24 janvier 1852 (BF) — L’Imagier de Harlem ou La Découverte de l’imprimerie, à la Librairie théâtrale.

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ACTE V.

Comme Méphistophélès à l’égard de Faust, Satan est désormais au service de Coster, puisque ce dernier lui a livré son âme. Sous l’apparence de Machiavel, il l’a mené à Rome, à la cour des Borgia. Désormais, se réjouit Satan, l’invention de l’imprimerie servira à diffuser le mal et la perversion. Pour comble de douleur, Coster retrouve sa fille qu’il croit prostituée à la cour des Borgia. Lucie obtient de son père qu’il aille prier une heure sur le tombeau de Saint-Pierre, ce qui le relèvera de sa malédiction. Pour contrer cette rédemption possible, Satan va faire appel à sa créature damnée, appelée maintenant Impéria (On notera la présence d’Imperia dans l’épisode onirique de Pandora). Mais celle-ci se rebelle : elle aime Coster, et sa résistance laisse à ce dernier l’heure de prière qui assurera sa rédemption. Satan a perdu la partie : Impéria, dont l’âme est sauvée, comme celle de Coster, peut annoncer la Renaissance des arts et de la pensée : « O Coster ! c’est ton art qui nous fait ce prodige ! / Du golfe de Tarente aux cités de l’Adige, / L’Italie en sursaut s’éveille, et les Beaux Arts / Vont rendre au Vatican la Rome des Césars ; »

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ACTE CINQUIÈME.

 

NEUVIÈME TABLEAU.

 

A Rome. Un salon dans le palais Borgia. Portes latérales. Une fenêtre est à gauche au deuxième plan. Le fond est ouvert et donne dans une riche galerie dont on voit une table dressée autour de laquelle se trouvent César Borgia, Impéria, Seigneurs, Dames, Pages. C’est la fin d’une orgie. — Au lever du rideau, tout le monde se lève et entre en scène en criant : Vive César Borgia ! à la santé de César Borgia ! Les seigneurs tiennent des coupes que remplissent les pages. Impéria seule verse à César Borgia qui se trouve au milieu.

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SCÈNE PREMIÈRE.

CÉSAR BORGIA, IMPÉRIA, SEIGNEURS, DAMES, PAGES.

 

CÉSAR BORGIA.

AIR composé par M. de Groot.

Lierres au front, pampre à l’oreille,
Ses doigts rougis par les raisins ;
Quel vin Bacchus, dieu de la treille
Buvait sur les coteaux voisins ?
Il buvait l’eau douce,
Et le cristal pur
Qui baigne la mousse
Des bois de Tibur !
 
Il n’avait ni table ni nappe,
Les buveurs l’invoquent en vain !
Bacchus n’a trouvé que la grappe,
Nous avons inventé le vin !

REPRISE EN CHŒUR.

Il n’avait ni table ni nappe, etc.

BORGIA.

Honte à la Grèce notre mère,
Dans l’île blanche de Milo ;
A la santé du vieil Homère,
Les Bacchantes ont bu de l’eau.
Avant la nuit noire,
Tombant sur la mer,
Phœbus n’a pu boire
Que le flot amer.
Le vainqueur de l’hydre de Lerne,
N’a pas connu ce jus divin ;
Horace a mangé le falerne,
Et nous avons trouvé le vin !

REPRISE EN CHŒUR.

Le vainqueur de l’hydre de Lerne, etc.

BORGIA.

Le vin, c’est le feu qui pétille,
En pleuvant sous un ciel vermeil ;
Aux roc de Chypre ou de Castille,
Comme une larme du soleil.
Nobles jeunes hommes,
Les coupes en mains ;
Oui, c’est nous qui sommes
Les seuls vrais Romains !
De leur gloire si peu féconde,
Nos aïeux se targuent en vain !
Nos aïeux ont conquis le monde
Et nous avons conquis le vin !

REPRISE EN CHŒUR.

De leur gloire si peu féconde, etc.

 

BORGIA, après le chœur.

Maintenant, mes amis, des barques pavoisées nous attendent au pied de l’escalier du Tibre. Allons au Quirinal ! nous prendrons en passant des nouvelles de l’élection du pape ! (Ils remettent leurs coupes aux pages.)

