15 septembre 1850 — Les Confidences de Nicolas, Histoire d’une vie littéraire au XVIIIe siècle, dans la Revue des Deux Mondes, 3e livraison, t. VII, p. 1073-1101, signé Gérard de Nerval.

Après avoir consacré les deux premières livraisons de son étude au récit des déboires amoureux de Restif, Nerval en vient à l’œuvre, directement ou indirectement autobiographique, de l’écrivain. En comparant les mémoires proprement dits, intitulés Les Mémoires de M. Nicolas, au roman intitulé Le Paysan perverti qui s’en inspire, Nerval s’interroge sur la validité de l’exercice littéraire des Mémoires, ou plus précisément sur la licence qu’offre la forme romanesque à l’écriture de soi. Certes, à ce titre, Nerval se sent très proche de Restif, mais ce n’est pas le seul. Restif, comme lui, fut un humoriste, un excentrique, tenté par l’illuminisme : « On sait maintenant sur la vie étrange de Restif tout ce qu’il faut pour le classer assurément parmi ces écrivains que les Anglais appellent excentriques », écrit-il, et plus encore peut-être un explorateur fasciné du monde de la nuit : « Où allait-il ? Les Nuits de Paris nous l’apprennent : il allait errer, quelque temps qu’il fît, le long des quais, surtout autour de la Cité et de l’Ile Saint-Louis ; il s’enfonçait dans les rues fangeuses des quartiers populeux, et ne rentrait qu’après avoir fait une bonne récolte d’observations sur les désordres et les scènes sanglantes dont il avait été le témoin [...] Quelquefois il agissait par persuasion ; parfois aussi son autorité était due au soupçon qu’on avait qu’il était chargé d’une mission de police. ». Comportement qui fut aussi celui de Nerval.

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LES CONFIDENCES DE NICOLAS

 

HISTOIRE D’UNE VIE LITTÉRAIRE AU XVIIIe SIÈCLE.

DERNIÈRE PARTIE.

 

I — LE PREMIER ROMAN DE RESTIF.

L’intérêt des mémoires, des confessions, des autobiographies, des voyages même, tient à ce que la vie de chaque homme devient ainsi un miroir où chacun peut s’étudier, dans une partie du moins de ses qualités ou de ses défauts. C’est pourquoi, dans ce cas, la personnalité n’a rien de choquant, pourvu que l’écrivain ne se drape pas plus qu’il ne convient dans le manteau de la gloire ou dans les haillons du vice. Chez saint Augustin, la confession est sincère. Elle ressemble à celle que les anciens chrétiens faisaient à la porte d’une église devant leurs frères assemblés, pour obtenir l’absolution de certaines fautes qui leur fermaient l’entrée du saint lieu. Chez le bon Laurent Sterne, cela devient une sorte de confidence bienveillante et presque ironique, qui semble dire au lecteur : « Vaux-tu mieux que moi ? » Rousseau a mêlé ces deux sentimens si distincts, et les a fondus avec la flamme de la passion et du génie ; mais s’il s’est abaissé en public par des confidences qui n’appartenaient qu’à l’oreille de Dieu, s’il a répandu, d’un autre côté, des flots d’ironie destructive sur ceux qui se jugeaient meilleurs que lui-même, il voulait du moins servir la vérité, il croyait attaquer des vices, et ne s’apercevait pas que l’humaine nature s’appuierait de son exemple pour excuser de mauvaises inclinations, sans accepter en revanche les remords, les privations, les tortures morales qu’il s’imposait pour les expier. On peut dire surtout que Rousseau, s’il a présenté dans ses Confessions des tableaux séduisans, n’a jamais eu l’intention d’outrager les mœurs. Il écrivait dans une époque dépravée et pour une société privilégiée à laquelle l’épisode des demoiselles Galley, celui de la courtisane de Venise et sa liaison avec Mme de Warens n’offraient même qu’un ragoût bien fade et bien faiblement épicé. Il emmiellait parfois d’un peu de cynisme les bords du vase qu’il croyait avoir rempli d’une généreuse boisson. Quant à Restif, son concurrent rustique et vulgaire, comment chercherions-nous à l’excuser ? Ce n’était pas aux belles dames, aux grands seigneurs blasés, aux financiers, aux gens de robe, aux coquettes que s’adressaient ses livres ; c’était à ces classes bourgeoises qui, bien qu’étant encore du peuple, en différaient de plus en plus par l’éducation et par l’oubli progressif de ce qu’on appelait alors les préjugés. Si Rousseau disait quelquefois : « Jeune homme, prends et lis ! », d’autres fois il s’écriait en tête d’un ouvrage qui aujourd’hui passe pour fort peu dangereux : « Toute jeune fille qui lira ce livre est perdue ! » La misère et l’orgueil ont empêché Restif d’en faire autant.

Ses livres s’adressaient sous toutes les formes à quiconque savait lire. Les titres excitaient l’attention de tous ; des gravures nombreuses, attrayantes dans leur médiocrité même, séduisaient les regards de la foule. Le roman moderne, dans ses combinaisons les plus violentes, n’offre rien de supérieur à ces images d’enlèvement, de viol, de suicide, de duel, d’orgie nocturne, de scènes contrastées, où la vie crapuleuse des halles mêle ses exhalaisons malsaines aux parfums enivrans des boudoirs. Par exemple, voici le vieux Pont-Neuf vu de nuit, et plus haut la Samaritaine ; des voleurs cachés sous l’arche Marion évitent la clarté de la lune ; un fiacre s’est arrêté sur le pont ; une femme qui en sort est précipitée dans l’eau noire, un gentilhomme se penche sur le parapet, un autre s’élance de la portière ouverte. — Qui n’a vu partout cette gravure ? Qui ne s’est demandé : « Que signifie cela ? » En faut-il plus pour le succès ? Les romans de Restif n’ont pas dû leur vogue à ces seuls moyens, dont ses contemporains d’ailleurs ne se faisaient pas faute. Il peignait souvent avec feu, quelquefois avec grace et avec esprit, les mœurs des classes bourgeoises et populaires. Le peu qu’il savait du monde lui venait de ses fréquentations avec Beaumarchais, La Reynière et la comtesse de Beauharnais, puis encore de certains salons mixtes entre la robe et la noblesse, où il fut reçu quelquefois par curiosité ; mais ce sont les mœurs des classes bourgeoises et populaires que peignent principalement ses romans, ses nouvelles, et ces longues séries de contes connus sous le titre des Contemporaines, des Parisiennes, des Provinciales qui firent les délices de la province et de l’étranger long-temps après que Paris les eut oubliés.

Nous avons jusqu’ici séparé, pour ainsi dire, dans Restif, l’écrivain de l’homme. Il nous reste à montrer cette étrange nature sous un dernier aspect, à raconter cette vie littéraire qui, dans ses écarts et ses bizarreries, reflète le cynisme du XVIIIe siècle et présage des excentricités du XIXe. Ce qu’on connaît de l’homme nous aidera d’ailleurs à mieux apprécier le procédé du conteur. On s’assurera sans peine que tous les romans que Restif a écrits ne sont, avec quelques modifications et les noms changés, que des versions diverses des aventures de sa vie. A l’en croire, toutes ses héroïnes auraient été ses maîtresses ; le nombre même en est tel qu’il en a composé un calendrier, et que les trois cent soixante-cinq notices consacrées aux principales remplissent tout un volume. Quelle faculté d’attraction avait donc cet homme qui s’est représenté lui-même comme la nature la plus fortement électrisée de son siècle ! Nous devons croire qu’il s’est mêlé, dans les dernières années de sa vie, beaucoup d’infatuation et quelque peu d’érét[h]isme maniaque à ces énumérations : préoccupé du nombre des bonnes fortunes de sa jeunesse, il croyait rencontrer partout quelqu’un de ses rejetons. De postérité légale, il n’eut que les enfans d’Agnès Lebègue : deux filles, dont l’existence devint un long sujet de procès, avec sa femme d’abord, et ensuite avec son gendre, nommé Augé, qui paraît avoir été la cause des plus grands chagrins de sa vieillesse.

Ce sont tour à tour les Mémoires de M. Nicolas, le Drame de la Vie et les Nuits de Paris qui nous révèleront sous toutes ses faces de la vie littéraire de Restif. Lui-même nous apprend comment il fut conduit à écrire son premier roman.

Le mariage de Restif avec Agnès Lebègue n’avait pas été heureux, comme l’on sait. Après plusieurs infidélités réciproques, ils convinrent cependant de supporter de leur mieux la vie commune. Le travail assidu d’un simple ouvrier ne pouvait suffire aux habitudes de dissipation d’une femme coquette. Restif, découragé, travaillait peu à l’imprimerie royale, où il venait d’entrer, et se laissait souvent surprendre à lire en cachette les chefs-d’œuvre des beaux esprits du temps ; il arrivait alors que le directeur, Anisson Duperron, lui rabattait une demi-journée de 25 sols. Sa misère et son avilissement devinrent tels que, sans la crainte de déshonorer son père, il aurait, il l’avoue, pris quelque parti vil et bas. Cette lutte intérieure, qui rappelait sans cesse à sa pensée les vertus d’Edme Restif que, dans son pays, on avait surnommé l’honnête homme, lui fit dès-lors concevoir l’idée d’écrire le livre intitulé la Vie de mon père, qui parut quelques années plus tard, et qui est peut-être le seul irréprochable de ses écrits.

Cependant, pour écrire une œuvre de longue haleine, il fallait plus de force morale et plus de loisir que Restif n’en avait alors. Une veine plus favorable s’ouvrit pour lui en 1764 ; un de ses amis lui fit avoir la place de prote chez Guillau, rue du Fouarre. C’était une affaire de 18 livres par semaine, outre une copie de tous les ouvrages, ce qui valait 300 livres en plus. Cette bonne chance dura trois années. Le goût du travail revint avec une telle amélioration dans l’existence, et ce fut grace aux loisirs de cette position que Restif écrivit son premier ouvrage, la Famille vertueuse. Avec une franchise que n’ont pas tous les écrivains, il avoue qu’il n’a jamais pu rien imaginer, que ses romans n’ont jamais été, selon lui, que la mise en œuvre d’événemens qui lui étaient arrivés personnellement, ou qu’il avait entendu raconter ; c’est ce qu’il appelait la base de son récit. Lorsqu’il manquait de sujets, ou qu’il se trouvait embarrassé pour quelque épisode, il se créait à lui-même une aventure romanesque, dont les diverses péripéties, amenées par les circonstances, lui fournissaient ensuite des ressorts plus ou moins heureux. On ne peut pousser plus loin le réalisme littéraire.

