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LES ANNÉES CHARLEMAGNE

 

PÈRE ET FILS RUE SAINT-MARTIN

Il est toujours fascinant de suivre les tout débuts d'une carrière littéraire. Transplanté de Mortefontaine à Paris, Nerval, de 1815 à 1826, va prendre conscience de sa vocation littéraire et des moyens de la mettre en œuvre, dans le climat de la Restauration.

« J’avais sept ans et je jouais, insoucieux, sur la porte de mon oncle, quand trois officiers parurent devant la maison ; l’or noirci de leurs uniformes brillait à peine sous leurs capotes de soldat. Le premier m’embrassa avec une telle effusion que je m’écriai : “Mon père !... tu me fais mal!” De ce jour, mon destin changea » écrit Nerval au chapitre V de Promenades et Souvenirs, publié le 6 janvier 1855, 20 jours exactement avant son suicide. La scène fondatrice du « retour du père » en 1815 va effectivement déterminer un changement radical dans la vie de l’enfant. Après les vagabondages dans l’espace enchanté du domaine de Mortefontaine, il lui faut maintenant s’adapter aux rues de Paris, dans un périmètre d’abord limité à l’espace familial, entre la rue Saint-Martin, où son père, rendu à la vie civile, a repris, au 96 puis au 72 de cette rue, son activité de médecin spécialisé en gynécologie. « Une des belles dames qui visitaient mon père... » se souvient Gérard. Près de là vivent son oncle et ses cousins Dublanc, pharmaciens au 98 rue Saint-Martin, ses grands-parents, lingers rue Coquillière, sa jeune tante Eugénie et son mari Alexandre Labrunie qui tiennent une boutique de lingerie rue Montmartre, son grand-oncle Duriez, qui demeure rue Saint-Denis. Changement radical aussi de mode de vie, dû à la fois aux principes que son père va tenter, en vain, de lui inculquer, et à l’exploration de tout ce que le monde urbain a à offrir sur le plan culturel. Les années qui suivent le retour à Paris sont pour Gérard un tourbillon de découvertes au centre desquelles s’impose la vocation littéraire, source de tension et d’incompréhension entre le père et le fils qui ne feront que s’aggraver au fil des ans.

 

UN SOUVENIR DE 1815, LE CHAMP DE MAI

Dans une version de Promenades et Souvenirs demeurée manuscrit Nerval évoque comme un souvenir personnel la cérémonie qui se tint durant lkes Cent Jours, le 1er juin 1815 au Champ de Mars:

"Je vis ce spectacle sublime dans la loge des généraux. On distribuait aux régiments des étendards ornés, des aigles d’or (...) Un soir, je vis se dérouler, sur la plus grande place de la ville, une immense décoration qui représentait un vaisseau en mer. La nef se mouvait sur une onde agitée et semblait voguer vers une tour qui marquait le rivage. Une rafale violente détruisit l’effet de cette représentation."

Dans 1815, Henry Houssaye, historien, fils d'Arsène Houssaye, l'ami de Nerval, donne une description détaillée de la cérémonie du 1er juin 181 très proche de celle de Nerval.

L’architecte Fontaine avait construit au sud du Champ de Mars un hémicycle, deux tribunes, et un pavillon où serait installé le trône impérial. Dans les tribunes, 45 000 personnes. Malheureusement, le faste somptueux du 1er juin fut gâché par l’aspect de Napoléon et de ses frères qui avaient cru bon de s’habiller de velours blanc des pieds à la tête pour rappeler le Sacre - le mot de "mascarade" fut employé le lendemain dans le Moniteur - et par la longueur fastidieuse des cérémonies. Le dimanche suivant 4 juin, une autre cérémonie plus simple de distribution des aigles fut organisée dans la Grande Galerie du Louvre, tandis qu’aux Champs-Elysées une fête avait été préparée pour le peuple : cirque, théâtre gratuit, orchestres, danses sur la corde, buffets, et enfin feu d’artifice place de la Concorde, dont la pièce principale représentait l’Inconstant qui avait ramené Napoléon en France, voguant au milieu d’une mer de flammes. Malheureusement, la fumée qui se rabattait sur le décor gâcha le spectacle.

