LE DIABLE VERT

QU’EST-CE QUE LE DIABLE VERT ?

— Pourquoi se sert-il d’un lorgnon ?

Nous répondrons à cette seconde question que les diables ont toujours eu la vue basse. Cela tient à leur séjour prolongé dans les entrailles de la terre et à leur prédilection particulière pour les ténèbres.

L’autre question est plus compliquée.

Le Diable Vert est un des plus vieux habitans de Paris ; — on l’appelait autrefois le Diable Vauvert.

D’où est résulté le proverbe : C’est au Diable Vauvert ! — Allez au Diable-Vauvert !

C’est-à-dire : Allez vous.... promener aux Champs-Elysées. 

Les portiers disent généralement : C’est au Diable aux vers ! pour exprimer un lieu qui est fort loin.

Cela signifie qu’il faut payer très-cher la commission dont on les charge, — mais c’est là en outre, une locution vicieuse et corrompue, comme plusieurs autres familières au peuple parisien.

Le Diable Vert ou Vauvert est essentiellement un habitant de Paris, où il demeure depuis bien des siècles, si l’on en croit les historiens. Sauval, Félibien, Sainte-Foix et Dulaure ont raconté longuement ses escapades.

Il semble d’abord avoir habité le château de Vauvert, qui était situé au lieu occupé aujourd’hui par le joyeux bal de la Chartreuse, à l’extrémité du Luxembourg et en face des allées de l’Observatoire, dans la rue d’Enfer.

Ce château, d’une triste renommée, fut démoli en partie, et les ruines devinrent une dépendance d’un couvent de chartreux, dans lequel mourut, en 1414, Jean de La Lune, neveu de l’antipape Benoît XIII. Jean de La Lune avait été soupçonné d’avoir des relations avec le Diable Vert, qui peut-être était l’esprit familier de l’ancien château de Vauvert, chacun de ces édifices féodaux ayant le sien, comme on sait.

Les historiens ne nous ont rien laissé de précis sur cette phase intéressante.

Le Diable Vert fit de nouveau parler de lui à l’époque de Louis XIII.

Pendant fort longtemps on avait entendu tous les soirs un grand bruit dans une maison faite des débris de l’ancien couvent, et dont les propriétaires étaient absents depuis plusieurs années.

Ce qui effrayait beaucoup les voisins.

Ils allèrent prévenir le lieutenant de police, qui envoya quelques archers.

Quel fut l’étonnement de ces militaires en entendant un cliquetis de verres, mêlé de rires stridents !

On crut d’abord que c’étaient des faux monnayeurs qui se livraient à une orgie, et jugeant de leur nombre d’après l’intensité du bruit, on alla chercher du renfort.

Mais on jugea encore que l’escouade n’était pas suffisante ; aucun sergent ne se souciait de guider ses hommes dans ce repaire, où il semblait qu’on entendît le fracas de toute une armée.

Il arriva enfin, vers le matin, un corps de troupes suffisant. On pénétra dans la maison. On n’y trouva rien.

Le jour était venu.

Toute la journée l’on fit des recherches, puis l’on conjectura que le bruit venait des catacombes, situées, comme on sait, sous ce quartier.

On s’apprêtait à y pénétrer ; mais pendant que la police prenait ses dispositions, le soir était venu de nouveau, et le bruit recommençait plus fort que jamais.

Cette fois personne n’osa plus redescendre, parce qu’il était évident qu’il n’y avait rien dans la cave que des bouteilles, et qu’alors il fallait bien que ce fût le diable qui les mît en danse.

On se contenta d’occuper les abords de la rue et de demander des prières au clergé.

Le clergé fit une foule d’oraisons, et l’on envoya même de l’eau bénite avec des seringues par le soupirail de la cave.

Le bruit persistait toujours.

 

LE SERGENT.

Pendant toute une semaine, la foule des Parisiens ne cessait d’obstruer les abords du faubourg en s’effrayant et en demandant des nouvelles.

Enfin, un sergent de la prévôté, plus hardi que les autres, offrit de pénétrer dans la cave maudite, moyennant une pension — reversible, en cas de décès, sur une couturière nommée Margot.

C’était un homme brave et plus amoureux que crédule. Il adorait cette couturière, qui était une personne bien nippée et très-économe, on pourrait même dire un peu avare, et qui n’avait point voulu épouser un simple sergent, privé de toute fortune.

Mais, en gagnant la pension, le sergent devenait un autre homme.

Encouragé par cette perspective, il s’écria — qu’il ne croyait ni à Dieu ni à Diable, et qu’il aurait raison de ce bruit.

— A quoi donc croyez-vous ? lui dit un de ses compagnons. — Je crois, répondit-il, à M. le lieutenant criminel et à M. le prévôt de Paris. 

C’était trop dire en peu de mots.

Il prit son sabre dans ses dents, deux pistolets à chaque main, et s’aventura dans l’escalier.

Le spectacle le plus extraordinaire l’attendait en touchant le sol de la cave.

Toutes les bouteilles se livraient à une sarabande échevelée, et formaient les figures les plus gracieuses.

