12 décembre 1829 — La Mort du Juif errant. Rapsodie lyrique de Schubart, dans Le Mercure de France au XIXe siècle, t. XXVII, p. 457-460, signé Gérard.
Cette rapsodie du poète allemand Christian Friedrich Schubart sera reprise en volume en 1840 dans Faust de Goëthe, suivi du second Faust.
Voir la notice LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE.
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LA MORT DU JUIF ERRANT.
RAPSODIE LYRIQUE DE SCHUBART.
Ahasver traîne hors d’une sombre caverne du Carmel... Il y a bientôt deux mille ans qu’il erre sans repos de pays en pays. Le jour que Jésus portait le fardeau de la croix, il voulut se reposer un moment devant la porte d’Ahasver : hélas ! celui-ci s’y opposa et chassa durement le Messie. Jésus chancelle et tombe sous le faix ; mais il ne se plaint pas.
Alors l’Ange de la mort entra chez Ahasver et lui dit d’un ton courroucé : Tu as refusé le repos au fils de l’homme... Hé bien ! monstre, plus de repos pour toi, jusqu’au jour où le Christ reviendra !
Un noir démon s’échappa soudain de l’abîme et se mit à te poursuivre, Ahasver, de pays en pays... Les douceurs de la mort, le repos de la tombe ; tout cela depuis t’est refusé !
Ahasver se traîne hors d’une sombre caverne du Carmel. Il secoue la poussière de sa barbe, saisit un des crânes entassés là, et le lance du haut de la montagne ; le crâne saute, rebondit, et se brise en éclats : C’était mon père ! s’écrie le Juif. Encore un... Ah !.. six encore s’en vont bondir de roche en roche... Et ceux-ci... Et ceux-ci ! rugit-il, les yeux ardens de rage ; ceux-ci ! ce sont mes femmes. Ah ! les crânes roulent toujours... Ceux-ci, et ceux-ci, ce sont les crânes de mes enfans. Hélas ! Ils ont pu mourir ! Mais moi, maudit, je ne le peux pas !.. L’effroyable sentence pèse sur moi pour l’éternité !
Jérusalem tomba... j’écrasai l’enfant à la mamelle ; je me jetai parmi les flammes ; je maudis le Romain dans sa victoire... Hélas ! hélas ! l’infatigable malédiction me protégea toujours... et je ne mourus pas ! — Rome, la géante, s’écroulait en ruines, j’allai me placer sous elle, elle tomba.. sans m’écraser ! Sur ses débris, des nations s’élevèrent et puis finirent à mes yeux... moi je restai et je ne pus finir !
Du haut d’un rocher qui régnait parmi les nuages, je me précipitai dans l’abîme des mers ; mais bientôt les vagues frémissantes me roulèrent au bord et le trait de feu de l’existence me perça de nouveau. Je mesurai des yeux le sombre cratère de l’Etna et je m’y jetai avec fureur : là, je hurlai dix mois parmi les géans ; et mes soupirs fatiguèrent le gouffre sulfureux, hélas ! dix mois entiers ! Cependant l’Etna fermenta, et puis me revomit parmi des flots de lave ; je palpitai sous la cendre et je me remis à vivre.
Une forêt était en feu ; je m’y élançai bien vite : toute sa chevelure dégoutta sur moi en flammèches, mais l’incendie effleura mon corps et ne put pas le consumer. Alors je me mêlai aux destructeurs d’hommes, je me précipitai dans la tempête des combats... je défiai le Gaulois, le Germain... mais ma chair émoussait les lances et les dards ; le glaive d’un Sarrazin se brisa en éclats sur ma tête : je vis long-temps les balles pleuvoir sur mes vêtemens, comme des pois lancés contre une cuirasse d’airain. Les tonnerres guerriers serpentèrent sans force autour de mes reins, comme autour d’un roc crénelé qui s’élève au-dessus des nuages.
En vain l’éléphant me foula sous lui ; en vain le cheval de guerre irrité m’assaillit de ses pieds armés de fer !..... Une mine chargée de poudre éclata et me lança dans les nues : je retombai étourdi et à demi-brûlé, et je me relevai parmi le sang, la cervelle et les membres mutilés de mes compagnons d’armes.
La masse d’acier d’un géant se brisa sur moi, le poing du bourreau se paralysa en voulant me saisir. Le tigre émoussa ses dents sur ma chair ; jamais lion affamé ne put me déchirer dans le cirque. Je me couchai sur des serpens venimeux ; je tirai le dragon par sa crinière sanglante..... le serpent me piqua et je ne mourus pas ! le dragon s’enlaça autour de moi et je ne mourus pas !
J’ai bravé les tyrans sur leurs trônes ; j’ai dit à Néron : Tu es un chien ivre de sang ; à Christiern : Tu es un chien ivre de sang ; à Mulei-Ismaël : Tu es un chien ivre de sang ! Les tyrans ont inventé les plus horribles supplices, tout fut impuissant contre moi.
Hélas ne pouvoir mourir ! ne pouvoir mourir !.. ne pouvoir reposer ce corps épuisé de fatigues ! traîner sans fin cet amas de poussière, avec sa couleur de cadavre et son odeur de pourriture ! Contempler des milliers d’années L’UNIFORMITÉ, ce monstre à la gueule béante, le Temps fécond et affamé, qui produit sans cesse et sans cesse dévore ses créatures !
Hélas ! ne pouvoir mourir ! ne pouvoir mourir ! O colère de Dieu ! pouvais-tu prononcer un plus épouvantable anathème ? Hé bien ! tombe enfin sur moi comme la foudre, précipite-moi des rochers du Carmel, que je roule à ses pieds, que je m’agite convulsivement et que je meure ! Et Ahasver tomba. Les oreilles lui tintèrent, et la nuit descendit sur ses yeux aux cils hérissés. Un ange le reporta dans la caverne : Dors, maintenant, Ahasver, dors d’un paisible sommeil, il sera là celui dont à Golgotha tu vis couler le sang, et dont la misécorde s’étend sur toi comme sur tous les hommes.
GÉRARD.
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