 

Sur la façon dont Gérard a vécu les années qui ont immédiatement suivi son retour à Paris, nous ne savons que ce qu’il en dit lui-même au chapitre V de Promenades et Souvenirs. Sa ressemblance avec sa mère, dont la disparition semble hanter la famille, dut frapper très vite son entourage et tout particulièrement Étienne Labrunie : « Mon sourire enfantin rappelait celui de ma mère » écrit Nerval, et il note dans sa Généalogie que son père lui avait donné le surnom de Laurency : « nom donné par mon père : Laurency, de ma mère Laurence probablement ». Des souvenirs, un peu étranges, mais pas invraisemblables, suggèrent l’image d’un enfant curieux de tout, nous dirions aujourd’hui surdoué et hyperactif : « J’étudiais à la fois l’italien, le grec et le latin, l’allemand, l’arabe et le persan. Le Pastor fido, Faust, Ovide et Anacréon étaient mes poëmes et mes poëtes favoris. Mon écriture, cultivée avec soin, rivalisait parfois de grâce et de correction avec les manuscrits les plus célèbres de l’Iram. » Il n’est pas impossible qu’il ait fréquenté les écoles mutuelles, pour lesquelles on lui demandera de composer un discours d’éloges en 1829.

 

LES CAHIERS DE POÉSIES DE 1824

ÉCRIRE ET DESSINER

Parmi les multiples activités de Gérard enfant et adolescent, le dessin et l’écriture ont tenu une place privilégiée. Nerval se souvient très précisément de son professeur de dessin, nommé Mignard dans le texte imprimé de Promenades et Souvenirs publié le 6 janvier 1855 dans L’Illustration, mais Muller sur le manuscrit autographe de ce passage. Correction apportée par Nerval ou tout simplement erreur de lecture du typographe ? En tout état de cause, il existait bien un professeur de dessin dénommé Muller, répertorié dans l’Almanach du commerce depuis 1820. En 1828, il fait ajouter à son nom cette mention : « Tient un cours de dessin pour la figure, le paysage, les fleurs et l’ornement. Les leçons ont lieu de 9 heures à 4 et le soir de 7 à 10 ». Muller exerçait 19 boulevard Saint-Denis, tout près donc du lieu où Gérard situe la dispute homérique des jeunes élèves du cours de dessin avec un malheureux marchand de cirage, querelle dont il fait le sujet d’une petite pièce satirique intitulée « La Discorde descend sur la terre », composée à « 13 ans 1⁄2 », qui figure dans le recueil manuscrit Poësies et Poëmes, précédé de cette note : « J’avais fait jadis ce poème quand j’étais dans une classe de dessin à l’occasion d’une dispute que nos jeunes gens avaient eue avec un marchand de cirage à qui dieu fasse la paix, qui les avait fait payer une amende, ce fut le premier essai de ma lyre, il avait sept chants, mais je perdis les manuscrits et ne me souviens que de deux morceaux. » Les mentions dans ce poème du boulevard Bonne Nouvelle, de la porte Saint-Martin, du Château-d’Eau, autrement dit de la fontaine qui occupait alors le centre de l’actuelle place de la République, permettent de situer très précisément l’événement tout près de l’atelier du peintre Muller, boulevard Saint-Denis.

Dès 1824, Gérard manifeste son goût et son talent pour le dessin en ornant ses deux recueils de poésies, très soigneusement calligraphiés, de motifs ornementaux à la plume, et tout au long de sa vie, il continuera de dessiner : croquis occasionnels au gré de tel ou tel manuscrit, la Rêverie de Charles VI par exemple, ou vrais dessins, comme le portrait de Hacine ou Les Poètes et les Reines aux tracés très « finis » étrangement mêlés de graffitis pulsionnels. Interné à Montmartre chez le docteur Esprit Blanche, Nerval aura encore recours au dessin pour témoigner de ses visions : « Je voulus fixer davantage mes pensées favorites, et à l’aide de charbons et de morceaux de briques que je ramassais, je couvris bientôt les murs d’une série de fresques où se réalisaient mes impressions. Une figure dominait toujours les autres ; c’était celle d’Aurélia, peinte sous les traits d’une divinité, telle qu’elle m’était apparue dans mon rêve. Sous ses pieds tournait une roue et les dieux lui faisaient cortège. Je parvins à colorier ce groupe en exprimant le suc des herbes et des fleurs. — Que de fois j’ai rêvé devant cette chère idole ! […] On me donna du papier, et pendant longtemps je m’appliquai à représenter, par mille figures accompagnées de récits de vers et d’inscriptions en toutes les langues connues, une sorte d’histoire du monde mêlée de souvenirs d’étude et de fragments de songes que ma préoccupation rendait plus sensible ou qui en prolongeaient la durée. » (Aurélia, I, 7) Dans ses Souvenirs littéraires, Maxime Du Camp se rappelle avoir vu ces étranges figures.  