Ainsi, passant un dimanche par la rue de la Contrescarpe, Restif remarque une dame accompagnée de ses deux filles qui se rendait au Palais-Royal. La beauté de l’une de ces personnes le frappa d’admiration ; il s’attache aux pas de cette famille, et se fait remarquer à la promenade en s’asseyant sur le même banc, et par divers moyens analogues. Il suit encore les dames à leur retour ; elles demeurent rue Traversière, dans un magasin de soieries. A partir de ce jour, Restif vient tous les soirs admirer à travers le vitrage la belle Rose Bourgeois, comme il faisait autrefois pour Zéfire. Le souvenir chéri de cette pauvre fille lui donne l’idée d’écrire des lettres amoureuses qu’il glissera par un trou de boulon dans la boutique. Les jours suivans, il parvient à en introduire une tous les soirs, et, après avoir fait le coup, il repasse indifféremment ; le père et la mère sont en possession de la lettre que l’on lit à haute voix comme une plaisanterie, d’autant qu’on ne sait à laquelle des sœurs s’adresse la déclaration. Cela dure douze jours ; une telle insistance paraît plus sérieuse ; on poursuit en vain le coupable. Enfin, un soir, les voisins le signalent ; on l’arrête, et les garçons de boutique se disposent à le conduire chez le commissaire. La rue était pleine de monde. Le père, craignant le scandale, fait entrer Restif dans l’arrière-boutique. « Il ne faut pas lui faire de mal ! » disaient les deux sœurs. On ferme la porte. « Vous avez écrit ces lettres ? dit le père… à laquelle de mes filles ?… — A l’aînée. — Il fallait donc le dire… Et maintenant, de quel droit cherchez-vous à troubler le cœur d’une jeune personne et même de deux ? — Je l’ignore, un sentiment impérieux… » Il se défend avec chaleur, le père s’attendrit et dit enfin : « Il y a de l’ame dans vos lettres… Faites-vous connaître, tirez parti de vos talens, et nous verrons. »

Restif n’osa pas dire qu’il était marié, et garda cette scène à effet pour son roman, où il employa consciencieusement les lettres écrites à deux fins, la jalousie innocente des deux sœurs, l’arrestation, la scène du père, dont il fait un Anglais, parce qu’alors Richardson était en vogue ; il y ajouta quelques épisodes de ses propres aventures, et renforça le tout d’un caractère de jésuite qui, devenu père d’une fille, la marie en Californie, « pays, dit l’auteur, où l’on est pour le moins aussi stupide qu’au Paraguay. » Le manuscrit fini, Restif voulut consulter un aristarque. Il choisit un certain Progrès, romancier et critique dont le chef-d’œuvre était la Poétique de l’opéra bouffon. Progrès lui fit couper la moitié du livre. Il fallait encore demander un censeur ; on pouvait le choisir. Restif obtint M. Albaret, qui lui donna une approbation flatteuse. « Cette approbation, dit Restif, m’éleva l’ame. » Il se hâta de l’envoyer à M. Bourgeois, le marchand de soieries, en le priant de lui permettre de dédier l’ouvrage à Mlle Rose ; le marchand répondit en déclinant cet honneur dans une lettre fort polie. « Comment, dit l’auteur, pouvais-je alors imaginer qu’il me serait permis de dédier un roman à une jeune personne aussi belle et d’une classe de citoyens qui doit rester dans une honorable obscurité !… » L’ouvrage fut vendu à la veuve Duchesne 15 livres la feuille, ce qui fit plus de 700 francs. Jamais Restif n’avait eu dans les mains une si forte somme. Il quitta dès-lors fort imprudemment sa place de prote : l’axe de sa vie était changé désormais.

Quant à Rose Bourgeois, il ne la revit plus ; mais il aurait manqué quelque chose à l’aventure, si le hasard n’y avait ajouté un dernier élément romanesque pour couronner ceux que la volonté de Restif avait créés. Les deux sœurs étaient petites-filles d’une nommée Rose Pombelins, dont le père de Restif avait été amoureux. Supposez ce père moins vertueux qu’il ne l’était en réalité, et voici tout un drame de famille d’où peut sortir un dénoûment terrible… En fait de combinaisons étranges, on n’en demanderait pas plus, même aujourd’hui.

 

II — LES ROMANS PHILOSOPHIQUES DE RESTIF.

La vie littéraire de Restif ne commence réellement qu’en l’année 1766. Nous avons vu que sa jeunesse s’était partagée entre l’amour et le travail peu lucratif d’ouvrier compositeur. En commençant à raconter dans ses Mémoires la phase nouvelles qui s’ouvrait dans son existence, il s’écrie : « Je termine ici l’époque honteuse de ma vie, celle de ma nullité, de ma misère et de mon avilissement. » Il attribue le peu de succès de la Famille vertueuse à l’audace de l’orthographe, entièrement conforme à la prononciation et réglée par un système qu’il modifia plusieurs fois depuis.

Lucile, ou les Progrès de la vertu, qui parut peu de temps après, est le récit des escapades de Mlle Cadette Forterre, fille d’un commissionnaire en vins et l’une des plus charmantes Auxerroises dont Nicolas ait jamais rêvé. Il signa ce livre un mousquetaire, et voulut le dédier à Mlle Hus de la Comédie-Française, qui refusa cet honneur par une lettre fort polie, où elle marquait la crainte que la légèreté du livre ne nuisît à sa réputation. Peut-être Restif espéra-t-il alors, mais en vain, d’être admis à cette fameuse table du financier Bouret, ouverte à la littérature par le goût et la bonne grace de Mlle Hus, et dont Diderot a donné une si piquante description dans le Neveu de Rameau.

Le Pied de Fanchette contient cette préface curieuse : « Si je n’avais eu pour but que de plaire, le tissu de cet ouvrage aurait été différent. Fanchette, sa bonne, un oncle et son fils, avec un hypocrite, suffisaient pour l’intrigue ; le premier amant de Fanchette se fût trouvé fils de cet oncle, la marche aurait été plus naturelle et le dénoûment plus vif ; mais il fallait dire la vérité. » Ce roman n’est autre chose que l’histoire d’une jolie femme aimée par un vieillard que la séduction d’un pied, le plus charmant du monde, entraîne aux plus vertes folies. On retrouve dans l’ouvrage et dans les notes qui l’accompagnent cette préoccupation constante du pied et de la chaussure des femmes qu’on remarque dans tous les écrits de l’auteur. Cette monomanie ne l’a pas abandonné un seul jour. Dès qu’il avait trouvé un joli pied dans ses promenades, il s’empressait d’aller chercher Binet, son dessinateur, afin qu’il en vînt prendre le croquis. Selon lui, « les femmes qui se chaussent à plat, comme les infâmes petits maîtres pointus, se pataudent et s’hommassent d’une manière horripilante, tandis qu’au contraire les souliers à talons hauts affinent la jambe et sylphisent tout le corps ». Les mots bizarres, quoique expressifs, qui émaillent cette phrase, donnent une idée de la singulière phraséologie qui se joint aux hardiesses de l’orthographe pour rendre difficile la lecture des premiers ouvrages de Restif. Toutefois le Pied de Fanchette commença sa réputation. Il y a de l’originalité et même du style dans ce roman, qui lui rapporta fort peu à cause du grand nombre des contrefaçons, c’est-à-dire à cause même de son succès.

Le Pornographe succéda au Pied de Fanchette, et se compose d’un roman par lettres destiné à prouver l’utilité d’une réforme de certains règlemens de police, et d’un projet de règlement appuyé d’appendices et de notes justificatives. L’auteur admet comme nécessaire que, dans les grands centres de population, quelques femmes soient dévouées à garantir et à préserver la moralité des autres. Dans l’Inde, c’étaient les femmes des castes inférieures ; en Grèce, c’étaient les esclaves auxquelles était assigné ce but social. L’âge moderne trouverait des classifications analogues dans l’étude des tempéramens ou dans le malheur inné de certaines positions. — Quelque chose de la doctrine de Fourier se rencontre à l’avance dans cette hypothèse ; — la papillonne est, selon Restif, la loi dominante de certaines organisations. Il s’opère toutefois dans ces natures abaissées des transformations amenées par l’âge ou par les idées morales, ou encore par quelque sentiment imprévu qui épure l’esprit et le cœur. Dans ce cas, toute aide, tout encouragement doivent être donnés à qui veut rentrer dans l’ordre général, dans la société régulière. La tendance principale qui devrait régner dans l’institution particulière des parthénions, que Restif voudrait créer, à l’instar des Grecs, — serait même d’amener les esprits à ce résultat. Restif suppose que les natures les plus vicieuses ne se dégradent entièrement qu’en raison du mépris qui pèse sur leur passé et d’après une situation résultant du malheur de la naissance, des conséquences d’une seule faute, ou d’une complication de misères qu’il est difficile d’apprécier. Le plus grand mérite des règlemens qu’il avait conçus était de soustraire, disait-il, les jeunes gens aux tentations extérieures, d’éloigner des familles le spectacle du vice promenant insolemment son luxe d’un jour, de neutraliser enfin pour l’homme un instant égaré la possibilité de maux dont les races sont solidaires.

Cet ouvrage eut un succès européen, et les idées qu’il renferme frappèrent vivement l’esprit philosophique de Joseph II (1), qui appliqua des ses états les projets de règlemens contenus dans la seconde partie du livre. Le Pornographe fut suivi de plusieurs ouvrages du même genre, que l’auteur range sous le titre d’Idées singulières. Le second volume s’intitule le Mimographe, ou le Théâtre réformé. Restif insiste dans ce livre sur la nécessité d’admettre la vérité absolue au théâtre, et de renoncer au système conventionnel de la tragédie et de la comédie, dont les règles académiques ont opprimé même des génies tels que Corneille et Molière. On croirait lire les préfaces de Diderot et de Beaumarchais, — qui, plus heureux ou plus habiles, parvinrent à réaliser leurs théories, — tandis que le théâtre de Restif fut toujours repoussé de la scène. On se convaincra de l’excès de réalité qu’il voulait introduire en sachant qu’il proposait, pour augmenter l’utilité, la moralité et la volupté du théâtre, de faire jouer les scènes d’amour par de véritables amans la veille de leur mariage.

Jusqu’à son livre du Paysan perverti, Restif n’avait presque rien gagné en dehors de son travail d’imprimeur, qui représentait pour lui le gagne-pain, comme les copies de musique pour Jean-Jacques Rousseau. Les libraires payaient rarement leurs billets, la contrefaçon réduisait beaucoup les bénéfices possibles, et les censeurs arrêtaient souvent des ouvrages tout imprimés, ou les grevaient de frais énormes en faisant substituer des cartons aux passages dangereux. « Au 18 auguste 1790, dit l’auteur, j’étais encore plus pauvre que pendant ma proterie. Je mangeais rapidement le profit de ma Famille vertueuse ; mon École de la jeunesse était refusée par le libraire, mon Pornographe par le censeur… Cependant je ne me décourageai pas. Je fis Lucile en cinq jours. Je ne pus la vendre que 3 louis à un libraire, qui en tira quinze cents exemplaires au lieu de mille, et qui communiqua les épreuves aux contrefacteurs. Cet homme, suppôt de police, a fait une fortune ; il est mort au moment d’en jouir. » On voit, par ce passage, à quel point en était alors la librairie française. Le Pornographe et le Mimographe avaient rapporté peu de chose à Restif, par suite d’un système d’association peu productif que l’écrivain tenta avec un ouvrier qui lui avançait quelques fonds. La Fille naturelle et les Lettres d’une Fille à son Père, publiées par Lejay, n’avaient guère eu de plus brillans résultats. Un roman imité de Quévédo, intitulé le Fin Matois, avait été payé en billets dépourvus de toute valeur. On voit dans ce roman Restif osciller entre les diverses tendances étrangères qui dominaient les écrivains de son temps, avant de prendre son aplomb définitif dans le Paysan perverti.

