10 avril 1830 — Le Dieu et la bayadère, nouvelle indienne, par Goëthe, dans Le Mercure de France au XIXe siècle, t. XXIX, p. 51-53, non signé.
Le poème sera repris en volume en 1840 dans Faust de Goëthe, suivi du second Faust.
Voir la notice LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE.
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LE DIEU ET LA BAYADÈRE,
NOUVELLE INDIENNE, PAR GOËTHE.
Mahadoeh, le maître de la terre, y descendait pour la sixième fois, afin de s’y faire notre semblable, et d’y éprouver nos douleurs et nos joies. Habitant parmi les mortels, il s’était résigné au même sort ; il voulait observer les hommes, en homme, pour récompenser ou punir. Et quand il avait, dans son voyage, traversé une ville, humilié quelques grands, élevé quelques petits, le Dieu s’en éloignait le soir, et poursuivait sa route.
Un jour qu’il sortait ainsi d’une ville, il aperçut une jeune et jolie fille aux joues toutes roses, dans l’une des dernières maisons. — Bonjour, ma jeune enfant. — Grand merci, Seigneur ; veuillez m’attendre, je viens à votre rencontre. — Qui es-tu donc ? — Une bayadère ; et c’est ici ma maison. Elle s’approche en faisant retentir les joyeuses cimbales, figure autour de lui mille danses variées ; puis se prosterne et lui offre des fleurs.
Elle l’attire enfin gracieusement chez elle : — « Bel étranger, ma demeure va s’éclairer pour toi de lumières brillantes. Es-tu fatigué, tu pourras t’y reposer ; je panserai tes pieds blessés par le voyage ; tout ce que tu peux désirer, repos, joie et plaisir, viendra s’offrir à toi. » Et elle cherche à adoucir les feintes souffrances du Dieu qui lui sourit : il démêle avec joie un cœur sensible parmi tant de corruption.
Et il exige d’elle un service d’esclave : mais la jeune fille s’en acquittait avec un zèle toujours nouveau, et ce qu’elle faisait d’abord par complaisance, elle sembla bientôt le faire par besoin ; car de même que la fleur se remplace bientôt par le fruit, l’amour insensiblement conduit à la soumission. Mais pour l’éprouver mieux, le Dieu la fait passer successivement des brûlans transports du plaisir, aux angoisses et à la douleur.
Et dès qu’il lui donne un baiser, elle ressent en elle toutes les peines de l’amour, elle comprend son esclavage, et pleure pour la première fois. Elle se jette aux pieds du Dieu : non qu’elle en espère quelque intérêt ou quelque retour, mais parce que ses membres refusent de la soutenir. Bientôt cependant la nuit étendra ses voiles sur les instans de bonheur qui récompenseront son amour.
Après un court sommeil, elle se réveille et trouve son aimable hôte mort à ses côtés : en vain le presse-t-elle dans ses bras en jetant de grands cris... Il ne se réveillera plus ! Et la flamme va dévorer bientôt sa froide dépouille : les Brames ont déjà entonné l’hymne des morts... Elle l’entend à peine qu’elle s’élance, se jette à travers la foule... — « Qui es-tu ? de quel droit t’approches-tu de ce bûcher funèbre ? »
Mais elle se précipite tout éplorée sur le cadavre. — « C’est mon bien-aimé que je veux, et je viens le chercher sur son bûcher ; je viens mêler ma cendre à la sienne ! Il était à moi, à moi tout entier... encore un doux sommeil entre ses bras ! » Et les prêtres chantaient : « Nous conduisons au tombeau le vieillard glacé par de longues souffrances, et le jeune homme aussi qui n’en a jamais éprouvé. »
« Écoute les paroles des prêtres : celui-ci n’était point ton époux ; tu es une bayadère, et n’as point de devoirs à remplir. L’ombre seule accompagne le corps au dernier séjour ; l’épouse seule y suit l’époux ; c’est à la fois son devoir et sa gloire. Sonnez, trompettes, accompagnez le chant sacré. — Recevez, ô Dieux, l’ornement de la terre, et que les flammes s’élèvent jusqu’à vous ! »
Ainsi les prêtres demeurent sourds à ses prières ; mais, les bras étendus, elle se jette dans cette mort éclatante. Tout-à-coup le jeune Dieu se relève du sein de la flamme, embrasse celle qui l’aimait si tendrement, et l’emporte au ciel avec lui. Ainsi les Dieux se réjouissent du repentir, et accordent le bonheur éternel aux coupables que la douleur a purifiés.
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