 

APPRENDRE À VERSIFIER, TRADUCTIONS, PASTICHES ET CRÉATION

Contrairement à son ami Théophile Gautier qui a longtemps hésité entre la pratique des arts plastiques et celle des lettres, Gérard a vite tranché : c’est l’écriture qui le passionne. En l’espace d’à peine deux ans, entre l’automne 1821 et l’automne 1823, il noircit deux cahiers de ses premiers poèmes. Dans le premier cahier de 54 pages, intitulé Poësies diverses, qu’il a conservé jusqu’à sa mort, Gérard a copié, d’une écriture soignée, ses premières compositions. C’est Arsène Houssaye, puis son fils Henry qui en ont hérité. Le cahier est ensuite passé à Aristide Marie. C’est ainsi que Gisèle Marie a pu en donner au Mercure de France une première édition en 1939, accompagnée de précieux fac-similés. Le deuxième cahier de 139 pages, tout aussi soigné et orné que le premier, est composé de deux parties, une épopée héroï-comique burlesque en six chants intitulée L’Enterrement de la Quotidienne, pièce satirique de circonstance, qu’il signe Gérard L*****, et sur un autre manuscrit « G.L. de la famille des trois étoiles *** », et des Essais poëtiques eux aussi datés de 1824. Cette deuxième partie reprend quelques pièces du premier cahier. Au moment où il écrit pour L’Artiste le feuilleton de La Bohême galante, en 1852, Nerval a donné ce deuxième cahier à Arsène Houssaye, qui en a nettement marqué la propriété au recto du premier feuillet blanc et à la fin : « donné par Gérard de Nerval à Arsène Houssaye, 1852 ».

« Belle écriture régulière, vers bien alignés et scrupuleusement cotés, strophes disposées avec symétrie, tout indique un esprit clair, ordonné, méthodique ; et le plus sagace graphologue n’y saurait discerner ombre de boucle équivoque ou jambage suspect » écrivait Aristide Marie devant le premier cahier autographe qu’il avait sous les yeux. Ce n’est pas notre impression en regardant les fac-similés publiés par Gisèle Marie. L’écriture en effet est régulière, mais impersonnelle comme ce que l’on recopie en s’appliquant à calligraphier, sans doute dans l’intention de les confier à l’ami typographe du cours de dessin. Les motifs à la plume, plus libres, sont plus parlants. Loin de la belle symétrie dont parle A. Marie, ils ne sont pas sans évoquer les griffonnages nerveux des autographes de 1841 que nous connaissons (feuillet de la Généalogie, de la Rêverie de Charles VI, des lettres à Bocage et Lingay). L’acharnement de l’adolescent à versifier nourrit une idée fixe, la gloire, évoquée de façon quelque peu mégalomane et inquiétante à la fin de l’Ode à Duponchel qui clôt le premier cahier : « Hélas ! mon esprit en délire / Prétend à la célébrité. / Je veux des accords de ma lyre / Enchanter la postérité. » Compensation de quel sentiment de frustration identitaire ?

On considère généralement avec une condescendance amusée ces essais de versification, en mesurant l’abîme qui les sépare du jaillissement des Chimères. Il faut y regarder de plus près. D'abord, les premiers vers de Nerval ne sont ni meilleurs ni pires que ceux de Hugo, de Sainte-Beuve ou de Balzac au même âge. Mais plus que leur qualité, ce qui doit retenir l'attention, c’est l’intense activité cérébrale qu’ils supposent, l'effervescence intellectuelle, la ferveur, l'allégresse mais aussi l'impatience qui va jusqu'au « délire » pour tout ce qui touche à l'écriture.

Les cahiers de 1824 révèlent un adolescent très conscient de sa vocation littéraire, mais aussi, de façon étonnamment précoce, de la nécessité de faire ses gammes avant de composer lui-même. Dès l'âge de 14 ans, la versification n'a plus de secrets pour lui, les vers sont formellement corrects, l'inspiration facile. Le poète en herbe totalise avec satisfaction sur ses manuscrits le nombre de vers nés de sa plume, et note sa précocité en marge des poèmes : 13 ans 1/2, 14 ans, 15 ans... Avant de créer, donc, il faut imiter, et il semble que Gérard ait énormément lu, les Anciens, bien sûr, Anacréon, Théocrite pour les Idylles, Horace pour les Odes, Virgile, Homère, les classiques français, Boileau, Racine, mais aussi les baroques, héritiers de la Renaissance « grotesque », Scarron, Théophile de Viau, puis Voltaire, et enfin au tournant du siècle, Gessner, Chénier, Casimir Delavigne, Béranger. Le jeune poète multiplie les traductions d'Odes d'Horace (« A Tindaris », « Licidas à Daphnis », « A Postumus », « A Torquatus »), de poèmes de Gessner (« Le Vaisseau »), pastiche Boileau satiriste (« La Discorde descend sur la terre. »). Imiter, oui, mais comment créer, et donc se situer dans la production ambiante ? Visiblement, la question obsède Gérard. Et avec la belle intransigeance de l'adolescence, il stigmatise allégrement les médiocres, soucieux d'une gloire éphémère comme d'Arlincourt, mais surtout le « nouveau genre » romantique, ses coups de cymbales qui sonnent le creux, son « lourd génie » qui ne peut séduire que les sots. Hugo est perfidement visé sous une fausse invocation :

O grand Hugo, poète et raisonneur habile,
Viens me montrer cet art et grand et difficile,
Par lequel le talent fait admirer aux sots
Des vers, peut-être obscurs, mais riches de grands mots. 