Les cachets verts représentaient les hommes, et les cachets rouges les femmes.

Il y avait même là un orchestre établi sur les planches à bouteilles.

Les bouteilles vides résonnaient comme des instruments à vent, les bouteilles cassées comme des cymbales et des triangles, et les bouteilles fêlées rendaient quelque chose de l’harmonie pénétrante des violons.

Le sergent, qui avait bu quelques chopines avant d’entreprendre l’expédition, ne voyant là que des bouteilles, se sentit fort rassuré, et se mit à danser lui-même par imitation.

Puis, de plus en plus encouragé par la gaieté et le charme du spectacle, il ramassa une aimable bouteille à long goulot, d’un bordeaux pâle, comme il paraissait, et soigneusement cachetée de rouge, et la pressa amoureusement sur son cœur.

Des rires frénétiques partirent de tous côtés ; le sergent intrigué laissa tomber la bouteille, qui se brisa en mille morceaux.

La danse s’arrêta, des cris d’effroi se firent entendre dans tous les coins de la cave, et le sergent sentit ses cheveux se dresser en voyant que le vin répandu paraissait former une mare de sang.

Le corps d’une femme nue, dont les blonds cheveux se répandaient à terre et trempaient dans l’humidité, était étendu sous ses pieds.

Le sergent n’aurait pas eu peur du diable en personne, mais cette vue le remplit d’horreur ; songeant après tout qu’il avait à rendre compte de sa mission, il s’empara d’un cachet vert qui semblait ricaner devant lui, et s’écria : Au moins, j’en aurai une ! 

Un ricanement immense lui répondit.

Cependant il avait regagné l’escalier, et montrant la bouteille à ses camarades, il s’écria :

« Voilà le farfadet !... vous êtes bien capons (il prononça un autre mot plus vif encore) de ne pas oser descendre là-dedans ! »

Son ironie était amère. Les archers se précipitèrent dans la cave, où l’on ne retrouva qu’une bouteille de bordeaux cassée. Le reste était en place.

Les archers déplorèrent le sort de la bouteille cassée ; mais, braves désormais, ils tinrent tous à remonter chacun avec une bouteille à la main.

On leur permit de les boire.

Le sergent de la prévôté dit : Quant à moi, je garderai la mienne pour le jour de mon mariage. 

On ne put lui refuser la pension promise, il épousa la couturière et....

Vous allez croire qu’ils eurent beaucoup d’enfants.

Ils n’en eurent qu’un.

 

CE QUI S’ENSUIVIT.

Le jour de la noce du sergent, qui eut lieu à la Râpée, il mit la fameuse bouteille au cachet vert entre lui et son épouse, et affecta de ne verser de ce vin qu’à elle et à lui.

La bouteille était verte comme ache, le vin était rouge comme sang.

Neuf mois après, la couturière accouchait d’un petit monstre entièrement vert, avec des cornes rouges sur le front.

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3 novembre 1849 (BF) — Le Diable vert, dans l’Almanach satirique, pittoresque et anecdotique… Paris, Aubert, Martinon et Dumineray, 1850, p. 17-22.

Le conte avait fait l’objet d’une publication partielle dans La Silhouette le 7 octobre 1849. Il est repris dans La Revue comique à l’usage des gens sérieux, 37e livraison, décembre 1849, p.181-184, et prend le titre de Monstre vert dans Contes et Facéties en 1852.

Sous une apparence anodine et purement ludique, le conte du Diable vert présente en fait une conclusion politique « en images » renvoyant à l’illustration qui conclut l’article : « Voici, par exemple, aux feuillets suivants, de quelle manière il a retracé les événements qui se sont passés depuis le commencement de l’année dernière. », et invite le lecteur à mettre le conte en relation avec Le Diable rouge « un peu cousin du Diable Vert ».

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Et maintenant, allez ô jeunes filles ! allez-vous-en danser à la Chartreuse... sur l’emplacement du château de Vauvert !

Cependant l’enfant grandissait, sinon en vertu, du moins en croissance. Deux choses contrariaient ses parents : sa couleur verte et un appendice caudal, qui semblait n’être d’abord qu’un prolongement du coccyx, mais qui peu à peu prenait les airs d’une véritable queue.

On alla consulter les savants, qui déclarèrent qu’il était impossible d’en opérer l’extirpation sans compromettre la vie de l’enfant. Ils ajoutèrent que c’était un cas assez rare, mais dont on trouvait des exemples cités dans Hérodote et dans Pline le jeune. On ne prévoyait pas alors le système de Fourier.

Pour ce qui était de la couleur, on l’attribua à une prédominance du système bilieux. Cependant on essaya de plusieurs caustiques pour atténuer la nuance trop prononcée de l’épiderme, et l’on arriva après une foule de lotions et de frictions, à l’amener tantôt au vert bouteille, puis au vert d’eau, et enfin au vert pomme. Un instant la peau sembla tout à fait blanchir, mais le soir elle reprit sa teinte.

