaître ton idée.

CATHERINE.

D’abord, dis-moi... est-ce que tu as grande confiance dans la protection du roi Louis XI ?

COSTER.

Pourquoi ?

CATHERINE.

C’est que je n’y ai pas confiance du tout, moi, et tu sais qu’il est des circonstances où mon bon sens et mon instinct de femme sont plus clairvoyants que ton génie... Pourquoi Dieu fit-il les rois ? Pour le représenter lui-même qui est la vertu, et voici un roi qui la représente fort mal.

COSTER.

Qui t’a donc si bien informée, Catherine ?

CATHERINE.

Oh ! tout le monde, car c’est un historien que tout le monde. Ce roi Louis XI, étant Dauphin, a fait la guerre à son père Charles VII, qui en est mort de chagrin.

COSTER.

En vérité, tu es bien instruite !

CATHERINE.

Tu vois bien que le genre humain pouvait se passer de l’imprimerie, et qu’au besoin, il suffit de la langue.

COSTER.

O femme ! tu devais trouver ce mot.

CATHERINE.

Et tu te fies à ce roi ?

COSTER.

Je me fierai du moins à son ministre le cardinal de la Balue. Son éminence a daigné m’attirer en France et me témoigner un intérêt particulier.

CATHERINE.

Et s’il tombe en disgrâce, ton cardinal ?

COSTER.

Comment ?

CATHERINE.

On en parle déjà.

COSTER.

N’importe, j’ai trouvé un moyen de m’assurer la bienveillance de Louis XI lui-même.

CATHERINE.

Je ne sais pas quel est ton moyen, mais je sais qu’il y a beaucoup de gens qui t’en veulent, beaucoup de gens très-puissants, et que si tu faisais bien...

COSTER.

Bon... je crois que voilà l’idée de Catherine.

CATHERINE.

Eh bien, oui ! et si tu étais sage, maintenant que tu as gagné assez d’argent pour que nous vivions en paix, nous quitterions Paris pour nous en retourner à Harlem.

COSTER.

Enfin la voilà ton idée ?

CATHERINE.

Est-elle donc bien mauvaise ?

COSTER.

Tais-toi, femme.

CATHERINE.

Je t’en prie... Oh ! mais je saurai bien t’y décider... je t’en parlerai du matin au soir...

COSTER, tirant de sa poche un livre qu’il lui donne.

Catherine... regarde !..

CATHERINE.

Oh ! un livres d’heures ! avec toutes les figures gravées et enluminées.

COSTER.

Par moi !

CATHERINE.

Vraiment ?

COSTER.

Oui, depuis un an j’y travaille sans te le dire, et je pensais à toi à chaque lettre que je posais, comme tu penseras à moi à chaque ligne que tu liras. Ceci, Catherien, c’est mon chef d’œuvre, garde-le bien pour qu’un jour nous le léguions à notre fille... — Qui sait ! ce sera peut-être là tout son héritage...

CATHERINE.

Mais elle aura de quoi en être fière.

COSTER.

Tu trouves ? (Elle l’embrasse.) Tu vois donc bien, femme, que l’imprimerie est bonne à quelque chose. — Adieu, à bientôt, je vais travailler. (Il va au compositeur et travaille.)

CATHERINE, en sortant.

C’est singulier, dans toutes nos discussions je n’ai jamais tort, et c’est toujours lui qui a raison.

 

SCÈNE IV.

 

COSTER, seul.

Pauvre femme ! ah ! n’importe. C’est une lutte pénible. Et il est donc écrit là-haut que lorsqu’une idée illumine un homme, l’obstacle qui en empêche l’accomplissement surgira partout, du ciel, du monde et de l’enfer. Eh ! oui, car enfin, si j’aimais bien ma femme, si j’aimais bien ma fille, je laisserais tout là, et je m’en irais vendre de la toile de Hollande à Harlem. — Après tout, que m’importe l’humanité... que peut-elle me donner en échange de ma vie tout entière ? L’immortalité... la vie qui ne finit pas ! (On entend du bruit, des acclamations, il remonte vers le fond.) Que se passe-t-il donc ? Ah ! ce sont les gens du peuple qui ont reconnu Louis XI sous ses simples habits... la foule crie : Noël ! sur son passage... Ce roi n’est donc pas si odieux ?... Il se plaît à parler avec les marchands... Je ne me trompe pas... il vient par ici. (Cris au dehors.) Noël ! Noël ! (On voit paraître au fond des bourgeois et des gens du peuple, puis Louis XI avec le diable sous la forme d’Olivier le Daim, et Tristan ; ils sont suivis de deux pages, des gardes font disperser la foule.)