C'est que Hugo est encore en 1824 farouchement monarchiste et l’on verra plus loin que Gérard est alors tout aussi farouchement libéral. Pour entretenir la flamme antiromantique, il a pour interlocuteur Alexandre Duponchel, l'ami de Saint-Germain-en-Laye, à qui il adresse dans ses cahiers de poésies deux « Épîtres » et une « Ode ». La seconde Épître à Duponchel est une attaque en règle de tout ce qui vient d'Angleterre. Vieille rancune contre les geôliers de Napoléon ? Une ébauche de pièce de théâtre, demeurée à l'état de manuscrit et que l'on peut dater de 1827 ou de 1828, Le Nouveau genre, affirme la même conviction antiromantique. Notons cependant que comme il ne faut jurer de rien et ne se fermer aucune porte, tout en affirmant haut et fort la prééminence des écrivains français sur les anglo-saxons coupables d'inspirer les fureurs romantiques, Nerval s'exerce aussi à lire et adapter Milton, Ossian et Byron dont il s'obstine à franciser le nom en Biron, d'autre résonance sans doute pour lui : « Suis-je Amour ou Phébus, / Lusignan ou Biron... »

 

LE COLLÈGE CHARLEMAGNE

Le docteur Labrunie a dû se sentir très vite dépassé par la passion exclusive de son fils pour la littérature, et il a tenté de la combattre, ou au moins de la canaliser en l’inscrivant chez le « chef d’institution » Barbette. Barbette, qui exerçait jusque-là sa profession 9 rue d’Orléans-au-Marais, dans le IIIe arrondissement, vient de s’installer en 1822 10, rue de Jarente, tout près du Collège Charlemagne. Il fait indiquer dans l’Almanach du commerce de 1822 sa spécialité : « École spéciale de mathématiques pour le génie, le commerce et la marine ». En l’inscrivant dans une telle institution, Étienne Labrunie ne pouvait manifester plus clairement des projets diamétralement opposés à ceux de son fils concernant son avenir. Le registre des entrées et des sorties du Collège Charlemagne, à la rentrée d’octobre 1822 indique que Gérard demeure chez Barbette, et il est inscrit au Collège, qui n’admet que des externes, dans la classe de M. Frémion, en 3e. Il ne dut pas y rester longtemps, car le registre des classements pour l’année 1822-1823 le mentionne en classe de 4e, dans la classe de M. Leboucher. La présence de Gérard aux compositions cette année-là est d’ailleurs très épisodique et les résultats médiocres. Au 1er octobre 1823, Gérard est à nouveau inscrit au Collège Charlemagne, en 3e, dans la classe de M. Frémion, sans indication d’adresse de domicile. Au 1er octobre 1824, inscription en classe de 2e, dans la classe de M. Carré. Il a à nouveau pour adresse la pension Barbette. Au 1er octobre 1825, il est inscrit en rhétorique, dans la classe de MM. Gaillard et Dalgue. Son adresse est chez son père, 72 rue Saint-Martin. On note sa sortie le 1er avril 1826, sans observations. On le verra plus loin, cet abandon des études au Collège coïncide avec son engagement chez le libraire Touquet. Il est à nouveau inscrit le 1er octobre 1826, dans la classe de MM. Bousson et Dufour, toujours domicilié chez son père. C’est la dernière inscription figurant au registre. Il faut se faire une raison, Gérard ne fut pas l’élève appliqué « attentif, discipliné, aux premiers rangs de sa classe […] de ceux que leurs maîtres offrent en exemple à leurs condisciples. » qu’Aristide Marie a voulu imposer de lui en son temps. Mais il a au Collège une autre célébrité, celle d’auteur. Dans Promenades et Souvenirs, Nerval se rappelle : « C’est de cette époque qu’ont daté mes premiers essais lyriques. Je composai en un seul jour un poëme intitulé Adam et Ève que je m’empressai de lire à mes compagnons de l’École de dessin. J’obtins un tel succès que l’un des élèves qui était compositeur, se chargea d’imprimer mon œuvre, avec un frontispice orné de la lyre d’Apollon. » Ce fut peut-être ce camarade typographe qui donna à Gérard le goût de la belle impression qu’il conserva toute sa vie, et détermina ses propres essais de typographe. Notons, avant de quitter le Collège Charlemagne, que depuis octobre 1823, Théophile Gautier, de deux ans plus jeune que Gérard, y est inscrit, et qu’en 1825, on y trouve les noms d’Edmond Leclerc, et de Francisque Michel, avec qui Nerval sera, à des titres divers, en relation. En revanche, il n’a pas pu rencontrer à Charlemagne Auguste Maquet qui n’y sera inscrit qu’à partir de 1827.