Restif, ayant reçu quelque argent de son héritage paternel, put faire les frais du Paysan perverti, que le libraire Delalain avait refusé d’acheter. La première édition fut enlevée en six semaines, et la deuxième en vingt jours. La troisième se vendit plus lentement à cause des contrefaçons ; mais le succès hors de France fut tel qu’il s’en publia jusqu’à quarante-deux éditions en Angleterre seulement. La peinture des mœursfrançaises a, de tout temps, intéressé les étrangers plus que la France même. L’ouvrage fut d’abord attribué à Diderot, ce qui fit naître une foule de réclamations. On suspendit la vente ; cependant, au moyen d’un présent au censeur Demaroles, Restif obtint main levée sous la condition de faire imprimer quelques cartons aux endroits signalés comme dangereux.

La Paysanne pervertie parut trois ans après le Paysan, puis les deux ouvrages furent fondus ensemble sous le titre du Paysan-Paysanne. Ici se développent nettement les idées du réformateur mêlées aux combinaisons dramatiques du romancier. Il faut bien, à ce propos, parler du système général de philosophie et de morale qu’avait conçu l’auteur, et qu’il développa plus tard dans quelques livres spéciaux. Il en attribue la conception première aux entretiens qu’il eut, du temps de son apprentissage, avec le cordelier Gaudet d’Arras. La science de ce dernier suppléait à ce qui manquait de ce côté aux pensées aventureuses du jeune homme, et le système se formait ainsi, comme l’antique chimère, de deux natures bizarrement accouplées.

Il semble évident, d’après la vie de Restif de la Bretone, qu’il suivait dans ses idées philosophiques une sorte de patron tracé, que brodait à plaisir son imagination fantasque. La logique de son système manque entièrement dans sa conduite personnelle, et il ne peut que s’écrier à chaque instant : « Ah ! que je me suis trompé ! ah ! que j’ai été faible ! ah ! que j’ai été lâche ! » — Voilà le réformateur. — Pour Gaudet d’Arras, au contraire, dont il a longuement détaillé le type dans le Paysan perverti, il n’y a ni vertu, ni vice, ni lâcheté, ni faiblesse. Tout ce que fait l’homme est bien, en tant qu’il agit selon son intérêt ou son plaisir, et ne s’expose ni à la vengeance des lois ni à celle des hommes. Si le mal se produit ensuite, c’est la faute de la société qui ne l’a pas prévu. Cependant Gaudet d’Arras n’est pas cruel, il est même affectueux pour ceux qu’il aime, parce qu’il a besoin de compagnie, sensible aux maux d’autrui par une espèce de crispation nerveuse que lui fait éprouver le spectacle de la souffrance, mais il pourrait être dur, égoïste, insensible, qu’il ne s’en estimerait pas moins, et n’y verrait qu’un hasard de son organisation, ou plutôt qu’un but mystérieux de cette immortelle nature qui a fait le vautour et la colombe, le loup et la brebis, la mouche et l’araignée. Rien n’est bien, rien n’est mal, mais tout n’est pas indifférent. Le vautour débarrasse la terre des chairs putréfiées, le loup empêche la multiplication de races innombrables d’animaux rongeurs, l’araignée réduit le nombre des insectes nuisibles ; tout est ainsi : le fumier infect est un engrais, les poisons sont des médicamens… L’homme, qui a le gouvernement de la terre, doit savoir régler les rapports des êtres et des choses relativement à son intérêt et à celui de sa race. Là, et non dans les religions ou les formes de gouvernement, se trouve le principe des générations futures. Avec une bonne organisation sociale, on se passera fort bien de la vertu : — la bienfaisance et la pitié seront l’affaire des magistrats ; — avec une philosophie solide, on annulera de même les peines morales, lesquelles sont le résultat soit de l’éducation religieuse, soit des lectures romanesques.

Rien n’est bien neuf aujourd’hui dans cette doctrine de 1750, qui remonte aux illustres épicuriens du siècle de Louis XIV directement, et que l’on retrouve tout entière dans le Système de la Nature. Nous n’avons voulu que marquer la base sur laquelle s’est fondé tout le système de l’auteur du Pornographe. Quant à lui-même, il n’a accepté que sous bénéfice d’inventaire les idées de Gaudet d’Arras. Ce matérialisme absolu lui répugnait, et il s’applaudit d’avoir trouvé dans un autre ami, son camarade d’imprimerie, le bon Loiseau, un caractère tout spiritualiste à opposer aux sentimens épicuriens du cordelier. Toutefois, entre Gaudet et Loiseau, il y avait une moyenne à prendre. Loiseau, quoique philosophe, croyait au Dieu rémunérateur et même à des anges ou esprits, acolytes divins, dont le célèbre Dupont de Nemours a voulu depuis prouver l’existence, en dehors de toute tradition religieuse. L’aridité du naturalisme primitif se trouvait ainsi corrigée par certaines tendances mystiques où tombèrent plus tard Pernetty, d’Argens, Delille de Salles, d’Espréménil et Saint-Martin. Si étranges que puissent sembler aujourd’hui ces variations de l’esprit philosophique, elles suivent exactement la même marche que dans l’antiquité romaine, où le néoplatonisme d’Alexandrie succéda à l’école des épicuriens et des stoïciens du siècle d’Auguste.

Quelque faible que puisse être la valeur des idées philosophiques de monsieur Nicolas, il était impossible de ne pas les indiquer dans l’appréciation de ses œuvres littéraires, car Restif est de ces auteurs qui n’écrivent pas une ligne, vers ou prose, roman ou drame, sans la nouer par quelque fil à la synthèse universelle. La prétention à l’analyse des caractères et à la critique des mœurs s’était manifestée déjà dans les trois ou quatre romans obscurs qui précédèrent le Pornographe ; à dater de ce livre, les tendances réformatrices se multiplièrent chez l’auteur, grace au succès qu’il avait obtenu ; après le Mimographe, voici encore l’Anthropographe et le Gynographe, l’homme et la femme réformés, puis le Thesmographe et le Glossographe, concernant les lois et la langue. Les deux premiers s’éloignent peu des idées de Rousseau. A l’exemple du philosophe de Genève, Restif ne voit d’autre remède à la corruption que le séjour des champs et les travaux à l’agriculture, toutefois il s’abstient de blâmer les spectacles et les arts. Mais où est le mérite de la philosophie, si elle ne trouve d’autre moyen de moralisation sociale que l’anéantissement des villes ? Faut-il donc supprimer les merveilles de l’industrie, des arts et des sciences, et borner le rôle de l’homme à produire et à consommer les fruits de la terre ? Il vaudrait mieux sans doute chercher à établir des principes de morale pour tous les états et pour toutes les situations.

 

(1) Quelques années plus tard, Restif, arrivé à une plus grande réputation, reçut de la part de Joseph II un brevet de baron enfermé dans une tabatière ornée d’un portrait de l’empereur. Il renvoya le brevet et garda l’image du souverain philosophe.

 

III — LES ŒUVRES CONFIDENTIELLES DE RESTIF.

A côté des romans à prétention philosophique viennent sans cesse se placer dans la collection de Restif d’autres romans que nous avons déjà caractérisés, et qui ne sont que des chapitres d’une même confession : on pourrait appeler ces récits les œuvres confidentielles de Restif. C’est à ce groupe qu’appartient le livre appelé les Mémoires de M. Nicolas, où il raconte sa vie étrange sans détours et sans voiles ; c’est à ce groupe aussi qu’il faut rattacher quelques parties d’un recueil volumineux de récits et d’esquisses de mœurs, les Contemporaines.

Les Mémoires de M. Nicolas, c’est-à-dire la vie même de l’auteur, offrent à peu près tous les élémens du sujet déjà traité dans le Paysan perverti. L’analyse du roman fera connaître les Mémoires. Dans le roman, il s’est représenté lui-même sous le nom d’Edmond, et ses aventures d’Auxerre en forment la première partie : on voit qu’il n’y a pas là de grands frais d’imagination ; l’art se montre dans l’agencement des détails et dans la peinture des caractères. Celui de Gaudet d’Arras est surtout fort saisissant et peut compter comme le prototype de ces personnages sombres qui planent sur une action romanesque et en dirigent fatalement les fils. On a beaucoup abusé depuis de ces héros sataniques et railleurs ; mais Restif a l’avantage d’avoir peint un type véritable, compensé bien tristement par le malheur de l’avoir connu. A voir ainsi la réalité servir à la fable du drame, on pense à ces groupes que certains statuaires composent avec des figures qui ne sont pas le produit de l’étude ou de l’imagination, mais qui ont été moulées sur nature. D’après ce procédé, nous voyons aussi paraître le type adorable de Mme Parangon, puis en opposition celui de Zéfire : il est inutile de répéter toute cette histoire ; mais on peut remarquer que Mme Parangon et Gaudet d’Arras se rencontrent à Paris avec l’auteur, comme son bon et son mauvais génie. C’est cette portion qui constitue en réalité la force et le mérite de ce livre, qui autrement ne serait qu’une ébauche de mémoires personnels. Gaudet d’Arras devient le Mentor funeste d’Edmond ; il l’entraîne à travers tous les désordres, toutes les corruptions, tous les crimes de la capitale, et cela sans intérêt, sans haine, et même avec une sorte d’amitié compatissante pour un jeune homme dont la société lui plaît. D’après sa philosophie longuement développée, il faut, pour être heureux, tout connaître, user de tout, et satisfaire ses passions sans trouble et sans enthousiasme, puis se tarir le cœur progressivement, pour arriver à cette insensibilité contemplative du sage, qui devient sa vraie couronne et le prépare aux douceurs futures de la mort, son unique récompense. En suivant ce système, Edmond, après avoir mené vie joyeuse, déshonoré sa bienfaitrice, essayé jusqu’aux plus honteux raffinemens du vice, finit par épouser une vieille de soixante ans, pour avoir sa fortune ; elle meurt au bout de trois mois, et l’on accuse Gaudet d’Arras de l’avoir empoisonnée. Cette action ultra-philosophique lui réservait l’échafaud, mais Gaudet se tue. Edmond est condamné aux galères. Après de longues années de douleurs et de remords, il parvient à s’échapper et retourne dans son village ; il est si changé, si souffrant, que personne ne le reconnaît. Ses parens sont morts de douleur : il s’en va errer dans le cimetière, cherchant leurs tombes ; il y rencontre son frère Pierrot, qui n’a point quitté le village, et qui a mené doucement son utile existence en cultivant son champ ; il y a là une scène fort touchante et une belle opposition. L’auteur est un peu retombé dans le roman banal en faisant retrouver ensuite à Edmond sa bienfaitrice, Mme Parangon, qui lui pardonne, le console, et consent même à l’épouser ; mais, le jour même du mariage, il est renversé par une voiture qui lui passe sur le corps.