 

SCÈNE V ;

LAURENT COSTER, LOUIS XI, LE DIABLE comme OLIVIER LE DAIM ;

TRISTAN et les DEUX PAGES restent dehors, avec les gardes.

 

COSTER, s’inclinant.

Vous chez moi, sire.

LOUIS XI.

Oui, maître Coster, je viens rendre visite à l’imagier de Harlem.

COSTER.

Sire, je ne m’attendais pas à votre présence, mais depuis longtemps je vous préparais une offrande respectueuse.

LOUIS XI.

Une offrande ? et laquelle ?

COSTER.

Si votre majesté daigne attendre quelques instants, sa curiosité sera satisfaite, je l’espère, aussi bien que mon ambition. (Il s’incline et rentre à gauche.)

 

SCÈNE VI.

LOUIS XI, OLIVIER LE DAIM.

 

OLIVIER.

Je ne puis concevoir ce caprice soudain,
Sire...

LOUIS XI.

Eh bien ! j’en suis là, maître Olivier le Daim.

OLIVIER.

Bah ! vous voulez passer pour un roi populaire !...

LOUIS XI, regardant autour de lui et examinant la presse.

Invente un passe-temps qui puisse mieux me plaire ;
Mes faucons, à mes yeux, ne sont plus amusants ;
J’en suis réduit à voir danser mes paysans.
Comme j’aurais voulu régner sur notre France
Quatre cents ans plus tôt ! Ah ! quelle différence !

OLIVIER.

Pourquoi sire ?

LOUIS XI.

Pourquoi ?... C’est qu’alors mes aïeux
Pour alléger le poids de leur sceptre ennuyeux,
Allaient en Palestine, en tête d’une armée,
Exterminer les Turcs dans toute l’Idumée.
Que ne suis-je Louis le Gros ou le Hutin,
Louis le Débonnaire !

Il passe à droite.

OLIVIER.

Il était un peu brusque.

LOUIS XI.

Si j’étais saint Louis ?

OLIVIER, faisant un mouvement.

Ah !

LOUIS XI, se retournant.

Ce saint-là t’offusque !
Mais il avait des goûts qui seraient de mon choix,
Il faisait le bonhomme avec les villageois ;
Et rendait la justice, assis au pied d’un chêne.
Tu m’y feras songer, à la Saint-Jean prochaine.

OLIVIER.

Sire, vous êtes donc rongé par vos ennuis ?

LOUIS XI, s’asseyant.

Tu dis vrai, j’ai des jours sombres comme des nuits,
Mais j’y pense, Olivier, qu’on surnomme le diable,
C’est de toi que me vient ce marasme effroyable.

OLIVIER.

De moi, sire ? Ah ! pardon, vous me calomniez.

LOUIS XI.

Je m’amusais avant !

OLIVIER.

C’est ce que vous niez
Par ce visage sombre, où l’ennui s’éternise,
Car, voyez-vous, un roi rarement s’humanise,
Il ne peut prendre part à ces amusements
Qui des petits mortels charment tous les moments ;
Or pour chasser l’ennui qui courbait votre tête,
Je vous ai fait commettre, avec quelque plaisir,
Des crimes innocents, délices du loisir..
Voulez-vous que je compte avec mes doigts, ô sire,
Ces joyeux passe-temps ?

LOUIS XI.

Voyons, je le désire.

OLIVIER.

Premièrement, un jour, quand vous étiez Dauphin,
Voulant de votre père accélérer la fin,
Vous avez excité dans cette grande ville,
Par mes conseils, le feu de la guerre civile.
Une autre fois, l’ennui vous accablait si fort
Que je vins à propos vous sauver le la mort,
Et remis en vos mains une coupe charmante
Que but Agnès Sorel, cette royale amante.
Avez-vous oublié votre frère ? il gênait
Votre succession, et vous importunait.
Quels ennuis ! Et qu’un frère est lourd auprès d’un trône !
Comme il courbe le front que courbe une couronne !
Je vous dis un seul mot, bien clair ; il vint s’asseoir
A table, auprès de vous ; il était mort le soir !
Et d’Armagnac ! songez à cette illustre fête !
Fête de l’échafaud ! je fis tomber sa tête,
Et comme vous et moi nous fûmes triomphants
Lorsque le sang du père inonda ses enfants.

LOUIS XI, se levant, avec colère.

Assez !

OLIVIER.

