17 mars 1844 — Le Boulevard du Temple, dans L’Artiste, 1re livraison, 3e série, 1844, t. V, p. 174-176.

« Je m’amuse beaucoup en réalité aux petits théâtres », dit Nerval, et c’est d’autant plus vrai qu’il s’est lui-même essayé à plusieurs reprises à l’écriture dramaturgique. Mais c’est aussi en historien du vieux Paris qu’il réunit une vaste documentation sur le célèbre Boulevard « du crime », en vue d’un ouvrage, Les Nuits de Paris, pour lequel il signera un contrat avec Lecou en 1852, qui figurera en 1855 dans le projet d’Œuvres complètes, sous la rubrique : « Ouvrages commencés ou inédits », et dont il donne une éblouissante ébauche dans la première partie des Nuits d’octobre.

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LE BOULEVARD DU TEMPLE.

AUTREFOIS ET AUJOURD’HUI.

 

§ I — Autrefois.

Pendant un des nombreux loisirs que les grands théâtres nous laissent, soit en ne donnant rien de nouveau, soit en ne donnant rien de neuf, j’ai voulu, — pardon de me servir du singulier, mais toute la rédaction d’un journal grave ne doit pas être compromise par les hasards d’une telle pérégrination, — j’ai voulu voir où en était l’art dramatique sur toute la ligne des boulevards. Par une fantaisie analogue à celle de lady Henriette, — mais je n’avais pas tant à risquer, — ou, si vous voulez, à celle du prince Rodolphe, — mais je n’avais pas tant à perdre, — je me suis promis de passer une soirée à visiter l’espace compris entre le Château-d’Eau et le Cadran bleu, ou, comme on disait jadis, entre le rempart du Temple et le Pont-aux-Choux, enfin ce qui est aujourd’hui et ce qui fut toujours l’ultima Thule dramatique.

Quel courage, dira-t-on, quel dévouement à l’art ! Mais rien de pareil, je vous jure ; je m’amuse beaucoup en réalité aux petits théâtres, et je n’ai pas même ici tout le mérite d’un savant connu qui poussa fort loin dernièrement la curiosité scientifique.

Cet académicien, ayant à faire des recherches sur l’origine de la Comédie latine, entreprit de comparer le Polichinelle des Osques avec le nôtre. Il se rendit aux Champs-Élysées, allée Marigny, où subsiste le dernier Polichinelle exact et fidèle à la tradition ; il ne s’arrêta ni au théâtre de Guignol, indigne profanation, ni au Polichinelle modernisé, avec accompagnement de deux chats, d’un papillon, d’un chien de bois et d’une scène de potence, digne conception d’un siècle qui lit les Mystères et qui prépare ses enfants à les lire ; — le savant s’arrêta devant une humble barraque (sic) abandonnée des enfants et des militaires, s’assit tout seul sur un banc de bois, et assista au drame pur de Polichinelle, seul véritable, seul approuvé du bon Nodier de son vivant, et qui ne lui survivra guère, hélas !

— Monsieur, dit le savant au saltimbanque caché dans la barraque, au moment où la toile se baissait, il me semble que vous avez passé quelque chose... L’homme ne répondit pas ; mais la bonne vieille femme chargée du recouvrement de la recette dit à son spectateur : — Monsieur, il ne peut pas parler sur la scène, çà lui est défendu par les autorités ; mais, à tous les entr’actes, vous le trouverez chez le marchand de vin du Cours-la-Reine ; vous demanderez Parisot.

Notre savant alla rejoindre ce brave homme, qui se désaltérait avec les cochers de coucous, tristes débris eux-mêmes de l’ordre de choses actuel.

— Monsieur, dit le saltimbanque en s’abreuvant d’un polichinelle liquide, vous aviez raison ; j’ai passé un couplet ; il y a longtemps que la censure me l’a coupé. Le voici :

Tous les mures de mon palais
Sont pavés des os des Anglais ;
Quand je marche, la terre tremble...