On voit que l’auteur ne s’est pas ménagé en se peignant sous le personnage d’Edmont. Il est certain qu’il a lui-même exagéré les traits du personnage pour le rendre plus saisissant, et qu’il ne se jugeait pas digne de la punition qu’il suppose. Toutefois on reconnaît bien dans Edmont le fond même du caractère qui se trahit dans M. Nicolas, c’est-à-dire une sorte de faiblesse présomptueuse qui infirme singulièrement les prétentions philosophiques du disciple de Gaudet d’Arras. Jamais Edmond ne peut rencontrer la force morale nécessaire pour résister au malheur ou à l’abjection ; contraint à chaque instant d’avouer sa faiblesse, il ne s’adresse qu’à la pitié ou à ce sentiment qui lui fait mille fois répéter : « J’ai voulu peindre les événemens d’une vie naturelle et la laisser à la postérité comme une anatomie morale » ; il se fait un mérite de sa hardiesse « à tout nommer, à compromettre les autres, à les immoler avec lui, comme lui, à l’utilité publique. » Jean-Jacques Rousseau, selon lui, a dit la vérité, mais il a trop écrit en auteur. Il ne le loue que d’avoir tiré de l’oubli et fait vivre éternellement Mme de Warens ; il fait remarquer, à ce propos, le rapport qui existe entre elle et Mme Parangon, s’applaudissant d’avoir célébré cette dernière et rapporté, sous des noms supposés, ses aventures avec elle dans le Paysan perverti, publié en 1775, avant les Confessions de Rousseau. « Ne vous indignez pas contre moi, ajoute-t-il, de ce que je suis homme et faible ; c’est par là qu’il faut me louer, car, si je n’avais eu que des vertus à vous exposer, où serait l’effort sur moi-même ? Mais j’ai eu le courage de me dévêtir devant vous, d’exposer toutes mes faiblesses, toutes mes imperfections, mes turpitudes, pour vous faire comparer vos semblables à vous-mêmes… On croit, ajoute-t-il, s’instruire par les fables : eh bien ! moi, je suis un grand fabuliste qui instruit les autres à ses dépens ; je suis un animal multiple, quelquefois rusé comme le renard, quelquefois bouché, lent et stupide comme le baudet, souvent fier et courageux comme le lion, parfois fugace et avide comme le loup… » L’aigle, le bouc ou le lièvre lui fournissent encore des assimilations plus ou moins modestes ; mais quelle est donc cette singulière philosophie qui, sous prétexte de vivre selon la nature, abaisse l’homme au niveau de la brute, ou plutôt ne l’élève qu’à la qualité d’animal multiple ?

Nous arrivons aux Contemporaines, un des ouvrages les plus connus de Restif. Beaucoup de ses premiers romans ont été reproduits dans cette immense collection, qui comprend quarante-deux volumes de 1781 à 1785. Les Contemporaines, illustrées de cinq cents gravures fort soignées pour la plupart, resteront comme une reproduction curieuse, mais exagérée, des costumes et des mœurs de la fin du XVIIIe siècle. Elles eurent beaucoup de succès, surtout en province et à l’étranger. Ce fut cette compilation énorme, payée à 48 livres la feuille, qui permit à l’auteur de faire graver les cent vingt figures du Paysan-paysanne pervertis. Comme Dorat, il se ruinait à faire illustrer ses œuvres. Le succès de cette collection fit qu’il y ajouta un grand nombre de suites, telles que les Françaises, les Parisiennes, les Provinciales, et jusqu’à une dernière série aux descriptions scabreuses intitulée le Palais-Royal.

A cette époque, Agnès Lebègue ne vivait plus avec lui. Retirée à la campagne, elle s’était consacrée à l’éducation de quelques jeunes personnes. Restif charma son isolement par des relations assez suivies avec la fille d’un boulanger, Virginie, qui lui coûta quelque argent et lui causa d’assez grands chagrins en dépensant avec des étudians les produits de la vente de ses chefs-d’œuvre. De plus, elle le traitait d’avare et finit par l’abandonner pour un caissier de banque. La seule vengeance de l’auteur fut d’écrire le Quadragénaire, afin de regagner du moins avec sa triste aventure l’argent qu’elle lui avait coûté. Ce titre indique l’âge où commençait la décadence du séducteur, mieux prononcée encore cinq ans plus tard, lorsqu’il eut le malheur de connaître Sara. La tristesse qu’il éprouva lui donna l’idée de commencer le Hibou ou Spectateur nocturne, se désignant lui-même sous cet aspect d’oiseau de nuit que lui donnaient de loin cet œil noir et ce nez aquilin qui, gracieux jadis, tournait déjà à la caricature. Ce livre est l’origine des Nuits de Paris.

Lorsque Restif composa le nouvel Abailard, il était épris d’une jolie charcutière appelée Mlle Londo, car il lui fallait toujours un modèle pour chacun de ses ouvrages. On trouve dans ce livre le germe de sa Physique. La charcutière, ignorante par état, était curieuse d’astronomie non moins que la belle marquise à laquelle Fontenelle adressait ses savans entretiens. De là tout un système cosmogonique à la portée… des jolies charcutières ! A force de creuser ces idées transmondaines, Restif se vit conduit à écrire l’Homme volant, plaidoyer fort ingénieux en faveur de l’aérostation. La machine qui transporte Victorin dans les airs est décrite avec une scrupuleuse minutie. Il s’est inspiré là probablement du Voyage de Cyrano, qui prévoyait aussi long-temps à l’avance la découverte de Montgolfier.

Enfin parut l’ouvrage intitulé la Vie de mon père, qui, sans obtenir le succès matériel du Paysan perverti, fit grand honneur à Restif de la Bretone auprès du public sérieux. Il décrit là avec simplicité et avec charme l’existence paisible et les vertus modestes d’un honnête homme dont il avoue qu’il aurait dû suivre l’exemple. Deux portraits de son père Edme Restif et de sa mère Barbe Bertrô illustrent cet ouvrage où l’auteur manifeste pour la vertu et la pureté des mœurs les regrets que l’ange déchu put concevoir du paradis.

Un livre amer, douloureux, plein de rage et de désespoir succéda à cette idylle domestique. La Malédiction paternelle, livre où se révèle peut-être le triste souvenir de quelque drame de famille, contient l’histoire de Zéfire, premier échelon de la décadence morale de l’écrivain. La Découverte australe et l’Andrographe, ouvrages philosophiques où l’utopie tient une grande place, se rattachent à cette dernière période de la vie littéraire de Restif, pendant laquelle il lui arriva d’écrire quatre-vingt-cinq volumes en six ans. Restif eut le malheur à cette époque de perdre un ami précieux qui l’avait souvent aidé de sa bourse, et qui, comme censeur, le protégeait dans la publication de ses ouvrages. Cet homme, qui s’appelait Mairobert, s’ennuyait de la vie. Résolu à mourir, il eut la bonne idée de parapher d’avance plusieurs des derniers ouvrages de Restif. Ce dernier vint les retirer et lui conta ses chagrins de ménage et de fortune. En même temps, il enviait le sort de Mairobert, jeune, riche et en grand crédit. « Que de gens, lui répondit ce dernier, que l’on croit heureux et qui sont au désespoir ! » Le surlendemain, Restif apprit que son protecteur s’était coupé les veines dans un bain et s’était achevé d’un coup de pistolet. « Me voilà seul ! s’écrie Restif dans le Drame de la Vie, après avoir rapporté cette fin douloureuse. O Dieu ! comme le sort me poursuit ! Cet homme allait me donner une existence… Retombons dans le néant ! »

Cependant un autre ami riche, nommé Bultel-Dumont, remplaça pour lui Mairobert. Restif fut introduit par ce dernier patron dans une sorte de société intermédiaire où se rencontraient la haute bourgeoisie, la robe, la littérature et quelque peu de la noblesse. Robé, Rivarol, Goldoni, Caraccioli, — des acteurs, des artistes, — le duc de Gèvres, Préval, Pelletier de Mortefontaine, tel était le côté brillant de cette société, avide de lectures, de philosophie, de paradoxes, de bons mots et d’anecdotes piquantes. Les salons de Dumont, de Préval et de Pelletier s’ouvraient tour à tour à ce public d’intimes. Une des personnes qui produisirent le plus d’impression sur Restif, encore un peu nouveau dans le monde, fut Mme Montalembert, qui l’accueillit avec sympathie. — Que n’ai-je trente ans de moins ! s’écria-t-il, et il s’inspira du type de cette aimable femme pour en faire la marquise des Nuits de Paris, sorte de providence occulte qu’il chargeait du sort des malheureux et des souffrans rencontrés dans ses expéditions nocturnes.

Vers la même époque, Restif fit la connaissance de Beaumarchais, qui, appréciant son double talent d’écrivain et d’imprimeur, voulut le mettre à la tête de l’imprimerie de Kehl, où se faisait la grande édition de Voltaire ; il refusa et s’en repentit plus tard.

Une autre maison s’ouvrit encore pour l’écrivain que signalait alors une célébrité croissante, ce fut celle de Grimod de la Reynière fils, jeune homme spirituel, à l’ame ardente, à la tête un peu faible, qui donnait alors des réunions littéraires de gens choisis tels que Chénier, les Trudaine, Mercier, Fontanes, le comte de Narbonne, le chevalier de Castellane, puis Larive, Saint-Prix, etc. La bizarrerie de l’amphitryon éclatait toujours dans l’ordonnance de ses fêtes. Tout Paris s’occupa de deux grandes fêtes philosophiques que donna La Reynière, dans lesquelles il avait établi des cérémonies selon le goût antique. L’élément moderne était représenté par une abondance extraordinaire de café. Pour être admis, il fallait s’engager à boire vingt-deux demi-tasses au déjeuner. L’après-midi était occupé par des séances d’électricité. On dînait ensuite à une vaste table ronde dans une salle éclairée par trois cent soixante-six lampions. Un héraut, vêtu d’un costume de Bayard, précédait, la lance à la main, les quatorze services, conduits par La Reynière lui-même, en habit noir. Un cortège de cuisiniers et de pages accompagnait les mets servis dans d’énormes plats d’argent, et de jolies servantes en costumes romains, placées près des convives, leur présentaient de longues chevelures pour y essuyer leurs doigts.

