12 mai 1844 – Le Boulevard du Temple, dans L’Artiste, 3e livraison , 4e série, t. 1, p. 22-25.

Cette troisième et dernière livraison du Boulevard du Temple, plus particulièrement consacrée au vaudeville d’hier et aujourd’hui, est une véritable mine d’informations pour l’historien du théâtre populaire au XIXe siècle.

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LE BOULEVARD DU TEMPLE.

SPECTACLES POPULAIRES.

 

III. — Le théâtre éphébique. — Le vaudeville partout. — Littérature du Marais. — Apothéose du tapis-franc. — Les bretelles. — Décadence du sexe masculin. — Où est le peuple ?

 

En quittant le Cirque, nous nous trouvons en face du théâtre des Folies-Dramatiques, qui a succédé à l’Ambigu, qui avait succédé au théâtre d’Audinot. C’était d’abord un spectacle de marionnettes, puis un théâtre d’enfants, dont la devise équivoquait sur le nom du directeur : « Sicut infantes audi nos. » Ces enfants grandirent ; cela devint le théâtre éphébique, selon l’expression de Retif de la Bretonne. Ce fut vers cette époque que l’on y représenta les Triomphes de l’Amour et de l’Amitié, où des cérémonies païennes furent exécutées sur la scène avec tous les détails et les costumes indiqués par les savants. Il se trouva que les costumes des prêtres et les chants religieux antiques rappelaient fortement les chasubles, les étoles et le plain-chant du clergé chrétien. L’archevêque de Paris demanda au lieutenant de police la fermeture du théâtre, mais ce dernier, informé de l’exactitude scientifique de la mise en scène d’Audinot, eut l’esprit de lui donner raison. Tout le monde se rappelle ensuite le théâtre de l’Ambigu, son incendie et sa transplantation sur le boulevard Saint-Martin. l’ombre de Frénoy, de Stocleit, et de mademoiselle Gougibus erra longtemps sur ces ruines fumantes, la façade seule avait résisté aux flammes et frappait au loin le regard, en se découpant sur le ciel comme les débris d’un château de mélodrame. On eut pitié de cette désolation. Un privilège nouveau introduisit le Vaudeville sur le boulevard du Crime ; vous allez voir si l’enfant malin s’est arrêté là. Les Folies-Dramatiques ont dû devenir le Gymnase du prolétaire. M. Mourier et les frères Cogniard se sont enrichis de cette heureuse innovation. Le succès de Robert-Macaire décela bientôt ce théâtre innocent ; tout Paris vint bientôt s’entasser dans sa salle étroite et fumeuse pour y applaudir vivement cette œuvre excentrique, que le public habituel du lieu ne comprenait pas et sifflait parfois. Depuis, les Folies-Dramatiques ont toujours gardé quelque chose de Robert-Macaire, et pris beaucoup des allures du Vaudeville le plus avancé. Leur public d’autrefois, ignorant de ces belles manières bourgeoises et raffinées, s’est écoulé peu à peu vers les Funambules et le petit Lazary : la classe moyenne et les messieurs et dames du commerce des quartiers environnants ont facilement monté leur esprit à comprendre les hautes facéties et le comique relevé de l’école Duvert-Varin-Dumanoir et autres. Les loisirs de la boutique, du bureau, de la loge peut-être, peuvent seuls permettre des réflexions et des lectures qui mènent à l’intelligence parfaite de cette littérature d’un étage intermédiaire. Aussi faut-il posséder son Paul de Kock, son Ricard, son Eugène Sue (des Mystères) et ne pas être étrangers même aux élucubrations plus sombres de MM. Touchard-Lafosse et Lamothe-Langon, pour figurer avec succès parmi le public des Folies-Dramatiques. Jugez-en. Le répertoire depuis trois mois se compose des Mystères de Passy, parodie dont on ne peut comprendre le sel qu’après avoir lu le roman des Débats et dont pourtant toutes les allusions sont saisies unanimement. Aujourd’hui cette pièce est remplacée par quatre tableaux des Mystères illustrant cette œuvre homérique. Le rideau se lève ; un nuage couvre la scène ; il se lève à son tour et laisse apercevoir à travers une gaze encadrée de luées l’intérieur du tapis-franc, où la Goualeuse raconte sa vie, assise à cette fameuse table où le chourineur et Rodolphe dévorent l’arlequin fumant. C’est plus que la Porte-SainMartin n’a osé se permettre, mais les ce,nseurs n’avaient rien à y voir cette fois, c’est de la peinture seulement. Le second tableau de ce rêve aimable représente la punition du maître d’Ecole aveuglé par le docteur noir. Le troisième est le départ de Rodolphe et de Fleur de Marie en chaise de poste et l’assassinat du malheureux Chourineur. Enfin arrive le quatrième tableau : apothéose, transfiguration ; toute la cour de Gérolstein éclairée des feux de Bengale. Veuillez observer que ce dernier tableau n’appartient nullement aux arts du dessin. C’est un tableau vivant, mais immobile, comprenant plus de trente personnages en costume, à l’imitation des tableaux dramatiques allemands. A vingt pas de là, dans le théâtre voisin, a lieu à la même heure l’apothéose de Murat, qui doit se trouver peu honoré de cette concurrence chourineuse. J’aime mieux le vaudeville de Claire, début dramatique de mademoiselle Van-Deursen, où joue une toute gracieuse actrice, mademoiselle Judith, mais surtout encore les Deux paires de Bretelles, en deux actes. La bretelle !... Je n’y puis penser sans frémir, depuis que j’ai lu par hasard un chapitre de madame de Genlis qui démontre que cet engin ignoré de nos pères est la cause du dépérissement de la jeunesse de ce temps-ci. Selon cette dame érudite, les cavaliers de son temps avaient les épaules larges et la poitrine développée ; la bretelle nous a fait à nous la poitrine étroite et l’épaule rentrée ; de là résultent les maux de cœur, les palpitations, la pulmonie, les grosses panses... et voilà toute une race abâtardie, parce qu’un monsieur du Directoire aura inventé de se tendre des lanières en croix sur le dos, au lieu de se serrer le ventre, comme ont fait tous les peuples galants et guerriers !

