24 janvier 1852 (BF) — L’Imagier de Harlem ou La Découverte de l’imprimerie, à la Librairie théâtrale.

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ACTE IV

Nous sommes en Espagne, à Palos de Moguer, où Christophe Colomb, autre « inventeur », s’apprête à appareiller pour le Nouveau Monde, tandis que Coster et ses compagnons, emprisonnés, attendent d’être exécutés sur le bûcher de l’Inquisition Paraît Lucie, venue tenter de sauver son père, mais elle aussi subit la condamnation arbitraire de l’Inquisition. Satan, une fois encore, sous l’apparence du bourreau, va s’acharner contre Coster. Il finit par lui extorquer la promesse de lui livrer son âme en échange de la liberté de Lucie, quand la reine Isabelle, venue assister au départ de Colomb, annonce la levée des peines pour tous les condamnés au bûcher. Le sacrifice de Coster était donc vain.

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ACTE QUATRIÈME.

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HUITIÈME TABLEAU.

 

En Espagne. La ville de Palos. Une place publique. Au fond à gauche et faisant face au public est le palais de la ville, avec des marches. A droite, au loin, le port. Du même côté est l’entrée d’une grande prison. Près de la porte, dans le mur, est une madone.

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SCÈNE PREMIÈRE.

LA REINE ISABELLE, CORREGIDOR, PEUPLE, GARDES, puis LUCIE, ensuite L’ALCALDE MAJOR (SATAN), suivi D’AUTRES ALCADES. (Au lever du rideau, des gens du Peuple sont groupés devant le palais, la reine Isabelle paraît au haut des marches avec sa suite. Gardes.)

 

LA FOULE.

Vive la reine Isabelle !... vive la reine Isabelle !..

LA REINE, qui est arrivée au milieu du théâtre avec sa suite, au peuple.

Espagnols, je suis venue dans cette ville de Palos, afin d’honorer de ma présence le départ de Christophe Colomb... et je vais moi-même visiter dans le port les trois vaisseaux que lui confie notre munificence royale

QUELQUES GENS DU PEUPLE, en sortant par le fond.

Au port ! au port ! vive la reine ! (On entend à gauche les cris d’une femme.) Laissez-moi passer !.. je veux parler à la reine !... (Lucie paraît.)

LE CORRÉGIDOR, se trouvant du même côté, l’empêchant de passer.

On ne passe pas !... vous ne passerez pas !...

LUCIE.

Laissez-moi passer !... je veux voir la reine !

LA REINE.

Une jeune fille ! qu’on la laisse approcher !... (Le Corrégidor la laisse passer et vient sur le devant à droite.)

LUCIE, venant tomber à genoux devant la Reine.

Ah ! madame !

LA REINE.

Relevez-vous, mon enfant ; on ne s’agenouille que devant Dieu !

LUCIE, se levant.

Madame la reine, j’arrive de bien loin ; j’arrive de Paris, à pied, avec des pèlerins qui vont en terre sainte.

LA REINE.

Et qu’êtes-vous venue chercher au fond de l’Espagne ?

LUCIE.

Mon père, madame. J’étais bien jeune, une enfant, quand mon père a quitté notre maison pour n’y plus revenir. Pendant douze ans ma pauvre mère l’a attendu, et elle est morte de douleur et de misère ; mais à son lit de mort, elle me dit : Ma fille, ton père est dans la prison ou dans l’exil... demande aux saints anges gardiens de te conduire vers lui ; et quand tu l’auras retrouvé, ramène-le dans notre Harlem si tranquille... et je partis... J’arrive ici, madame, et j’apprends qu’un homme est condamné au bûcher pour avoir commis un crime ; cet homme est mon père ! Coster, criminel ! Ah ! madame ! c’est impossible ! il est innocent ; écoutez le cri de mon cœur... c’est la voix de Dieu ! mon père n’a pas eu de juges ; il n’a eu que des ennemis !

LA REINE.

Ma fille ! prenez garde, la justice règne en Espagne, à côté de moi... du moins, elle doit y régner.