 

SATIRISTE, ANTICLÉRICAL ET ANTI-ULTRA

Nerval s'est très mal accommodé de la Restauration. Fidèle comme son père (et c’est probablement la seule chose qu’il partage avec lui) à la mémoire de Napoléon, l'adolescent ne cache pas dans ses deux cahiers de poésies de 1824 ses convictions libérales et anticléricales. Deux courtes pièces dénoncent l’emprise de la Congrégation sur l’opinion, par le biais des missions : l’une des deux pièces, intitulée « Il fait lui-même ses sermons » oppose le bon vieux curé du village « trop débonnaire », au « missionnaire » fanatique parachuté par les Jésuites, avec qui « revient le temps féodal ». L’autre pièce, intitulée « Le Missionnaire », composée à 13 ans 1/2, décrit le nouveau Tartuffe qu’est le « missionnaire de Saint-François ». Gérard ici fourbit ses armes, et c'est un véritable pamphlet qu'en 1826, par la voix de Beuglant, il publiera contre les Jésuites.

Gérard n’est pas plus tendre avec le pouvoir politique incarné par le ministère de Villèle contre lequel il va exercer tout son talent – qui est grand – de satiriste dans un pastiche fort réussi à la manière de l’épopée burlesque du Lutrin de Boileau, contre La Quotidienne, journal réactionnaire qui soutient le ministère, épopée burlesque qu'il intitule L'Enterrement de la Quotidienne. La page de garde du manuscrit, ornée de motifs particulièrement élaborés, porte la mention : « Poëme épique orné d'une préface dans le plus nouveau genre, par Gérard L... au collège Charlemagne ». Nerval biffera cette mention au moment d’offrir le manuscrit à Houssaye en 1852, et la remplacera de façon plus neutre par : « Par G...... » On demeure stupéfait devant la connaissance qu'a ce gamin d’à peine 16 ans de l'actualité politique et littéraire de son temps. Des plus grands journaux aux plus modestes feuilles de chou, il sait tout de la presse gouvernementale et d'opposition, des auteurs bien en cour, des querelles académiques. Et avec tout cela, il monte le scénario d'un poème épique en six chants (ce qui représente tout de même 1147 alexandrins) dont l'argument est la tentative, en juin 1824, de rachat par Villèle de La Quotidienne, tentative qui d'ailleurs échoua. Nerval se sert de l'aventure pour imaginer, au chevet du journal moribond, l'assemblée affligée ou qui feint de l'être, des petits journaux royalistes et des membres les plus académiques de l'Académie. Portraits charges dignes de Daumier, parfaite assimilation des procédés d'écriture propres à l'épopée d'Homère ou de Virgile, Nerval adolescent a un véritable talent de pasticheur et de satiriste.

LA CAUSE GRECQUE

Mais plus encore que la politique d’éteignoir menée par Villèle en France, ce que Gérard ne lui pardonne pas, c’est sa politique étrangère, particulièrement à l’égard des causes grecque et espagnole. La guerre d’indépendance que menaient les Grecs contre les Ottomans, qui avait atteint un paroxysme en avril 1822 avec le massacre des habitants de l’île de Scio, avait suscité en France, un mouvement philhellénique chez les libéraux, artistes peintres ou écrivains. Dès 1822, Delacroix avait présenté au Salon sa Jeune fille assise dans un cimetière. Au Salon de 1824, il frappe plus fort en présentant son immense toile des Massacres de Scio. Le 3 juillet 1824, les Turcs massacraient les Grecs derniers défenseurs de l’île d’Ipsara, comme ils l’avaient fait deux ans plus tôt à Scio. Les écrivains ne sont pas en reste. Les deux œuvres de Byron, Le Pèlerinage de Childe Harold et l’Hymne à la Grèce sont traduites en France. Mais Byron vient de trouver la mort en avril à Missolonghi... Le nouveau massacre perpétré à Ipsara suscite une vague d’indignation contre l’inertie des puissances européennes : Delavigne, que Gérard admire, consacre trois Messéniennes à la cause grecque : « Aux Ruines de la Grèce païenne », « Tyrtée aux Grecs » et L’Épilogue du Livre II, qui est une véritable mise en demeure aux Européens : « À vous, puissans du monde, à vous, rois de la terre, / Qui tenez dans vos mains et la paix et la guerre, / À vous de décider si lassés de souffrir, / Les Grecs ont pris le fer pour vaincre ou pour mourir. » Notons que dans le même temps, Hugo est silencieux sur le sujet, la première « Orientale » ayant trait à l’oppression grecque, ne date que de 1826, et que Sainte-Beuve se contente de faire paraître dans Le Globe en octobre 1824 une courte notice intitulée « L’île d’Ipsara » qui tient plus du prospectus économico-touristique que de la prise de position politique. Le poème de Nerval au contraire est, comme celui de Delavigne, nettement engagé, prenant violemment à partie les pouvoirs politiques et religieux incapables de venir au secours des Grecs, citoyens et chrétiens, avant de devenir narratif, mettant dramatiquement en scène la défense et le sacrifice héroïque des habitants d’Ipsara.

