19 septembre 1850 — Les Fêtes de Weimar, suite et fin, dans La Presse, signé Gérard de Nerval.

À Weimar, après avoir habilement parlé de Wagner en évitant la représentation de Lohengrin à laquelle il n’a pu assister, Nerval visite la maison de Goethe, où il croise avec émotion « une jeune princesse » en qui « coule le sang des Césars d’Allemagne », puis la « modeste chambre » de Schiller, en compagnie de Liszt qui se met au piano pour jouer Schubert.  

Ce 2e article sera repris dans Lorely. Souvenirs d’Allemagne, « Souvenirs de Thuringe, chapitres VI et VII ».

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LES FÊTES DE WEIMAR.

suite et fin.

 

La salle du théâtre de Weimar est petite et n’est entourée que d’un balcon et d’une grille ; mais les proportions en sont assez heureuses et le cintre est dessiné de manière à offrir un contour gracieux aux regards qui parcourt la rangée de femmes bordant comme une guirlande non interrompue le rouge ourlet de la balustrade. L’absence de loges particulières et la riche décoration de la loge grand-ducale lui donnent tout à fait l’apparence d’un théâtre de cour, et l’effet général est loin d’y perdre. L’œil n’est heurté ni par ce mélange de jolies figures de femmes et de laides figures d’hommes qu’on remarque ailleurs sur le devant des loges et des amphithéâtres, ni par cette succession de petites boîtes ressemblant, tantôt à des tabatières, tantôt à des bonbonnières, qui divisent d’une façon si peu gracieuse les divers groupes de spectateurs.

Mais revenons à Wagner, le poète et le compositeur de la soirée. Les difficultés de tout genre que renfermait son opéra semblaient devoir en réserver l’exécution aux plus grands théâtres seulement. Or, Wagner, mêlé aux événemens de Dresde du mois de mai 1849, connu pour ses opinions démocratiques, réfugié depuis quinze ans en Suisse, n’eût probablement point trouvé, à l’heure qu’il est, et de longtemps encore, un théâtre de quelque grande capitale qui eût consenti à mettre son opéra au répertoire, d’autant plus que cet opéra n’est point écrit en vue d’un succès banal. On doit une véritable reconnaissance à la cour éclairée de Weimar, qui étend sa protection aux œuvres de génie, sans s’informer de ce qui n’est point du domaine de l’art.

Wagner révèle dans ses œuvres littéraires et musicales une âme poétique, une intelligence cultivée, un esprit vif, fin, acéré, qui, comme une flèche, atteint au cœur, soit pour toucher, soit pour blesser. Dans sa jeunesse, il voulait embrasser la carrière d’auteur dramatique, et se sentait porté à ressusciter la tragédie germanique, telle que l’ont créée ses illustres maîtres. L’influence du drame bourgeois, qui envahissait la scène allemande, lui paraissait fatale. Son imagination ardente demandait aux ressources dont dispose le théâtre de mettre en jeu des élémens plus imposans, de parler au cœur et à l’esprit un langage plus pompeux, et de faire concevoir à la foule des personnages et des événemens que le merveilleux de la poésie peut grandir à des proportions plus hautes que la taille des contemporains. Vivement préoccupé de cette pensée, fortement nourri du suc puissant que renferment les tragédies antiques, les vieux poèmes germaniques et les plus hardies conceptions des Goëthe et des Schiller, il cherchait encore un moule à son propre sentiment, et n’avait produit que des ébauches qui ne le satisfaisaient point.

Un soir, il assistait à la représentation d’Egmont, accompagné de la musique de Beethoven. Saisi, transporté, en proie à une émotion inconnue jusque là, il voulut se rendre compte de ce qui l’impressionnait si fortement. Il résolut de rechercher tous les moyens d’éveiller aussi de pareilles impressions dans son auditoire, et, attribuant la vive émotion qu’il avait ressentie à la réunion de deux arts différens concourant à réveiller les mêmes sentimens, à la coopération de deux génies de sphères diverses réunissant leurs prestiges pour provoquer les mêmes sensations, il se persuada que l’art dramatique tel que nous le possédons est un art incomplet, et que pour l’amener à sa plus parfaite expression, il fallait tendre à en faire une sorte de foyer vers lequel tous les autres arts convergeraient.