Revenons aux bretelles du vaudeville nouveau. N’est-ce pas un hasard ironique qui fait des bretelles les plus riches et les mieux brodées une gracieuse offrande d’amour ? Telles sont les deux paires en question. Vous comprenez déjà qu’il y a là deux amoureux ; que les bretelles destinées à l’un s’égarent sur l’épaule d’un autre ; et qu’une série de quiproquos jaloux s’établit à propos de cet ornement, moins tragiquement que le collier de Zaïre ou le mouchoir de Desdemona ; il en résulte que la pièce se joue presque entièrement en bras de chemise, tenue que le maire de Romainville qualifie d’indécente, avec raison.

Nous l’avons dit, le théâtre des Folies-Dramatiques s’adresse à un public qui peut tout entendre, comme il sait tout lire ; autrement nous regretterions de voir la morale équivoque du Palais-Royal et des Variétés s’infiltrer dans la classe ouvrière plus naïve et plus ouverte au mal par le défaut d’expérience et d’intruction. Il nous sera toujours difficile de comprendre que la censure ne fasse pas de différence dans ses examens en tre les œuvres destinées à tel ou tel théâtre, à tel ou tel public. En Allemagne, en Autriche même on a toujours permis des pièces qui seraient ici défendues, par le seul motif qu’elles appartenaient à la haute littérature. On joue à Vienne les Brigands, Guillaume Tell et Faust, mais on vient d’y interdire les Mystères de Paris. Cela n’est-il pas équitable et paternel tout à la fois ? Sans vouloir abuser de ce parallèle, nous remarqerons que les familles ouvrières savent bien elles-mêmes porter leur choix ou leur faveur sur les pièces et sur les théâtres qui leur offrent un plaisir plus imbu de moralité. De là naquit jadis la rivalité de l’Ambigu et de la Gaîté, où Marty avait planté l’étendard de la vertu ; il semble aujourd’hui que le théâtre des Délassements-Comiques soit venu faire aux Folies-Dramatiques une concurrence analogue. On sait que c’était encore il y a quinze ans le théâtre de madame Saqui, — aujourd’hui c’est un nouveau théâtre de Vaudeville. Ainsi non seulement les tréteaux, mais les Funambules sont passés : c’étaient là des plaisirs du peuple, et personne ne veut plus être du peuple aujourd’hui.

 

IV. — Actrices des Folies. — Personnel de la Gaîté. — M. Marty (aujourd’hui maire de Charenton. — Le vaudeville triomphant sur toute la ligne des boulevards. — Délassements-Comiques, ancien titre, nouveau théâtre. — Les classiques de la parade.

 

Il y a de charmantes actrices aux Folies-Dramatiques. Madame Legros est une blonde toute céleste, qui joue les amours et qui serait plutôt leur mère ; mademoiselle Florentine joue les rôles décolletés et danse à ravir la polka. MM. A. Villot, Belmont, Palaiseau et Potier, réussissent à divers titres dans le personnel masculin.