C’était bon encore du temps de l’Autre, mais aujourd’hui, vous comprenez... Cela se disait dans le rôle du Capitan :

C’est moi qui conduis le soleil..

— Ah ! fort bien, dit l’académicien ; Polichinelle répond : « Et moi la lune ! »

— Avec un coup de bâton ; c’est la réplique.

— Le Polichinelle des Osques se servait d’autre chose. Il avait beaucoup de rapport avec celui des Turcs... Pardon, monsieur ! je voudrais savoir comment vous faites la voix de Polichinelle. Arrivez-vous à ce résultat par l’habitude seulement ?

— L’habitude, certainement ; mais il faut encore la pratique.

— Je crois que c’est la même chose.

— Nous ne nous comprenons pas. Voici ce qui s’appelle pratique en terme de métier...

Et le saltimbanque exhiba de sa poche un petit instrument à anche, d’un métal flexible, dont le savant voulut lui-même essayer l’effet. — Est-ce bien ainsi ? dit-il, en répétant des phrases de Polichinelle.

— A peu près ; vous avez des dispositions.

— Mais c’est bien petit ; cela doit s’engager facilement dans l’estomac.

— Oh ! soyez tranquille ; cela passe sans accident ; celui que vous tenez dans votre bouche, je l’ai déjà avalé deux fois.

Je m’arrête dans ce dialogue, qui sent Janot plus que Polichinelle. Mais ce souvenir ne me ramène-t-il pas en plein boulevart du Temple, là où Volange, dans ce personnage, attira longtemps tout Paris ? C’était aux Variétés-Amusantes, si j’en crois quelques brochures du temps, que j’ai réunies en vue de cette expédition. Je ne puis m’intéresser aux lieux que je vois, sans chercher à y faire lever le spectre de ce qu’ils furent dans un autre temps ; mais ces souvenirs ont d’autant plus d’agrément, quand la forme extérieure n’a pas entièrement changé. Le besoin d’embellissement et d’élargissement qui tourmente les villes modernes aura bientôt rendu notre vieille Europe aussi insipide que l’Amérique, qui n’a pas eu de passé. Je plains les gens qui viendront après nous, mais j’espère pour eux — les formes extérieures des choses influant évidemment sur le développement de l’intelligence — qu’ils seront stupides. Jamais un homme d’imagination n’est né dans une laide ville ou dans un pays dénué de toute beauté pittoresque. Les choses changent partout si vite en ce moment, que l’Italie commence à n’être plus reconnaissable ; je me souviens d’avoir, il y a dix ans, trouvé la place du Môle à Naples toute semblable à notre boulevard du Temple, sauf le caractère particulier du pays ; c’était de même une douzaine de théâtres, entremêlés de cafés et de cabarets, s’échelonnant en une longue file semi-circulaire de bâtiments variés, bigarrés, couverts du haut en bas de peintures, d’enseignes et d’affiches grotesques ; depuis San-Carlo, jusqu’au théâtre del Fondo, tout retentissait de la musique, du dialogue et des cris joyeux des bateleurs. Les Limonadiers dans leurs boutiques en formes de chapelles peintes et dorées, les marchands de pastèques et de figues de cactus, les chanteurs de légendes avec leurs tableaux à compartiments, les vendeurs de macaroni, de friture et de frutti di mare, tout cela fourmillait sur une étendue d’un quart de lieue, — d’un kilomètre, veux-je dire, — attroupant sans relâche la foule émerveillée. Entrez ici ; c’est le Theatro-Fencie, où l’on entend Mozart, Rossini et Bellini pour un demi-carlin (20 centimes) ; plus loin, voilà San-Carlino, le berceau de Pulcinella, — c’est le Polichinelle sans bosse, comme on sait, avec une souquenille blanche et un nez noir ; — Voici encore le theatro Partenope, puis le theatro Sebeto, où Pulcinella se mêle à des vaudevilles, à des drames ; chanteur, danseur, pantomime, selon l’extensiion du privilège ; puis ensuite des marionnettes, con pulcinella di legno ; et encore des spectacles dans les cafés, où l’on pouvait boire des sorbets sous la treille et jouir de la comédie soit du dehors, soit du dedans. N’est-ce pas là le tableau qu’offre chaque soir notre boulevard du Temple. Hé bien ! à Naples, c’était ainsi toute la journée, il y a dix ans. — J’y ai passé il y a quelques semaines à peine, rien de tout cela n’était plus.