 

REPRISE EN CHŒUR.

De leur gloire si peu féconde, etc.

 

César Borgia sort le premier par le fond, suivi des seigneurs.— Impéria rentre à gauche, suivie des dames et des pages. Les tapisseries retombent et cachent la galerie.

 

SCÈNE II.

COSTER, MACHIAVEL (SATAN) (Ils entrent de droite.)

 

MACHIAVEL.

Nous voilà réconciliés, maintenant, Coster ; mais tu abuses de l’amitié, comme tous les amis. Tu m’accables de tes plaintes ! Depuis Jérémie, je n’ai jamais entendu de pareilles lamentations. Suis-je sur des roses, moi ? L’homme est le seul animal qui pleure toujours ; il commence au berceau, et continue toute sa vie ! cela me fait rire aux larmes, moi, et rire de pitié ! As-tu à te plaindre de moi ? T’ai-je abandonné ? au contraire... En Espagne, je t’ai ramassé mourant à côté d’un bûcher ; je t’ai prodigué mes soins pendant ta longue maladie ; je t’ai guéri, malgré tes médecins. Je t’ai conduit ici, à Rome, sur le mont Vatican, dans le palais Borgia, où je suis ministre sous le nom de Machiavel. Enfin, je te loge depuis trois jours dans les petits appartemens de ce palais, où j’achève de te guérir, en attendant que je te présente à César Borgia qui s’est livré à sa dernière orgie entre le chypre et le poison. Qu’exiges-tu de plus ?

COSTER, qui s’est assis à gauche.

C’est vrai, tu as raison, tu as plongé ta main dans mon cerveau et tu en as retiré le génie, c’est un état pacifique et doux. (Se levant avec élan.) Oh ! être monté si haut et être tombé si bas ! (Il passe à droite.)

SATAN.

De qui parles-tu ? qui a fait cette chute ?

COSTER.

Moi !

SATAN.

Toi... Coster... Mesure nos deux chutes et ose te plaindre après. (Allant à la fenêtre.) Regarde le ciel : vois-tu ce fauteuil renversé, composé de sept étoiles ?... ce fut mon trône au temps où j’étais roi du ciel et le rival de Dieu ! Et quand je vois scintiller tous ces soleils de la nuit, je sens que je pleurerais si j’avais des larmes ! (Revenant près de lui.) Tu parles de ta chute ! Ecoute ma dernière bataille qui sema le firmament d’une poussière d’astres brisés... Mon armée d’archanges s’étendait depuis l’étoile polaire jusqu’à l’étoile du sud. Mon ennemi conduisait les vingt mille chariots de guerre d’Eloa et les milices des Dominations et des Trônes, archanges que les chiffres humains ne peuvent dénombrer. Notre mêlée fit trembler l’axe du monde ; nous épuisâmes tous les arsenaux du ciel ; les étoiles et les foudres roulaient sur nos têtes et sous nos pieds comme des fleuves d’incendie, les abîmes de l’infini se peuplèrent de la chute de mes légions vaincues, et je tombai le dernier, et le dernier jour d’une bataille de mille ans. Et maintenant si vous vous sentez l’orgueil de pleurer sur votre chute... pleurez à votre aise et humiliez-moi !...

COSTER.

Oui, tu as bien gagné ton enfer.

SATAN.

Du reste, je puis te l’avouer, jamais, depuis ces vieux temps, je n’ai gagné un combat si rude que celui que je t’ai livré... Mais n’en parlons plus, ton art et ton âme sont à moi. — L’imprimerie m’appartient.

COSTER.

J’ai mes trois compagnons qui ont été sauvés par l’intercession d’Isabelle, et ceux-là, tu ne les a pas vaincus. Tu as pu prendre mon idée, tu ne prendras pas leur travail.

SATAN.

Le travail est le serviteur du génie ; que le génie soit flétri, et le travail se corrompt.

COSTER.

Explique-toi.

SATAN.