Assez ! mais, sire, il faut que ma défense
Soit bien complète après votre royale offense,
Car on dirait vraiment, sire, que j’ai perdu
Mon temps, et le respect qui toujours vous est dû.

LOUIS XI.

Alors, de mon ennui ne pouvant me défendre,
Je n’ai plus qu’un moyen, un seul, c’est de te pendre !

OLIVIER.

Me pendre ?

LOUIS XI, s’approchant de lui et riant.

Oui, je rirai peut-être follement
En voyant ta grimace à ton dernier moment.

OLIVIER, le fixant.

Sire, vous oubliez que c’est moi qui vous rase !

LOUIS XI.

Olivier, mon ami ! (A part.) Que la foudre l’écrase !

 

SCÈNE VII.

LES MÊMES, LAURENT COSTER, CATHERINE.

 

COSTER, tenant un livre.

Viens, Catherine !... voici Sa Majesté le roi.

LOUIS XI.

Approchez, maître Coster. Quel livre m’apportez-vous là ? Homère ?

COSTER.

Non, sire, c’est un livre encore plus précieux pour Votre Majesté.

LOUIS XI.

C’est donc la Bible ?

COSTER.

La Bible intéresse toute la chrétienté, mais il est certain livre d’un intérêt plus particulier pour vous, sire.

LOUIS XI.

Quel est ce merveilleux ouvrage ?

COSTER, présentant le livre ouvert.

Que Votre Majesté y daigne jeter les yeux.

LOUIS XI.

Que vois-je ! Regarde, Olivier. (Il lui remet le livre.)

OLIVIER, lisant.

« Les Cent Nouvelles Nouvelles, dites les Nouvelles du roi Louis XI !... »

LOUIS XI.

Comment, maître Coster, vous vous êtes avisé d’imprimer ces œuvres légères de mes loisirs ! vous en avez tiré plusieurs exemplaires ?

COSTER.

Beaucoup, sire.

LOUIS XI.

Une vingtaine ?

COSTER.

Bien plus, sire.

LOUIS XI.

Une centaine... peut-être.

COSTER.

Non, sire, au moins trois mille.

LOUIS XI.

Trois mille !... Entends-tu, Olivier ?

OLIVIER.

Parfaitement, sire ; voilà votre esprit en effigie, comme votre figure sur les pièces de monnaie.

COSTER, à part.

Cette voix !...

LOUIS XI, feuilletant le volume.

C’est qu’il a pardieu raison, compère ; ce sont bien mes Nouvelles, oui... Voilà la Médaille à l’envers, voilà la Pêche de l’anneau. (Il rit.) Le Duel d’aiguillettes, et l’Encens du diable.

OLIVIER, faisant une révérence au Roi.

Sire ?

LOUIS XI.

Qu’est-ce qu tu as ?

OLIVIER.

Rien, sire, la satisfaction de rendre hommage au génie de Votre Majesté.

CATHERINE, à part.

Cet homme !... étrange souvenir !

LOUIS XI, souriant.

Messire Coster, nous sommes content de vous. Parlez, comment vous plaraît-il de nous voir témoigner notre bonté à votre endroit ?

COSTER.

Votre Majesté me rend vraiment confus !

OLIVIER.

Si j’osais venir en aide à l’embarras de ce pauvre homme...

LOUIS XI.

Qu’est-ce que tu dirais ?

OLIVIER.

J’oserais conseiller à Votre Majesté d’acheter l’édition entière.

LOUIS XI.

Tu parles comme un maître sot : à quoi servirait-il de se faire imprimer pour s’acheter soi-même ? Dites-moi, maître Coster, mon livre se vend-il beaucoup ?

COSTER.

Beaucoup, sire.

LOUIS XI.

Vrai, sans flatterie ?

COSTER.

C’est une fortune pour moi, sire !

LOUIS XI.

Vraiment ! Dis donc, Olivier, tu entends, je fais la fortune des gens, sans m’en douter.

OLIVIER.

Hélas ! sire, on en ruine quelquefois tant d’autres sans y songer davantage.

LOUIS XI.

Et combien vend-on chaque exemplaire ?

COSTER.

Deux écus à la rose.

LOUIS XI.

C’est cher ! c’est cher !

OLIVIER.

Un livre de votre majesté.

LOUIS XI.

Sans doute ; mais il ne faut pas décourager les acheteurs... Mais, pasque-Dieu ! dis donc, Olivier, si, au lieu de frapper des impôts, je chargeais mon argentier de vendre mes Nouvelles ?

OLIVIER.