Passons encore devant la Gaîté, l’ancien théâtre de Nicolet. Ce théâtre est aujourd’hui sur le boulevard du Temple et devrait avoir suivi l’Ambigu, son rival naturel, emporté dans le rayon d’une autre zone dramatique. Les Mystères y ont implanté encore un rejeton vivace sous le titre de La Bohémienne de Paris ; mais le public du Marais voudra bientôt revenir aux émotions innocentes de la Grâce de Dieu et du Sonneur de Saint-Paul. C’est un public qui pleure si bien ! La Gaîté n’échappera jamais au contraste de son nom, c’est une de ces vieilles plaisanteries dont le Parisien ne démord pas.

Mesdames Mélanie, E. Sauvage, Gautier (la sœur de Bouffé), Fréneix et Léontine embellissent plus ou moins cette scène, qui vient de perdre son diamant, mademoiselle Clarisse, et qui ne possède en acteurs distingués que MM. Delaistre, Saint-Mar et Surville ; espérons que le mélodrame y triomphera bientôt du vaudeville en cinq actes que mesdames Mélanie et Clarisse ont soutenu trop longtemps. Car où s’arrêtera-t-il, le vaudeville ? Il a envahi le théâtre de madame Saqui — que cette ombre lui soit légère ! — perverti les Funambules et agrandi le Petit-Lazary, qui s’intitule maintenant Lazary tout court. Aux Funambules, pour arriver à Debureau, il faut subir trois vaudevilles qui ne sont pas plus mauvais ni plus mal joués que d’autres, malheureusement ! Car c’est une chose à remarquer, s’il est vrai, comme l’a dit un trop spirituel critique, qu’il n’y a jamais eu qu’un seul vaudeville — le premier — il faut bien ajouter qu’il n’y a jamais eu qu’une manière de jouer le vaudeville, — probablement la première. —

Chaque théâtre ici a sa Déjazet, son Arnal, son Bouffé en herbe ; laissez-les où ils sont, ils demeurent inconnus ; déplacez-les, ce sont de grands acteurs qui valent les autres, la réclame aidant. Que j’en ai vu sortir de ces pépinières théâtrales, qui toutefois avaient profité de leur plus suave primeur ! — je parle des femmes — actrices, cantatrices, danseuses, que la splendeur des grands lustres attire comme des oiseaux. Il s’en est envolé encore une ces jours derniers, une autre après Clarisse, mademoiselle Laverny, beauté décente qui avait appris la comédie de mademoiselle Mars, et qui a dû l’aller désapprendre au boulevard pour être jugée digne d’entrer au Vaudeville, où elle est maintenant. Les Délassements-Comiques conservent mesdemoiselles Bruneval et Bergeon en qualité de jolies amoureuses, et madame Cécile Darcourt, un talent formé, cantatrice, danseuse, tout ce qu’il faut pour tout. Fanchette, naïve enfant, courtisane sans le cantatrice, danseuse, tout ce qu’il faut pour tout. Fanchette, naïve enfant, courtisane sans le savoir ; Rigolette encore — celle des Mystères — voilà ses triomphes du moment. Dans les Pages de Louis XV, pièce intéressante, il y a tout un espalier de jolies filles en costume de pages, fraîches beautés qui fleurissent pour les lions du Marais, car ce théâtre coquet a sa loge infernale et ses premières musquées où l’on ne figure qu’en toilette — du Marais.

Mais l’esprit de vaudeville me gagne moi-même ; rentrons aux Funambules et nourrissons-nous d’art sérieux en présence de Debureau. La parade est un canevas classique, le vaudeville est un chiffon. Charles Nodier a fait le Bœuf enragé et le Songe d’or ; le Lutin femelle, que Debureau jouait hier, est de l’auteur du Philosophe sans le savoir.

 

V. — Plus de Funambules. — Debureau chevalier. — Longévité de l’enfance. — Les derniers ours. — Curtius. — L’Abyssinienne. — Le singe est un acteur donné par la nature.

 

Autrefois le théâtre des Funambules n’était consacré qu’à la danse de corde et aux pantomimes. Ces deux arts se tenaient par la main, par le pied si l’on veut, par le silence, condition principale des anciens privilèges forains. Aujourd’hui tous ces petits théâtres babillent et fredonnent comme les grands, le vaudeville est partout ; il faut subir trois vaudevilles pour arriver à Pierrot, qui n’est plus même apprécié que des spectateurs en bas âge. Encore la pantomime est-elle précédée d’un prologue parlé, destiné à l’intelligence du reste, qui se comprenait si bien autrefois. De plus on distribue un joli programme rose pour apprendre au public qu’Arlequin continue à enlever Colombine, et se verra persécuté par Cassandre suivi de son valet Pierrot ; que le génie protecteur de l’amour tendra à ces derniers mille embûches, et finira par unir les amants dans un temple aux colonnes roses, au fond duquel tourne ingénieusement un soleil de papier doré.

