15 février 1847 — La Santa-Barbara, Scènes de la vie orientale, dans la Revue des Deux Mondes, t. XVII, p. 709-739 signé Gérard de Nerval.

Ce nouvel épisode du périple oriental sera repris en 1848 dans Scènes de la vie orientale. Les Femmes du Caire, « La Santa-barbara », en 1849 dans Al-Kahira. Souvenirs d’Orient, La Silhouette, 9, 16, 23 septembre ; et enfin en 1851 dans le Voyage en Orient, « Les Femmes du Caire, VI ; — La Santa-Barbara »

La quarantaine terminée, Nerval va s’embarquer, toujours avec sa Javanaise, sur la Santa Barbara, « sombre carcasse, pareille à un bateau de charbon, élevant sur un mât unique la longue vergue disposée pour une seule voile triangulaire ». Sur ce bateau, qui assure en fait, le transport du riz d’Égypte jusqu’à Beyrouth, la traversée s’annonce pénible, dans les conditions précaires qu’impose son manque d’argent, d’autant que le capitaine, grec « quelque peu forban », et l’équipage, turc musulman, sont visiblement hostiles à l’Européen. Il sympathise pourtant avec un jeune Arménien, dont la connaissance des mœurs musulmanes turques va se révéler fort utile pour le tirer du mauvais pas où la présence de son esclave, musulmane et seule femme à bord, le met bientôt. Cependant le bateau longe les côtes de Palestine, relâchant un moment à Saint Jean d’Acre, puis les côtes libanaises, Sour (l’ancienne Tyr), Saïda (Sidon), et enfin Beyrouth, où une nouvelle quarantaine « fort supportable » l’attend. Ayant fait la connaissance d’un « émir ou prince chrétien d’un district du Liban » qui lui propose une excursion à ses côtés dans les montagnes, il laisse son encombrante esclave à Beyrouth, aux bons soins d’une institution chrétienne de jeunes filles.

Voir la notice LE VOYAGE EN ORIENT, LES SECRETS DU LIBAN

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LA SANTA-BARBARA.

SCÈNES DE LA VIE ORIENTALE.

 

I. — UN COMPAGNON.

« Istambolda ! Ah ! Yélir firman !.
Yélir, Yélir, Istambolda ! »

C’était une voix grave et douce, — une voix de jeune homme blond ou de jeune fille brune, — d’un timbre frais et pénétrant, résonnant comme un chant de cigale altérée à travers la brume poudreuse d’une matinée d’Égypte. J’avais entr’ouvert, pour l’entendre mieux, une des fenêtres de la cange, dont le grillage doré se découpait, hélas ! sur une côte aride ; nous étions loin déjà des plaines cultivées et des riches palmeraies qui entourent Damiette. Partis de cette ville à l’entrée de la nuit, nous avions atteint en peu de temps le rivage d’Esbeh, qui est l’échelle maritime et l’emplacement primitif de la ville des croisades. Je m’éveillais à peine, étonné de ne plus être bercé par les vagues, et ce chant continuait à résonner par intervalle comme venant d’une personne assise sur la grève, mais cachée par l’élévation des berges. Et la voix reprenait encore avec une douceur mélancolique :

« Kaïkélir ! Istambolda !…
Yélir, Yélir, Istambolda ! »

Je comprenais bien que ce chant célébrait Stamboul dans un langage nouveau pour moi, qui n’avait plus les rauques consonnances de l’arabe ou du grec, dont mon oreille était fatiguée. Cette voix, c’était l’annonce lointaine de nouvelles populations, de nouveaux rivages ; j’entrevoyais déjà, comme en un mirage, la reine du Bosphore parmi ses eaux bleues et sa sombre verdure, — et, l’avouerai-je ? ce contraste avec la nature monotone et brûlée de l’Égypte m’attirait invinciblement. Quitte à pleurer les bords du Nil plus tard sous les verts cyprès de Péra, j’appelais au secours de mes sens amollis par l’été l’air vivifiant de l’Asie. Heureusement la présence, sur le bateau, du janissaire que notre consul avait chargé de m’accompagner m’assurait d’un départ prochain.

On attendait l’heure favorable pour passer le boghaz, c’est-à-dire la barre formée par les eaux de la mer luttant contre le cours du fleuve, et une djerme, chargée de riz qui appartenait au consul, devait nous transporter à bord de la Santa-Barbara, arrêtée à une lieue en mer.

Cependant la voix reprenait :

« Ah ! ah ! ah ! drommatina !
Drommatina dieljédélim !... »

Qu’est-ce que cela peut signifier ? me disais-je, cela doit être du turc, et je demandai au janissaire s’il comprenait. — C’est un dialectes des provinces, répondit-il ; je ne comprends que le turc de Constantinople ; quant à la personne qui chante, ce n’est pas grand’chose de bon : un pauvre diable sans asile, un banian !

J’ai toujours remarqué avec peine le mépris constant de l’homme qui remplit des fonctions serviles à l’égard du pauvre qui cherche fortune ou qui vit dans l’indépendance. Nous étions sortis du bateau, et, du haut de la levée, j’apercevais un jeune homme nonchalamment couché au milieu d’une touffe de roseaux secs. — Tourné vers le soleil naissant qui perçait peu à peu la brume étendue sur les rizières, il continuait sa chanson, dont je recueillais aisément les paroles ramenées par de nombreux refrains :

« Déyouldoumou ! Bourouldoumou !
Aly Osman yadjénamdah ! »

Il y a dans certaines langues méridionales un charme syllabique, une grâce d’intonation qui convient aux voix des femmes et des jeunes gens, et qu’on écouterait volontiers des heures entières sans comprendre. — Et puis ce chant langoureux, ces modulations chevrotantes qui rappelaient nos vieilles chansons de campagne, tout cela me charmait avec la puissance du contraste et de l’inattendu ; quelque chose de pastoral et d’amoureusement rêveur jaillissait pour moi de ces mots riches en voyelles et cadencés comme des chants d’oiseaux. C’est peut-être, me disais-je, quelque chant d’un pasteur de Trébizonde ou de Cyrénaïque. Il me semble entendre des colombes qui roucoulent sur la pointe des ifs ; cela doit se chanter dans des vallons bleuâtres où les eaux douces éclairent de reflets d’argent les sombres rameaux du mélèse, où les roses fleurissent sur de hautes charmilles, où les chèvres s’égarent au loin comme dans une idylle de Théocrite.

Cependant je m’étais approché du jeune homme, qui m’aperçut enfin, et, se levant, me salua en disant : « Bonjour, monsieur. »

C’était un beau garçon aux traits circassiens, à l’œil noir, avec un teint blanc et des cheveux blonds coupés de près, mais non pas rasés selon l’usage des Arabes. Une longue robe de soie rayée avec un pardessus de drap gris composait son ajustement, et un simple tarbouch de feutre rouge lui servait de coiffure ; seulement la forme plus ample et la houppe mieux fournie de soie bleue que celle des bonnets égyptiens, indiquaient le sujet immédiat d’Abdul-Medjid. Sa ceinture, faite d’un aunage de cachemire à bas prix, portait, au lieu des collections de pistolets et de poignards dont tout homme libre ou tout serviteur gagé se hérisse en général la poitrine, une écritoire de cuivre d’un demi-pied de longueur. Le manche de cet instrument oriental contient l’encre, et le fourreau contient les roseaux qui servent de plume (calam). De loin, cela peut passer pour un poignard, mais c’est l’insigne pacifique du simple lettré.

Je me sentis tout d’un coup plein de bienveillance pour ce confrère, et j’avais quelque honte de l’attirail guerrier qui, au contraire, dissimulait ma profession. — Est-ce que vous habitez dans ce pays ? dis-je à l’inconnu.

— Non, monsieur, je suis venu avec vous de Damiette.

— Comment, avec moi ?

— Oui, les bateliers m’ont reçu dans la cange et m’ont amené jusqu’ici. J’aurais voulu me présenter à vous, mais vous étiez couché.

— C’est très bien, dis-je, et où allez-vous comme cela ?

— Je vais vous demander la permission de passer aussi sur la djerme, pour gagner le vaisseau où vous allez vous embarquer.

— Je n’y vois pas d’inconvénient, dis-je en me tournant du côté du janissaire ; mais ce dernier me prit à part.

— Je ne vous conseille pas, me dit-il, d’emmener ce garçon. Vous serez obligé de payer son passage, car il n’a rien que son écritoire ; c’est un de ces vagabonds qui écrivent des vers et autres sottises. Il s’est présenté au consul, qui n’en a pas pu tirer autre chose.

— Mon cher, dis-je à l’inconnu, je serais charmé de vous rendre service, mais j’ai à peine ce qu’il me faut pour arriver à Beyrouth et y attendre de l’argent.

— C’est bien, me dit-il, je puis vivre ici quelques jours chez les fellahs. J’attendrai qu’il passe un Anglais. 

Ce mot me laissa un remords. — Je m’étais éloigné avec le janissaire, qui me guidait à travers les terres inondées en me faisant suivre un chemin tracé çà et là sur les dunes de sable pour gagner les bords du lac Menzaleh. Le temps qu’il fallait pour charger la djerme des sacs de riz apportés par diverses barques nous laissait tout le loisir nécessaire pour cette expédition.

II. — LE LAC MENZALEH.

Nous avions dépassé à droite le village d’Esbeh, bâti de briques crues, et où l’on distingue les restes d’une antique mosquée et aussi quelques débris d’arches et de tours appartenant à l’ancienne Damiette, détruite par les Arabes à l’époque de saint Louis, comme trop exposée aux surprises. La mer baignait jadis les murs de cette ville, et en est maintenant éloignée d’une lieue. C’est l’espace que gagne à peu près la terre d’Égypte tous les six cents ans. Les caravanes qui traversent le désert pour passer en Syrie rencontrent sur divers points des lignes régulières où se voient, de distance en distance, des ruines antiques ensevelies dans le sable, mais dont le vent du désert se plaît quelquefois à faire revivre les contours. Ces spectres de villes dépouillées pour un temps de leur linceul poudreux effraient l’imagination des Arabes, qui attribuent leur construction aux génies. Les savans de l’Europe retrouvent en suivant ces traces une série de cités bâties au bord de la mer sous telle ou telle dynastie de rois pasteurs ou de conquérans thébains. C’est par le calcul de cette retraite des eaux de la mer aussi bien que par celui des diverses couches du Nil empreintes dans le limon, et dont on peut compter les marques en formant des excavations, qu’on est parvenu à faire remonter à quarante mille ans l’antiquité du sol de l’Égypte. Ceci s’arrange mal peut-être avec la Genèse ; cependant ces longs siècles consacrés à l’action mutuelle de la terre et des eaux ont pu constituer ce que le livre saint appelle « matière sans forme », l’organisation des êtres étant le seul principe véritable de la création divine.