Votre majesté serait le premier roi qui se serait enrichi en amusant son peuple !

LOUIS XI.

Voyons, maître Coster ! que puis-je pour vous ?

COSTER.

Si j’osais solliciter de votre majesté la permission de lui offrir cet exemplaire richement enluminé ?

LOUIS XI.

Comment donc ! c’est une attention qui nous touche. J’offrirai à mon tour votre présent à la dame de Beaujeu ; soyez donc le bien-venu à notre cour, messire Coster !

COSTER.

Tu l’entends, Catherine ?

CATHERINE.

Sire ! (Elle s’approche du Roi.)

LOUIS XI.

C’est ta femme ? je vous prends désormais tous deux sous ma protection royale.

CATHERINE.

C’est dépasser nos plus beaux rêves, sire.

LOUIS XI.

Oui, j’affirme que je considère l’imprimerie comme une belle invention ; je me hâterai de faire des édits et ordonnances pour la propager dans tous mes États.

OLIVIER, avec un rire sarcastique en remontant vers le fond.

Ah ! ah ! ah !

LOUIS XI.

De quoi ris-tu ?

OLIVIER.

Pardon, sire, pardon ! (Riant plus fort.) Je ris... un écolier qui donne des verges pour se faire fustiger !

CATHERINE, bas.

Coster !..

COSTER, à lui-même.

Oh ! ce rire infernal ! c’est lui !

LOUIS XI, à Olivier.

De qui parlez-vous, messire ?

OLIVIER, tirant une brochure.

Ce pamphlet vous le dira.

LOUIS XI.

Un pamphlet ?

OLIVIER.

Laurent Coster nous a montré un livre écrit par le roi... En voici un autre écrit sur le roi.

CATHERINE, à part.

Mon Dieu !

COSTER.

Sire, quelque ouvrier qu’on aura séduit sans doute.

LOUIS XI, l’ouvrant vivement.

Comment ! sur moi ?... et par qui ? par personne ?

OLIVIER.

Par tout le monde.

LOUIS XI.

Aucun nom d’auteur !... et que dit-on ?

OLIVIER.

Voyez, sire, au hasard.

LOUIS XI, feuilletant la brochure.

Ah ! j’imite sans l’égaler le roi romain Numa Pompilius, et la dame de Beaujeu, ma conseillère intime, est une triste Égérie.

OLIVIER.

Lisez encore, sire.

LOUIS XI, de même.

Ah ! je ne pardonne pas à mon cousin de Bourgogne de montrer plus de courage que moi !... Je fais pendre les paysans à tous les arbres de mon château de Plessis-lez-Tours.

OLIVIER.

Allez, allez, continuez.

LOUIS XI.

Ah ! mes contes sont détestables ! Je les ai pillés dans Boccace et...

OLIVIER.

Achevez, sire.

LOUIS XI, avec colère.

Pas une ligne de plus !... mon sang bout de colère.

CATHERINE, bas.

Coster ! nous sommes perdus.

LOUIS XI, à Coster.

Et c’est vous qui êtes venu propager cette diabolique invention dans mon beau royaume de France ?... Ah ! me voilà, grâce à vous, livré aux libelles, aux sarcasmes multipliés à je ne sais combien d’exemplaires...

OLIVIER.

Autant d’exemplaires que de payeurs de tailles.

LOUIS XI.

Par les fleurs de lys de ma couronne, je punirai tant d’audace !

OLIVIER, bas.

Du calme, sire ! on dirait partout que votre vanité d’auteur se venge !

LOUIS XI, à lui-même.

Il a raison... je m’oubliais ! (A Olivier.) N’ayons pas l’air de tuer l’invention.

OLIVIER.

Mais assurons-nous de l’inventeur !

LOUIS XI.

Je comprends... (A Coster.) Messire Coster, un roi de France est au-dessus de l’outrage et au niveau des plus grandes idées. Accompagnez-moi au Louvre... Vous recevrez la récompense qui vous est due.

COSTER, s’inclinant.

Sire ! (Louis XI remonte au fond. Entrent Tristan et les Pages.)

CATHERINE, bas à Coster.

N’en crois rien... à quelques pas d’ici, tu vas être arrêté !

COSTER, bas.

Tais-toi !

CATHERINE, montrant Olivier.

Tu ne reconnais pas cet homme ?

COSTER.

Rassure-toi, Catherine.

LOUIS XI, appelant Olivier.

Venez çà, Olivier le Diable. (Il lui remet un parchemin.)

CATHERINE.