Cette immortelle pantomime change de nom de temps en temps et s’appelle aujourd’hui les Trois quenouilles, titre inventé par M. Auguste L***, à qui l’on doit aussi la rédaction du prologue. Mais qui peut se défendre de la mode et du progrès ? La couleur locale et le moyen âge ont pénétré dans l’humble domaine de Debureau. Cassandre est devenu un seigneur du moyen âge ; il par pour la croisade et Pierrot, son écuyer, se revêt comme lui d’armes éclatantes. — Debureau se montre couvert d’acier retentissant et sa face blanchie disparaît sous la visière féodale. Quelle étrange alliance d’idées ! Il faut le voir avec son œil inquiet et intelligent, son rire froid, sa lèvre fine : comme il se prête avec dédain à ces innovations, comme il sait bien que lui, Pierrot, sera toujours mieux en souquenille de coton ! Heureusement, l’on sort bien vite du prologue et la pièce ordinaire se déroule dès lors avec simplicité. Toutefois les décorations sont neuves, les costumes charmants, et l’action est traversée par d’aimables sylphides qui ont des mollets, chose inconnue à l’Opéra. Le génie des eaux paraît sous les traits d’une petite fille, mademoiselle Caroline, qui joue ce rôle depuis quinze ans, et qui n’a pas grandi. Cette particularité est remarquable parmi les enfants de théâtre. La petite Fonbonne en est un exemple à la Porte-Saint-Martin ; depuis 1826, où elle débuta dans les Macchabées, jusqu’aux Mystères de Paris, elle a toujours eu sept ans.

Je ne parlerai pas de Debureau ; — il est toujours lui-même, c’est tout dire ; et malgré tant de gloire qu’on lui a faite, je n’ai pas appris qu’il ait demandé 100,000 fr. d’appointements à son directeur. Debureau ne prend pas de congé, n’a pas d’indisposition et ne change pas de théâtre. C’est un acteur unique, comme ce sera, nous le craignons bien, le dernier Pierrot. Après lui, non seulement la parade, mais la féerie qui l’accompagne si bien, disparaîtra sous la couche épaisse et uniforme du vaudeville envahissant.

Voyez le petit Lazary, c’est encore du vaudeville, c’est du mélodrame quelquefois. Les derniers ours, tombés de scène en scène, c’est-à-dire de cartons en cartons, ne peuvent rouler au-delà de ce petit théâtre, qui recueille les plus viables, et qui n’a pas toujours les plus mauvais. Nous y avons vu Honte pour honte, drame qu’on aura refusé comme trop littéraire sur le boulevard Saint-Martin, et encore Gastibelza, ou les Morts vont vite, pièce fantastique, où se mêlent bizarrement les inspirations de Victor Hugo et de Burger. Ce théâtre donne jusqu’à trois représentations le même soir. Les acteurs ont des gants. Par exemple, auteurs et acteurs ne portent que des prénoms ; ils rêvent l’illustration sans doute, mais ailleurs et plus tard. M. Arthur est le grand acteur de cette troupe modeste ; mais il y a des habitués qui lui préfèrent M. Eugène.

Vous me demanderez si c’est fini, s’il n’y a plus au-delà quelque galetas dramatique, à la salle fumeuse, à la rampe de chandelles, aux acteurs de bois même ; hélas ! non pas seulement un pantin. Voici les salons de Curtius, sombre Walhalla qui réunit tous les grands rois, tous les grands criminels, et qui en est à Louis-Philippe et à Poulmann. Au-delà de cette porte, les belles maisons commencent et le boulevard du crime finit. Vous remarquerez peut-être un café dont le comptoir est occupé par une jeune Abyssinienne au nez percé d’un anneau d’or. Je lui ai dit : Salamaleik, elle m’a répondu : Aleikum essalam, c’est-à-dire « la paix soit avec vous. » Je suis donc fondé à croire que sa peau de bistre est de bon teint. Il y a aussi dans ce café deux jolis singes qui font ce qu’ils peuvent pour s’élever à l’état de comédien. Nous nous arrêterons à ce degré de l’échelle dramatique, que nous avons tout lieu de croire le dernier.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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