Nous avions atteint le bord oriental de la langue de terre où est bâtie Damiette ; le sable où nous marchions luisait par places, et il me semblait voir des flaques d’eau congelées dont nos pieds écrasaient la surface vitreuse ; c’étaient des couches de sel marin. Un rideau de joncs élancés, de ceux peut-être qui fournissaient autrefois le papyrus, nous cachait encore les bords du lac ; nous arrivâmes enfin à un port établi pour les barques de pêcheurs, et de là je crus voir la mer elle-même dans un jour de calme. Seulement des îles lointaines, teintes de rose par le soleil levant, couronnées çà et là de dômes et de minarets, indiquaient un lieu plus paisible, et des barques à voiles latines circulaient par centaines sur la surface unie des eaux.

C’était le lac Menzaleh, — l’ancien Maréotis, où Tanis ruinée occupe encore l’île principale, et dont Péluse bornait l’extrémité voisine de la Syrie, Péluse, l’ancienne porte de l’Égypte, où passèrent tour à tour Cambyse, Alexandre et Pompée, ce dernier, comme on sait, pour y trouver la mort.

Je regrettais de ne pouvoir parcourir le riant archipel semé dans les eaux du lac et assister à quelqu’une de ces pêches magnifiques qui fournissent des poissons à l’Égypte entière. Des oiseaux d’espèces variées planent sur cette mer intérieure, nagent près des bords ou se réfugient dans le feuillage des sycomores, des cassiers et des tamarins ; les ruisseaux et les canaux d’irrigation qui traversent partout les rizières offrent des variétés de végétation marécageuse, où les roseaux, les joncs, le nénuphar et sans doute aussi le lotus des anciens émaillent l’eau verdâtre et bruissent du vol d’une quantité d’insectes que poursuivent les oiseaux. Ainsi s’accomplit cet éternel mouvement de la nature primitive où luttent des esprits féconds et meurtriers.

Quand, après avoir traversé la plaine, nous remontâmes sur la jetée, j’entendis de nouveau la voix du jeune homme qui m’avait parlé ; il continuait à répéter : « Yélir, yélir, Istambolda ! » Je craignais d’avoir eu tort de refuser sa demande, et je voulus rentrer en conversation avec lui en l’interrogeant sur le sens de ce qu’il chantait. « C’est, me dit-il, une chanson qu’on a faite à l’époque du massacre des janissaires. J’ai été bercé avec cette chanson. »

Comment ! disais-je en moi-même, ces douces paroles, cet air langoureux renferment des idées de mort et de carnage ! ceci nous éloigne un peu de l’églogue.

La chanson voulait dire à peu près : « Il vient de Stamboul, le firman (celui qui annonçait la destruction des janissaires) ! — Un vaisseau l’apporte, — Ali-Osman l’attend ; — un vaisseau arrive, — mais le firman ne vient pas ; — tout le peuple est dans l’incertitude. — Un second vaisseau arrive ; voilà enfin celui qu’attendait Ali-Osman. — Tous les musulmans revêtent leurs habits brodés — et s’en vont se divertir dans la campagne, — car il est certainement arrivé, cette fois, le firman ! »

A quoi bon vouloir tout approfondir ? J’aurais mieux aimé ignorer désormais le sens de ces paroles. Au lieu d’un chant de pâtre ou du rêve d’un voyageur qui pense à Stamboul, je n’avais plus dans la mémoire qu’une sotte chanson politique.

— Je ne demande pas mieux, dis-je tout bas au jeune homme, que de vous laisser entrer dans la djerme, mais votre chanson aura peut-être contrarié le janissaire, quoiqu’il ait eu l’air de ne pas la comprendre...

— Lui, un janissaire ? me dit-il. Il n’y en a plus dans tout l’empire ! les consuls donnent encore ce nom, par habitude, à leurs cavas ; mais lui n’est qu’un Albanais, comme moi je suis un Arménien. Il m’en veut parce qu’étant à Damiette je me suis offert à conduire des étrangers pour visiter la ville ; à présent, je vais à Beyrouth. 

Je fis comprendre au janissaire que son ressentiment devenait sans motif. — Demandez-lui, me dit-il, s’il a de quoi payer son passage sur le vaisseau.

— Le capitaine Nicolas est mon ami, répondit l’Arménien.

Le janissaire secoua la tête, mais ne fit plus aucune observation. Le jeune homme se leva lestement, ramassa un petit paquet qui paraissait à peine sous son bras et nous suivit. Tout mon bagage avait été déjà transporté sur la djerme, lourdement chargée. L’esclave javanaise, que le plaisir de changer de lieu rendait indifférente au souvenir de l’Égypte, frappait ses mains brunes avec joie en voyant que nous allions partir et veillait à l’emménagement des cages de poules et de pigeons. La crainte de manquer de nourriture agit fortement sur ces âmes naïves. L’état sanitaire de Damiette ne nous avait pas permis de réunir des provisions plus variées. Le riz ne manquant pas, du reste, nous étions voués, pour toute la traversée, au régime du pilau.

III. — LA BOMBARDE.

Nous descendîmes le cours du Nil pendant une lieue encore ; les rives plates et sablonneuses s’élargissaient à perte de vue, et le boghaz qui empêche les vaisseaux d’arriver jusqu’à Damiette ne présentait plus à cette heure-là qu’une barre presque insensible. Deux forts protègent cette entrée, souvent franchie au moyen-âge, mais presque toujours fatale aux vaisseaux.

Les voyages sur mer sont aujourd’hui, grâce à la vapeur, tellement dépourvus de danger, que ce n’est pas sans quelque inquiétude qu’on se hasarde sur un bateau à voile. Là renaît la chance fatale qui donne aux poissons leur revanche de la voracité humaine, ou tout au moins la perspective d’errer dix ans sur des côtes inhospitalières, comme les héros de l’Odyssée ou de l’Énéide. Or, si jamais vaisseau primitif et suspect de ces fantaisies sillonna les eaux bleues du golfe syrien, c’est la bombarde baptisée du nom de Santa-Barbara, qui en réalise l’idéal le plus pur. Du plus loin que j’aperçus cette sombre carcasse, pareille à un bateau de charbon, élevant sur un mât unique la longue vergue disposée pour une seule voile triangulaire, je compris que j’étais mal tombé, et j’eux l’idée un instant de refuser ce moyen de transport. Cependant comment faire ? Retourner dans une ville en proie à la peste pour attendre le passage d’un brick européen, — car les bateaux à vapeur ne desservent pas cette ligne, — ce n’était guère moins chanceux. Je regardai mes compagnons, qui n’avaient l’air ni mécontent ni surpris ; le janissaire paraissait convaincu d’avoir arrangé les choses pour le mieux ; nulle idée railleuse ne perçait sous le masque bronzé des rameurs de la djerme ; il semblait donc que ce navire n’avait rien de ridicule et d’impossible dans les habitudes du pays. Toutefois cet aspect de galéasse difforme, de sabot gigantesque enfoncé dans l’eau jusqu’au bord par le poids des sacs de riz, ne promettait pas une traversée rapide. Pour peu que les vents nous fussent contraires, nous risquions d’aller faire connaissance avec la patrie inhospitalière des Lestrigons ou les rochers porphyreux des antiques Phéaciens. O Ulysse ! Télémaque ! Énée ! étais-je destiné à vérifier par moi-même votre itinéraire fallacieux ?

Cependant la djerme accoste le navire, on nous jette une échelle de corde traversée de bâtons, et nous voilà hissés sur le bordage et initiés aux joies de l’intérieur. — Kalimèra (bonjour), dit le capitaine, vêtu comme ses matelots, mais se faisant reconnaître par ce salut grec, — et il se hâte de s’occuper de l’embarquement des marchandises, bien autrement important que le nôtre. Les sacs de riz formaient une montagne sur l’arrière, au-delà de laquelle une petite portion de la dunette était réservée au timonier et au capitaine ; il était donc impossible de se promener autrement que sur les sacs, le milieu du vaisseau étant occupé par la chaloupe et les deux côtés encombrés de cages de poules ; un seul espace assez étroit existait devant la cuisine, confiée aux soins d’un jeune mousse fort éveillé.

Aussitôt que ce dernier vit l’esclave, il s’écria : Kokona ! kalè, kalè (une femme ! belle ! belle !). Ceci s’écartait de la réserve arabe, qui ne permet pas que l’on paraisse remarquer soit une femme, soit un enfant. Le janissaire était monté avec nous et surveillait le chargement des marchandises qui appartenaient au consul. « Ah çà, lui dis-je, où va-t-on nous loger ? vous m’aviez dit qu’on nous donnerait la chambre du capitaine. — Soyez tranquille, répondit-il, on rangera tous ces sacs et ensuite vous serez très bien. » Sur quoi il nous fit ses adieux et descendit dans la djerme, qui ne tarda pas à s’éloigner.

Nous voilà donc, — Dieu sait pour combien de temps ! — sur un de ces vaisseaux syriens que la moindre tempête brise à la côte comme des coques de noix. Il fallut attendre le vent d’ouest de trois heures pour mettre à la voile. Dans l’intervalle, on s’était occupé du déjeuner. Le capitaine Nicolas avait donné ses ordres, et son pilau cuisait sur l’unique fourneau de la cuisine ; notre tour ne devait arriver que plus tard.

Je cherchais cependant où pouvait être cette fameuse chambre du capitaine qui nous avait été promise, et je chargeai l’Arménien de s’en informer auprès de son ami, — lequel ne paraissait nullement l’avoir reconnu jusque-là. Le capitaine se leva froidement et nous conduisit vers une espèce de soute située sous le tillac de l’avant, où l’on ne pouvait entrer que plié en deux, et dont les parois étaient littéralement couvertes de ces grillons rouges, longs comme le doigt, que l’on appelle caravaces, et qu’avait attirés sans doute un chargement précédent de sucre ou de cassonade. Je reculai avec effroi et fis mine de me fâcher. « C’est là ma chambre, me fit dire le capitaine ; je ne vous conseille pas de l’habiter, à moins qu’il ne vienne à pleuvoir ; mais je vais vous faire voir un endroit beaucoup plus frais et beaucoup plus convenable. »

Alors il me conduisit près de la grande chaloupe maintenue par des cordes entre le mât et l’avant, et me fit regarder dans l’intérieur. « Voilà, dit-il, où vous serez très bien couché ; vous avez des matelas de coton que vous étendrez d’un bout à l’autre, et je vais faire disposer là-dessus des toiles qui formeront une tente ; maintenant, vous voilà logé commodément et grandement, n’est-ce pas ? »

J’aurais eu mauvaise grâce à n’en pas convenir ; le bâtiment étant donné, c’était assurément le local le plus agréable, — par une température d’Afrique, — et le plus isolé qu’on y pût choisir.