LUCIE.

Il est innocent, madame... tenez, ouvrez ce livre... (Elle lui remet un livre.) Ce fut le chef-d’œuvre du génie de mon père... ce livre est mon seul héritage, et voyez si celui qui imprima cette œuvre pieuse a pu mériter la mort.

LA REINE, parcourant le livre.

En effet, ma fille, voilà un chef-d’œuvre de patience et de piété ; ce livre est un puissant intercesseur auprès de la reine catholique... (Lui remettant le livre.) Reprenez ce trésor, et laissez-moi parler un instant aux hommes qui rendent la justice !.. (A part.) Et qui ne la rendent pas toujours en mon nom. (Au Corrégidor.) On ne m’avait rien dit de ce Laurent Coster ?

LE CORRÉGIDOR.

Ce Coster...( Il va pour continuer, quand vient d’entrer en scène l’Alcade Mayor, suivi d’autres alcades.)

L’ALCADE MAYOR, l’interrompant.

Laurent Coster !.. un Allemand hérétique... venu de France, de Paris... je crois, pour exercer en Espagne l’art maudit qui, jusqu’à présent, l’a fait chasser de partout. Nous l’avons emprisonné, lui et ses trois acolytes, et je crois, en effet, qu’on doit les brûler aujourd’hui... mais sans éclat ; par-dessus le marché... c’est le dernier des misérables.

LA REINE.

Et pour quel crime ?

LE CORRÉGIDOR.

Oh ! sérénissime Altesse, un crime...

L’ALCADE, même jeu.

Abominable ! il est venu inonder l’Espagne de livres hérétiques, qu’il reproduit magiquement par milliers ; et comme nous avons brûlé les livres, il est juste aussi de brûler l’homme... Le tribunal suprême est toujours logique dans ses jugements.

LA REINE, à part.

Être reine d’Espagne, et sujette d’un tribunal !... que faire ?...

LUCIE, s’approchant près de la Reine.

Madame !...

LA REINE.

Je ne puis rien, ma fille, le tribunal suprême a parlé.

LUCIE.

Mon Dieu !

LA REINE, bas.

Chut ! Espérez, ma fille !.. (Haut.) Alcades, et vous tous, mes seigneurs, retenez bien ceci... votre reine vous demande de rendre la justice avec les inspirations de Dieu... et non avec les vôtres ; je puis faire encore quelques concessions à des pouvoirs rivaux usurpés, non par l’Église, mais par un tribunal puissant ! cette condescence ne sera pas longue... ma main qui a éteint la guerre civile en Aragon continuera son œuvre partout et il n’y aura d’autres maîtres souverains ici que la justice et la reine Isabelle ! Dieu garde vos seigneuries ! (Elle sort par le fond à droite avec les gardes et toute sa suite.)

 

SCÈNE II.

L’ALCADE MAYOR, LE CORRÉGIDOR, LUCIE, ALCADES, la foule au fond. (L’Alcade Mayor se mêle à la foule, il est suivi du Corrégidor. Lucie est seule sur le devant.)

 

LUCIE, avec joie, à elle-même.

Espérez ! j’ai bien entendu ! (Se retournant vers la prison.) Espérez, mon père, la reine l’a dit. (S’agenouillant devant la madone.) O Sainte Vierge ! mère des sept douleurs, inspirez la reine et faites que mon père soit sauvé.

LE CORRÉGIDOR, suivant toujours l’Alcade qui vient sur le devant.

Je vous dis, moi, que vous m’interrompez toujours... et que ça m’est insupportable... bien plus, ça m’est suspect. Prenez-y garde, l’on brûle aussi les alcades.

L’ALCADE.

Hein ?

LE CORRÉGIDOR.

Quoi ?

L’ALCADE.

Vous dites ?

LE CORRÉGIDOR.

Qu’ai-je dit ?

L’ALCADE.

Vous me ferez brûler, moi, tout vif !

LE CORRÉGIDOR.

Nous en avons brûlé de plus...

L’ALCADE.