Oui, mon ami, me voilà donc imprimeur ; les deux premiers livres que j’imprime à mes frais sont les œuvres de Machiavel, mes propres œuvres, et les facéties amoureuses de Piétro d’Arezzo. Du même coup, je déprave l’homme et la femme, c’est-à-dire, à les entendre, les deux plus belles moitiés du genre humain. Quant à tes trois compagnons, ils ne pourront rien imprimer sans privilège. C’est moi qui ai inventé le privilège au chapitre 16 de Machiavel. J’ai commencé par me donner, à moi, le privilège universel des impressions, et tout livre qui ne sera pas timbré de ma griffe restera dans le néant. Alors, tu vois d’ici l’avenir de ton idée tombée en mes mains et devenue ma propriété. J’ai crié : meure l’imprimerie ! quand elle était à toi ; je crie : vive l’imprimerie ! parce qu’elle est à moi. Mon bon, je suis fou de ton art. Je vais lancer des hérésies dans les églises, des contes amoureux dans les couvents, des sonnets libertins dans les ménages, des pamphlets incendiaires dans la cour des rois, des hymnes de révolte dans le forum des peuples... Je vais calomnier le soleil, glorifier les ténèbres, et dire ce que je pense de la vertu ! — Merci, Coster ; tu avais inventé une arme pour tuer Satan, Satan la saisit pour se défendre, et tu vas voir ce que je sais faire de l’arme la plus innocente, quand je l’empoisonne avec le venin de mon enfer.

COSTER.

Horrible ! horrible ! Autour de moi, point de consolation. (Frappé d’un souvenir.) Ecoute, c’est pour ma fille que je me suis donné à toi. Chaque fois que je te vois, je te demande où est-elle ?... qu’en as-tu fait ? je veux la voir.

SATAN.

J’en ai des nouvelles. Elle a quitté l’Espagne... elle est à Rome ! tu la verras cette nuit.

COSTER, avec joie.

Ah ! dis-tu vrai ?

SATAN, écoutant.

Allons, mon ami, reprends ta bonne humeur ; j’entends nos convives qui reviennent ; tu vas voir le maître de ce palais, le plus cher de mes élèves, César Borgia, un jeune orphelin bien intéressant ! Son père est mort le mois dernier ; mort, comme on meurt dans sa famille, empoisonné au dessert. — C’est un usage des Borgia, ils ne dînent jamais autrement. — Le voici, regarde, et juge ce que peut contenir de vin de Chypre la poitrine d’un Borgia, quand il n’est qu’aux trois quarts empoisonné.

 

SCÈNE III.

LES MÊMES, BORGIA, puis IMPÉRIA.

 

BORGIA, paraît au fond.

Hatto, mon beau page, encourage donc un peu ta belle maîtresse Impéria... Je trouve qu’elle verse d’une main paresseuse le vin des adieux. Je suis ensorcelé, rien ne me réussit ! Ils sont encore tous debout. N’ai-je donc plus affaire qu’à des Mithridate ? (Apercevant Satan.) Ah ! te voilà, Machiavel !.. Que le diable brûle une bonne fois toute cette race des Médicis !

MACHIAVEL.

Pas d’impatience, monseigneur ! tout vient à temps... Mais... il est donc vrai ?... la faction florentine l’emporte au conclave, et c’est un Médicis que les cardinaux vont nommer.

BORGIA.

Trop vrai !... Florence l’emporte sur Rome ! Ah çà, me diras-tu ce que tu as fait de mes ducats ? je t’en avais donné quelque trois cent mille, ce me semble, pour acheter Florence ?

MACHIAVEL.

J’ai découvert un marché plus avantageux... je me suis acheté moi-même.

BORGIA.

Hein ?... Tu m’as trahi ?

MACHIAVEL.

Certainement.

BORGIA.

Il l’avoue.

MACHIAVEL.

Trois cent mille ducats, une leçon de Machiavel, monseigneur, cela n’est pas trop payé.

BORGIA

Et que m’as-tu donc appris ?

MACHIAVEL.

A ne vous fier à personne... Chapitre sept de mes œuvres.

BORGIA, se met à rire.

Plaisant coquin que ce Machiavel ! (Il se retourne et regarde Coster.) Eh ! mais quel est ce gentilhomme ? Attends, je crois que je vais mettre un nom sur ce visage ! Je le devine à son air de pétrification hollandaise ?.. C’est ce Laurent Coster dont tu me remplis tes lettres depuis un mois, et dont tu prétendais m’effrayer ?

MACHIAVEL.