 

IV — RESTIF COMMUNISTE. —SA VIE PENDANT LA RÉVOLUTION.

On sait maintenant sur la vie étrange de Restif tout ce qu’il faut pour le classer assurément parmi ces écrivains que les Anglais appellent excentriques. Aux détails caractéristiques indiqués çà et là dans notre récit, il est bon d’ajouter quelques traits particuliers. Restif était d’une petite taille, mais robuste et quelque peu replet. Dans ses dernières années, on parlait de lui comme d’une sorte de bourru, vêtu négligemment et d’un abord difficile. Le chevalier de Cubières sortait un jour de la Comédie-Française ; en chemin, il s’arrêta chez la veuve Duchesne pour acheter la pièce à la mode. Un homme se tenait debout au milieu de la boutique avec un grand chapeau rabattu qui lui couvrait la moitié de la figure. Un manteau de très gros drap noirâtre lui descendait jusqu’à mi-jambe ; il était sanglé au milieu du corps, avec quelque prétention sans doute à diminuer son embonpoint. Le chevalier l’examinait curieusement. Cet homme tira de sa poche une petite bougie, l’alluma au comptoir, la mit dans une lanterne, et sortit sans regarder ni saluer personne. Il demeurait alors dans la maison. « Quel est cet original ? demanda Cubières. — Eh quoi ! vous ne le connaissez pas ? lui répondit-on ; c’est Restif de la Bretone. » Pénétré d’étonnement à ce nom célèbre, le chevalier revint le lendemain, curieux d’engager des relations amicales avec un écrivain qu’il aimait à lire. Ce dernier ne répondit rien aux complimens que lui fit l’écrivain musqué si chéri dans les salons du temps. Cubières se borna à rire de cette impolitesse. Ayant eu plus tard occasion de rencontrer Restif chez des amis communs, il vit en lui un tout autre homme plein de verve et de cordialité. Il lui rappela leur première entrevue. — Que voulez-vous, dit Restif, je suis l’homme des impressions du moment ; j’écrivais alors le Hibou nocturne, et, voulant être un hibou véritable, j’avais fait vœu de ne parler à personne.

Il y avait bien aussi quelque affectation dans ce rôle de bourru, renouvelé de Jean-Jacques. Cela excitait la curiosité des gens du monde, et les femmes du plus haut rang se piquaient d’apprivoiser l’ours. Alors, il redevenait aimable ; mais ses galanteries à brûle-pourpoint, son audace renouvelée de l’époque où il jouait le rôle d’un Faublas de bas étage, effrayaient parfois les imprudentes forcées d’écouter tout à coup quelque boutade cynique.

Un jour, il reçut une invitation à déjeuner chez M. Senac de Meillan, intendant de Valenciennes, avec quelques bourgeois provinciaux qui désiraient voir l’auteur du Paysan perverti. Il y avait là en outre des académiciens d’Amiens et le rédacteur de la Feuille de Picardie. Restif se trouva placé entre Mme Denys, marchande de mousseline rayée, et une autre dame modestement vêtue qu’il prit pour une femme de chambre de grande maison. En face de lui était un jeune provincial plaisant qu’on appelait Nicodème, puis un sourd qui amusait la société en parlant çà et là de choses qui n’avaient aucun rapport avec la conversation. Un petit homme propret, affublé d’un habit en camelot blanc, faisait l’important et traitait de fariboles les idées politiques et philosophiques qu’émettait le romancier. Une Mme Laval, marchande de dentelles de Malines, le défendait au contraire et lui trouvait du fonds. On était alors en 1789, de sorte qu’il fut question pendant le repas de la nouvelle constitution du clergé, de l’extinction des privilèges nobiliaires et des réformes législatives. Restif, se voyant au milieu de bonnes gens bien ronds, et qui l’écoutaient en général avec faveur, développa une foule de systèmes excentriques. Le sourd les hachait de coq-à-l’âne d’une manière fort incommode ; l’homme en camelot blanc les perçait d’un trait vif ou d’une apostrophe pleine de gravité. On finit, selon l’usage d’alors, par des lectures. Mercier lut un fragment de politique, Legrand d’Aussy, une dissertation sur les montagnes d’Auvergne. Restif développa son système de physique, qu’il proclamait plus raisonnable que celui de Buffon, plus vraisemblable que celui de Newton. On se jeta à son cou, on proclama le tout sublime. Le surlendemain, l’abbé Fontenai, qui s’était trouvé aussi au déjeuner, lui apprit qu’il avait été victime d’un projet de mystification dont le résultat, du reste, avait tourné à son honneur. La marchande de mousseline était la duchesse de Luynes, la marchande de dentelle était la comtesse de Laval, la femme de chambre était la duchesse de Mailly ; le Nicodème, Matthieu de Montmorency ; le sourd, l’évêque d’Autun ; l’homme en camelot, l’abbé Sieyès, qui, pour réparer la sévérité de ses observations, envoya à Restif la collection de ses écrits. On avait voulu voir le Jean-Jacques des halles dans toute sa fougue et dans toute sa désinvolture cynique. On ne trouva en lui qu’un conteur amusant, un utopiste quelque peu téméraire, un convive assez peu fait aux usages du monde pour s’écrier que c’était la première fois qu’il mangeait des huîtres, mais prévenant avec les dames et s’occupant d’elles presque exclusivement. Si en effet quelque chose peut atténuer les torts nombreux de l’écrivain, son incroyable personnalité et l’inconséquence continuelle de sa conduite, c’est qu’il a toujours aimé les femmes pour elles-mêmes avec dévouement, avec enthousiasme, avec folie. Ses livres seraient illisibles autrement.

Mais bientôt nous voici en pleine révolution. Le philosophe qui prétendait effacer Newton, le socialiste dont la hardiesse étonnait l’esprit compassé de Sieyès, n’était pas un républicain. Il lui arrivait, comme aux principaux créateurs d’utopies, depuis Fénelon et Saint-Pierre jusqu’à Saint-Simon et Fourier, d’être entièrement indifférent à la forme politique de l’état. Le communisme même, qui formait le fond de sa doctrine, lui paraissait possible sous l’autorité d’un monarque, de même que toutes les réformes du Pornographe et du Gynographe lui semblaient praticables sous l’autorité paternelle d’un bon lieutenant de police. Pour lui comme pour les musulmans, le prince personnifiait l’état propriétaire universel. En tonnant contre l’infâme propriété (c’est le nom qu’il lui donne mille fois), il admettait la possession personnelle, transmissible à certaines conditions, et jusqu’à la noblesse, récompense des belles actions, mais qui devait s’éteindre dans les enfans, s’ils n’en renouvelaient la source par des traits de courage ou de vertu.

Dans le second volume des Contemporaines, Restif donne le plan d’une association d’ouvriers et de commerçans qui réduit à rien le capital : — c’est la banque d’échange dans toute sa pureté. — Voici un exemple. Vingt commerçans, ouvriers eux-mêmes, habitent une rue du quartier Saint-Martin. Chacun d’eux est le représentant d’une industrie utile. L’argent manque par suite des inquiétudes politiques, et cette rue, autrefois si prospère, est attristée de l’oisiveté forcée de ses habitans. Un bijoutier-orfèvre qui a voyagé en Allemagne, qui y a vu les hernutes, conçoit l’idée d’une association analogue des habitans de la rue ; — on s’engagera à ne se servir d’aucune monnaie et à tout acheter ou vendre par échange, de sorte que le boulanger prenne sa viande chez le boucher, s’habille chez le tailleur, et se chausse chez le cordonnier ; tous les associés doivent agir de même. Chacun peut acquérir ou dépenser plus ou moins, mais les successions retournent à la masse, et les enfans naissent avec une part égale dans les biens de la société ; ils sont élevés à frais communs, dans la profession de leur père, mais avec la faculté d’en choisir une autre en cas d’aptitude différente ; ils recevront du reste une éducation semblable. Les associés se regarderont comme égaux, quoique quelques-uns puissent être de professions libérales, parce que l’éducation les mettra au même niveau. Les mariages auront lieu de préférence entre des personnes de l’association à moins de cas extraordinaires. Les procès seront soutenus pour le compte de tous ; les acquisitions profiteront à la masse, et l’argent qui reviendra à la société par suite de ventes faites en dehors d’elle sera consacré à acheter les matières premières en raison de ce qui sera nécessaire pour chaque état. — Tel est ce plan, que l’auteur n’avait pas du reste l’idée d’appliquer à la société entière, car il donne à choisir entre différentes formes d’association, laissant à l’expérience les conditions de succès de la plus utile, qui absorberait naturellement les autres. Quant à la vieille société, elle ne serait point dépouillée, seulement elle subirait forcément les chances d’une lutte qu’il lui serait impossible de soutenir long-temps.

Cependant l’écrivain vieillissait, toujours morose de plus en plus, accablé par les pertes d’argent, par les chagrins de son intérieur. Sa seule communication avec le monde était d’aller le soir au café Manoury, où il soutenait parfois à voix haute des discussions politiques et philosophiques. Quelques vieux habitués de ce café, situé sur le quai de l’École, ont encore présens à la mémoire sa vieille houppelande bleue et le manteau crotté dont il s’enveloppait en toute saison. Le plus souvent il s’asseyait dans un coin, et jouait aux échecs jusqu’à onze heures du soir. A ce moment, que la partie fût achevée ou non, il se levait silencieusement et sortait. Où allait-il ? Les Nuits de Paris nous l’apprennent : il allait errer, quelque temps qu’il fît, le long des quais, surtout autour de la Cité et de l’Ile Saint-Louis ; il s’enfonçait dans les rues fangeuses des quartiers populeux, et ne rentrait qu’après avoir fait une bonne récolte d’observations sur les désordres et les scènes sanglantes dont il avait été le témoin. Souvent il intervenait dans ces drames obscurs, et devenait le don Quichotte de l’innocence persécutée ou de la faiblesse vaincue. Quelquefois il agissait par persuasion ; parfois aussi son autorité était due au soupçon qu’on avait qu’il était chargé d’une mission de police.