LA CAUSE ESPAGNOLE

De la même manière, Gérard stigmatise le ministère Villèle et le parti ultra, qui en 1823 décident de voler au secours de Ferdinand VII en Espagne. Restauré en 1814, Ferdinand VII de Bourbon s'était empressé d'abolir la Constitution des Cortès de 1812, et menait une politique si calamiteuse de despote, qu’il provoqua en 1820 la rébellion de son armée, sous le commandement du général Riego. La Constitution de 1812 fut alors rétablie, l'armée royale écrasée, Ferdinand VII emprisonné à Cadix. La situation en Espagne est révolutionnaire ; l'opinion royaliste en France s'émeut. Dans La Quotidienne et le Drapeau blanc, on réclame l'intervention militaire. Contre l'avis de Villèle, Mathieu de Montmorency, ministre des Affaires Étrangères ultra, et Chateaubriand, ministre plénipotentiaire, négocient au congrès de Vérone l'intervention de la France. L'expédition a lieu en avril 1823, sous les ordres du duc d'Angoulême. Chateaubriand triomphe, il a eu « sa » guerre. Les libéraux espagnols, conduits par le général Riego sont écrasés et Ferdinand VII libéré. Au mépris des engagements pris, il se livre aussitôt à des représailles atroces. Le général Riego est arrêté et exécuté à Madrid en novembre 1823. Nerval a fait de Chateaubriand, qui sera d’ailleurs révoqué en juin 1824, le grotesque Chactas dans L'Enterrement de La Quotidienne. C'est au général Riego et aux patriotes Espagnols que Nerval dédie le « Chant d'un Espagnol » dans son premier cahier de poésies.

LES ÉLÉGIES À NAPOLÉON CRÉPUSCULAIRE

Si Gérard hait le parti ultra, il voue une véritable dévotion à l’Empereur, et tout particulièrement à l’Empereur déchu. La disparition de Napoléon, mort le 5 mai 1821 à Sainte-Hélène, détermine en France une recrudescence du culte napoléonien, largement entretenu par ceux qui pour l’heure sont les modèles littéraires de Gérard, Béranger et Delavigne. Il y a chez Nerval une ferveur personnelle à l’égard de Napoléon, nourrie du culte familial, mais aussi du souvenir tout intime de la petite enfance dans la proximité de la famille de Joseph Bonaparte, qui fut à Mortefontaine un peu la sienne. L’élégie intitulée « Le Cinq mai » et sous-titrée « Chant élégiaque » en hommage à la mort de Napoléon le 5 mai 1821, est la pièce la plus réussie. L'adolescent prend ses distances par rapport à Béranger qui, dans un poème sur le même sujet, se représentait en vieux soldat de la Grande-Armée disparue, revenant en France sur un vaisseau espagnol croisant au large de Sainte-Hélène, où un drapeau noir signale la mort de l'Empereur. Gérard, lui, s’est livré à une réelle recherche à la fois sur le plan prosodique et dramatique. Il utilise le rythme impair de l’heptasyllabe associé à l’alexandrin, au décasyllabe et à l’octosyllabe, compose son texte en moments dramatiquement bien définis, attente muette et craintive de la nature comme sous la menace de l’orage, présage d’une nouvelle victime descendue au séjour des morts.

AUTEUR À 17 ANS CHEZ LADVOCAT ET TOUQUET

C’est par ses grandes Élégies en hommage à Napoléon que Gérard se fera d’abord connaître, en publiant dès février 1826 chez le célèbre libraire Ladvocat, qui tenait boutique dans la Galerie de bois du Palais-Royal, son premier recueil de cinq Élégies, intitulé Napoléon et la France guerrière.