Le Ville avait démoli toutes ces barraques joyeuses, et construit, au grand applaudissement de messieurs les voyageurs anglais, une longue suite de maisons neuves à huit étages ; la Police avait balayé tous ces bateleurs sans aveu qui vivaient si bien en faisant rire, — et qui sont passés déjà sans nul doute à l’état de voleurs et de meurtriers ; — et quant aux petits théâtres, qu’on ne pourrait fermer sans causer une révolution à Naples, on les a logés dans les caves des maisons nouvelles, où l’on descend — au lieu de monter — dans les loges et galeries, le parquet se trouvant exactement au-dessous du niveau de la mer. — L’industrie qui fleurit actuellement le long des trottoirs de bitume est un commerce de bouts de cigares, compensation presque dérisoire pour le peuple napolitain.

Voilà ce qu’est devenue la célèbre place du Môle, voilà ce que deviendra notre boulevard du Temple, que les belles maisons envahissent déjà d’un tiers. Il est évident que la Ville possède en ce moment dans ses cartons des plans tendant à aligner géométriquement ce boulevard jusqu’au coin de la rue du Temple, en faisant disparaître des dernières façades du XVIIIe siècle, respectées par tant d’incendies. Sans avoir une grande valeur d’architecture, ces constructions ne manquent pas d’élégance et font trêve un peu à ces froides bâtisses, plates, chargées d’étages, et criblées de fenêtres, où le jour et l’espace se mesurent si tristement à nos pâles concitoyens ! Savez-vous que ce boulevard qu’on va rétrécir de deux allées fut une des plus charmantes promenades de nos pères, et des plus distinguées même. Voici comment le dépeignait un auteur de la fin du XVIIIe siècle :

« Quel coup d’œil agréable ! deux triples rangées de chaises occupées par autant de Vénus que d’Adonis. Que de bons mots dits et rendus, de fines agaceries ! Les femmes tâchent d’offrir à nos yeux blasés une nouvelle coiffure qui les réveille. L’hérisson leur donnait un air boudeur, et vite la coiffure à l’enfant ; elles sont mieux ainsi qu’à l’époque où elles avaient la tête chargée de panaches énormes, qu’elles ont quittés parce que des plaisants leur reprochaient de porter les plumes des dindons qu’elles avaient plumés. Enfin, c’est une grande satisfaction de voir toutes ces belles passer çà et là, l’une clignoter d’un œil assassin, l’autre vous faire remarquer, en affectant de rire, une petite bouche qu’elle pince en retirant ses joues ; et celle-ci, dans sa voiture, un élégant à sa portière, qui tout en ricanant lui déclare ses feux, tandis que par-dessus sa tête, aux boucles flottantes, parfumées de l’odeur la plus forte, elle fait des signes à d’autres... Quel tableau ! O Athènes ! tu crois ne plus exister et l’on te retrouve sur ce boulevard ! »

La compagnie a bien changé sur ce boulevard, ou du moins elle s’est transportée, durant les beaux jours, de l’autre côté de la chaussée, devant le jardin Turc, plus brillant que dans ce temps-ci. Voici ce qu’en dit le même auteur :

« Après avoir joui quelques instants de cette bigarrure, j’entre au café Turc. Là je cause un moment avec la limonadière, si elle est seule, car presque toute la journée on trouve, jasant avec elle, un certain officier ruiné, couvert d’un méchant habit noir, mais la dragonne à l’épée, la cocarde au chapeau, enfin une espèce de croc qui, je pense, lui fait les yeux doux pour lui soutirer quelques écus... »

On voit que la liberté des critiques de cette époque s’étendait des théâtres jusqu’aux boutiques. Il y avait, plus loin encore, le café des Babillards, orné de deux jardins charmants, « où l’on repaît ses yeux du plaisir de voir jouer au tonneau, à la toupie, aux échecs et au triste domino... » C’était le rendez-vous des littérateurs de bas-étage, qui se lisaient leurs vers à peu près en public ; écoutait qui voulait.