Il osait davantage encore en s’informant auprès des portiers ou des valets de ce qui se passait dans chaque maison, en s’introduisant sous tel ou tel déguisement dans l’intérieur des familles, en pénétrant le secret des alcôves, en surprenant les infidélités de la femme, les secrets naissans de la fille, qu’il divulguait dans ses écrits sous des fictions transparentes. De là des procès et des divorces. Un jour, il faillit être assassiné par un certain E… dont il avait fait figurer la femme dans ses Contemporaines. C’était habituellement le matin qu’il rédigeait ses observations de la veille. Il ne faisait pas moins d’une nouvelle avant le déjeuner. Dans les derniers temps de sa vie, en hiver, il travaillait dans son lit faute de bois, sa culotte par-dessus son bonnet, de peur des courans d’air. Il avait aussi des singularités qui variaient à chacun de ses ouvrages, et qui ne ressemblaient guère aux singularités en manchette d’Haydn et de M. de Buffon. Tantôt il se condamnait au silence comme à l’époque de sa rencontre avec Cubières, tantôt il laissait croître sa barbe, et disait à quelqu’un qui le plaisantait : « Elle ne tombera que lorsque j’aurai achevé mon prochain roman. — Et s’il a plusieurs volumes ? — Il en aura quinze. — Vous ne vous raserez donc que dans quinze ans ? — Rassurez-vous, jeune homme, j’écris un demi-volume par jour. »

Quelle fortune immense il eût faite de notre temps en luttant de vitesse avec nos plus intrépides coureurs de feuilleton, et de fougue triviale avec les plus hardis explorateurs des misères de bas étage ! Son écriture se ressent du désordre de son imagination ; elle est irrégulière, vagabonde, illisible ; les idées se présentent en foule, pressent la plume, et l’empêchent de former les caractères. C’est ce qui le rendait ennemi des doubles lettres et des longues syllabes, qu’il remplaçait par des abréviations. Le plus souvent, comme on sait, il se bornait à composer à la casse sans manuscrit. Il avait fini par acquérir une petite imprimerie où il casait lui-même ses ouvrages, aidé seulement d’un apprenti.

La révolution ne pouvait lui être chère d’aucune manière, car elle mettait en lumière des hommes politiques fort peu sensibles à ses plans philanthropiques, plus préoccupés de formules grecques et romaines que de réformes fondamentales. Babeuf aurait pu seul réaliser son rêve ; mais, découragé de ses propres plans à cette époque, Restif ne marqua aucune sympathie pour le parti du tribun communiste. Les assignats avaient englouti toutes ses économies, qui ne se montaient pas à moins de 74,000 fr., et la nation n’avait guère songé à remplacer, pour ses ouvrages, les souscriptions de la cour et des grands seigneurs dont il avait usé abondamment. Toutefois Mercier, qui n’avait pas cessé d’être son ami, fit obtenir à Restif une récompense de 2,000 fr. pour un ouvrage utile aux mœurs, et le proposa même pour candidat à l’Institut national. Le président répondit dédaigneusement : « Restif de la Bretone a du génie, mais il n’a point de goût. — Eh ! messieurs, répliqua Mercier, quel est celui de nous qui a du génie ! »

On rencontre dans les derniers livres de Restif plusieurs récits des événemens de la révolution. Il en rapporte quelques scènes dialoguées dans le cinquième volume du Drame de la Vie. Il est à regretter que ce procédé n’ait pas été suivi plus complètement. Rien n’est saisissant comme cette réalité prise sur le fait. Voici, par exemple, une scène qui se passe le 12 juillet devant le café Manoury :

« UN HOMME, DES FEMMES. — Lambesc ! Lambesc !... on tue aux Tuileries !

UNE MARCHANDE DE BILLETS DE LOTERIE. — Où courez-vous donc ?

UN FUYARD. — Nous remmenons nos femmes.

LA MARCHANDE. — Laissez-les s’enfuir seules, et faites volte-face.

SON FUTUR. — Allons ! allons, rentrez. »

Il n’y a rien de plus que ces cinq lignes ; on sent la vérité brutale : les dragons de Lambesc qui chargent au loin, les portes qui se ferment, une de ces scènes d’émeute si communes à Paris.

Plus loin Restif met en scène Collot-d’Herbois, et le félicite de son Paysan magistrat ; mais Collot n’est préoccupé que de politique. « Je me suis fait jacobin, dit-il ; pourquoi ne l’êtes-vous pas ? — A cause de trois infirmités très gênantes… — C’est une raison. Je vais me livrer tout entier à la chose publique, et je ne perdrai ni mon temps ni mes peines. D’abord je veux m’attacher à Robespierre ; c’est un grand homme. — Oui, invariable. » Collot continue : « J’ai l’usage de la parole, j’ai le geste, la grace dans la représentation… J’ai une motion à faire trembler les rois. Je viens de faire l’Almanach du père Gérard, — excellent titre. Je tâcherai d’avoir le prix pour l’instruction des campagnes ; mon nom se répandra dans les départemens ; quelqu’un d’eux me nommera… »

La silhouette de Collot-d’Herbois n’est-elle pas là tout entière ? Mais l’auteur ne s’en est pas toujours tenu à ces portraits rapides, et, à côté de ces esquisses fugitives, on trouve des pages qui s’élèvent presque à l’intérêt de l’histoire, comme celles qu’il consacre à Mirabeau, et que cette grande figure semble avoir illuminées de son immense reflet.

 

V — UNE VISITE À MIRABEAU.

Le dialogue de Restif et de Mirabeau est un des plus curieux chapitres des Mémoires de Nicolas. L’auteur, qui avait la rage des pseudonymes, se déguise ici sous le nom de Pierre qu’il a employé déjà dans d’autres ouvrages. « En approchant de Mirabeau, dit-il, je vis un homme qui était dans un resserrement de cœur et qui avait besoin de s’épancher. » Restif lui manifesta des doutes sur la pureté de cette révolution qui avait commencé par des meurtres :

 

« Réfléchi par caractère, ajouta-t-il, et courageux par réflexion, les têtes m’effrayèrent ; lorsque je rencontrai le corps de Bertier traîné par vingt-quatre polissons, je frémis. — je me tâtai pour sentir si ce n’était pas moi… Cependant, à la vue de la Bastille prise et démolie, je sentis un mouvement de joie… je l’avais redoutée, cette terrible Bastille !

« Mirabeau en ce moment me serra la main avec transport : « Regarde-moi, dit-il ; toute l’énergie des Français réunis n’égale pas celle qui était dans cette tête ; mais, hélas ! elle diminue !... C’est moi qui ai fait prendre la Bastille, tuer Delaunay, Flesselle… C’est moi qui ai voulu que le roi vînt à Paris le 17 juillet : ce fut moi qui le fis garder, recevoir, applaudir ; c’est moi qui, voyant les esprits se rasseoir, fis arrêter Bertier à Compiègne par un des miens, qui le fis demander à Paris, qui, la veille de son arrivée, cherchai un vieux bouc émissaire dans Foulon, son beau-père, que je fis dévouer aux mânes du despotisme ministériel : ce fut moi qui fis porter sa tête enfourchée au-devant de son gendre, non pas pour augmenter l’horreur des derniers momens de cet infortuné, mais pour mettre de l’énergie dans l’ame molle et vaudevillière des Parisiens par cette atrocité… Tu sais que je réussis, que je fis fuir d’Artois, Condé, tous les plats courtisans et les impudentes courtisanes, c’est moi qui ai tout fait, et, si la révolution réussit jusqu’à un certain point, j’aurai un jour un temple et des autels. N’oublie pas ce que je te dis là… Continue tes questions ; j’y répondrai, quand il le faudra.

« — Et Versailles, les 5 et 6 octobre ?

« — Versailles ! s’écria Mirabeau. (Il se tut d’abord et marcha vite…) Versailles ! c’est mon chef-d’œuvre… Mais, va, va !

« — Je t’écoute, et je te jure un inviolable silence !

« — Je ne sais ce que tu veux dire par ton silence inviolable, car tu as des termes à toi : on ne viole pas le silence, mais la grammaire !... Apprends que c’est moi qui ai fait venir ici et l’assemblée nationale, et le roi, et la cour. D’Orléans n’a seulement pas été consulté, quoiqu’il payât… Juge combien étaient ridicules les informations de ce vil Châtelet, que j’avais fait nommer juge des crimes de lèse-nation, et qui, s’il n’avait pas été composé de têtes à perruques, aurait pu devenir quelque chose !... Mais l’horrible et nécessaire spectacle de Foulon, de Bertier (c’est ceci qui a creusé l’effroi ; la Bastille, Delaunay, Flesselle, n’avaient effrayé que la cour), avait bouleversé toute l’infâme oligarchie des prêtres, des robins, des sous-robins, et même de l’officiaille, à la tête de laquelle mon frère voulait se mettre : malheureusement pour lui, quans nos parens le firent, mon père était auteur et ma mère ivre, de sorte qu’il n’a que la soif pour toute énergie… Je sentais depuis long-temps que, tant que nous serions à Versailles, nous ne ferions rien qui vaille, environnés que nous étions de gardes-du-corps et de gardes-suisses, qu’un souris, une caresse pouvait mettre dans le parti de la cour ; j’arrangeai mâlement tout cela. Je n’en voulais aux jours de personne ; je voulais, après avoir soûlé le peuple d’anarchie, comme pendant les cinq jours d’interrègne des anciens Perses, rétablir le roi, et me faire… maire du palais… Mais, ayant pris toute la canaille, jusqu’aux dévergondées de la rue Jean-Saint-Denis, il arriva quelque désordre que je sus arrêter par mes émissaires. Quelques-une de ces malheureuses menacèrent la reine ; je l’appris, et je les fis fusiller adroitement. L’effervescence était telle, que tout Paris fut ébranlé, tout, honnêtes, déshonnêtes, malhonnêtes, catins, femmes mariées, jeunes filles, gens de courage et lâches ; on vit, dans la bagarre jusqu’au petit Rochelois Nougaret, qui talonnait le chasseur Josse, récemment libraire… J’en ai ri de bon cœur ; je me croyais au spectacle de la Grand’-Pinte, et qu’on y donnait la tragédie du Peccata ; passe-moi cette idée bouffonne, la dernière peut-être que j’aurai ; elle me fut suggérée en voyant dans la troupe une foule de bas auteurs, Camille Desmoulins à côté de Durosoi, Royou en garçon tailleur, Geoffroi en cordonnier, l’abbé Poncelin en ramoneur, Mallet-du-Pan en écrivain des Charniers, Dussieux et Sautereau en charcutiers, l’abbé Noël et Rivarol en perruquiers… [»]

 

Ici l’énumération devient satirique et attaque la plupart des auteurs du temps ; on cite même une certaine auteuse, à cheval sur un canon, qui criait : « Ma rose au premier héros ! — En avez-vous un million ? » lui répondit un enthousiaste. Mirabeau se compare lui-même au frère Jean des Enthomures, et, après le récit bouffon de cette expédition terrible, se plaint de ses ennemis, qui ont gagné par de l’or une petite juive, sa maîtresse, appelée Esther Nomit… « Mais je le sais, ajoute-t-il, et je trompe Dalila et les Philistins. »

Puis la conversation se porte sur l’abolition de la noblesse, sur la nouvelle constitution du clergé, avec des interruptions et des a parte bizarres, qui rappellent le dialogue du Neveu de Rameau. Mirabeau se livre à de longues tirades, qu’il interrompt de temps en temps pour reprendre haleine, en disant à son interlocuteur : « Allons, parle, continue… car, je le sais, tu aimes à pérorer… » Puis, à la première objection, il lui crie : « O buse !... pauvre homme ! je t’ai vu plus de verve autrefois. » Puis il entame une dissertation sur les biens du clergé, et se plaint du peu de talent que Maury a déployé à la tribune dans cette question. « Voilà ce que j’aurais dit à sa place, » s’écrie-t-il, et, se promenant dans sa chambre comme un lion dans une cage, il prononce tout le discours qu’aurait dû tenir l’abbé Maury. De temps en temps il s’interrompt, s’étonnant de ne pas entendre les applaudissemens de l’assemblée, tant il est à son rôle. Il s’applaudit des mains, il pleure aux argumens qu’il arrache à l’éloquence supposée de son adversaire ; puis, quand l’émotion qu’il s’est produite à lui-même s’est dissipée, il essuie la sueur de son front, relève sa noire chevelure, et dit : « Et, si Maury avait eu le nerf de parler ainsi, voilà ce que j’aurais répondu… » Nouveau discours qui dure une heure et amène une péroraison qu’il commence par : « Je me résume, messieurs… » Enfin il éclate de rire en s’apercevant qu’il vient d’épuiser ses poumons pour un seul auditeur.