Peste ! Le vin de Chypre vous donne une sagacité ! Quand monseigneur voit double, il a deux fois raison.

BORGIA, bas, à Machiavel.

Ainsi, c’est bien là ce fameux inventeur... si redoutable aux sceptres et aux trônes... (Il rit.) Eh bien ! je l’inviterai à souper !

MACHIAVEL.

Et vous n’oublierez pas le dessert. (Ils causent bas.)

COSTER, à part.

Pauvre Europe ! Et je pourrais la sauver ! (A ce moment Impéria paraît au fond, Coster la reconnaît.)

COSTER.

Elle ! je m’attendais à la revoir à côté de lui !

BORGIA, à Machiavel.

Chut ! voilà notre belle Impéria ! (Il va vers elle et lui parle bas.) Impéria, ma belle reine, as-tu versé le vin des Borgia à ceux de mes convives que je t’ai désignés ?

IMPÉRIA.

Rassure-toi, Borgia ! l’ivresse que je verse donne toujours la mort. (Elle passe après avoir jeté un regard vers Coster, et sort à droite.)

COSTER, allant à Borgia.

N’est-ce point depuis que cette femme est devenue votre favorite, que la ruine de votre maison a commencé, monseigneur ?

BORGIA.

Vous dites presque vrai, comte Coster. (A Machiavel.) Impéria est encore un de tes cadeaux, Machiavel ; ne t’en vante pas.

MACHIAVEL.

Vous aurait-elle conseillé la vertu ?

BORGIA.

Pis que cela... elle m’a conseillé mes fautes.

COSTER, à Borgia.

Prenez garde, monseigneur, vous lui devrez votre perte.

MACHIAVEL.

Que dites-vous ? Monseigneur est bien assez fort pour se perdre tout seul.

BORGIA, à Machiavel.

Flatteur ! (A Coster.) Ne l’écoutez pas... D’ailleurs depuis ce matin, je ne l’aime plus !

COSTER.

Vous vous trompez, monseigneur ; celui qui a aimé cette femme... l’aimera toujours.

BORGIA.

Quelle idée ! mais non, pas du tout, j’en aime une autre ! Eh ! tenez, à ce propos, puisque vous êtes du Nord vous devez savoir apprécier la denrée féminine de ces climats... je vous en montrerai un échantillon, arrivé tout récemment par les galères d’Espagne. Une jeune et délicieuse Hollandaise, à ce que m’a dit mon grand référendaire.

COSTER.

Vous dites, une Flamande... vous dites ?

BORGIA.

Oui, elle aura su sans doute que parmi nous les jolies filles gagnaient dans le palais des princes de quoi s’acheter un mari, et votre Flamande s’est mise à la mode... elle est venue, je l’ai vue et je vaincrai ; devise de César, mon patron, païen.

COSTER.

Arrivant d’Espagne ! Quel soupçon !

BORGIA, montrant la porte de droite.

Elle est là !... elle m’attend !... Je vous la présenterai demain matin ! Allons ! souhaitez-moi la plus heureuse et la plus charmante des nuits ! A demain, Machiavel, à demain ! (Il s’arrête et chancelle. Coster profite de ce moment pour entrer à la place de Borgia.) Machiavel ! Machiavel !

MACHIAVEL, très-calme.

Qu’est-ce, seigneur duc ?

BORGIA, il passe à gauche et s’appuie sur un fauteuil.

Est-ce qu’Impéria se serait trompée au dessert ? Est-ce qu’elle m’aurait versé, par distraction, le vin de mes convives ?

MACHIAVEL.

Impéria ne commet jamais de distractions, monseigneur !

BORGIA, le regardant.

Tu es effrayant, Machiavel.

MACHIAVEL.

Allons donc, je ris !

BORGIA.

Et moi, je sens que je meurs.

MACHIAVEL.

C’est possible ! la race des Borgia doit finir ; tu étais le dernier ; j’ai exprimé tout le mal qui était dans tes veines, et je te laisse tomber de mes mains comme un vase qui n’a plus de poison.

BORGIA, voulant s’élancer sur Machiavel.

Misérable ! je ne tomberai pas seul. (Il se retourne vers la porte et appelle :) A moi ! à moi ! (Il sort en se soutenant à peine.)