IV. — ANDARE SUL MARE.

Nous partons, nous voyons s’amincir, descendre et disparaître enfin sous le bleu niveau de la mer cette frange de sable qui encadre si tristement les splendeurs de la vieille Égypte ; le flamboiement poudreux du désert reste seul à l’horizon ; les oiseaux du Nil nous accompagnent quelque temps, puis nous quittent l’un après l’autre, comme pour aller rejoindre le soleil qui descend vers Alexandrie. Cependant un astre éclatant gravit peu à peu l’arc du ciel et jette sur les eaux des reflets enflammés. C’est l’étoile du soir, c’est Astarté, l’antique déesse de Syrie ; elle brille d’un éclat incomparable sur ces mers sacrées qui la reconnaissent toujours. — Sois-nous propice, ô divinité ! qui n’as pas la teinte blafarde de la lune, mais qui scintilles dans ton éloignement et verses des rayons dorés sur le monde comme un soleil de la nuit !

Après tout, une fois la première impression surmontée, l’aspect intérieur de la Santa-Barbara ne manquait pas de pittoresque. Dès le lendemain, nous nous étions acclimatés parfaitement, et les heures coulaient pour nous comme pour l’équipage dans la plus parfaite indifférence de l’avenir. Je crois bien que le bâtiment marchait à la manière de ceux des anciens, toute la journée d’après le soleil, et la nuit d’après les étoiles. Le capitaine me fit voir une boussole, mais elle était toute détraquée. Ce brave homme avait une physionomie à la fois douce et résolue, empreinte en outre d’une naïveté singulière qui me donnait plus de confiance en lui-même qu’en son navire. Toutefois il m’avoua qu’il avait été quelque peu forban, mais seulement à l’époque de l’indépendance hellénique. C’était après m’avoir invité à prendre part à son dîner, qui se composait d’un pilau en pyramide où chacun plongeait à son tour une petite cuiller de bois. Ceci était déjà un progrès sur la façon de manger des Arabes, qui ne se servent que de leurs doigts.

Une bouteille de terre, remplie de vin de Chypre, de celui qu’on appelle vin de Commanderie, défraya notre après-dinée, et le capitaine, devenu plus expansif, voulut bien, toujours par l’intermédiaire du jeune Arménien, me mettre au courant de ses affaires. M’ayant demandé si je savais lire le latin, il tira d’un étui une grande pancarte de parchemin qui contenait les titres les plus évidens de la moralité de sa bombarde. Il voulait savoir en quels termes était conçu ce document.

Je me mis à lire, et j’appris que « les secrétaires de la Terre-Sainte appelaient la bénédiction de la Vierge et des saints sur le navires, et certifiaient que le capitaine Alexis, Grec catholique et natif de Taraboulous (Tripoli de Syrie), avait toujours rempli ses devoirs religieux. »

— On a mis Alexis, me fit observer le capitaine, mais c’est Nicolas qu’on aurait dû mettre ; ils se sont trompés en écrivant. 

Je donnai mon assentiment, songeant en moi-même que, s’il n’avait pas de patente plus officielle, il ferait bien d’éviter les parages européens. Les Turcs se contentent de peu : le cachet rouge et la croix de Jérusalem apposés à ce billet de confession devaient suffire, moyennant batchiz, à satisfaire aux besoins de la légalité musulmane.

Rien n’est plus gai qu’une après-dînée en mer par un beau temps : la brise est tiède, le soleil tourne autour de la voile dont l’ombre fugitive nous oblige à changer de place de temps en temps ; cette ombre nous quitte enfin, et projette sur la mer sa fraîcheur inutile. Peut-être serait-il bon de tendre une simple toile pour protéger la dunette, mais personne n’y songe : le soleil dore nos fronts comme des fruits mûrs. C’est là que triomphait surtout la beauté de l’esclave javanaise. Je n’avais pas songé un instant à lui faire garder son voile, par ce sentiment tout naturel qu’un Franc possédant une femme n’avait pas le droit de la cacher. L’Arménien s’était assis près d’elle sur les sacs de riz, pendant que je regardais le capitaine jouer aux échecs avec le pilote, et il lui dit plusieurs fois avec un fausset enfantin :  « Qued ya sitti ! » ce qui, je pense, signifiait : « Eh bien donc, madame ! » Elle resta quelque temps sans répondre, avec cette fierté qui respirait dans son maintien habituel ; — puis elle finit par se tourner vers le jeune homme, et la conversation s’engagea.

De ce moment, je compris combien j’avais perdu à ne pas prononcer couramment l’arabe. Son front s’éclaircit, ses lèvres sourirent, et elle s’abandonna bientôt à ce caquetage ineffable qui, dans tous les pays, est, à ce qu’il semble, un besoin pour la plus belle portion de l’humanité. — J’étais heureux, du reste, de lui avoir procuré ce plaisir. L’Arménien paraissait très respectueux, et, se tournant de temps en temps vers moi, lui racontait sans doute comment je l’avais accueilli. Il ne faut pas appliquer nos idées à ce qui se passe en Orient, et croire qu’entre homme et femme une conversation devienne tout de suite... criminelle. Il y a dans les caractères beaucoup plus de simplicité que chez nous ; j’étais persuadé qu’il ne s’agissait là que d’un bavardage dénué de sens. L’expression des physionomies et l’intelligence de quelques mots çà et là m’indiquaient suffisamment l’innocence de ce dialogue ; aussi restai-je comme absorbé dans l’observation du jeu d’échecs ( et quels échecs) du capitaine et de son pilote. Je me comparais mentalement à ces époux aimables qui, dans une soirée, s’asseient aux tables de jeu, laissant causer ou danser sans inquiétude les femmes et les jeunes gens.

Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un pauvre diable d’Arménien qu’on a ramassé dans les roseaux au bord du Nil auprès d’un Franc qui vient du Caire et qui y a mené l’existence d’un mirlivois (général), d’après l’estime des drogmans et de tout un quartier ? Si, pour une nonne, un jardinier est un homme, comme on disait en France au siècle dernier, il ne faut pas croire que le premier venu soit quelque chose pour une cadine musulmane. Il y a dans les femmes élevées naturellement, comme dans les oiseaux magnifiques, un certain orgueil qui les défend tout d’abord contre la séduction vulgaire. Il me semblait, du reste, qu’en l’abandonnant à sa propre dignité je m’assurais la confiance et le dévouement de cette pauvre esclave, qu’au fond, ainsi que je l’ai déjà dit, je considérais comme libre du moment qu’elle avait quitté la terre d’Égypte et mis le pied sur un bâtiment chrétien.

Chrétien ! Est-ce le terme juste ? La Santa-Barbara n’avait pour équipage que des matelots turcs ; le capitaine et son mousse représentaient l’église romaine, l’Arménien une hérésie quelconque et moi-même... Mais qui sait ce que peut représenter en Orient un Parisien nourri d’idées philosophiques, — un fils de Voltaire, un impie, selon l’opinion de ces braves gens ! Chaque matin, au moment où le soleil sortait de la mer, — chaque soir, à l’instant où son disque, envahi par la ligne sombre des eaux, s’éclipsait en une minute, laissant à l’horizon cette teinte rosée qui se fond délicieusement dans l’azur, — les matelots se réunissaient sur un seul rang, tournés vers La Mecque lointaine, et l’un d’eux entonnait l’hymne de la prière, comme aurait pu faire le grave muezzin du haut des minarets. Je ne pouvais empêcher l’esclave de se joindre à cette religieuse effusion si touchante et si solennelle ; dès le premier jour, nous nous vîmes ainsi partagés en communions diverses. Le capitaine, de son côté, faisait des oraisons de temps en temps à une certaine image clouée au mât, qui pouvait bien être la patronne du navire, santa Barbara ; l’Arménien, en se levant, se lavait les mains et les pieds avec du savon et mâchonnait des litanies à voix basse ; moi seul, incapable de feinte, je n’exécutais aucune génuflexion régulière, et j’avais pourtant quelque honte à paraître moins religieux que ces gens. Il y a chez les Orientaux une tolérance mutuelle pour les religions diverses, — chacun se classant simplement à un degré supérieur dans la hiérarchie spirituelle, mais admettant que les autres peuvent bien, à la rigueur, être dignes de leur servir d’escabeau ; — le simple philosophe dérange cette combinaison : où le placer ? Le coran lui-même, qui maudit les idolâtres et les adorateurs du feu et des étoiles, n’a pas prévu le scepticisme de notre temps.

V. — IDYLLE.

Vers le troisième jour de notre traversée, nous eussions dû apercevoir la côte de Syrie ; mais, pendant la matinée, nous changions à peine de place, et le vent, qui se levait à trois heures, enflait la voile par bouffées, puis la laissait peu après retomber le long du mât. Cela paraissait inquiéter peu le capitaine, qui partageait ses loisirs entre son jeu d’échecs et une sorte de guitare avec laquelle il accompagnait toujours le même chant. En Orient, chacun a son air favori, et le répète sans se lasser du matin au soir, jusqu’à ce qu’il en sache un autre plus nouveau. L’esclave aussi avait appris au Caire je ne sais quelle chanson de harem dont le refrain revenait toujours sur une mélopée traînante et soporifique. C’étaient, je m’en souviens trop, les deux vers suivans :

« Ya kabibé ! sakel nôh !...
Ya makmouby ! ya sidi ! »

J’en comprenais bien quelques mots, mais celui de kabibé manquait à mon vocabulaire. J’en demandai le sens à l’Arménien, qui me répondit : Cela veut dire un petit drôle. Je couchai ce substantif sur mes tablettes avec l’explication, ainsi qu’il convient quand on veut s’instruire.

Le soir, l’Arménien me dit qu’il était fâcheux que le vent ne fût pas meilleur, et que cela l’inquiétait un peu.

—Pourquoi ? lui dis-je. Nous risquons de rester ici deux jours de plus, voilà tout, et décidément nous sommes très bien sur ce vaisseau.

— Ce n’est pas cela, me dit-il, mais c’est que nous pourrions bien manquer d’eau.

— Manquer d’eau !

— Sans doute ; vous n’avez pas d’idée de l’insouciance de ces gens-là. Pour avoir de l’eau, il aurait fallu envoyer une barque jusqu’à Damiette, car celle de l’embouchure du Nil est salée ; et comme la ville était en quarantaine, ils ont craint les formalités... du moins c’est là ce qu’ils disent, mais, au fond, il n’y auront pas pensé.

— C’est étonnant, dis-je, le capitaine chante comme si notre situation était des plus simples ; — et j’allai avec l’Arménien l’interroger sur ce sujet.

Il se leva, et me fit voir sur le pont les tonnes à eau entièrement vides, sauf l’une d’elles qui pouvait encore contenir cinq à six bouteilles d’eau ; puis il s’en alla se rasseoir sur la dunette, et, reprenant sa guitare, il recommença son éternelle chanson en berçant sa tête en arrière contre le bordage.

Le lendemain matin, je me réveillai de bonne heure, et je montai sur le gaillard d’avant avec la pensée qu’il était possible d’apercevoir les côtes de la Palestine ; mais j’eus beau nettoyer mon binocle, la ligne extrême de la mer était aussi nette que la lame courbe d’un damas. Il est même probable que nous n’avions guère changé de place depuis la veille. Je redescendis, et me dirigeai vers l’arrière. Tout le monde dormait avec sérénité ; le jeune mousse était seul debout, et faisait sa toilette en se lavant abondamment le visage et les mains avec de l’eau qu’il puisait dans notre dernière tonne de liquide potable.