De plus incombustible ? jamais !

LE CORRÉGIDOR.

Alcade ! vous perdez toute retenue !...

L’ALCADE.

Voyons, ne nous brouillons pas, nous sommes faits pour nous entendre... Que diable, mon cher corrégidor, vous avez une rage de feu... une passion pour les flammes, qui, si je vous laissais faire... irait, je crois, jusqu’à parodier l’enfer. Croyez-moi, je suis très-expert sur l’article bûcher... tournez un peu vos regards de ce côté. (Il montre Lucie.)

LE CORRÉGIDOR, regardant.

Ah ! tiens, c’est la jeune fille !

L’ALCADE.

Est-ce que le tribunal suprême ne pourrait pas la réclamer un peu ?...

LE CORRÉGIDOR.

Comment donc ! je la réclame beaucoup !

L’ALCADE.

Et pour quel crime ?

LE CORRÉGIDOR.

Nous trouverons le crime après.

L’ALCADE.

Je l’ai trouvé avant.

LE CORRÉGIDOR.

Cela vaut mieux. Est-ce un crime classé ?

L’ALCADE.

Non, un crime tout neuf ; il vous a passé sous les yeux, et vous ne l’avez pas vu !

LE CORRÉGIDOR.

Bah !

L’ALCADE.

La fille de Coster a montré à la reine un livre d’heures, c’est-à-dire un livre de piété... reproduit par la mague, et vous n’avez pas saisi le livre et la magicienne.

LE CORRÉGIDOR.

Tiens ! c’est vrai ! Ah ! mon cher familier, mon éminent alcade, vous êtes la lumière du tribunal suprême... Attendez, je vais procéder à son interrogatoire et à son arrestation. (Il passe devant l’Alcade en s’inclinant.)

L’ALCADE, à part, le regardant passer.

L’éducation l’a fait bête, ce corrégidor ; heureusement la nature l’avait fait méchant.

LE CORRÉGIDOR, à Lucie.

Venez ici, ma fille, venez.

LUCIE, se levant.

Moi, monseigneur ?

LE CORRÉGIDOR.

Oui, vous... approchez... ne craignez rien.

LUCIE, avec joie.

La reine a fait grâce !

LE CORRÉGIDOR.

Qu’est-ce qu’elle dit ? qu’est-ce qu’elle dit ? Montrez-moi ce livre d’heures que vous portez sur vous.

LUCIE, lui remettant son livre.

Le voilà, monseigneur.

LE CORRÉGIDOR, parcourant le livre.

Mais ce n’est pas écrit à la plume, cela ?

LUCIE.

Non, monseigneur, c’est imprimé ; regardez comme ces caractères sont beaux ! comme ils sourient aux yeux ! comme ils sont alignés avec grâce sur le vélin !... Eh bien ! monseigneur, l’homme de génie qui a fait ce chef-d’œuvre est dans les cachots de l’Inquisition.

LE CORRÉGIDOR.

Ah ! cela vous étonne ?... Elle est vraiment naïve, cette enfant !... Ce livre sent la magie d’une lieue ; tenez, alcade, examinez ce livre un seul instant.

L’ALCADE, se reculant.

Horreur !... ce livre me sécherait la main ; je vous crois sur parole. (Au peuple qui prend part à l’action.) A cet âge, être déjà sorcière ! (Murmures.)

LE CORRÉGIDOR.

Ce livre est une pièce de procédure qui simplifie l’accusation... (Il fait signe aux deux Alcades de s’emparer de Lucie.) Ma fille, je vous arrête au nom du tribunal suprême !

LUCIE.

M’arrêter, moi ! retirez-vous, je veux parler à la reine. (Courant vers l’entrée de la prison.) Mon père, mon pauvre père ! Ah ! on ne m’arrachera de cette place que morte ! (Rumeurs.)

LE CORRÉGIDOR, à la foule.

Laissez passer la justice du tribunal suprême ! (Rumeurs plus fortes.)

L’ALCADE, avec force, passant au milieu du peuple.