Tu l’entends ! le roi l’a nommé.

LOUIS XI, à Coster.

Messire, je signe vos diplômes. (Il signe sur un grand livre que tient Tristan.)

CATHERINE, à Coster.

E coute. Les compagnons sont près d’ici avec les écoliers de la Sorbonne. Je cours les prévenir... et dussent-ils...

COSTER.

Non, pas de sédition... il me reste le cardinal de la Balue.

OLIVIER, s’asseyant à droite.

Le cardinal de la Balue...

CATHERINE, à Coster.

Il t’a entendu...

OLIVIER.

Est, depuis ce matin, enfermé comme un oiseau rare dans une cage de fer accrochée aux voûtes de la Bastille. Une invention de Sa Majesté et de moi, car nous sommes aussi des inventeurs, nous autres.

LOUIS XI.

Tristan, vous donnerez des gardes à monsieur, comme à un duc et pair. (A part, avec colère.) Ah ! mes contes sont détestables ! (Il sort suivi de ses Pages. — Tristan reste au milieu de théâtre.)

COSTER, calme.

Pauvre femme ! elle veut me défendre contre le roi ! (Montrant Olivier.) C’est contre celui-là qu’il faut lutter ! (Il sort suivi de Tristan et des gardes.)

CATHERINE, le regardant sortir.

Il n’y a pas un instant à perdre !... Que Dieu me conduise ! (Elle sort.)

 

SCÈNES VIII.

OLIVIER, seul, puis ASTARTÉ.

 

OLIVIER.

Pour ce coup, cette fois, entre mes mains tu tombes.
Fallût-il les cachots qui deviennent des tombes
Et dont le prisonnier n’a jamais pu sortir...
Grand homme triomphant, je te tiendrai martyr !

Des cris se font entendre dans la rue : Vive Laurent Coster ! Il se lève.

Des cris : vive Coster ! mais on le déifie !
Comment ! j’ajouterais à sa biographie
Un semblable chapitre ! Et mon pouvoir fatal
En creusant un abîme élève un piédestal !
Halte, Satan, ceci n’est point un bon système.
Car enfin, pourquoi suis-je intéressant moi-même ?
Je suis intéressant, c’est vrai, c’est reconnu ;
En tous lieux habités mon nom est parvenu.
Toute langue le dit : aux hommes j’ai su plaire,
Ils m’invoquent : enfin je suis très-populaire :
Pourquoi ? c’est que je suis un martyr patenté,
Le doyen des martyrs par droit d’ancienneté.
Et j’allais faire, moi, une sottise immense
En créant un martyr ! à l’humaine démence
Je payais comme un sot, à mon tour, ce tribut !
Non, non, jamais mon œil ne doit manquer un but !
Que ce soit aujourd’hui ma sottise dernière !

Cris.

Ah ! voilà bien Paris, la ville moutonnière.
Vive, vive Coster ! braillent ces bons bourgeois.
Si donc sous le boisseau je mets le feu grégeois,
Le boisseau va brûler, sa lumière me tue,
Et sur le Pont au Change on dresse la statue
De Coster, le martyr ! — Oh ! ce ne sera pas !

Appelant.

Astarté, viens ici.

Astarté paraît à droite.

Mets tes pieds sur mes pas,
Et ta main de démon par la mienne guidée
Sur le sol du néant va bâtir une idée.

Ils sortent. Le théâtre change.

 

SIXIÈME TABLEAU.

Au fond, le château de Beauté. — De chaque côté, des bosquets.

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SCÈNE PREMIÈRE.

OLIVIER (SATAN), ALILAH.

 

SATAN, entrant de droite.

Et maintenant, viens ici à ton tour, femme que j’ai soumise ; parais, mon esclave Alilah ! (Un feuillage se développe à droite, au troisième plan, et laisse voir un bosquet.)

ALILAH, sortant du bosquet, suivie de quelques femmes qui sortent par le fond.

Me voilà, que veux-tu ?

SATAN.

Viens, viens avec tes charmes
Et ton sourire d’or qui seul tarit les larmes,
Et toute ta beauté !

ALILAH.

Parle, roi des enfers,
A quel homme nouveau dois-je donner des fers.

SATAN.

Mais c’est toujours au même, il n’en est qu’un au monde,
Laurent Coster.

ALILAH.

Coster !

SATAN.

Que son rêve se fonde
Sous ton regard fatal et que ta blanche main,
Par un doux serrement l’arrête en son chemin !

ALILAH.

Lui, Coster !

SATAN.