Je ne pus m’empêcher de manifester mon indignation. Je lui dis ou je crus lui faire comprendre que l’eau de la mer était assez bonne pour la toilette d’un petit drôle de son espèce, et voulant formuler cette dernière expression, je me servis du terme de ya kabibé, que j’avais noté. Le petit garçon me regarda en souriant, et parut peu touché de la réprimande. Je crus avoir mal prononcé, et je n’y pensai plus.

Quelques heures après, dans ce moment de l’après-dînée où le capitaine Nicolas faisait d’ordinaire apporter par le mousse une énorme cruche de vin de Chypre, à laquelle, seuls nous étions invités à prendre part, l’Arménien et moi, en qualité de chrétiens, — les matelots, par un respect sans doute pour la loi de Mahomet, ne buvaient que de l’eau-de-vie, — le capitaine, dis-je, se mit à parler bas à l’oreille de l’Arménien.

— Il veut, me dit ce dernier, vous faire une proposition.

— Qu’il parle.

— Il dit que c’est délicat, et espère que vous ne lui en voudrez pas si cela vous déplaît.

— Pas du tout.

— Eh bien ! il vous demande si vous voulez faire l’échange de votre esclave contre le ya ouled (le petit garçon), qui lui appartient aussi. 

Je fus au moment de partir d’un éclat de rire, mais le sérieux parfait des deux Levantins me déconcerta. Je crus voir là au fond une de ces mauvaises plaisanteries que les Orientaux ne se permettent guère que dans les situations où un Franc pourrait difficilement les en faire repentir. Je le dis à l’Arménien, qui me répondit avec étonnement :

— Mais non, c’est bien sérieusement qu’il parle ; le petit garçon est très blanc et la femme basanée, — et, ajouta-t-il avec un air d’appréciation consciencieuse, je vous conseille d’y réfléchir, le petit garçon vaut bien la femme. 

Je ne suis pas habitué à m’étonner facilement ; du reste, ce serait peine perdue dans de tels pays. Je me bornai à répondre que ce marché ne me convenait pas. Ensuite, comme je montrais quelque humeur, le capitaine dit à l’Arménien qu’il était fâché de son indiscrétion, mais qu’il avait cru me faire plaisir. Je ne savais trop quelle était son idée, et je crus voir une sorte d’ironie percer dans sa conversation ; je le fis donc presser par l’Arménien de s’expliquer nettement sur ce point.

— Eh bien ! me dit ce dernier, il prétend que vous avez, ce matin, fait des complimens au ya ouled ; c’est, du moins, ce que celui-ci a rapporté.

— Moi ! m’écriai-je, je l’ai appelé petit drôle parce qu’il se lavait les mains avec notre eau à boire ; j’étais furieux contre lui, au contraire !

L’étonnement de l’Arménien me fit apercevoir qu’il y avait dans cette affaire un de ces absurdes quiproquos philologiques si communs entre les personnes qui savent médiocrement les langues. Le mot kabibé, si singulièrement traduit la veille par l’Arménien, avait, au contraire, la signification la plus charmante et la plus amoureuse du monde. Je ne sais pourquoi le terme de drôle lui avait paru rendre parfaitement cette idée en français.

Nous nous livrâmes à une traduction nouvelle et corrigée du refrain chanté par l’esclave, et qui, décidément, signifiait à peu près :

« Ô mon petit chéri, mon bien-aimé, mon frère, mon maître ! »

C’est ainsi que commencent presque toutes les chansons d’amour arabes, susceptibles des interprétations les plus diverses, et qui rappellent aux commençans l’équivoque classique de l’églogue de Corydon.

VI. — JOURNAL DE BORD.

L’humble vérité n’a pas les ressources immenses des combinaisons dramatiques ou romanesques. Je recueille un à un des événemens qui n’ont de mérite que par leur simplicité même, et je sais qu’il serait aisé pourtant, fût-ce dans la relation d’une traversée aussi vulgaire que celle du golfe de Syrie, de faire naître des péripéties vraiment dignes d’attention ; mais la réalité grimace à côté du mensonge, et il vaut mieux, ce me semble, dire naïvement, comme le bon capitaine Cook : « Tel jour, nous n’avons rien vu en mer qu’un morceau de bois qui flottait à l’aventure ; — tel autre jour, qu’un goëland aux ailes grises... » jusqu’au moment trop rare où l’action se réchauffe et se complique d’un canot de sauvages qui viennent apporter des ignames et des cochons de lait rôtis.

Cependant, à défaut de la tempête obligée, un calme plat tout-à-fait digne de l’Océan Pacifique, et le manque d’eau douce sur un navire composé comme l’était le nôtre, pouvaient amener des scènes dignes d’une Odyssée moderne. Le destin m’a ôté cette chance d’intérêt en envoyant ce soir-là un léger zéphyre d’occident qui nous fit marcher assez vite.

J’étais après tout, joyeux de cet incident, et je me faisais répéter par le capitaine l’assurance que, le lendemain matin, nous pourrions apercevoir à l’horizon les cimes bleuâtres du Carmel. Tout à coup des cris d’épouvante partent de la dunette. « Farqha el bahr ! farqha el bahr ! — Qu’est-ce donc ? — Une poule à la mer ! » La circonstance me paraissait peu grave ; cependant l’un des matelots turcs auquel appartenait la poule se désolait de la manière la plus touchante, et ses compagnons le plaignaient très sérieusement. On le retenait pour l’empêcher de se jeter à l’eau, et la poule déjà éloignée faisait des signes de détresse dont on suivait les phases avec émotion. Enfin, le capitaine, après un moment de doute, donna l’ordre qu’on arrêtât le vaisseau.

Pour le coup, je trouvai un peu fort qu’après avoir perdu deux jours on s’arrêtât par un bon vent pour une poule noyée. Je donnai deux piastres au matelot, pensant que c’était là tout le joint de l’affaire, car un Arabe se ferait tuer pour beaucoup moins. Sa figure s’adoucit, mais il calcula sans doute immédiatement qu’il aurait un double avantage à ravoir la poule, et en un clin d’œil il se débarrassa de ses vêtemens et se jeta à la mer.

La distance jusqu’où il nagea était prodigieuse. Il fallut attendre une demi-heure avec l’inquiétude de sa situation et de la nuit qui venait ; notre homme nous rejoignit enfin exténué, et on dut le retirer de l’eau, car il n’avait plus la force de grimper le long du bordage.

Une fois en sûreté, cet homme s’occupait plus de sa poule que de lui-même, il la réchauffait, la frottait, et ne fut content qu’en la voyant respirer à l’aise et sautiller sur le pont.

Le bâtiment s’était remis en route. — Le diable soit de la poule ! dis-je à l’Arménien ; nous avons perdu une heure.

— Eh quoi ! vouliez-vous donc qu’il la laissât se noyer ?

— Mais j’en ai aussi, des poules, et je lui en aurais donné plusieurs pour celle-là !

— Ce n’est pas la même chose.

— Comment donc ? mais je sacrifierais toutes les poules de le terre pour qu’on ne perdît pas une heure de bon vent, dans un bâtiment où nous risquons demain de mourir de soif.

— Voyez-vous, dit l’Arménien, la poule s’est envolée à sa gauche, au moment où il s’apprêtait à lui couper le cou.

— J’admettrais volontiers, répondis-je qu’il se fût dévoué comme musulman pour sauver une créature vivante ; mais je sais que le respect des vrais croyans pour les animaux ne va point jusque-là, puisqu’ils les tuent pour leur nourriture.

— Sans doute ils les tuent, mais avec des cérémonies, en prononçant des prières, et encore ne peuvent-ils leur couper la gorge qu’avec un couteau dont le manche soit percé de trois clous et dont la lame soit sans brèche. Si tout à l’heure la poule s’était noyée, le pauvre homme était certain de mourir d’ici à trois jours.

— C’est bien différent, dis-je à l’Arménien.

Ainsi, pour les Orientaux, c’est toujours une chose grave que de tuer un animal. Il n’est permis de le faire que pour sa nourriture expressément, et dans des formes qui rappellent l’antique institution des sacrifices. On sait qu’il y a quelque chose de pareil chez les Israélites ; les bouchers sont obligés d’employer des sacrificateurs (schockel) qui appartiennent à l’ordre religieux, et ne tuent chaque bête qu’en employant des formules consacrées. — Ce préjugé se trouve avec des nuances diverses dans la plupart des religions du Levant. La chasse même n’est tolérée que contre les bêtes féroces et en punition de dégâts causés par elles. La chasse au faucon était pourtant, à l’époque des califes, le divertissement des grands, mais par une sorte d’interprétation qui rejetait sur l’oiseau de proie la responsabilité du sang versé. — Au fond, sans adopter les idées de l’Inde, on peut convenir qu’il y a quelque chose de grand dans cette pensée de ne tuer aucun animal sans nécessité. Les formules recommandées pour le cas où on leur ôte la vie, par le besoin de s’en faire une nourriture, ont pour but sans doute d’empêcher que la souffrance se prolonge plus d’un instant, ce que les habitudes de la chasse rendent malheureusement impossible.

L’Arménien me raconta à ce sujet que, du temps de Mahmoud, Constantinople était tellement rempli de chiens, que les voitures avaient peine à circuler dans les rues : ne pouvant les détruire, ni comme animaux féroces, ni comme propres à la nourriture, on imagina de les exposer dans des îlots déserts de l’entrée du Bosphore. Il fallut les embarquer par milliers dans des caïques ; et au moment où, ignorans de leur sort, ils prirent possession de leurs nouveaux domaines, un iman leur fit un discours, exposant que l’on avait cédé à une nécessité absolue, et que leurs âmes, à l’heure de la mort, ne devaient pas en vouloir aux fidèles croyans ; — que, du reste, si la volonté du ciel était qu’ils fussent sauvés, cela arriverait assurément. Il y avait beaucoup de lapins dans ces îles, et les chiens ne réclamèrent pas tout d’abord contre ce raisonnement jésuitique ; mais, quelques jours plus tard, tourmentés par la faim, ils poussèrent de tels gémissemens, qu’on les entendait de Constantinople. Les dévots, émus de cette lamentable protestation, adressèrent de graves remontrances au sultan, déjà trop suspect de tendances européennes, de sorte qu’il fallut donner l’ordre de faire revenir les chiens, qui furent, en triomphe, réintégrés dans tous leurs droits civils.

VII. — CATASTROPHE.

L’Arménien m’était de quelque ressource dans les ennuis d’une telle traversée ; mais je voyais avec plaisir aussi que sa gaieté, son intarissable bavardage, ses narrations, ses remarques, donnaient à la pauvre Zeynèby (c’est en français le même nom que Zénobie) l’occasion, si chère aux femmes de ces pays, d’exprimer ses idées avec cette volubilité de consonnes nasales et gutturales où il m’était si difficile de saisir non pas seulement le sens, mais le son même des paroles.