Il revient à la discussion simple, et fait le portrait de Necker :

 

« … Un grand homme, parce qu’il a eu par hasard une grande place… Du reste, plus petit en place que dehors, comme tous les hommes médiocres… Il était calqué pour être premier commis, il aurait pu ne pas se déshonorer dans cette position, où l’on n’est jamais vu qu’à demi-jour. C’est aujourd’hui un piètre sire, incapable d’une résolution solide, et qui revient par pusillanimité à la noblesse, qui le hait et le méprise. Il est étonné de ce qu’il a fait, comme les sots et les petits scélérats… Juge combien de pareils hommes doivent m’inspirer de mépris, à moi qui marcherais seul comme [sic pour contre en 1852] un million ! Eh ! combien dans notre assemblée sont des Mirabeau en apparence, qui eussent été des Necker, s’ils n’avaient pas été soutenus par une assemblée !... Non, mon ami, je n’en vois pas un, pas un, qui eût fait seul ce que j’ai fait seul… Quand j’ai tenu le despotisme ministériel dans mes mains nerveuses, je l’ai serré à la gorge ; je lui ai dit : Combat à mort ! je t’étouffe, ou tu m’étoufferas ! Je l’ai presque étouffé… mais il me garde un croc-en-jambe…

« — En vérité, je crois, lui dis-je alors, mon cher Riquetti, que vous feriez un grand ministre !... Puissiez-vous réussir à mériter dans cette place la seule véritable gloire, celle de contribuer au bonheur des peuples !...

« — Te voilà donc aussi dans la triviale vertu de nos philosophistes ! Le peuple ! le peuple ! Le peuple est fait pour les gens de mérite, qui sont le cerveau du genre humain : ce n’est que par et pour nous qu’il doit être heureux. Moïse a été le cerveau juif, Mahomet le cerveau arabe ; Louis XIV, tout petit qu’il fût, a été le cerveau français pendant quarante ans….. C’est moi qui le suis maintenant. »

 

Ici Restif pose la question de savoir si la liberté est un bien pour les individus.

 

« La liberté, dit Mirabeau, n’est pas un avantage réel pour les enfans, les imbéciles, les fous,… pour certains hommes qui ne sont pas fous, mais dont la judiciaire est fausse, — comme sont tous les scélérats, les timbrés, les méchans par caractère, — les trop passionnés, comme nous l’avons été quelquefois, ajoute-t-il, les joueurs, les débauchés, les ivrognes, en un mot les trois quarts des hommes !... »

«  Le républicisme, ajoute-t-il, comme le conçoivent Robespierre et quelques autres, est l’anarchisme, un gouvernement inétablissable ; mais les chefs qui sont dans l’assemblée nationale sont soutenus par des subalternes, auxquels on ne fait pas assez d’attention : Camille Desmoulins, qui crie, clabaude, a la plus mauvaise tête, parle mal, écrit bien ; un homme plus obscur, Danton, est un fourbe, fripon, égoïste, scélérat dans toute la force du terme, comme certaines gens disent que je le suis ; un autre intrigant, qui se remue, s’agite, a une immense activité, l’ex-capucin Chabot ; un honnête homme, mais trop exalté, c’est Grangeneuve… Oh ! que je plains la nation, si ces fous sont mis en place ! Que je plains la nation, si l’on y met des nullités, comme nous en avons tant dans notre assemblée actuelle ! Une foule de procureurs, d’avocats, des Chapelier, des Sumac, des… des… empestent l’assemblée de l’esprit d’astuce et de chicane… Mon ami, si je cesse d’exister, que ces plumassiers feront de mal !... Si un homme méprisé, comme ce faquin de Robespierre, venait à acquérir quelque prépondérance, vous le verriez devenir grave, couvert, atroce… Moi seul je pourrais l’arrêter… »

 

Peu de jours après cette conversation, Mirabeau mourut. « Je ne pus entrer, dit l’écrivain, pendant sa dernière maladie, parce que je n’étais pas connu de ses alentours, surtout du sieur Cabanis… Ah ! si Préval avait vécu, Mirabeau vivrait encore ! » Préval était un médecin qui avait sauvé Restif de plusieurs maladies dangereuses.

Restif attribue à la mort de Mirabeau la chute suprême de la monarchie. C’est en se voyant privés de ce dernier appui, appui intéressé sans doute, puisque Mirabeau comptait devenir une sorte de maire du palais, que Louis XVI et Marie-Antoinette se décidèrent au voyage de Varennes… « Cet homme était, dit-il ailleurs, le dernier espoir de la patrie, que ses vices mêmes eussent sauvée… tandis que les vertus des sots, tels que Chamillard et d’Ormesson, l’ont perdue. » Et, revenant sur ses propres misères, causées par la dépréciation des assignats qui lui faisait perdre ses 74,000 fr. d’économies, il se rappelle avec amertume que Mirabeau lui avait dit : « Il faudrait déchirer à coups de nerf de bœuf tout marchand d’argent, et faire brûler vif ou piler dans un mortier tout dépréciateur des assignats. »

 

VI — LA VIEILLESSE DU ROMANCIER.

A cette époque, Restif de La Bretone passait une partie de ses journées au Palais-Royal, où s’était établie une sorte de bourse qui devenait le thermomètre de la valeur des assignats. Tous les jours il voyait sa fortune fondre et espérait en vain un retour favorable : — les derniers volumes des Nuits de Paris sont pleins d’imprécations contre les agioteurs qui faisaient monter l’or à des prix fabuleux et anéantissaient les richesses en papier de la république ; — puis il allait passer ses soirées au Caveau, car ses ressources ne lui permettaient plus le café Manoury. Lorsque, par une réaction rare, l’assignat avait haussé dans la journée, il emmenait quelques femmes de moyenne vertu souper à la Grotte flamande, où l’on se permettait encore quelques orgies à bon marché. Ses chagrins affaiblissaient parfois son esprit, toujours enthousiaste, et dans chaque jolie personne au pied fin et à la chaussure élégante, il croyait retrouver une de ses filles, produit des bonnes fortunes si nombreuses de sa jeunesse. Il est probable qu’on abusait souvent de cette monomanie paternelle pour obtenir de lui des cadeaux ou des soupers.

Peu communicatif ou très prudent sur les matières politiques, il ne courut pas de dangers pendant l’époque de la terreur. Les hommes lui importaient peu, et l’ambition des partis lui répugnait. Ce qu’il voyait se passer à cette époque ne répondait nullement à ses rêves. Personne ne songeait au communisme ; parmi les jacobins tout au plus, on voulait le partage des biens, c’est-à-dire une autre forme de la propriété, — la propriété morcelée et populaire. — Quant au panthéisme, qui donc y pensait, sinon un petit nombre d’illuminés ?... On était généralement athée. La fête donnée par Robespierre à l’Être suprême lui parut une tendance bien faible vers une rénovation philosophique ; toutefois il eut quelque regret à voir Robespierre renversé par des gens qui ne le valaient pas. A partir de ce moment, son homme fut Bonaparte. Dans les écrits mystiques des derniers jours de sa vie, il le représente comme un esprit médiateur, issu de la planète de Syrius, et qui a mission de sauver la France. Pour comprendre cette supposition étrange, il faut se faire une idée du dernier livre de Restif, intitulé Lettres du Tombeau ou les Posthumes, qui parut sous le nom de Cazotte.

Les deux premiers volumes de cet ouvrage furent inspirés par une idée charmante de la comtesse de Beauharnais et faits en partie par Cazotte, ainsi que Restif le reconnaît dans ses Mémoires. — Un jeune homme nommé Fontlèthe est amoureux de la femme d’un magistrat ; ce personnage est fort âgé, et la femme, victime d’un mariage de convenance, promet à Fontlèthe qu’il sera éventuellement son second époux. Le jeune homme se fatigue d’attendre ; dans un moment de découragement, il renonce à la vie et prend de l’opium. En ce moment, on lui apporte un billet de faire-part qui l’instruit de la mort du magistrat. Désespéré doublement, il court chez son médecin, qui lui donne un contre-poison. Il se croit sauvé : il épouse bientôt celle qu’il aimait ; mais, quelques jours après le mariage, une langueur inconnue le saisit : il consulte la faculté. C’est le poison mal combattu qui cause son mal. On lui annonce, sur ses instances réitérées, qu’il n’a plus guère qu’un an à vivre. La mort l’épouvante moins que la pensée de quitter une femme jeune, honnête, il est vrai, mais qui ne peut manquer de se remarier après lui. Il conçoit alors un projet singulier, c’est de s’éloigner de sa femme et de faire en sorte qu’elle ignore le moment où il mourra. Il demande au ministre une mission pour l’Italie et part pour Florence, sous prétexte de services importans à rendre à l’état. Il prolonge son séjour sous divers motifs, et, dans l’année qui lui reste, écrit une série de lettres qui devront être adressées à sa femme de différens points de la terre et à diverses époques, comme si l’état l’eût envoyé de pays en pays sans qu’il pût refuser ses services. Ces lettres, confiées à des amis sûrs, se succèdent, en effet, pendant plusieurs années, apportant la consolation à cette veuve sans le savoir. Le correspondant posthume n’a eu qu’une pensée, c’est de prouver à sa femme, un peu adonnée aux idées des matérialistes du temps, que l’ame survit au corps et retrouve dans d’autres régions toutes les personnes aimées. Ce cadre est fort beau sans doute ; seulement Restif, qui, en réalité, est une sorte de spiritualiste païen, tire de la doctrine des Indous et des Égyptiens la plupart de ses argumens. Tantôt l’ame repasse dans un autre corps après mille ans, comme chez les anciens ; tantôt elle s’élève dans les astres et y découvre des paradis innombrables, comme dans Swedenborg ; tantôt elle s’éthérise et passe à l’état d’ange ailé, comme dans Dupont de Nemours ; mais, après toutes ces hypothèses, le véritable système se démasque, et on arrive à une cosmogonie complète, qui présente la plupart des suppositions du système de Fourier. Un personnage nommé Multipliandre a trouvé le secret d’isoler son ame de son corps et de visiter les astres sans perdre la possibilité de rentrer à volonté dans sa guenille humaine. Il s’établit, sur un sommet des Alpes, dans une grotte couverte par les neiges, et, s’étant enduit de substances conservatrices et placé dans un coffre bien défendu contre les ours, il arrive à cet état d’extase et d’insensibilité où certains santons indiens se réduisent, dit-on, pendant des mois entiers. Là commence la description des planètes, des soleils et des cométo-planètes, avec une hardiesse d’hypothèses qu’on ne nous a pas épargnée depuis. Il est fort curieux de pénétrer dans cet univers formulé, après tout, d’après quelques bases scientifiques, où nous trouvons la lune sans atmosphère, Mars habité par des poissons à trompe et le soleil par des hommes d’une telle taille que le voyageur ne trouve à causer là qu’avec un ciron qui se promène sur l’habit d’un individu solaire : cet insecte n’a qu’une lieue de haut et son intelligence, quoique fort supérieure, se rapproche de celle des hommes. Il explique que l’être suprême n’est qu’un immense soleil central, cerveau du monde, duquel émanent tous les soleils, chacun d’eux vivant et raisonnant et donnant le jour à des cométo-planètes, c’est-à-dire les secouant dans l’espace à peu près comme l’aster de nos jardins secoue ses graines. Quand les cométo-planètes sont ce qu’on appelle aujourd’hui des nébuleuses, elles nagent dans l’éther comme des poissons dans l’eau, s’accouplent et produisent des astroïdes plus petites. En mourant, elles se fixent et deviennent satellites ou planètes. Dans cet état, elles ne subsistent plus que quelques milliards d’années, et c’est de leur décomposition successive que naissent les végétaux, les animaux et les hommes. Les espèces dégénèrent à mesure que la corruption s’avance ; la planète se pourrit tout-à-fait ou se dessèche, et finit par être la proie d’un soleil qui la consume pour en reproduire les élémens sous des formes nouvelles. Le ciron solaire n’en sait pas davantage, et l’auteur avoue qu’il peut s’être trompé sur bien des points ; mais combien ces données sont déjà supérieures à l’intelligence des hommes ! Multipliandre finit par trouver le secret de créer une race d’hommes ailés et d’en repeupler la terre. Du reste, la plupart des hypothèses de ce livre sont présentées sous la forme caustique de Micromégas et de Gulliver : c’est ce qui en fait supporter la lecture.