Taisez-vous ! voilà bien du scandale pour peu de chose ! (Il étend la main sur Lucie, et fixe sur elle des yeux de démon. — D’une voix sourde :) Pas un mot ! pas un geste ! obéissez ! (Lucie, épouvantée et frémissante, regarde l’Alcade, se lève vivement comme sous l’empire d’une irrésistible fascination, et marche d’après le geste que lui fait l’Alcade. — Grande agitation dans la foule.)

LE CORRÉGIDOR, s’approchant de l’Alcade.

Par quel prodige... je ne comprends pas !...

L’ALCADE, au Corrégidor.

Parce que vous n’avez jamais vu le serpent de la Sierra-Leoné attirant la colombe ! (Il tient toujours sa main levée vers Lucie et l’attire à lui. Ils sortent par le fond à gauche avec le Corrégidor et les Alcades. — Grand étonnement parmi le peuple. — Au même moment on entend du même côté des cris de : Vive Christophe Colomb ! — Entrent en scène des Matelots.)

CHŒUR DES MATELOTS.

A l’autre bord de cette onde,
Amis, il est un autre monde ;
Et que notre voix lui réponde
En suivant Christophe Colomb !
 
Amis, le chemin est long,
Le péril est grand, la gloire est féconde,
Amis, le chemin est long ;
Suivons tous en mer Christophe Colomb.

 

Pendant le chœur, on a dressé un bûcher sur le devant à droite. Les matelots remontent au devant de Christophe Colomb qui paraît au haut des marches du palais. Vives acclamations. — Il sort par le fond à droite suivi des matelots. Au même instant, on voit sortir de la prison des Arquebusiers, des Pénitents tenant des torches. Au milieu, Coster qui va au supplice. Tout le monde s’incline, le cortège s’arrête aux cris de vive Christophe Colomb !

 

SCÈNE III.

COSTER, PÉNITENTS, ARQUEBUSIERS, PEUPLE, puis le BOURREAU (SATAN).

 

COSTER, regardant vers le fond, à droite.

Nous nous heurtons devant tout un peuple étonné,
Lui, le triomphateur, et moi, le condamné.

Cris plus éloignés.

Colomb, je m’associe à ta noble pensée !
Tu ne la verras plus comme tu l’as laissée
Cette terre de mort que doivent rajeunir
Le livre et le vaisseau, cachés par l’avenir.
Le feu de mon bûcher éclairera cette onde.
Il fallait un martyr pour l’œuvre qui se fonde ;
Ce sera moi !... suivi d’un peuple de marins,
Crée un peuple nouveau sous des cieux plus sereins
Et reviens accomplir d’illustres destinées.
Ces deux mondes auront de puissants hyménées,
Et par-dessus la mer liant un entretien,
Le nôtre revivra sous la flamme du tien.
Va donc ! suis le soleil ! ce monde de merveilles
Existe. Ce n’est point une erreur de tes veilles !
Et s’il n’existait pas, pour honorer ta foi,
Dieu le ferait sortir du seuil des eaux pour toi !

A lui-même.

Car il est un accord d’éternelle harmonie
Entre la Providence et l’homme de génie ;
Pacte signé là-haut depuis les anciens jours,
Et ce que l’un promet, l’autre le tient toujours.

Il s’agenouille et se recueille un moment. Les Pénitents sortent par le fond à gauche. Les Arquebusiers font disperser la foule et se placent de chaque côté du théâtre. Le bourreau (Satan) paraît à gauche avec ses aides qui vont se placer au fond à droite, en face du bûcher.

COSTER, se levant avec résignation.

Je suis prêt, maintenant, marchons !

Apercevant Satan.

Quel est cet homme ?

LE BOURREAU.

Tu le sauras bientôt ! veux-tu que je me nomme ?
En Espagne mon nom circule trop souvent ;
De tous les médecins je suis le plus savant ;
Je guéris de la vie.

COSTER.

Ah ! le bourreau !

LE BOURREAU.

Lui-même !
Ton dernier serviteur à ton heure suprême.

COSTER.