Mais Gérard ne fera qu’un bref passage chez le très officiel Ladvocat, et c’est chez le libraire Touquet qu’il trouve une famille d'esprits militante, contestataire, qui tire à boulets rouges sur le ministère Villèle et sur les Jésuites. Ancien lieutenant-colonel de la Grande-Armée mis à la retraite sous la Restauration, Touquet a lui aussi une enseigne dans la Galerie de bois du Palais-Royal, avant d’ouvrir boutique rue de la Huchette, puis galerie Vivienne. Bonapartiste, anticlérical, Touquet finit ruiné par les procès et les amendes.

Gérard souligne avec fierté son appartenance à la « boutique de scandale » de Touquet : « Pour la biographie des biographes : Gérard, autrement dit Beuglant. Le plus jeune peut-être de nos hommes de lettres ; c'est un petit homme un peu plus grand que ses in-32; ça va déjà avec des petits manuscrits chez les petits libraires pour faire des petits livres. On parle d'une contrepartie de La Villéliade ou l'Enfance du grand homme jusqu'à la prise du château Rivoli, qui doit sceller sa réputation. Il fait d'ailleurs partie ainsi que les Félix Bodin et Collin de Plancy de la boutique de scandale élevée sous la raison Touquet et Cie. »

PSEUDONYME BEUGLANT

En avril 1826, Félix Bodin (1795-1837) vient de prendre la direction du Mercure de France au XIXe siècle, revue libérale à laquelle Gérard contribue, dès août 1826, en y publiant son « Épître à M. de Villèle ». Il annonce son intention d'y publier également « La Villéléïde ou la jeunesse du grand homme », mais Barthélemy et Méry lui ont coupé l'herbe sous le pied en publiant leur propre pamphlet en juillet. On attribue à Bodin la publication chez Touquet, sous le pseudonyme de Cadet Roussel, d’une brochure satirique contre le projet de loi sur le droit d'aînesse intitulée Complainte sur la mort de haut et puissant seigneur, le droit d’aînesse, par Cadet-Roussel. Nadar citera Nerval comme l’auteur de deux des couplets dans le Journal pour rire en avril 1852, et il n’y a aucune raison de ne pas le croire. Gérard a rencontré « Cadet Roussel » chez Touquet, et c'est ainsi que l'idée lui est venue de prendre comme pseudonyme, pour Monsieur Dentscourt ou le cuisinier d’un grand homme et Les Hauts faits des Jésuites, Beuglant, l'ami de Cadet Roussel. Poète et dramaturge, Beuglant comme Cadet Roussel appartient au théâtre populaire né sous la Révolution. Deux personnages hauts en couleurs, parlant le langage poissard que le peuple de Paris était censé utiliser à la Grenouillère ou autour de la fontaine des Innocents, et devenu mode littéraire sous la plume de Vadé à la fin du XVIIIe siècle. Entre 1793 et 1801, deux dramaturges, Aude et Tissot créent plusieurs pièces, jouées au Théâtre des Variétés-Montansier, au Palais-Royal, mettant en scène Cadet Roussel et son ami Beuglant, notamment dans Cadet Roussel ou le Café des Aveugles. En 1807, le Théâtre des Variétés-Montansier s'installe boulevard Montmartre et devient le Théâtre des Variétés-Panoramas. On y reprend le répertoire de Cadet Roussel en 1819. Le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, rouvert en 1815, reprend également ce répertoire dès 1816, date à laquelle Gérard enfant a pu le voir. On comprend bien ce qui a pu séduire Nerval dans la production pourtant très décriée du théâtre populaire d’Aude et Tissot, « égoût des autres théâtres, bêtises, platitudes, trivialités, coqs-à-l’âne, calembours et jeux de mots, voilà ce qui compose son répertoire et ce qu’il offre à l’avide curiosité des gobe-mouches, des oisifs, des Midas parvenus » dit-on. Beuglant et sa bande incarnent le milieu des théâtreux bohèmes, pratiquant volontiers l'autodérision, dans la proximité du vieux Paris, de son petit peuple et de son langage. Nerval n'a cessé de rêver à ce Paris du XVIIIe siècle finissant, celui de Vadé, de Mercier et de Rétif de la Bretonne, celui qui « n'est plus », et dont il cherchera à retrouver l’esprit dans ses propres errances parisiennes nocturnes des Nuits d'octobre, autour du Palais-Royal, au Café des Aveugles, scène de l'un des premiers Cadet Roussel. Mais Cadet Roussel et Beuglant, c'est aussi le couple des poètes libertaires et subversifs, décalés et distanciés à l'égard de l'ordre et des institutions littéraires ou politiques