Oui, Coster. D’où vient que tu tressailles ?
Tu gagnas bien souvent ces galantes batailles.
Rappelle-toi ce jour du plus lointain passé
Où ma voix ranima ton cadavre glacé.
Je vis un feu si beau sous ta noire prunelle,
Que je te dis alors : Courtisane éternelle,
Toujours jeune et toujours soumise tu vivras,
Et les plus nobles cœurs s’éteindront dans tes bras !

ALILAH.

Je m’en souviens ! c’est vrai, toujours obéissante,
Depuis les anciens jours jusqu’à l’heure présente,
Maître, je t’ai servi sans te trahir jamais.

SATAN.

Continue aujourd’hui.

ALILAH.

Coster !... si je l’aimais ?

SATAN.

Toi, l’aimer ! Toi, vraiment ! ah ! t’ai-je bien comprise ?...
Jamais pareil aveu n’excita ma surprise !
Tout à coup qui t’a mis au cœur ces beaux élans,
Esclave de l’enfer depuis quatre mille ans ?
Reine, as-tu donc aimé Ninias sur l’Euphrate ?
Aspasie, aimais-tu l’élève de Socrate ?
Cléopâtre, aimais-tu dans la belle Memphis,
Le triumvir Antoine, ou César ou son fils ?
Quand Alcide brisait sa marche triomphale
Sur l’écueil de tes bras, l’aimais-tu, reine Omphale ?
C’est le mensonge seul qui dompta tes amants,
Et quand tu dis encor que tu l’aimes... tu mens !

ALILAH.

Que vous connaissez bien votre esclave, ô mon maître !
Aux héros, mes amants, je n’ai su que promettre
Mon amour ; mais, hélas ! on ne peut, je le sens,
Aimer, lorsque la vie et le cœur sont absents.

SATAN.

C’est bien, mon Alilah ! Quoique un instant rebelle,
Je te pardonne ! adieu... reste et sois toujours belle.

Elle remonte vers le fond. Satan se tourne vers le côté gauche.

Te voilà sous ma griffe, ô Coster, toi qui veux
Inventer un second soleil pour tes neveux.
Tu prétends éclairer l’aveugle race humaine,
Rogner les revenus de mon sombre domaine !...
Eh bien ! dans un combat, pour toi trop hasardeux,
Nous verrons qui sera plus diable de nous deux !

Il sort à droite. Alilah lève la main vers le feuillage de gauche qui se développe comme celui de droite et laisse voir Coster couché sur un banc de verdure.

CHŒUR, au dehors. — Voix de femmes.

Sous l’azur de ces dômes,
Pleins de fleurs et d’arômes,
Chevalier enchanté,
Admire le domaine
Dont une fée est reine,
Le château de Beauté.

COSTER, qui s’est levé pendant le chœur, descend sur le devant du théâtre sans voir Alilah ; regardant autour de lui.

Où suis-je ? Je m’étais endormi dans une prison, et je me réveille dans un palais !

 

SCÈNE II.

LA DAME DE BEAUJEU, COSTER.

 

LA DAME DE BEAUJEU.

Coster!...

COSTER.

Elle !

LA DAME DE BEAUJEU, s’approchant de lui.

Coster, que l’ignorance exile,
La dame de Beaujeu vous donne cet asile ;
Ce château, ces jardins, ces bois vous sont offerts.
Aujourd’hui, de vos mains, j’ai fait tomber les fers :
Plus de donjon royal, plus de prisons funèbres ;
Votre prison sera ce manoir enchanté
Qui reçut le doux nom de château de Beauté.

COSTER.

Anne de Beaujeu ? non... vous êtes cette femme
Que je trouve partout, qui me glace ou m’enflamme ;
Qui n’a rien de connu sur terre, rien d’humain.
Lorsque l’esprit fatal traverse mon chemin,
Vous êtes toujours là, captive, dans son ombre,
Et sur vous dès alors le soleil même est sombre !

Elle cache sa figure et se détourne.

Tu veux me perdre ici... tous ces pièges offerts
A ma faiblesse, sont les charmes des enfers,
Je le vois ; mais je sens, fille des grandes haines,
Que je suis assez fort pour briser nos deux chaînes ;
Je sens, femme sans nom, que ma vie en t’aimant
Ranimera la tienne, et que, dès ce moment,
Du domaine infernal franchissant les limites,
Ombre, tu prends un corps, morte, tu ressuscites !

LA DAME DE BEAUJEU, à elle-même.