Suivant la pente des esprits de sa nation, vers la réduction en théorie abstraite de tous les points de vue qu’ils découvrent, il imagina que la scène était destinée à devenir une sorte d’autel de l’art, à l’entour duquel toutes ses branches viendraient se grouper. Nous croyons aisément que cette pensée, développée par Wagner dans les brochures qu’il a publiées depuis peu à Leipzig, exista dans son esprit longtemps avant qu’il se la formulât nettement à lui-même, et nous appuyons cette supposition sur la marche que suivit le développement de son génie. Dans la soirée où il vit la tragédie d’Egmont puiser une double puissance d’émotion dans les accords de Beethoven, le sort l’avait mis sur la voie de sa véritable vocation ; il voulut que l’éloquence de sa poésie fût également secondée par les charmes de la musique, et se mit à l’étudier. Bientôt l’instinct supérieur dont il était doué trouva dans cet art sa naturelle expression, et ce qui ne devait être qu’un accessoire devint l’objet principal de ses drames.

En traversant ces diverses phases, son talent y puisa nécessairement une originalité à laquelle il doit sa renommée ; mais elle ne se fit point jour immédiatement. La musique classique et les secrets de l’instrumentation fixèrent d’abord sa curiosité ardente. Il devint l’admirateur passionné de Gluck, et commença par suivre son exemple, se contentant, ainsi qu’il paraît dans son opéra de Rienzi, de lier intimement la déclamation de l’orchestre et des chanteurs aux situations dramatiques de la scène.

Toutefois, à mesure qu’il devenait plus maître de sa nouvelle conquête, à mesure qu’il trouvait la palette musicale plus obéissante à ses inspirations, il paraît que sa pensée se reporta plus fréquemment vers l’art abandonné, vers la parole et le poésie. Les sujets qu’il choisit alors pour ses livrets semblent traités avec un soin particulier de perfection poétique, et peu subordonnés aux nécessités et aux convenances de la musique.

Après Rienzi, et avant Lohengrin, Wagner avait donné déjà le Tannhausen [sic pour Tannhäuser], qui obtint un grand succès à Dresde et ensuite à Weimar. Le dernier opéra a paru un essai moins heureux de cette idée qu’il poursuit de l’alliance intime de la poésie et de la musique. Cependant, ces tentatives ont une valeur qui a frappé tous les esprits en Allemagne, et dont il serait bon que nos compositeurs se préoccupassent à leur tour.

Quoique les livrets français soient, en général, exécutés avec plus de soin que ceux des opéras étrangers, nous ne pouvons nous dissimuler qu’ils n’appartiennent ni à une composition ni à une poésie élevée. Si une réforme est à introduire en France sur ce point, il sera bon de ne point trop nous laisser devancer par les autres nations.

Le lendemain de la représentation, j’avais besoin de me reposer de cinq heures de musique savante dont l’impression tourbillonnait encore dans ma tête à mon réveil. Je me mis à parcourir la ville à travers les brumes légères d’une belle matinée d’automne.

Mme de Staël disait de Weimar : « Ce n’est pas une ville, c’est une campagne où il y a des maisons. » — Cette appréciation est juste, en raison du nombre de promenades et de jardins qui ornent et séparent les divers quartiers de la résidence. Cependant, je dois avouer que [je] me suis perdu deux fois en parcourant les rues pour regagner mon hôtel. Je ne cherche pas ici à flatter cette jolie ville, mais je dois constater qu’elle est tracée en labyrinthe, par l’amour-propre sans doute de ses fondateurs, qui auront voulu la faire paraître immense aux yeux du voyageur.

Mais le moyen de leur en vouloir quand, à chaque pas, on retrouve les souvenirs des grands hommes qui ont aimé ce séjour, quand, au prix d’une heure perdue, on peut errer dans les sentiers silencieux de ce parc qui envahit une partie de la ville, et où, comme à Londres, on trouve tout à coup la rêverie et le charme, en s’isolant pour un instant du mouvement de la cité ? Une rivière aux eaux vertes s’échappe du milieu des gazons et des ombrages ; l’eau bruït plus loin en un diminutif de Niagara. À l’ombre d’un pont qui rejoint la ville au faubourg, on observe les jeux de la lumière sur les masses de verdure, en contraste avec les reflets lumineux qui courent sur les eaux.