Avec la magnanimité d’un Européen, je souffrais même sans difficulté que l’un ou l’autre des matelots qui pouvait se trouver assis près de nous, sur les sacs de riz, lui adressât quelques mots de conversation. En Orient, les gens du peuple sont généralement familiers, d’abord parce que le sentiment de l’égalité y est établi plus sincèrement que parmi nous, et puis parce qu’une sorte de politesse innée existe dans toutes les classes. Quant à l’éducation, elle est partout la même, très sommaire, mais universelle. C’est ce qui fait que l’homme d’un humble état devient sans transition le favori d’un grand, et monte aux premiers rangs sans y paraître jamais déplacé.

Il y avait parmi nos matelots, un certain Turc d’Anatolie, très basané, à la barbe grisonnante, et qui causait avec l’esclave plus souvent et plus longuement que les autres ; je l’avais remarqué, et je demandai à l’Arménien ce qu’il pouvait dire ; il fit attention à quelques paroles, et me dit : « Ils parlent ensemble de religion. » Cela me parut fort respectable, d’autant que c’était cet homme qui faisait pour les autres, en qualité de hadji ou pèlerin revenu de La Mecque, la prière du matin et du soir. Je n’avais pas songé un instant à gêner dans ses pratiques habituelles cette pauvre femme, dont une fantaisie, hélas ! bien peu coûteuse, avait mis le sort dans mes mains. Seulement, au Caire, dans un moment où elle était un peu malade, j’avais essayé de la faire renoncer à l’habitude de tremper dans l’eau froide ses mains et ses pieds, tous les matins et tous les soirs, en faisant ses prières ; mais elle faisait peu de cas de mes préceptes d’hygiène, et n’avait consenti qu’à s’abstenir de la teinture de henné, qui, ne durant que cinq à six jours environ, oblige les femmes d’Orient à renouveler souvent une préparation fort disgracieuse pour qui la voit de près. — Je ne suis pas ennemi de la teinture des sourcils et des paupières ; j’admets encore le carmin appliqué aux joues et aux lèvres ; — mais à quoi bon colorer en jaune des mains déjà cuivrées, qui, dès-lors, passent au safran ? Je m’étais montré inflexible sur ce point.

Ses cheveux avaient repoussé sur le front ; ils allaient rejoindre des deux côtés les longues tresses mêlées de cordonnets de soie et frémissantes de sequins percés (de faux sequins), qui flottent du col aux talons, selon la mode levantine. — Le taktikos festonné d’or s’inclinait avec grâce sur son oreille gauche, et ses bras portaient enfilés de lourds anneaux de cuivre argenté, grossièrement émaillés de rouge et de bleu, parure toute égyptienne. D’autres encore résonnaient à ses chevilles, malgré la défense du Coran, qui ne veut pas qu’une femme fasse retentir les bijoux qui ornent ses pieds.

Je l’admirais ainsi, gracieuse dans sa robe à rayures de soie et drapée du milayeh bleu, avec ces airs de statues antiques que les femmes d’Orient possèdent, sans le moins du monde s’en douter. L’animation de son geste, une expression inaccoutumée de ses traits, me frappaient par momens, sans m’inspirer d’inquiétudes ; le matelot qui causait avec elle aurait pu être son grand-père, et il ne semblait pas craindre que ses paroles fussent entendues.

— Savez-vous ce qu’il y a ? me dit l’Arménien, qui, un peu plus tard, s’était approché des matelots causant entre eux ; ces gens-là disent que la femme qui est avec vous ne vous appartient pas.

— Ils se trompent, lui dis-je ; vous pouvez leur apprendre qu’elle m’a été vendue au Caire par Abd-el-Kérim, moyennant cinq bourses. J’ai le reçu dans mon portefeuille. Et d’ailleurs cela ne les regarde pas.

— Ils disent que le marchand n’avait pas le droit de vendre une femme de religion musulmane à un chrétien.

— Leur opinion m’est indifférente, et au Caire on en sait plus qu’eux là-dessus. Tous les Francs y ont des esclaves, soit chrétiens, soit musulmans.

— Mais ce ne sont que des nègres ou des Abyssiniens ; ils ne peuvent pas avoir d’esclaves de la race blanche.

— Trouvez-vous que cette femme soit blanche ? 

L’Arménien secoua la tête d’un air de doute.

— Écoutez, lui dis-je ; quant à mon droit, je ne puis en douter, ayant pris d’avance les informations nécessaires. Dites maintenant au capitaine qu’il ne convient pas que ses matelots causent avec elle.

— Le capitaine, me dit-il, après avoir parlé à ce dernier, répond que vous auriez pu le lui défendre à elle-même tout d’abord.

— Je ne voulais pas, répliquai-je, la priver du plaisir de parler sa langue, ni l’empêcher de se joindre aux prières ; d’ailleurs, la conformation du bâtiment obligeant tout le monde d’être ensemble, il était difficile d’empêcher l’échange de quelques paroles.

Le capitaine Nicolas n’avait pas l’air très bien disposé, — ce que j’attribuais quelque peu au ressentiment d’avoir vu sa proposition d’échange repoussée. Cependant il fit venir le matelot hadji que j’avais désigné surtout comme malveillant, et lui parla. Quant à moi, je ne voulais rien dire à l’esclave, pour ne pas me donner le rôle odieux d’un maître exigeant.

Le matelot parut répondre d’un air très fier au capitaine, — qui me fit dire par l’Arménien de ne plus me préoccuper de cela, — que c’était un homme exalté (medjoun), une espèce de saint que ses camarades respectaient à cause de sa piété ; que ce qu’il disait n’avait nulle importance d’ailleurs. — Cet homme, en effet, ne parla plus à l’esclave, mais il causait très haut devant elle avec ses camarades, et je comprenais bien qu’il s’agissait de la muslim (musulmane) et du Roumi (Romain). Il fallait en finir, et je ne voyais aucun moyen d’éviter ce système d’insinuation. Je me décidai à faire venir l’esclave près de nous, et, avec l’aide de l’Arménien, nous eûmes à peu près la conversation suivante :

— Qu’est-ce que t’ont dit ces hommes tout à l’heure ?

— Que j’avais tort, étant croyante, de rester avec un infidèle.

— Mais ne savent-ils pas que je t’ai achetée ?

— Ils disent qu’on n’avait pas le droit de me vendre à toi.

— Et penses-tu que ce soit vrai ?

— Dieu le sait !

— Ces hommes se trompent, et tu ne dois plus leur parler.

— Ce sera ainsi, me dit-elle.

Je priai l’Arménien de la distraire un peu et de lui conter des histoires. Ce garçon m’était, après tout, devenu fort utile ; il lui parlait toujours de ce ton flûté et gracieux qu’on emploie pour égayer les enfants, — et commençait invariablement par « Ked ya, sitti ?… — Eh bien ! donc, madame !... qu’est-ce donc ? nous ne rions pas ? Voulez-vous savoir les aventures de la tête cuite au four ? — Il lui racontait alors une vieille légende de Constantinople, où un tailleur, croyant recevoir un habit du sultan à réparer, emporte chez lui la tête coupée d’un aga qui lui a été remise par erreur, — si bien que, ne sachant comment se débarrasser ensuite de ce triste dépôt, il l’envoie au four, dans un vase de terre, chez un pâtissier grec. Ce dernier en gratifie un barbier franc, en la substituant furtivement à sa tête à perruque ; le Franc la coiffe, puis, s’apercevant de sa méprise, la porte ailleurs, — enfin il en résulte encore une foule de méprises plus ou moins comiques. Ceci est de la bouffonnerie turque du plus haut goût.

La prière du soir ramenait les cérémonies habituelles. Pour ne scandaliser personne, j’allai me promener sur le tillac de l’avant, épiant le lever des étoiles, et faisant aussi, moi, ma prière, qui est celle des rêveurs et des poètes, c’est-à-dire l’admiration de la nature et l’enthousiasme des souvenirs. Oui, je les admirais dans cet air d’Orient si pur qu’il rapproche les cieux de l’homme, ces astres-dieux, formes diverses et sacrées, que la Divinité a rejetées tour à tour comme les masques de l’éternelle Isis. — Uranie, Astarté, Saturne, Jupiter ! — vous me représentez encore les transformations des humbles croyances de nos aïeux. Ceux qui, par millions, ont sillonné ces mers, prenaient sans doute le rayonnement pour la flamme et le trône pour le dieu ; mais qui n’adorerait dans les astres du ciel les preuves mêmes de l’éternelle puissance, et dans leur marche régulière l’action vigilante d’un esprit caché ?

VIII. — LA MENACE.

En retournant vers le capitaine, je vis, dans une encoignure au pied de la chaloupe, l’esclave et le vieux matelot hadji qui causaient avec action.

Pour cette fois il n’y avait plus rien à ménager ; je tirai violemment l’esclave par le bras, et elle alla tomber, — fort mollement il est vrai, — sur un sac de riz.

 Giaour ! s’écria-t-elle.

J’entendis parfaitement le mot. Il n’y avait pas à faiblir : « Enté giaour ! » répliquai-je sans trop savoir si ce dernier mot se disait au féminin ; mais elle comprit bien ce que cela signifiait : C’est toi qui es une infidèle ; — et lui, ajoutai-je en montrant le hadji, est un chien (kelb). 

Je ne sais si la colère qui m’agitait était plutôt de me voir méprisé comme chrétien, ou de songer à l’ingratitude de cette femme que j’avais toujours traitée comme une égale. Le hadji, s’entendant traiter de chien, avait fait un signe de menace, mais s’était retourné vers ses compagnons avec la lâcheté habituelle des Turcs de basse classe, qui, après tout, n’oseraient seuls attaquer un Franc. Deux ou trois d’entre eux s’avancèrent en proférant des injures, et, machinalement, j’avais saisi un des pistolets de ma ceinture, sans songer que ces armes à la crosse étincelante, — achetées au Caire pour compléter mon costume, — n’étaient fatales d’ordinaire qu’à la main qui veut s’en servir. J’avouerai de plus qu’elles n’étaient point chargées.

— Y songez-vous ? me dit l’Arménien en m’arrêtant le bras. C’est un fou, et pour ces gens-là c’est un saint ; laissez-les crier, le capitaine va leur parler. 