MACHIAVEL, le regardant sortir.

Chapitre treize de mon livre !

 

SCÈNE IV.

MACHIAVEL, COSTER.

 

COSTER, rentrant pâle et défait.

Satan ! là, dans cette chambre impure, au milieu des fleurs, de la soie et des femmes perdues... je viens de reconnaître...

MACHIAVEL.

Ta fille?

COSTER.

Oui.

MACHIAVEL.

Ta fille? Je le savais! ne devais-je pas te la montrer cette nuit ?

COSTER.

Déshonorée !... et vivante ? Mais c’est pour elle, c’est pour la sauver que je me suis donné à toi !

MACHIAVEL.

Eh bien! quoi d’étonnant? Le bien que je fais engendre le mal, et tous ceux que je sauve sont perdus. (Il passe à droite.)

COSTER, avec un cri de désespoir.

Ah ! c’est le dernier coup ! Ecoute, je t’adjure, car j’ai le droit de t’ordonner ce que je veux. Je t’adjure, et je te dis : Toi, qui as passé dans ma vie comme un ouragan de feu, toi qui n’as semé sur mes pas que ruine et dévastation... ôte-moi le souvenir, donne-moi l’oubli. La mort ne me rassure pas... j’aime mieux vivre... mais oublier.

MACHIAVEL, étendant la main vers lui.

Qu’il soit fait ainsi ! j’ai promis d’accomplir tous tes vœux... si la loyauté se perdait sur la terre... (Montrant le sol.) on la retrouverait là-dessous. (Il sort à droite au premier plan.)

 

SCÈNE V.

COSTER, LUCIE.

 

LUCIE, paraît à la porte où est entré son père, à droite, 2me plan.

Mon père ! (Allant à lui.) Mon père !

COSTER, avec égarement.

Que veut cette femme ?

LUCIE.

Oh ! je vous comprends ! (Montrant sa robe.) Vous ne voulez pas me reconnaître sous cette parure de la honte !.. Mais vous le savez, mon père, le palais Borgia ne s’ouvre qu’aux femmes perdues, et j’ai menti pour en franchir le seuil et pour parvenir jusqu’à vous.

COSTER, même jeu.

Les Borgia ? je ne connais pas ces hommes ! Je ne connais personne... je ne vous connais pas : que venez-vous faire ici ?

LUCIE.

Je viens vous sauver, mon père. Du fond de l’Espagne une voix céleste m’a guidée... la voix de ma mère... vous m’écoutez, n’est-ce pas ? Cette voix m’a dit : va le chercher, conduis-le au Vatican, sur le tombeau de Saint-Pierre le martyr, et là, que pendant une heure... vous comprenez, mon père, rien qu’une heure, mais c’est une éternité pour le repentir ! Là, qu’il prie, les yeux tournés vers le ciel, que nul souvenir profane ne vienne troubler sa prière... et il sera délivré de l’enfer ! Vous ne m’avez donc pas entendue ! Ah ! mon Dieu ! cet œil morne ! ce sourire glacé ! mon père ! répondez-moi !

COSTER, il s’assied.

Laissez-moi, ma chère enfant, la fatigue m’accable ; oh ! le sommeil ! le sommeil est bien doux !

LUCIE, avec un cri de désespoir.

Ah ! sa raison est morte, il est perdu ! (Elle demeure accablée.) O ma mère ! vous qui m’avez toujours si bien inspirée, parlez-moi une fois encore !.. mon âme vous écoute ! (Avec recueillement, en tirant un livre de son escarcelle.) Sainte idée !.. ce livre qui ne me quitte jamais ! ce livre que la reine Isabelle a sauvé des flammes, ce livre va s’ouvrir et me parler ! (Elle l’ouvre et lit.) « Éclairez ceux qui sont assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort, et conduisez leurs pas sur le chemin du salut. » Au nom de ces paroles divines que votre art et votre génie ont reproduites, ô mon père ! levez-vous et marchez !

COSTER, comme sortant d’un sommeil profond, se lève et écoute.

Cette voix céleste... (La regardant.) Ces traits angéliques !.. jeune fille, tu n’appartiens pas à la terre (Allant à elle.) Sois mon guide ; il fait bien sombre autour de moi ! (Lui prenant la main.) Ne me quitte plus... ta main dans ma main... mes regards sur tes yeux !...