Chez ces pasticheurs que furent Vadé, Aude et Tissot, Nerval a trouvé l'essence même de la langue populaire française, qu'il cherchera également avec passion dans le répertoire des vieilles chansons de son Valois, comme il cherche aussi l'essence du théâtre chez Jodelet et Scarron. Coup sur coup, Gérard va publier chez Touquet trois textes satiriques contre le parti ultra, les Jésuites et la vieille Académie : le 6 mai 1826, la Bibliographie de la France enregistre la publication d’un petit drame satirique intitulé Monsieur Dentscourt, ou le cuisinier d’un grand homme, Tableau politique à propos de lentilles, par Beuglant, poète et ami de Cadet-Roussel, auteur de la fameuse Complainte sur la Mort du Droit d’aînesse, Paris, Touquet, galerie Vivienne, 1826. Le 20 mai 1826, la B.F. enregistre la publication de Les Hauts Faits des Jésuites et leurs droits à la reconnaissance des Français, Dialogue en manière d’instructions, données par le poète Beuglant à son ami Cadet Roussel, suivi de la doctrine des RR. PP., Paris, Touquet, galerie Vivienne, 1826. Et enfin, le 13 décembre 1826, la B.F. enregistre la publication de L’Académie, ou les Membres introuvables, comédie satirique en vers, par Gérard, Paris, Touquet, galerie Vivienne, décembre 1826, in 8°, 44 pages. Quelques jours plus tard, Touquet donne une réédition de L’Académie, avec sur la couverture la mention : « seconde édition appropriée à la circonstance ». Cette deuxième édition, destinée à railler l’élection qui couronna Philarète Chasles et Saint-Marc Girardin pour leurs discours sur l’histoire de la langue et de la littérature françaises, prouve, comme aussi la Complainte sur l’ immortalité de M.Briffaut, à quel point Gérard se tenait passionnément au courant de tout ce qui pouvait alimenter son talent de satiriste.

Au vu de cette production impressionnante et de cet engagement virulent, on comprend mieux pourquoi Gérard a jugé bon de « sortir » du Collège Charlemagne en avril 1826. Le docteur Labrunie intervint-il pour calmer l’ardeur polémique de son fils, ou Gérard a-t-il compris de lui-même que ce genre de production, où pourtant il sut se montrer excellent, ne pouvait le mener à rien ? Il semble s’être par la suite montré plutôt discret sur son engagement politique d’adolescent. Georges Bell en témoigne : « Ce que Gérard de Nerval ne nous disait pas, ou plutôt ce qu’il ne nous a dit que dans les dernières années et lorsque la maladie le rendait plus expansif, c’est que dans la société de son père, au milieu de vieux débris de l’Empire, il avait conçu des opinions politiques tranchées et s’était enrôlé sous la bannière libérale. Il prit part, en poète, aux luttes qui amenèrent la chute de la Restauration, publia un volume d’Élégies nationales, qui semblent un écho des Messéniennes, et plus tard, sous le gouvernement de Juillet, une brochure assez remarquable et fort rare, Opinions patriotiques du père Gérard sur les événements. »

Certes, une certaine célébrité est conquise en 1826, mais sur un malentendu, et le succès trop facile occulte pour l'heure la vraie nature de poète de Gérard. Dès 1827, il a d’autres projets littéraires en tête et travaille à la traduction des poètes allemands, notamment du premier Faust de Goethe.

Les cahiers de poésies de 1824-1825

ReveriedeCharlesVI

Dessin en marge du manuscrit autographe de la Rêverie de Charles VI (1834-35 ou 1841). La plume, nerveuse, a troué le papier au niveau du motif gauche

dessinlesReines
ParisCharlemagne
Chateaubriand2

Chateaubrinad caricaturé en Don Quichotte au moment de la guerre d'Espagne

Delacroixesquisse

Delacroix, esquisse pour Les massacres de Scio

dessinHacine

Portrait de Hacine, sans date

Les Poètes et les Reines, dessin réalisé par Nerval peu avant sa mort

Napmort3

Napoléon sur son lit de mort à Sainte-Hélène

Le collège Charlemagne tel que l'a connu Nerval

oeuvresDentscourt
oeuvresJesuites
oeuvreslacademie
oeuvresNetlaFrguerriere
ParisgalerieVivienne

L'entrée de la galerie Vivienne où se trouvait la librairie de Touquet

item8
Delacroix1

Delacroix, jeune fille assise dans un cimetière

CadetRoussel
VadeGrenouillere
Vade2
RetifNuitsdeParis

Cadet-Roussel barbier, l'une des nombreuses pièces mettant en scène le couple Cadet Roussel-Beuglant, joué au Théâtre des Variétés-Montmartre entre 1793 et 1801

Lettres de la Grenouillère et Quatre bouquets poissards, de Vadé

Rétif de la Bretonne en "promeneur nocturne", Les Nuits de Paris