L’esclave faisait mine de pleurer, comme si je lui avais fait beaucoup de mal, et ne voulait pas bouger de la place où elle était. Le capitaine arriva, et dit avec son air indifférent : « Que voulez-vous ? ce sont des sauvages ! » et il leur adressa quelques paroles assez mollement. « Ajoutez, dis-je à l’Arménien, qu’arrivé à terre, j’irai trouver le pacha, et je leur ferai donner des coups de bâton. »

Je crois bien que l’Arménien leur traduisit cela par quelque compliment empreint de modération. Ils ne dirent plus rien, mais je sentais bien que ce silence me laissait une position trop douteuse. Je me souvins fort à propos d’une lettre de recommandation que j’avais dans mon portefeuille pour le pacha d’Acre, et qui m’avait été donnée par un de mes amis, qui a été quelque temps membre du divan à Constantinople. Je tirai mon portefeuille de ma veste, ce qui excita une inquiétude générale. Le pistolet n’aurait servi qu’à me faire assommer, — surtout étant de fabrique arabe ; — mais les gens du peuple en Orient croient toujours les Européens quelque peu magiciens et capables de tirer de leur poche, à un moment donné, de quoi détruire toute une armée. On se rassura en voyant que je n’avais extrait du portefeuille qu’une lettre, du reste fort proprement écrite en arabe et adressée au terrible Ahmed-Pacha, qui précédemment avait fait partie de l’ambassade turque à Paris.

Ce qu’il y avait de plus heureux dans mon idée et dans ma situation, c’est que nous nous trouvions justement à la hauteur de Saint-Jean-d’Acre, où il fallait relâcher pour prendre de l’eau. La ville n’était pas encore en vue, mais nous ne pouvions manquer, si le vent continuait, d’y arriver le lendemain. Quant à Ahmed-Pacha, par un autre hasard digne de s’appeler providence pour moi et fatalité pour mes adversaires, je l’avais rencontré à Paris dans plusieurs soirées. — Il m’avait donné du tabac turc et fait beaucoup d’honnêtetés. La lettre dont je m’étais chargé lui rappelait ce souvenir, de peur que le temps et ses nouvelles grandeurs ne m’eussent effacé de sa mémoire ; mais il devenait clair néanmoins, par la lettre, que j’étais un personnage très puissamment recommandé.

La lecture de ce document produisit l’effet du quos ego de Neptune. L’Arménien, après avoir mis la lettre sur sa tête en signe de respect, avait ôté l’enveloppe qui, comme il est d’usage pour les recommandations, n’était point fermée, et montrait le texte au capitaine à mesure qu’il le lisait. Dès lors les coups de bâton promis n’étaient plus une illusion pour le hadji et ses camarades. Ces garnemens baissèrent la tête, et le capitaine m’expliqua sa propre conduite par la crainte de heurter leurs idées religieuses, n’étant lui-même qu’un pauvre sujet grec du sultan (raya), qui n’avait d’autorité qu’en raison du service. Quant à la femme, dit-il, si vous êtes l’ami d’Ahmed-Pacha, elle est bien à vous : qui oserait lutter contre la faveur des grands ? 

L’esclave n’avait pas bougé ; cependant elle avait fort bien entendu ce qui s’était dit. Elle ne pouvait avoir de doute sur sa position momentanée, car, en pays turc, une protection vaut mieux qu’un droit ; — pourtant désormais je tenais à constater le mien aux yeux de tous.

— N’es-tu pas née, lui fis-je dire, dans un pays qui n’appartient pas au sultan des Turcs ?

— Cela est vrai, dit-elle ; je suis Hindi (Indienne).

— Eh bien ! tu peux être au service d’un Franc, comme les Abyssiniennes (Habesch), qui sont, ainsi que toi, couleur de cuivre et qui te valent bien.

Aioua (oui) ! dit-elle comme convaincue, ana mamlouk enté : je suis ton esclave.

— Eh bien ! dis-je, te souviens-tu qu’avant de quitter le Caire, je t’ai offert d’y rester libre ? Tu m’as dit que tu ne saurais où aller.

— C’est vrai, il valait mieux me revendre.

— Tu m’as donc suivi seulement pour changer de pays, et me quitter ensuite ? Eh bien ! puisque tu es si ingrate, tu demeureras esclave toujours, et tu ne sera pas une cadine mais une servante. Dès à présent, tu garderas ton voile et tu resteras dans la chambre du capitaine... avec les grillons. Tu ne parleras plus à personne ici. 

Elle prit son voile sans répondre, et s’en alla s’asseoir dans la petite chambre de l’avant.

J’avais peut-être un peu cédé au désir de faire de l’effet sur ces gens tour à tour insolens ou serviles, toujours à la merci d’impressions vives et passagères, et qu’il faut connaître pour comprendre à quel point le despotisme est le gouvernement normal de l’Orient. Le voyageur le plus modeste se voit amené très vite, si une manière de vivre somptueuse ne lui concilie pas tout d’abord le respect, à poser théâtralement et à déployer, dans une foule de cas, des résolutions énergiques, qui, dès lors, se manifestent sans danger. L’Arabe, c’est le chien qui mord si l’on recule, et qui vient lécher la main levée sur lui. En recevant un coup de bâton, il ignore si, au fond, vous n’avez pas le droit de le lui donner. Votre position lui a paru d’abord médiocre ; mais faites le fier, et vous devenez tout de suite un grand personnage qui affecte la simplicité. L’Orient ne doute jamais de rien ; tout y est possible : le simple calender peut fort bien être un fils de roi, — comme dans Les Mille et Une Nuits. D’ailleurs, n’y voit-on pas les princes d’Europe voyager en frac noir et en chapeau rond ?

IX. — CÔTES DE PALESTINE.

J’ai salué avec enivrement l’apparition tant souhaitée de la côte d’Asie. Il y avait si long-temps que je n’avais vu des montagnes ! La fraîcheur brumeuse du paysage, l’éclat si vif des maisons peintes et des kiosques turcs se mirant dans l’eau bleue, les zones diverses des plateaux qui s’étagent si hardiment entre la mer et le ciel, la cime du Carmel avec l’enceinte carrée et la haute coupole de son couvent célèbre illuminées au loin de cette radieuse teinte cerise, qui rappelle toujours la fraîche Aurore des chants d’Homère ; — au pied de ces monts, Kaiffa, déjà dépassée, faisant face à Saint-Jean-d’Acre, située à l’autre extrémité de la baie, et devant laquelle notre navire s’était arrêté : c’était un spectacle à la fois plein de grandeur et de grâce. La mer, à peine onduleuse, s’étalant comme l’huile vers la grève où moussait la mince frange de la vague, et luttant de teinte azurée avec l’éther qui vibrait déjà des feux du soleil encore invisible... voilà ce que l’Égypte n’offre jamais avec ses côtes basses et ses horizons souillés de poussière. Le soleil parut enfin ; il découpa nettement devant nous la ville d’Acre s’avançant dans la mer sur son promontoire de sable, avec ses blanches coupoles, ses murs, ses maisons à terrasses, et la tour carrée aux créneaux festonnés, qui fut naguère la demeure du terrible Djezzar-Pacha, contre lequel lutta Napoléon.

Nous avions jeté l’ancre à peu de distance du rivage. Il fallait attendre la visite de la Santé avant que les barques pussent venir nous approvisionner d’eau fraîche et de fruits. Quant à débarquer, cela nous était interdit à moins de vouloir nous arrêter dans la ville et y faire quarantaine.

Aussitôt que le bateau de la Santé fut venu constater que nous étions malades, comme arrivant de la côte d’Égypte, il fut permis aux barquettes du port de nous apporter les rafraîchissemens attendus, et de recevoir notre argent avec les précautions usitées. Aussi, contre les tonnes d’eau, les melons, les pastèques et les grenades qu’on nous faisait passer, il fallait verser nos ghazis, nos piastres et nos paras dans des bassins d’eau vinaigrée qu’on plaçait à notre portée.

Ainsi ravitaillés, nous avions oublié nos querelles intérieures. Ne pouvant débarquer pour quelques heures, et renonçant à m’arrêter dans la ville, je ne jugeai pas à propos d’envoyer au pacha ma lettre qui, du reste, pouvait m’être encore une recommandation sur tout autre point de l’antique côte de Phénicie soumise au pachalik d’Acre. — Cette ville, que les anciens appelaient Ako, ou l’étroite, que les Arabes nomment Akka, s’est appelée long-temps Ptolémaïs. Quant à la ville de Kaiffa, située en face, au pied de ce pic écrasé et rocailleux d’où le prophète Élie fut enlevé au ciel dans un char de feu, je crois bien que ce fut aussi le lieu où Persée délivra Andromède ; — mais il faudrait avoir toute une bibliothèque avec soi pour vérifier ces détails.

Nous remettons à la voile, et désormais notre voyage est une fête ; nous rasons à un quart de lieue de distance les côtes de la Célé-Syrie, et la mer, toujours claire et bleue, réfléchit comme un lac la gracieuse chaîne de montagnes qui va du Carmel au Liban. Six lieues plus haut que Saint-Jean-d’Acre apparaît Sour, autrefois Tyr, avec la jetée d’Alexandre, unissant à la rive l’îlot où fut bâtie la ville antique qu’il lui fallut assiéger si long-temps.

Six lieues plus loin, c’est Saïda, l’ancienne Sidon, qui presse comme un troupeau son amas de blanches maisons au pied des montagnes occupées par les Druses. Ces bords célèbres n’ont que peu de ruines à montrer comme souvenirs de la riche Phénicie ; mais que peuvent laisser des villes où a fleuri exclusivement le commerce ? Leur splendeur a passé comme l’ombre et comme la poussière, et la malédiction des livres bibliques s’est entièrement réalisée, comme tout ce que rêvent les poètes, comme tout ce que nie la sagesse des nations !

Cependant, au moment d’atteindre le but, on se lasse de tout, même de ces beaux rivages et de ces flots azurés. Voici enfin le promontoire du Raz-Beyrouth et ses roches grises dominées au loin par la cime neigeuse du Sannin. La côte est aride ; les moindres détails des roches tapissées de mousses rougeâtres apparaissent sous les rayons d’un soleil ardent. Nous rasons la côte, nous tournons vers le golfe ; aussitôt tout change. Un paysage plein de fraîcheur, d’ombre et de silence, une vue des Alpes prise du sein d’un lac de Suisse, voilà Beyrouth par un temps calme. C’est l’Europe et l’Asie se fondant en molles caresses ; c’est, pour tout pèlerin un peu lassé du soleil et de la poussière, une oasis maritime où l’on retrouve avec transport, au front des montagnes, cette chose si triste au nord, si gracieuse et si désirée au midi, — des nuages !

O nuages bénis ! nuages de ma patrie ! j’avais oublié vos bienfaits ! — Et le soleil d’Orient vous ajoute encore tant de charmes ! — Le matin, vous vous colorez si doucement, à demi roses, à demi bleuâtres, comme des nuages mythologiques, du sein desquels on s’attend toujours à voir surgir de riantes divinités ; le soir, ce sont des embrasemens merveilleux, des voûtes pourprées qui s’écroulent et se dégradent bientôt en flocons violets, tandis que le ciel passe des teintes du saphir à celle de l’émeraude, phénomène si rare dans les pays du Nord.