Jamais écrivain ne posséda peut-être à un aussi haut degré que Restif les qualités précieuses de l’imagination. Cependant sa vie ne fut qu’un long duel contre l’indifférence. Un cœur chaud, une plume pittoresque, une volonté de fer, tout cela fut insuffisant à former un bon écrivain. — Il a vécu avec la force de plusieurs hommes ; il a écrit avec la patience et la résolution de plusieurs auteurs. Diderot lui-même plus correct, Beaumarchais plus habile, ont-ils chacun la moitié de cette verve emportée et frémissante, qui ne produit pas toujours des chefs-d’œuvre, mais sans laquelle les chefs-d’œuvre n’existent pas ? — Son style, chacun le connaît par l’une ou l’autre de ces œuvres qu’on n’avoue guère avoir lues, mais où l’on a parfois jeté les yeux. Une ligne qui serait digne des classiques apparaît tout à coup au milieu du fumier comme les joyaux d’Ennius. On connaît déjà celle-ci : «  Les mœurs sont un collier de perles ; ôtez le nœud, tout défile. » Veut-il peindre un homme d’un trait, le voici : « Mirabeau servait les patriotes comme Santeuil louait les saints, avec un mauvais cœur. » Quand le mot lui manque, il le crée, heureusement quelquefois. C’est ainsi qu’il parlera d’un sourire cythéréique, de la mignonnesse d’une femme… « Je chimérais, dit-il, en attendant le bonheur. »

Pour trouver dans le passé un pendant à Restif de la Bretone, il faudrait remonter jusqu’à Cyrano de Bergerac pour l’extravagance des hypothèses, jusqu’à Furetière pour ces facéties d’analyse morale et de langage où il se complaît, jusqu’à d’Aubigné pour cette audace d’immoralité gauloise qu’il ne sut point faire supporter, — car, très capable souvent d’afféterie et de recherche prétentieuse, il appliquait d’autres fois le mot propre à des détails qu’il eût mieux valu cacher. — Comme Voltaire, à l’école duquel il s’honorait d’appartenir, il haïssait les critiques, les feuillistes, et les attaquait souvent en termes peu mesurés. Il les appelle soit des malhonnêtes gens, soit des polissons cruels ; Laharpe est pour lui un stupide animal qu’il faudrait traîner dans le ruisseau ; Fréron, un faquin ; Geoffroi, un pédant. De Marsy, éditeur de l’Almanach des Muses, est une simple brute qui a lu le Paysan perverti sans en être touché. — Ceci n’approche pas encore des aménités littéraires du vieillard de Ferney, mais Restif n’avait pas le crédit qu’il fallait pour hausser le ton à ce point. Toutefois, sa susceptibilité vis-à-vis de critiques qui avaient été même bienveillans pour quelques-uns de ses écrits finit par amener à son égard la conspiration du silence. Il demeura le seul à annoncer ses livres, comme depuis long-temps il était le seul à les imprimer, et comme il finit plus tard par être le seul à les vendre. Les libraires l’aimaient peu, parce qu’une fois introduit dans leurs maisons, il racontait l’histoire galante de leurs femmes, s’éprenait de leurs filles, en faisait le portrait minutieux et parlait de leurs aventures. Ce n’était pas toujours un voile suffisant pour la curiosité que l’anagramme des noms qu’il employait volontiers. Mérigot devenait Togirém ; Vente, Etnev ; Costard, Dratsoc, ainsi de suite… si bien qu’il ne faut pas s’étonner de trouver sur ses derniers livres cette simple désignation : « Imprimé à la maison, et se vend chez Marion Restif, rue de la Bûcherie, n° 27. » Ceci explique en partie le peu de succès de ses derniers ouvrages et la résolution qu’il prit de faire paraître le plus remarquable d’entre eux, les Lettres du Tombeau, sous le nom de Cazotte, qui du reste avait coopéré au plan de cette œuvre tout empreinte dilluminisme.

On a dit à tort que Restif était mort dans la misère. La chute des assignats lui avait fait perdre ses économies ; le peu qu’il tirait de ses livres pendant la révolution le réduisait souvent à une gêne rendue plus pénible par ses charges de famille ; mais quelques amis, Mercier, Carnot et Mme de Beauharnais, le relevèrent dans ses momens les plus critiques, et, lorsque l’état devint plus tranquille, on lui procura une place de 4,000 francs, qu’il remplit jusqu’à sa mort, arrivée en 1806.

Cubières-Palmezeaux publia, en 1811, un ouvrage posthume de Restif intitulé : Histoire des Compagnes de Maria. Le premier volume est consacré en entier à une appréciation littéraire qui, dans beaucoup de points, est spirituelle et bien sentie. Cubières cite un trait qui prouvera que Restif, bien que communiste, n’était pas un ennemi de la monarchie. Il avait à la convention nationale un ami qu’il aimait et estimait depuis long-temps. Le jour de la condamnation de Louis XVI, Restif alla, avec un pistolet dans sa poche, attendre son ami sous les portiques, et lui dit : « Avez-vous voté la mort du roi ? — Non, je ne l’ai pas votée. — Tant mieux pour vous, reprit l’écrivain, car je vous aurais brûlé la cervelle. »

L’œuvre complète de Restif de la Bretone s’élève à plus de deux cents volumes. Nous n’avons pas compris dans notre énumération quelques romans-pamphlets tels que la Femme infidèle et Ingénue Saxancourt, dirigés l’un contre sa femme Agnès Lebègue, l’autre contre son gendre Augé. Cette rage de vouloir constamment prendre le public pour arbitre et pour juge de ses dissensions domestiques était devenue, dans les derniers temps de la vie du romancier, une véritable maladie, de celles que les médecins rangent parmi les variétés de l’hypocondrie. On conçoit qu’une injustice aveugle a pu résulter de cette disposition. Du reste, sa femme elle-même le comprit ainsi, car, dans une lettre adressée à Palmezeaux, qui lui demandait des renseignemens sur le caractère de son mari, on ne trouve que des éloges sur sa bienfaisance et sur cette sympathie pour l’humanité en général, qui, ainsi que chez la plupart des réformateurs, ne se répandait pas toujours sur ses amis et sur ses proches.

 

Nous avons donné, avec trop de développement peut-être, le récit d’une existence dont l’intérêt ne réside sans doute que dans l’appréciation des causes morales qui ont amené nos révolutions. Les grands bouleversemens de la nature font monter à la surface du sol des matières inconnues, des résidus obscurs, des combinaisons monstrueuses ou avortées. La raison s’en étonne, la curiosité s’en repaît avidement, l’hypothèse audacieuse y trouve les germes d’un monde. Il serait insensé d’établir sur ce qui n’est que décomposition efflorescente et maladive, ou mélange stérile de substances hétérogènes, une base trompeuse, où les générations croiraient pouvoir poser un pied ferme. L’intelligence serait alors pareille à ces lumières qui voltigent sur les marécages, et semblent éclairer la surface verte d’une immense prairie, qui ne recouvre cependant qu’une bourbe infecte et stagnante. Le génie véritable aime à s’appuyer sur un terrain plus solide, et ne contemple un instant les vagues images de la brume que pour les éclairer de sa lueur et les dissiper peu à peu des vifs rayons de son éclat.

Notre siècle n’a pas encore rencontré l’homme supérieur par l’esprit comme par le cœur, qui, saisissant les vrais rapports des choses, rendrait le calme aux forces en lutte et ramènerait l’harmonie dans les imaginations troublées. Nous sommes toujours en proie aux sophistes vulgaires, qui ne font que développer sous mille formes des idées dont ils n’ont pas même, on le voit, inventé les données premières. Il en est de même de cette école si nombreuse aujourd’hui d’observateurs et d’analystes en sous-ordre qui n’étudient l’esprit humain que par ses côtés infimes ou souffans, et se complaisent aux recherches d’une pathologie suspecte, où les anomalies hideuses de la décomposition et de la maladie sont cultivées avec cet amour et cette admiration qu’un naturaliste consacre aux variétés les plus séduisantes des créations régulières.

L’exemple de la vie privée et de la carrière littéraire de Restif démontrerait au besoin que le génie n’existe pas plus sans le goût que le caractère sans la moralité. Les aveux qu’il fait des regrets et des malheurs constans qui ont suivi ses fautes nous ont paru compenser la légèreté de certains détails. Il y avait là une leçon qu’il fallait donner tout entière, et dont une réserve plus grande aurait peut-être affaibli la portée.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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