LUCIE.

Il me suivra ! merci, mon Dieu ! Mon père ! venez au tombeau du martyr ! (Ils sortent par le fond, la nuit vient.)

 

SCÈNE VI.

IMPÉRIA, SATAN, ils entrent de droite.

 

SATAN.

Tu l’as bien entendu ?

IMPÉRIA.

Comme toi !

SATAN.

Je réclame
Ce qui va m’échapper aujourd’hui...

IMPÉRIA.

Quoi ?

SATAN.

Son âme !
Interromps sa prière ; assise à son côté,
Comme une étoile d’or fais luire ta beauté.

IMPÉRIA.

Je n’irai pas.

SATAN.

Quel est cet étrange caprice ?
Tu me refuses donc ?

IMPÉRIA.

Oui.

SATAN.

Ce dernier service ?
Voilà la femme ! — Ingrate après tant de bienfaits !
Même au plus beau moment, les femmes que je fais !
Des pièges infernaux j’épuiserai l’amorce ;
Car c’est au ciel chrétien que Coster prend sa force,
Et par lui nous verrons décider en ce lieu
Qui doit régner ici, de Satan ou de Dieu.

IMPÉRIA.

Je n’irai pas.

SATAN.

Prends garde !

IMPÉRIA.

Oh ! ta vaine menace

Ne m’intimide point !

SATAN.

Prends garde !

IMPÉRIA, à part.

L’heure passe !

SATAN.

Tu me désobéis ?

IMPÉRIA.

Désobéir à toi,
C’est obéir à Dieu !

SATAN.

Dieu ! tu braves ma loi,
Tu te révoltes !

IMPÉRIA.

Oui, Satan, cela t’irrite,,
Toi, le grand révolte de la race maudite !

SATAN.

Ah ! tu te fais ingrate !

IMPÉRIA.

Et cela t’a surpris,
Toi, le premier ingrat des célestes esprits !

SATAN.

Ah ! tu veux m’irriter !

IMPÉRIA.

Contre toi je me lève...
Mon esclavage enfin dans ma lutte s’achève ;
Je suis libre de toi ! Je dérobe mon front
Au pied qui m’écrasait d’un éternel affront ;
Lasse de voir l’enfer, je regarde les nues ;
L’amour révèle en moi des formes inconnues !
Démons des froids baisers, associe à tes pas
Une autre courtisane... un cœur qui n’aime pas !

SATAN.

Ecoute, femme ! écoute, enfant ! écoute, folle !
Ta vie et ta beauté, ton souffle et ta parole
Sont à moi ; tu n’es rien, rien qu’un fantôme vain !

IMPÉRIA, à part.

L’heure passe ; Coster a le pardon divin.

SATAN.

Esclave, courbe-toi ! Si ma vengeance est lente,

Elle tombe à genoux.

Elle frappera mieux une tête insolente ;

Elle baisse la tête.

Ecoute bien celui qui n’a rien pardonné :
Tu vis du mouvement que ma main t’a donné.
Comme l’être sorti d’une invisible race,
Tu marches, et ton pied ne laisse aucune trace,
Voilà ce que n’a point compris ton fol orgueil !
Spectre sans nom, fantôme échappé du cercueil,
Indocile toujours à la main qui te mène,
Tu peux prendre ta part de la folie humaine ;
Tu veux, contrariant chacun de mes souhaits,
Haïr tous ceux que j’aime, aimer ceux que je hais !

Par un geste il la fait lever.

Eh bien ! tu vas me rendre avant l’heure sonnée
Cette vivante mort que je t’avais donnée,
Ce souffle de l’enfer, qu’à ton dernier instant
J’avais mis sur ta lèvre en te ressuscitant !

IMPÉRIA.

Non, ce souffle n’est pas le tien, c’est la flamme
Qui vient de l’amour et de Dieu ! c’est mon âme !
Non, je n’appartiens pas aux spectres de ta cour ;
J’existe, et je me sens vivre par mon amour !

SATAN.

Vivre ! tu vas mourir.

IMPÉRIA.

La mort me rendra libre ?

Elle va à la fenêtre.