Tout est repos, harmonie, clarté ; — il y a là un banc où Goëthe aimait à s’asseoir, en regardant à sa droite les jolies servantes de la ville, qui venaient puiser de l’eau à une fontaine située devant une grotte... Il pensait là, sans doute, aux nymphes antiques, sans oublier tout à fait la phrase qu’il avait écrite dans sa jeunesse : « La main qui tient le balai pendant la semaine est celle qui, le dimanche, pressera la tienne le plus fidèlement !... » Mais Goëthe, premier ministre alors, ne devait plus que sourire de ce souvenir de Francfort.

J’étais impatient de comparer la petite chambre d’étudiant que j’avais vue deux jours auparavant, au lieu de sa naissance, avec le palais où il termina sa longue et si noble carrière. On me permit d’y pénétrer, mais sans rendre la saveur complète, car son cabinet et sa chambre à coucher sont fermés à tout visiteur. Les descendans de Goëthe, c’est-à-dire ses petits-fils, — dont l’un cependant est poëte et l’autre musicien, — n’ont pas hérité de sa générosité européenne. Ils ont refusé les offres de tous les États d’Allemagne, réunis pour acquérir la maison de Goëthe, afin d’en faire un musée national. Ils espèrent encore que l’Angleterre leur offrira davantage des collections et des souvenirs laissés par leur aïeul.

Toutefois, voyons du moins ce qu’il est permis d’admirer. Sur une place irrégulière dont le centre est occupé par une fontaine, s’ouvre une vaste maison dont l’extérieur n’a rien de remarquable, mais qui, depuis le vestibule, porte à l’intérieur les traces de ce goût d’ordonnance et de splendeur qui brille dans les œuvres du poète.

L’escalier, orné de statues et de bas-reliefs antiques, est grandiose comme celui d’une maison princière ; les marbres, les fresques et les moulures éclatent partout fraîchement restaurés, et forment une entrée imposante au salon et à la galerie qui contiennent les collections.

En y pénétrant on est frappé de la quantité de statues et de bustes qui encombrent les appartemens. Il faut attribuer cette recherche aux préoccupations classiques qui dominaient l’esprit de Goëthe dans ses dernières années. L’œil s’arrête principalement sur une tête colossale de Junon, qui, parmi ces dieux lares, se dessine impérieusement comme la divinité protectrice.

Au moment où j’examinais ces richesses artistiques, une jeune princesse, amenée par la même curiosité pieuse, était venue visiter la demeure du grand écrivain ; — sa robe blanche, son manteau d’hermine, frôlaient çà et là les bas-reliefs et les marbres. Je m’applaudissais du hasard qui amenait là cette apparition auguste et gracieuse, comme une addition inattendue aux souvenirs d’un pareil lieu. Distrait un instant de l’examen des chefs-d’œuvre, je voyais avec intérêt cette fille du passé errer capricieusement parmi les images du passé ! Sous cette peau si fine et si blanche, me disais-je, dans ces veines délicates coule le sang des Césars d’Allemagne ; ces yeux noirs sont vifs et impérieux comme ceux de l’aigle ; seulement, la rêverie mêlée à l’admiration les empreint parfois d’une douceur céleste. Cette figure convenait bien à cet intérieur vide, — comme l’image divine de Psyché représentant la vie sur la pierre d’un tombeau.

La première salle est entourée de hautes armoires à vitrages où sont renfermés des antiques, des bas-reliefs, des vases étrusques et une collection des médaillons de David, parmi lesquels on reconnaît avec plaisir les profils de Cuvier, de Chateaubriand, puis ceux de Victor Hugo, de Dumas, de Béranger, de Sainte-Beuve, sur lesquels les yeux du vieillard ont pu encore se reposer. Dans la galerie qui vient ensuite, les intervalles des fenêtres sont occupés par une riche collection de gravures ancienne, reliées dans d’immenses in-folios.