A mesure que nous avancions, la verdure éclatait de plus de nuances, et la teinte foncée du sol et des constructions ajoutait encore à la fraîcheur du paysage. La ville, au fond du golfe, semblait noyée dans les feuillages, et au lieu de cet amas fatigant de maisons peintes à la chaux qui constitue la plupart des cités arabes, je croyais voir une réunion de villas charmantes semées sur un espace de deux lieues. Les constructions s’aggloméraient, il est vrai, sur un point marqué d’où s’élançaient des tours rondes et carrées ; mais cela ne paraissait être qu’un quartier du centre signalé par de nombreux pavillons de toutes couleurs.

Toutefois, au lieu de nous rapprocher, comme je le pensais, de l’étroite rade où paraissaient quelques mâts de navires, nous coupâmes en biais le golfe et nous allâmes débarquer sur un îlot entouré de rochers, où quelques bâtisses légères et un drapeau jaune représentaient le séjour de la quarantaine, qui, pour le moment, nous était seul permis.

X. — LA QUARANTAINE.

Le capitaine Nicolas et son équipage étaient devenus très aimables et pleins de procédés à mon égard. Ils faisaient leur quarantaine à bord ; mais une barque, envoyée par la Santé, nous transporta dans l’îlot qui, à le voir de près, était plutôt une presqu’île. La mer ne l’isolait de terre que dans les mauvais temps. Une anse étroite parmi les rochers ombragée d’arbres séculaires, aboutissait à l’escalier d’une sorte de cloître dont les voûtes en ogive reposaient sur des piliers de pierre et supportaient un toit de cèdre comme dans les couvens romains. La mer se brisait tout alentour sur les grès tapissés de fucus, et il ne manquait là qu’un chœur de moines et la tempête pour rappeler le premier acte du Bertram de Maturin.

Il fallut attendre là quelque temps la visite du nazir, ou directeur turc, qui voulut bien nous admettre enfin aux jouissances de son domaine. Des bâtimens de forme claustrale succédaient encore au premier, qui, seul ouvert de tous côtés, servait à l’assainissement des marchandises suspectes. Au bout du promontoire, un pavillon isolé, dominant la mer, nous fut indiqué pour demeure, — c’était le local affecté d’ordinaire aux Européens. Les galeries que nous avions laissées à notre droite contenaient les familles arabes campées pour ainsi dire dans de vastes salles qui servaient indifféremment d’étables et de logemens. Là, frémissaient les chevaux captifs, les dromadaires passant entre les barreaux leur cou tors et leur tête velue ; plus loin, des tribus, accroupies autour du feu de leur cuisine, se retournaient d’un air sauvage en nous voyant passer près des portes. Du reste, nous avions le droit de nous promener sur environ deux arpens de terrain semé d’orge et planté de mûriers, et de nous baigner même dans la mer sous la surveillance d’un gardien.

Une fois familiarisé avec ce lieu sauvage et maritime, j’en trouvai le séjour charmant. Il y avait là du repos, de l’ombre et une variété d’aspects à défrayer la plus sublime rêverie. D’un côté, les montagnes sombres du Liban, avec leurs croupes de teintes diverses, émaillées çà et là de blanc par les nombreux villages maronites et druses et les couvens étagés sur un horizon de huit lieues ; de l’autre, en retour de cette chaîne au front neigeux qui se termine au cap Boutroun, — tout l’amphithéâtre de Beyrouth, couronné d’un bois de sapin planté par l’émir Fakardin pour arrêter l’invasion des sables du désert. Des tours crénelées, des châteaux, des manoirs percés d’ogives, construits en pierre rougeâtre, donnent à ce pays un aspect féodal et en même temps européen qui rappelle les miniatures des manuscrits chevaleresques du moyen-âge. Les vaisseaux francs à l’ancre dans la rade, et que ne peut contenir le port étroit de Beyrouth, animent encore le tableau.

Cette quarantaine de Beyrouth était donc fort supportable, et nos jours se passaient soit à rêver sous les épais ombrages des sycomores et des figuiers, soit à grimper sur un rocher fort pittoresque qui entourait un bassin naturel où la mer venait briser ses flots adoucis. Ce lieu me faisait penser aux grottes rocailleuses des filles de Nérée. Nous y restions tout le milieu du jour, isolés des autres habitans de la quarantaine, couchés sur les algues vertes ou luttant mollement contre la vague écumeuse. La nuit, on nous enfermait dans le pavillon, où les moustiques et autres insectes nous faisaient des loisirs moins doux. Les tuniques fermées à masque de gaze dont j’ai déjà parlé étaient alors d’un grand secours. — Quant à la cuisine, elle consistait simplement en pain et fromage salé fournis par la cantine ; il faut y ajouter des œufs et des poules apportés par les paysans de la montagne; en outre, tous les matins, on venait tuer devant la porte des moutons dont la viande nous était vendue à une piastre (25 centimes) la livre. De plus, le vin de Chypre à une demie-piastre environ la bouteille, nous faisait un régal digne des grandes tables européennes ; j’avouerai pourtant qu’on se lasse de ce vin liquoreux à le boire comme ordinaire, et je préférais le vin d’or du Liban, qui a quelque rapport avec le Madère par son goût et par sa force.

Un jour, le capitaine Nicolas vint nous rendre visite avec deux de ses matelots et son mousse. Nous étions redevenus très bons amis, et il avait amené le hadji, qui me serra la main avec une grande effusion, craignant peut-être que je ne me plaignisse de lui, une fois libre et rendu à Beyrouth. Je fus, de mon côté, plein de cordialité. Nous dînâmes ensemble, et le capitaine m’invita à venir demeurer chez lui, si j’allais à Taraboulous. Après le dîner, nous nous promenâmes sur le rivage ; il me prit à part, et me fit tourner les yeux vers l’esclave et l’Arménien, qui causaient ensemble, assis plus bas que nous au bord de la mer. Quelques mots mêlés de franc et de grec me firent comprendre son idée, — et je la repoussai avec une incrédulité marquée. Il secoua la tête, et peu de temps après remonta dans sa chaloupe, prenant affectueusement congé de moi. — Le capitaine Nicolas, me disais-je, a toujours sur le cœur mon refus d’échanger l’esclave contre son mousse ! — Cependant le soupçon me resta dans l’esprit, attaquant tout au moins ma vanité.

On comprend bien qu’il était résulté de la scène violente qui s’était passée sur le bâtiment une sorte de froideur entre l’esclave et moi. Il s’était dit entre nous un de ces mots irréparables dont a parlé l’auteur d’Adolphe ; — l’épithète de giaour m’avait blessé profondément. — Ainsi, me disais-je, on n’a pas eu de peine à lui persuader que je n’avais pas de droit sur elle ; de plus, soit conseil, soit réflexion, elle se sent humiliée d’appartenir à un homme d’une race inférieure selon les idées des musulmans. La situation dégradée des populations chrétiennes en Orient rejaillit au fond sur l’Européen lui-même ; on le redoute sur les côtes à cause de cet appareil de puissance que constate le passage des vaisseaux ; mais, dans le pays du centre où cette femme a vécu toujours, le préjugé vit tout entier.

Pourtant j’avais peine à admettre la dissimulation dans cette âme naïve ; le sentiment religieux si prononcé en elle la devait même défendre de cette bassesse. Je ne pouvais, d’un autre côté, me dissimuler les avantages de l’Arménien. Tout jeune encore, et beau de cette beauté asiatique, aux traits fermes et purs, des races nées au berceau du monde, — il donnait l’idée d’une fille charmante qui aurait eu l’idée d’un déguisement d’homme ; son costume même, à l’exception de la coiffure, n’ôtait qu’à demi cette illusion.

Me voilà comme Arnolphe, épiant de vaines apparences avec la conscience d’être doublement ridicule, car je suis de plus un maître. J’ai la chance d’être à la fois trompé et volé, et je me répète comme un jaloux de comédie : Que la garde d’une femme est un pesant fardeau ! Du reste, me disais-je presque aussitôt, cela n’a rien d’étonnant ; il la distrait et l’amuse par ses contes, il lui dit mille gentillesses, tandis que moi, lorsque je parle dans sa langue, je dois produire un effet risible, — comme un Anglais, un homme du Nord, froid et lourd, relativement à une femme de mon pays. — Il y a chez les Levantins une expansion chaleureuse qui doit être séduisante en effet ! — L’avouerai-je ? il me sembla remarquer des serremens de mains, des paroles tendres, que ne gênait même pas ma présence. J’y réfléchis quelque temps ; puis je crus devoir prendre une forte résolution.

— Mon cher, dis-je à l’Arménien, qu’est-ce que vous faisiez en Égypte ?

— J’étais secrétaire de Toussoun-Bey ; je traduisais pour lui des journaux et des livres français ; j’écrivais ses lettres aux fonctionnaires turcs. Il est mort tout d’un coup, et l’on m’a congédié, voilà ma position.

— Et maintenant, que comptez-vous faire ?

— J’espère entrer au service du pacha de Beyrouth. Je connais son trésorier, qui est de ma nation.

— Et ne songez-vous pas à vous marier ?

— Je n’ai pas d’argent à donner en douaire, et aucune famille ne m’accordera de femme autrement. 

Allons, dis-je en moi-même après un silence, montrons-nous magnanime, faisons deux heureux.

Je me sentais grandi par cette pensée. Ainsi, j’aurais délivré une esclave et créé un mariage honnête. J’étais donc à la fois bienfaiteur et père ! Je pris les mains de l’Arménien, et je lui dis : — Elle vous plaît... épousez-la, elle est à vous ! 

J’aurais voulu avoir tous mes amis pour témoins de cette scène émouvante, de ce tableau patriarcal : l’Arménien étonné, confus de cette magnanimité ; l’esclave assise près de nous, encore ignorante du sujet de notre entretien, mais, à ce qu’il me semblait, déjà inquiète et rêveuse.

L’Arménien leva les bras au ciel, comme étourdi de ma proposition.

— Comment, lui dis-je, malheureux, tu hésites !... Ainsi, tu séduis une femme qui est à un autre, tu la détournes de ses devoirs, et ensuite tu ne veux pas t’en charger quand on te la donne !...

Mais l’Arménien ne comprenait rien à ces reproches. Son étonnement s’exprima par une série de protestations énergiques. Jamais il n’avait eu la moindre idée des choses que je pensais. Il était si malheureux même d’une telle supposition, qu’il se hâta d’en instruire l’esclave et de lui faire donner témoignage de sa sincérité. Apprenant en même temps ce que j’avais dit, elle en parut blessée, et surtout de la supposition qu’elle eût pu faire attention à un simple raya, serviteur soit des Turcs, soit des Francs, et presque l’égal d’un yaoudi.

Ainsi le capitaine Nicolas m’avait induit en toute sorte de suppositions ridicules. On reconnaît bien là l’esprit astucieux des Grecs !

Il n’y avait pas à s’y tromper. — En pénétrant au fond de ma conscience, je songeai avec amertume que mon beau sacrifice n’avait peut-être eu d’autre but que d’abdiquer la responsabilité gênante du sort d’une femme que je n’étais plus en position de garder.