Eh bien ! fais ton œuvre. Es-tu prêt, je t’attends !

LE BOURREAU, passant près du bûcher.

Je ne suis pas pressé, ménageons les instants.
Tout se fait lentement en Espagne ; on calcule
Minutieusement l’étiquette qui brûle ;
Un supplice est très-grave, on n’en fait pas un jeu ;
Ainsi, près du bûcher, causons à petit feu.

COSTER.

Je ne veux que la mort !

LE BOURREAU.

Tu l’auras, sois tranquille.
On a promis ta mort aux oisifs de la ville,
On leur tiendra parole ; ils sont très-exigeants,
Et notre devoir est de contenter les gens.
Mais il faut deux bûchers, deux, pour la symétrie ;
Et l’autre n’est pas prêt encore, et je te prie
De prendre patience ; il nous est survenu
Un autre condamné.

COSTER.

Son nom ?

LE BOURREAU.

Un inconnu.
Qu’importe ? c’est toujours un compagnon. Il semble
Qu’on voyage bien mieux quand on est deux ensemble.
Ainsi donc, mon ami, nous tirons du cerveau
Des choses neuves. Diable ! inventer du nouveau
En Espagne, c’est fort dangereux. L’homme honnête
Qui veut vivre en repos garde tout dans sa tête,
N’invente rien, de peur des esprits envieux,
Ou, s’il tient à la chose, il invente du vieux.

COSTER.

Va, je ne mourrai pas seul ! je te livre
Mon corps ; mais mon idée, elle doit me survivre.

LE BOURREAU.

Il ne restera rien de toi ! va donc chercher
Ce qui reste d’un homme, au poteau du bûcher
Quand le feu s’est éteint, un peu de cendre grise :
Et la nuit la disperse à la première brise.

COSTER.

J’ai mes trois compagnons !...

LE BOURREAU.

Oh ! pour te secourir,
Ne compte pas sur eux.

COSTER.

Comment ?

LE BOURREAU.

Ils vont mourir,
On les brûle là-bas... trois Allemands... La fête,
Comme tu vois, n’est pas mesquine, elle est complète.

On entend le chant des compagnons dans le lointain.

Écoute !

COSTER.

Ce sont eux !

LE BOURREAU, remontant vers le fond.

On les entend fort bien
Ces chanteurs allemands.

COSTER.

Il ne restera rien.
Ici, le même jour, l’œuvre est ensevelie.

Avec force.

Eh bien, tant pis pour tous ! quelle étrange folie
De vouloir éclairer l’homme ! il a mérité
De vivre et de mourir dans son obscurité.

Il passe à droite.

LE BOURREAU.

A propos, as-tu vu, comme moi, cette fille
Qui venait implorer la reine de Castille ?
Elle arrivait, ainsi que nous l’avons appris,
D’une ville...

Cherchant.

Je crois qu’on la nomme Paris...
Une ville inconnue en Espagne. Isabelle
N’a pu du tribunal rien obtenir pour elle ;
Nous allons la brûler avec toi...

COSTER.

Que dis-tu ?...

LE BOURREAU.

Laisse dire... Elle avait un air fort abattu,
Un œil sec qui n’a plus de pleurs sous les paupières,
Comme un torrent, l’été, quand il n’a que des pierres.
Elle arrivait mourante et les pieds tout meurtris,
Car elle avait toujours marché depuis Paris.
Pauvre enfant ! Et bientôt il faudra qu’elle meure.
Je pleure quand je vois une fille qui pleure.
Cela t’étonne, toi... mais sous ce vêtement
Un cœur bat ; reviens donc de cet étonnement.
Ma livrée est affreuse, oui, mais regarde l’âme ;
Ne vois pas l’enveloppe. On aime aussi sa femme !
Quoique bourreau, je suis père aussi. Qu’il est doux
De tenir son enfant, le soir, sur ses genoux
Et d’oublier pour lui tout le reste du monde,
Et de baiser son front, sa chevelure blonde...
Ses deux petites mains, son visage charmant
Où rien ne trompe encor, rien n’est faux, rien ne ment.
Bonheur de tous les jours, délices de famille !
Ma joie est dans les yeux de ma petite fille :
C’est un trésor d’amour, rien ne peut l’épuiser,
Rien ne vaut la saveur de son dernier baiser,
Le soir, lorsque Rita, ma jeune enfant si chère,
Va dormir, comme un ange, à côté de sa mère.

