23 janvier 1830 — Légende, par Goethe, dans Le Mercure de France au XIXe siècle, t. XXVIII, p. 147-148, non signé.

Le poème sera repris en volume en 1840 dans Faust de Goëthe, suivi du second Faust.

Voir la notice LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE.

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LÉGENDE.

PAR GOETHE.

 

Au temps que notre Seigneur habitait ce monde, pauvre et inconnu, quelques jeunes gens s’attachèrent à lui, dont un petit nombre seulement comprenait ses leçons ; et il aimait surtout à tenir sa cour en plein air ; car, sous le regard des cieux, on parle mieux et plus librement. Alors les plus sublimes instructions sortaient de sa bouche divine sous la forme de paraboles et d’exemples, et sa parole changeait ainsi en temple le plus vulgaire marché.

Un jour qu’il se dirigeait en se promenant vers une petite ville avec un de ses disciples, il vit briller quelque chose sur le chemin : — c’était un fragment de fer à cheval. — Et il dit à saint Pierre : « Ramasse donc ce morceau de fer. » Saint Pierre avait bien autre chose en tête, et tout en marchant, il roulait certaines pensées, touchant la manière de régir le monde, comme il arrive à chacun de nous d’en avoir quelquefois, car qui peut borner le travail de l’esprit ; mais ces sortes d’idées lui plaisaient fort. Aussi la trouvaille lui parut-elle chose de trop peu d’importance. Encore si c’eût été sceptre ou couronne... mais pour un demi-fer à cheval vaut-il la peine de se baisser ? Il continua donc sa marche et fit comme s’il n’eût pas entendu.

Notre Seigneur, avec sa patience ordinaire, ramassa le morceau de fer lui-même et continua aussi sa route comme si de rien n’était. Quand ils eurent atteint la ville, il s’arrêta devant la porte d’un forgeron et le lui vendit trois liards ; puis, en traversant le marché, il aperçut de fort belles cerises ; il en acheta autant et aussi peu qu’on en peut donner pour ce prix ; et les mit dans sa manche sans plus d’explication.

Bientôt ils sortirent par une porte qui conduisait à des champs et des plaines où l’on ne découvrait ni arbres ni maisons ; le soleil était dans son plein et la chaleur était grande. En pareille circonstance, on donnerait beaucoup pour avoir un peu d’eau. Le Seigneur marchait devant, et comme par mégarde, il laissa tomber une cerise : Saint Pierre se hâta de la ramasser comme il eût fait d’une pomme d’or, et s’en humecta le palais. Notre Seigneur, après un court espace de temps, laissa rouler à terre une autre cerise : saint Pierre se baissa vite pour la ramasser, et le Seigneur le fit recommencer ainsi plusieurs fois. Quand cela eut duré quelque temps, il lui dit avec gaîté : « Si tu avais su te baisser quand il le fallait, tu ne te donnerais pas à présent tant de peine : tel craint de se déranger pour un petit objet, qui s’agitera beaucoup pour de moindres encore. »

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