XI. — LE PÈRE PLANCHET.

Quand nous sortîmes de la quarantaine, je louai pour un mois un logement dans une maison de chrétien maronite, à une demi-lieue de la ville. La plupart de ces demeures, — situées au milieu des jardins, étagées sur toute la côte le long des terrasses plantées de mûriers, — ont l’air de petits manoirs féodaux bâtis solidement en pierre brune, avec des ogives et des arceaux. Des escaliers extérieurs conduisent aux différens étages dont chacun a sa terrasse jusqu’à celle qui domine tout l’édifice, et où les familles se réunissent le soir pour jouir de la vue du golfe. Nos yeux rencontraient partout une verdure épaisse et lustrée, où les haies régulières des nopals marquent seules les divisions. Je m’abandonnai les premiers jours aux délices de cette fraîcheur et de cette ombre. Partout la vie et l’aisance autour de nous ; les femmes bien vêtues, belles et sans voiles, allant et venant, presque toujours avec de lourdes cruches qu’elles vont remplir aux citernes et portent gracieusement sur l’épaule. Notre hôtesse, coiffée d’une sorte de cône drapé en cachemire, qui, avec les tresses garnies de sequins de ses longs cheveux, lui donnait l’air d’une reine d’Assyrie, était tout simplement la femme d’un tailleur qui avait sa boutique au bazar de Beyrouth. Ses deux filles et les petits enfans se tenaient au premier étage ; nous occupions le second. L’esclave s’était vite familiarisée avec cette famille, et, nonchalamment assise sur les nattes, elle se regardait comme entourée d’inférieurs et se faisait servir, quoi que je pusse faire pour en empêcher ces pauvres gens. Toutefois je trouvais commode de pouvoir la laisser en sûreté dans cette maison lorsque j’allais à la ville. J’attendais des lettres qui n’arrivaient pas, — le service de la poste française se faisant si mal dans ces parages, que les journaux et les paquets sont toujours en arrière de deux mois. Ces circonstances m’attristaient beaucoup et me faisaient faire des rêves sombres. Un matin, je m’éveillai assez tard encore à moitié plongé dans les illusions du songe. Je vis à mon chevet un prêtre assis, qui me regardait avec une sorte de compassion.

— Comment vous sentez-vous, monsieur ? me dit-il d’un ton mélancolique.

— Mais, assez bien ; pardon, je m’éveille, et…

— Ne bougez pas ! soyez calme. Recueillez-vous. Songez que le moment est proche.

— Quel moment ?

— Cette heure suprême, si terrible pour qui n’est pas en paix avec Dieu !

— Oh ! oh ! qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Vous me voyez prêt à recueillir vos volontés dernières.

— Ah ! pour le coup, m’écriai-je, cela est trop fort ! Et qui êtes-vous ?

— Je m’appelle le père Planchet.

— Le père Planchet !

— De la compagnie de Jésus.

— Je ne connais pas ces gens-là !

— On est venu me dire au couvent des lazaristes qu’un jeune Américain, en péril de mort, m’attendait pour faire quelques legs à la communauté.

— Mais je ne suis pas Américain ! Il y a erreur ! Et, de plus, je ne suis pas au lit de mort ; vous le voyez bien ! 

Et je me levai brusquement... un peu avec le besoin de me convaincre moi-même de ma parfaite santé. — Le père Planchet comprit enfin qu’on l’avait mal renseigné. Il s’informa dans la maison, et apprit que l’Américain demeurait un peu plus loin. Il me salua en riant de sa méprise, et me promit de venir me voir en repassant, enchanté qu’il était d’avoir fait ma connaissance, grâce à ce hasard singulier.

Quand il revint, l’esclave était dans la chambre, et je lui appris son histoire. — Comment, me dit-il, vous êtes-vous mis ce poids sur la conscience !... Vous avez dérangé la vie de cette femme, et désormais vous êtes responsable de tout ce qui peut lui arriver. Puisque vous ne pouvez l’emmener en France et que vous ne voulez pas sans doute l’épouser, que deviendra-t-elle ?

— Je lui donnerai la liberté ; c’est le bien le plus grand que puisse réclamer une créature raisonnable.

— Il valait mieux la laisser où elle était ; elle aurait peut-être trouvé un bon maître, un mari... Maintenant savez-vous dans quel abîme d’inconduite elle peut tomber, une fois laissée à elle-même ? Elle ne sait rien faire, elle ne veut pas servir... Pensez donc à tout cela. 

Je n’y avais jamais en effet songé sérieusement. Je demandai conseil au père Planchet, qui me dit :

— Il n’est pas impossible que je lui trouve une condition et un avenir. Il y a, ajouta-t-il, des dames très pieuses dans la ville qui se chargeraient de son sort. 

Je le prévins de l’extrême dévotion qu’elle avait pour la foi musulmane. Il secoua la tête et se mit à lui parler très long-temps.

Au fond, cette femme avait le sentiment religieux développé plutôt par nature et d’une manière générale que dans le sens d’une croyance spéciale. De plus, l’aspect des populations maronites parmi lesquelles nous vivions, et des couvens dont on entendait sonner les cloches dans la montagne, le passage fréquent des émirs chrétiens et druses, qui venaient à Beyrouth, magnifiquement montés et pourvus d’armes brillantes, avec des suites nombreuses de cavaliers et des noirs portant derrière eux leurs étendards roulés autour des lances : tout cet appareil féodal, qui m’étonnait moi-même comme un tableau des croisades, apprenait à la pauvre esclave qu’il y avait, même en pays turc, de la pompe et de la puissance en dehors du principe musulman.

L’effet extérieur séduit partout les femmes, — surtout les femmes ignorantes et simples, — et devient souvent la principale raison de leurs sympathies ou de leurs convictions. Lorsque nous nous rendions à Beyrouth, et qu’elle traversait la foule composée de femmes sans voiles, qui portaient sur la tête le cors, ou corne d’argent ciselée et dorée qui balance un voile de gaze derrière leur tête, — autre mode conservée du moyen-âge, — d’hommes fiers et richement armés, dont pourtant le turban rouge ou bariolé indiquait des croyances en dehors de l’islamisme, elle s’écriait : — Que de giaours ! — et cela adoucissait un peu mon ressentiment d’avoir été injurié avec ce mot.

Il s’agissait pourtant de prendre un parti. Les Maronites, nos hôtes, qui aimaient peu ses manières, et qui la jugeaient, du reste, au point de vue de l’intolérance catholique, me disaient : — Vendez-la ! — Ils me proposaient même d’amener un Turc qui ferait l’affaire. On comprend quel cas je faisais de ce conseil peu évangélique.

J’allai voir le père Planchet au couvent des lazaristes, situé presque aux portes de Beyrouth. Il y avait là des classes d’enfans chrétiens dont il dirigeait l’éducation. — La plupart de ces communautés sont soumises en effet à l’inspection des jésuites. — Nous causâmes long-temps de M. de Lamartine, qu’il avait connu et dont il admirait beaucoup les poésies. Il se plaignit de la peine qu’il avait à obtenir du gouvernement l’autorisation d’agrandir le couvent. Cependant les constructions interrompues révélaient un plan grandiose, et un escalier magnifique en marbre de Chypre conduisait à des étages encore inachevés. Les couvens catholiques sont très libres dans la montagne ; mais aux portes de Beyrouth on ne leur permet pas de constructions trop importantes, — et il était même défendu aux lazaristes d’avoir une cloche. Ils y avaient suppléé par un énorme grelot, — qui, modifié de temps en temps, prenait des airs de cloche peu à peu. Les bâtimens aussi s’agrandissaient presque insensiblement sous l’œil peu vigilant des Turcs.

— Il faut un peu louvoyer, me disait le père Planchet ; avec de la patience nous arriverons.

Il me reparla de l’esclave avec une sincère bienveillance. — Toutefois je luttais avec mes propres incertitudes. Les lettres que j’attendais pouvaient arriver d’un jour à l’autre et changer mes résolutions. Je craignais que le père Planchet, se faisant illusion par piété, n’eût en vue principalement l’honneur pour son couvent d’une conversion musulmane, et qu’après tout le sort de la pauvre fille ne devînt fort triste plus tard.

Un matin, elle entra dans ma chambre en frappant des mains et s’écriant tout effrayée : — Durzi ! Durzi ! bandouguillah ! (Les Druses ! les Druses ! des coups de fusils !)

En effet, la fusillade retentissait au loin, mais c’était seulement une fantasia d’Albanais qui allaient partir pour la montagne. Je m’informai, et j’appris que les Druses avaient brûlé un village appelé Bethmérie, situé à quatre lieues environ. On envoyait des troupes turques, non pas contre eux, mais pour surveiller les mouvemens des deux partis luttant encore sur ce point.

J’étais allé à Beyrouth, où j’avais appris ces nouvelles. Je revins très tard, et l’on me dit qu’un émir ou prince chrétien d’un district du Liban était venu loger dans la maison. Apprenant qu’il y avait aussi un Franc d’Europe, il avait désiré me voir et m’avait attendu long-temps dans ma chambre, où il avait laissé ses armes comme signe de confiance et de fraternité. Le lendemain, le bruit que faisait sa suite m’éveilla de bonne heure ; il y avait avec lui six hommes bien armés et de magnifiques chevaux. Nous ne tardâmes pas à faire connaissance, et le prince me proposa d’aller habiter quelques jours chez lui dans la montagne. J’acceptai bien vite une occasion si belle d’étudier les scènes qui s’y passaient et les mœurs de ces populations, parmi lesquelles vit encore le souvenir du savant Volney.

Il fallait, pendant ce temps, placer convenablement l’esclave, que je ne pouvais songer à emmener. On m’indiqua dans Beyrouth une école de jeunes filles dirigée par une dame de Marseille, nommée Mme Carlès. C’était la seule où l’on enseignât le français. Mme Carlès était une très bonne femme, qui ne me demanda que trois piastres par jour pour l’entretien, la nourriture et l’instruction de la pauvre Zeynèby. Je ne partis que trois jours après l’avoir placée dans cette maison ; déjà elle s’y était fort bien habituée et était charmée de causer avec les petites filles, que ses idées et ses récits amusaient beaucoup.

Mme Carlès me prit à part et me dit qu’elle ne désespérait pas d’amener sa conversion. — Voyez-vous, me dit-elle, avec son accent provençal, voilà, moi, comment je m’y prends. Je lui dis : Vois-tu, ma fille, tous les bons dieux de chaque pays, c’est toujours le bon Dieu ! Mahomet, c’est un homme qui avait bien du mérite... mais Jésus-Christ, il est bien bon aussi !

Cette façon tolérante et douce d’opérer une conversion me parut fort acceptable. — Il ne faut la forcer en rien, lui dis-je.

— Soyez tranquille, reprit Mme Carlès ; elle m’a déjà promis d’elle-même de venir à la messe avec moi dimanche prochain. 

On comprend que je ne pouvais la laisser en de meilleures mains pour apprendre les principes de la religion chrétienne et le français... de Marseille.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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