COSTER, .

Oh ! j’ai ma fille aussi, mon enfant, mon espoir ;
Dans mon exil errant, je n’ai pu la revoir.

LE BOURREAU.

Celle qui va mourir avait un livre d’heures
Et se nomme Lucie.

COSTER, tombant assis sur le bûcher.

Elle ! ô mon Dieu !

LE BOURREAU.

Tu pleures ?

COSTER.

Ma fille va mourir !

LE BOURREAU.

Tu pleures, c’est bien peu.
Les larmes, mon ami, n’éteignent pas le feu.
Quoi ! tu ne feras rien pour la sauver, ta fille ?

 

SCÈNE IV.

LES MÊMES, LUCIE, PÉNITENTS, ARQUEBUSIERS, ALCADES ; un cortège composé comme celui de Coster paraît à gauche, au fond. Lucie est au milieu.

 

COSTER, se lève et la reconnaît.

Catherine !... Oh ! cette ressemblance ! c’est elle ! c’est Lucie !

LUCIE, s’élançant vers son père.

Mon père ! (Ils s’embrassent.)

COSTER.

Oh ! c’est bien elle ! tous les traits de sa mère ! Mon enfant, ma fille !... Ah ! du fond de mon exil je te pleurais comme je pleurais Catherine, et à chaque voyageur qui s’en retournait vers la France, je disais : C’est là qu’elle est restée, vous la reconnaîtrez, elle a les yeux d’un ange et le sourire de sa mère.

LUCIE, dans les bras de son père.

Je t’ai cherché bien longtemps.

COSTER.

Et nous nous retrouvons pour mourir.

LUCIE.

Pour mourir ensemble, Dieu le permet, mon père !

COSTER, avec exaltation.

Dieu ! Dieu n’est pas juste !... toi mourir ! et je ne peux pas te sauver !

LE BOURREAU, le regardant.

Tu le peux !

COSTER.

Le ciel vient donc à mon aide !

LE BOURREAU.

Non, c’est moi.

COSTER, le reconnaissant, avec explosion.

Lui ! encore lui ! (Pendant ce temps-là, un alcade a arraché Lucie des bras de son père et l’entraîne.)

LUCIE.

Mon père, adieu !

COSTER.

Ma fille !

LUCIE, se dégageant et revenant à son père.

Adieu ! mon père ! (Même jeu de l’alcade.)

COSTER, allant au bourreau.

Tu peux la sauver ?... ma damnation pour le salut de ma fille ! Parle !... parle vite !...

LE BOURREAU, lui levant le bras et le soutenant.

Jure d’être à Satan ! tu lui livres ton âme :
Tu condamnes ton corps à l’infernale flamme ;
Damné, tu subiras l’éternité des temps.
Aujourd’hui, c’est toujours !

COSTER.

Je le jure, et j’attends !

On entend au loin les cris de : Vive la Reine ! à bas les bûchers !

 

SCÈNE V.

LES MÊMES, LA REINE, PAGES, GARDES, LA FOULE ; le peuple envahit le théâtre en criant : Vive la Reine ! A bas les bûchers ! Puis entre la Reine avec sa suite.

 

LA REINE, à tout le monde.

Eteignez les flammes !... Une ancienne loi castillane accorde la grâce de tous les condamnés que le cortège de la reine rencontre sur son chemin. (Elle remonte vers le fond.)

COSTER.

O regrets de toute l’éternité ! ma fille était sauvée et je ne me damnais pas !

SATAN, s’approchant de lui.

Je le savais, moi ! (Coster tombe anéanti ; la Reine rentre dans le palais. Acclamations. — Tableau.)

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