Sur mon front j’ai reçu les eaux saintes du Tibre,
Et je ne crains plus rien, quand je vois sous mes yeux
Le roc du Vatican, péristyle des cieux.

SATAN.

Oh ! tu ne trouveras que l’enfer sur ta route.

IMPÉRIA.

Je trouverai le ciel !

SATAN.

Femme maudite, écoute
Une dernière fois !

IMPÉRIA.

Je t’ai trop écouté...

SATAN.

C’est le dernier éclair de ma longue bonté !

IMPÉRIA.

Que ta haine commence !

SATAN.

Approche !

IMPÉRIA

Je suis prête.

SATAN, d’une voix terrible.

La foudre de l’enfer s’allume sur ta tête...
Approche, Impéria !

IMPÉRIA, comme fascinée.

Non !

SATAN, la dominant.

Ton souffle et ta voix
Remontent à leur source.... à ma lèvre ; tu vois
Qu’aucun ange ne vient à nous ! Femme rebelle,
Femme, cesse d’aimer, de vivre, d’être belle...
Rentre dans ton sépulcre !

IMPÉRIA, d’une voix étouffée.

Encor quelques instants !

SATAN, aspirant la vie d’Impéria.

Rends-moi ta vie et meurs !

On entend sonner les cloches et tonner le canon.

IMPÉRIA, d’une voix éteinte.

Il est sauvé ! J’entends
Les cloches et les cris et le canon qui tonne !
Le Saint Père bénit le monde !

SATAN, avec rage.

L’heure sonne,
Malheur !

IMPÉRIA.

Heureux les jours où pour lui j’ai vécu !
Adieu, Coster, adieu !

SATAN, la soutenant.

Morte ! je suis vaincu !

Ils disparaissent au milieu des flammes. Le théâtre change.

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DIXIÈME TABLEAU.

 

Le triomphe romain. — A Rome, une place publique. — On aperçoit les monuments de Rome. — Le peuple est au fond. — Acclamations. — Un cortège débouche du fond à droite. — La marche est ouverte par des hommes sonnant de la trompette romaine, puis des nymphes, dieux, déesses, poëtes, peintres, sculpteurs ; ensuite on voit un char traîné par quatre faunes, dans lequel est Coster, sa femme et sa fille. — Ils sont précédés par les trois compagnons. — Le char s’arrête sur le devant à gauche.

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IMPÉRIA, transformée, paraît au milieu, appuyée sur un bas de colonne en ruine.

Je viens de traverser la mort qui purifie,
Et du divin séjour de l’éternelle vie,
J’arrive auprès de toi, Coster, pour soutenir
Ton courage, s’il doute encor de l’avenir !
L’Europe, à la lueur de ta main qui l’éclaire,
Enfin ouvre les yeux dans sa nuit séculaire,
Et le tombeau fermé sur Alexandre six
Voit luire au Quirinal, Léon de Médicis. —
O Coster ! c’est ton art qui nous fait ce prodige !
Du golfe de Tarente aux cités de l’Adige,
L’Italie en sursaut s’éveille, et les Beaux Arts
Vont rendre au Vatican la Rome des Césars ;
La résurrection du cadavre est complète !
Tout ce qui tient en main la lyre, la palette,
Le ciseau du sculpteur, se lève en ce moment,
Et porte, avec amour, sa pierre au monument.
De son marbre Paros ne sera plus avare ;
Bramante et Michel-Ange épuiseront Carrare ;
Raphaël va venir ; Dante a laissé des vers
Qui, sur l’aile du livre, instruiront l’univers !
Oui, Coster, ton flambeau perce le dernier voile.
Sépulcre du génie ! et cette même étoile
Qui conduisait les Rois jusqu’à Jérusalem,
Tu l’as rendue au monde, imagier de Harlem !

 

(Le cortège reprend sa marche en passant sur l’avant-scène ; derrière, entre deux hallebardiers, est Satan, enveloppé d’une grande robe rouge, les mains attachées derrière le dos. Il s’arrête au milieu et comme indiquant le char.)

 

SATAN.

Tout soleil rayonnant a son éclipse sombre !
Et tout char triomphal, son insulteur dans l’ombre !

(Il remonte à droite à la suite du char.)

 

FIN.

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