Le sergent et la couturière ne pouvaient se consoler des chagrins que leur donnait ce petit monstre, qui devenait de plus en plus têtu, colère et malicieux.

La mélancolie qu’ils éprouvèrent les conduisit à un vice trop commun parmi les gens de leur sorte. Ils s’adonnèrent à la boisson.

Seulement le sergent ne voulait jamais boire que du vin cacheté de rouge, et sa femme que du vin cacheté de vert.

Chaque fois que le sergent était ivre mort, il voyait dans son sommeil la femme sanglante dont l’apparition l’avait épouvanté dans la cave, après qu’il eut brisé la bouteille.

Cette femme lui disait : « Pourquoi m’as-tu pressée sur ton cœur et ensuite immolée... moi qui t’aimais tant ? »

Chaque fois que l’épouse du sergent avait trop fêté le cachet vert, elle voyait dans son sommeil apparaître un grand diable d’un aspect épouvantable, qui lui disait : « Pourquoi t’étonner de me voir... puisque tu as bu de la bouteille ?... ne suis-je pas LE PÈRE DE TON ENFANT ? »

O mystère !

Parvenu à l’âge de treize ans, l’enfant disparut.

Ses parents inconsolables continuèrent de boire, — mais ils ne virent plus se renouveler les terribles apparitions qui avaient tourmenté leur sommeil.

 

MORALITÉ.

C’est ainsi que le sergent fut puni de son impiété, — et la couturière de son avarice.

CE QU’ÉTAIT DEVENU LE DIABLE VERT.

On n’a jamais pu le savoir.

Seulement, de temps en temps, on a vu se renouveler dans Paris les inexplicables lutineries de l’ancienne Chartreuse et du château de Vauvert.

Tantôt c’étaient des coups de pistolets entendus chaque jour au coucher du soleil.

Tantôt des applaudissements mystérieux, — qui ne s’adressaient à aucun auteur, à aucun acteur, à aucun orateur.

Tantôt des pluies de crapauds, — sans le moindre nuage qui en justifiât la chute.

Pour ne parler que de l’époque actuelle, nous signalerons une pluie de pièces de cent sous qui eut lieu vers 1821, dans la rue Montesquieu.

Ce qui fut cause que l’on établit un magasin sous le titre du Diable d’Argent.

Le fait ne s’étant pas renouvelé, on en ouvrit un autre sous le titre du Pauvre Diable.

S’il n’est pas prouvé que l’un ou l’autre fût le Diable Vert, du moins le contraire n’est pas démontré.

On peut même remarquer que le Diable d’Argent, dont chacun s’empresse de tirer la queue, — a toujours été représenté comme un diable vert.

Le vert est la couleur de l’espérance.

N’allez pas croire cependant que ce diable soit légitimiste.

C’est un observateur et un sceptique.

Si nous en croyons des renseignements sûrs, il a beaucoup fait des siennes depuis quelque temps.

Tout le monde se rappelle la chute de pierres qui eut lieu tous les jours dans le quartier d’Enfer, près de la Sorbonne, il y a plus d’un an.

On n’en put découvrir la cause.

C’était simplement le réveil du Diable vert.

Depuis, bien des personnes l’ont rencontré ou croient l’avoir vu dans la foule des oisifs, des curieux ou des flâneurs.

Il est soupçonné d’avoir une mission secrète qui lui aurait été confiée par le Carlier du sombre royaume.

Tous les costumes lui sont familiers.

Il observe, vêtu comme le premier venu, — comme vous et moi, — les monarchies qui défilent.

Il suit la marche des événements.

Il écrit des lettres humoristiques qu’il signe de sa griffe et que, dit-on, il jette dans le puits de Grenelle, en les lestant d’une balle de plomb.

C’est la petite poste de l’enfer.

Quelquefois, pour épargner sa rédaction, il s’exprime en images. — Voici, par exemple, aux feuillets suivants, de quelle manière il a retracé les événements qui se sont passés depuis le commencement de l’année dernière.

Une contre-épreuve nous en est parvenue, nous ne savons comment ; seulement nous avons été forcés d’en censurer bien des passages.

On comprendra cette discrétion.

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NOTE ESSENTIELLE.

 

On n’a jamais pu comprendre pourquoi les diables se trouvaient si souvent renfermés dans des bouteilles. — Cependant depuis ceux des Mille et une Nuits que les nécromanciens délivraient quelquefois de leurs vases de plomb — le verre n’étant pas encore inventé — jusqu’au fameux Diable Boiteux, que nous connaissons tous, toujours ces malheureux ont gémi dans ces réceptacles — jusqu’à ce qu’une bonne âme fût venue les en délivrer.

Comprendra-t-on maintenant qu’un sergent et sa femme, absorbant dans une bouteille un de ces esprits fantastiques, le reproduisent matériellement sur la terre par l’opération du mauvais esprit. Il faudrait, pour se rendre compte de ces étranges conceptions, lire assidument le Comte de Gabalis de l’abbé de Villars, le Monde Enchanté de Bekker, et surtout le Diable Rouge, un peu cousin du Diable Vert.

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