En face se trouvait la salle des élèves pour la danse de l’Opéra. Deux demoiselles Spinacuta, deux autres demoiselles Tabrèze, un danseur et un enfant, « à qui le public avait imposé le nom de l’Amour, » formait le fond de cette troupe, et furent débauchés par le sieur Audinot, ce qui amena la fermeture de la salle et une longue querelle, tant littéraire que processive, entre les deux directeurs. Nicolet dirigeait près de là les grands Danseurs du roi, où brillait la Forêt, le Rivière et la France, danseuses dont les noms firent naître mille équivoques. Quant aux danseurs mâles, on ne les goûtait guère plus alors qu’aujourd’hui, si l’on en croit surtout cette ronde sur le refrain : « Maman, j’aime Robin. »

Les danseurs de ballets,
Ah ! grand Dieu, qu’ils sont laids !
Ils font sauver les chiens !... etc.

C’était le Larifa du temps ; les couplets en sont innombrables. Le café de Cretté, près de Nicolet, était tenu par une belle dame et ses trois filles, entourées de cent adorateurs, dont la flamme s’arrosait d’une large consommation de bière. Pendant que son café prospérait ainsi, le sieur Cretté se ruinait du même train chez l’ambassadeur de Venise... Outre les cafés des spectacles, il y en avait cinq autres, « tous remplis de la plus mauvaise compagnie. » On y faisait de la musique ; la célèbre Fanchon-la-Vielleuse chanta plus tard à la porte de ces cafés.

Comptons maintenant le Théâtre des associés, situé entre Comus et Curtius, où l’on jouait le répertoire même des Français et des Italiens. Puis l’Ambigu-Comique, où l’on ne donna d’abord que des pantomimes et des ballets, sous la direction d’Audinot. Là débuta la célèbre Colombe et sa sœur, encore enfants ; Colombe fit plus tard les beaux jours de l’Opéra-Comique, situé encore rue Mauconseil. Les Variétés-Amusantes venaient ensuite ; c’était un spectacle qui venait de la parade et du vaudeville ; Janot, ou les Battus payent l’amende, fut le chef-d’œuvre du genre, et força tout Paris à venir s’entasser dans ce théâtre, dont la scène, comme celle des Associés, reposait sur des tonneaux. Colalto, avant Volange, avait illustré cette humble salle, dont le poëte ordinaire était Dorvigny, qui passait pour bâtard de Louis XV.

Ajoutons à cette liste de théâtres forains un jeu de paume, un concert de verres (l’harmonica), une ménagerie où l’on montrait quelques singes et des chiens... « qu’on a tondus et peints de façon à en imposer aux gens peu instruits. » Ensuite une géante, accompagnée d’un poisson empaillé, des marionnettes et une représentation mécanique du Siège de Gibraltar. Tels étaient, catégoriquement, tous les amusements qu’étalait alors le boulevard du Temple. Il m’a paru curieux de résumer tout ce tableau, dont je regrette de ne pouvoir emprunter plus de détails au chroniqueur que j’ai cité. Les pamphlétaires d’alors avaient des privilèges de style et d’investigation que l’on conteste fort à nos feuilletonistes qui leur ont succédé. Il y aurait aujourd’hui dix procès pour chaque page d’écrits pareils, frondant sans façon auteurs, acteurs, directeurs et limonadiers. Il est vrai que cela s’imprimait à Memphis, ou bien dans le fond du Puits de la Vérité.

G. DE N.

 

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