O paroles d’espoir !... ai-je bien entendu !
Voilà l’homme, voilà mon génie attendu !
Il n’a douté de rien, et son âme est montée
Jusqu’au ciel, pour ravir le feu de Prométhée.

A Coster.

Merci, toi qui me rends, par ta sublime foi,
Ma place sur ce monde, et l’amour près de toi,
Qui me donnes ma part des terrestres domaines,
Qui mêles mon extases aux tendresses humaines,
Et qui sus réchauffer, par ton souffle vainqueur,
Ma poitrine de glace, où je sens battre un cœur !

Elle ouvre ses bras, Coster veut s’y précipitet ; mais, frappée d’un souvenir subit, elle le repousse.

Non, non, je me souviens... redoutons l’anathème
Infernal ou divin.

COSTER.

Je ne crains rien, je t’aime !

ALILAH.

Ne m’aime pas ; ce mot est rempli de frissons.

LA VOIX DE SATAN, à droite.

Obéis ! obéis !

ALILAH, passant du même côté, à elle-même.

Qu’entends-je ?... Obéissons !

Changeant de ton et souriant.

Allons ! seigneur Coster, rassurez-vous bien vite.
Je vous l’ai dit : du roi je suis la favorite...
Qui donc parlait ici de mort et de tombeau,
Dans ce monde si gai, dans ce palais si beau ?
Quittez cet air sinistre, et faites-nous entendre
Tout ce que, dans sa voix, l’amour a de plus tendre...
Faut-il la châtelaine au noble paladin ?
La sultane Fatime au sultan Aladin ?
La colombe au ramier, et la bergère au pâtre ?
Je serai tout, Laïs, Hélène ou Cléopâtre !

COSTER.

O prestige d’amour !... Heureux de te revoir,
J’ai voulu t’attirer à moi ; mais ton pouvoir
Est plus fort que le mien... je cède et je me livre...
A tes chaînes de fleurs, dans cet air qui m’enivre,
Et devant tes genoux ton esclave lié
Ne vivra que pour toi, loin du monde oublié.

ALILAH, l’enlaçant de ses bras.

Reste ! je te promets des richesses sans nombre,
Des jardins enchantés, pleins d’eaux vives et d’ombre.

COSTER.

Tais-toi, démon divin !... oh parle-moi toujours.

ALILAH.

A quel rêve insensé veux-tu donner le jour ?
A quel rude travail veux-tu donner tes veilles ?
L’amour et la beauté, voilà les deux merveilles !
Voilà les deux trésors charmants et radieux,
Qui de l’homme ici-bas font le rival des dieux !
Je veux, te soumettant au plus doux des empires,
Qu’à mes pieds, comme au ciel, enivré, tu respires,
Et que, dans ton extase et ton bonheur d’amant,
Chaque siècle pour toi passe comme un moment.

Remontant vers le fond.

Heures ! filles du Temps, venez, je vous invite...
Versez l’oubli sur nous, Heures, qui passez vite,
Et vous, venez aussi, dieux anciens... Qu’à ma voix
L’Olympe descendu vienne peupler ces bois.

Entrent de tous côtés des faunes, sylvains, nymphes, dieux, déesses qui se rangent de chaque côté du théâtre — Alilah vient s’asseoir sur un banc de verdure, à gauche, près de Coster. Viennent ensuite les Heures qui font des attitudes devant Coster. Elles portent leurs chiffres sur leur tête. — Danses, — Le ballet se termine par un groups formé sur l’avant-scène. Le groupe s’écarte et laisse voir au milieu le dieu Pan qui paraît. Les Heures se groupent autour de lui.

LE DIEU PAN.

Les heures sont des fleurs l’une après l’autre écloses
Dans l’éternel hymen de la nuit et du jour ;
Il faut donc les cueillir comme on cueille des roses
Et ne les donner qu’à l’amour.
 
Ainsi que de l’éclair, rien ne reste de l’heure,
Qu’au néant destructeur le temps vient de donner ;
Dans son rapide vol embrassez la meilleure,
Toujours celle qui va sonner.
 
Et retenez-la bien au gré de votre envie,
Comme le seul instant que votre âme rêva ;
Comme si le bonheur de la plus longue vie
Était dans l’heure qui s’en va.
 
Vous trouverez toujours, depuis l’heure première
Jusqu’à l’heure de nuit qui parle douze fois,
Les vignes sur les monts, inondés de lumière,
Les myrtes à l’ombre des bois.
 
Aimez, buvez, le reste est plein de choses vaines ;
Le vin, ce sang nouveau, sur la lèvre versé,
Rajeunit l’autre sang qui vieillit dans vos veines
Et donne l’oubli du passé.
 
Que l’heure de l’amour d’une autre soit suivie,
Savourez le regard qui vient de la beauté ;
Être seul, c’est la mort ! Être deux, c’est la vie !
L’amour, c’est l’immortalité !

Après les strophes, le dieu Pan fait un geste, toutes les Heures se lèvent. Il leur indique de passer devant Coster. Les Heures passent devant lui à partir de la première.

COSTER, qui les a comptées, voyant la onzième s’élève et s’écrie :

Onze heures déjà ! Oh ! comme les heures passent près de toi ! (Le dieu Pan a retenu Minuit et l’envoie sur lui ; elle s’incline, il aperçoit son chiffre.) Douze ! Ai-je bien compté les heures !... Quoi ! tout ce temps de fièvre et d’oubli !... Non, non !... fuyons !... (Il veut remonter.)

LE DIEU PAN, l’arrêtant du geste.

Fuir !... il est trop tard !... Ce ne sont pas des heures qui viennent de passer, ce sont des années !... Depuis douze ans tu es mort pour le monde.

ALILAH.

Qu’importe ! en ces douces demeures
Jamais le temps n’est limité...
Ah ! Coster que nous font les heures ?
N’avons-nous pas l’éternité ?

COSTER.

Qu’elle est belle ! (Alilah s’enfuit. — Coster se précipite sur ses pas. — Elle va disparaître à droite, au fond, sous une arcade sombre de verdure formée par des nymphes, lorsque tout à coup apparaît le fantôme de Catherine, il s’écrie :) Catherine ! (Mouvement général. — Le berceau disparaît. — Nuit complète.)

SATAN, avec force.

Disparaissez, créations de mon génie ! le ciel l’emporte sur l’enfer. (Il entraîne Alilah. — Tout disparaît. — Coster reste sur le devant, à gauche.)

L’OMBRE DE CATHERINE, remontant et s’adressant à Coster.

Coster... ma vie s’est éteinte avant ton retour, mais je te laisse notre fille. Elle t’aimera sur la terre, pendant que je prierai dans le ciel. (Elle disparaît.)

COSTER.

Catherine ! morte ! est-ce possible !... et moi ! et ma fille !... ô mon Dieu ! (Il tombe anéanti. — Le théâtre change.)

_______

 

SEPTIÈME TABLEAU.

Une forêt. — Demi-jour.

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SCÈNE UNIQUE.

COSTER, à terre, puis LES TROIS COMPAGNONS. (On entend le chant des compagnons au dehors à droite. Ils entrent en costume de voyage.)

 

FAUST, apercevant Coster.

Silence ! un homme étendu là !

SCHÆFFER, s’approchant.

Dans ce lieu désert ?

GUTTEMBERG.

Assassiné peut-être ! c’est la Providence qui nous conduit à son secours ! (Ils le soulèvent.)

FAUST, le reconnaissant.

Coster !

TOUS.

Coster !

FAUST.

Point de blessure, rien... évanoui seulement. (Ils le font asseoir.)

GUTTEMBERG.

Il revient à lui ! Maître, c’est donc vous ! maître, vous vivez, vous voilà, vous que nous pleurions comme un ami qui n’est plus.

FAUST.

Depuis douze ans, maître, nous portons le deuil de votre mort.

COSTER.

Ces voix ! (Les reconnaissant.) Mes amis ! est-ce que je sors du sommeil ou du tombeau ! (Se souvenant.) Catherine ! là, tout à l’heure, elle me parlait.

GUTTEMBERG, tristement.

Hélas ! maître, ce ne peut être que son ombre qui vous a parlé.

COSTER.

Oui, c’est son ombre !... morte !

FAUST.

Morte, en vous attendant !...

COSTER.

Oui, en m’attendant !... depuis...

SCHÆFFER.

Depuis douze ans, maître !

COSTER, se levant.

Douze ans !... oh ! c’est à devenir fou !

GUTTEMBERG.

Privés de votre appui et de votre nom, nous avons bien souffert !...

FAUST.

Chassés de France, nous allons en Espagne nous réfugier sous le protection de l’auguste Isabelle.

SCHÆFFER.

Venez avec nous, maître.

TOUS, l’entourant.

Venez !

COSTER.

Oui, changeons d’horizon, de pays !... Au travail, au travail, mes amis ! et croyez-moi, je ne vous quitterai plus désormais !...

_______

 

L'Imagier de Harlem, Acte IV >>>

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