Entre les massives bibliothèques qui les contiennent, sont placées des montres vitrées consacrées à une collection de médailles de tous les peuples. La galerie est peinte à fresque, dans le style de Pompéï, et les dessus de portes cintrés ont été peints sur toile par un artiste nommé Muller, dont Goëthe aimait le talent. Ce sont des sujets antiques, sobrement traités, avec une grande science du dessin, froids et corrects, — en un mot de la sculpture peinte. On voit encore dans cette salle quelques figures de Canova et un buste de Goëthe lui-même, qui est loin de valoir celui de David, mais qui, dit-on, est plus ressemblant.

On nous a permis encore de voir le jardin, assez grand, mais planté pour l’utilité plus que pour l’agrément, — ce qu’on appelle chez nous un jardin de curé. Un pavillon en charpente, qui s’avance devant la maison avec l’aspect d’un chalet suisse, et des charmilles de vigne vierge, donnent pourtant un certain caractère à tout l’ensemble.

Le pays de Saxe-Weimar est un duché littéraire. On y distribue aux poètes et aux artistes des marquisats, des comtés et des baronnies... Les noms des hommes illustres qui l’ont habité y marquent des places et des stations nombreuses qui deviennent des lieux sacrés. Si jamais le flot des révolutions modernes doit emporter les vieilles monarchies, il respectera sans doute ce coin de terre heureux où le pouvoir souverain s’est abrité depuis longtemps sous la protection du génie. Charles-Auguste, qui avait fait de Goëthe son premier ministre, a voulu qu’on l’ensevelît lui-même dans une tombe placée entre celles de Goëthe et de Schiller. — Il prévoyait des temps d’orage, et, renonçant au monument blazonné des empereurs ses aïeux, il s’est trouvé mieux couché entre ces deux amis, dont la gloire s’ajoute à la sienne et le défend à jamais contre l’oubli.

Les spectateurs étrangers des fêtes passaient comme moi une partie de leur temps à visiter les anciennes demeures des grands hommes qui ont séjourné à Weimar, telles que celles de Lucas Cranach, qui a orné la cathédrale d’un beau tableau ; de Wieland, de Herder et de Schiller. J’ai visité encore Schiller, c’est-à-dire la modeste chambre qu’il occupait dans une maison dont le propriétaire a inscrit au-dessus de la porte ces simples mots : « Ici Schiller a habité. »

Je m’étonnais de trouver les meubles plus brillans et plus frais que ceux de la petite chambre de Goëthe, que j’avais vus à Francfort ; mais on m’apprit que les fauteuils et les chaises étaient de temps en temps recouverts par des tapisseries que les dames de Weimar brodaient à cet effet. Ce qui s’est conservé dans toute sa simplicité, c’est un piano ou épinette dont la forme mesquine fait sourire, quand on songe aux pianos à queue d’aujourd’hui. Le son de chaudron que rendaient les cordes n’étaient pas au-dessus de cette humble apparence.

Liszt, qui avait bien voulu m’accompagner dans cette pieuse visite rendue au grand dramaturge de l’Allemagne, voulut venger de toute raillerie l’instrument autrefois cher au poète.

Il promena ses doigts sur les touches jaunies, et, s’attaquant aux plus sonores, il sut en tirer des accords doux et vibrans qui me firent écouter avec émotion les plaintes de la jeune fille, ces vers délicieux que Schubert dessina sur une si déchirante mélodie, et que Liszt a su arranger pour le piano avec le rare coloris qui lui est propre. — Et, tandis que je l’écoutais, je pensais que les mânes de Schiller devaient se réjouir en entendant les paroles échappées à son cœur et à son génie, trouver un si bel écho dans deux autres génies qui leur prêtent un double rayonnement.

Mais on se fatigue même de l’admiration et de cette tension violente que de tels souvenirs donnent à l’esprit. Nous fûmes heureux de voir le dernier jour des fêtes occupé par une de ces bonnes et joyeuses réunions populaires qui se rattachent si heureusement aux souvenirs poétiques de l’ancienne Thuringe.

C’était un dimanche ; les paysans venaient de toutes parts en habits de fête, et peuplaient d’une foule inaccoutumée les rues de Weimar, venant à leur tour admirer la statue de Herder. La société des chasseurs donnait une grande fête dans un local qui lui appartient, et que précède une place verte située aux portes de la ville.

Il y avait là tout l’aspect d’une kermesse flamande ; un grand nombre de guinguettes couvertes en treillage entouraient le champ ; des alcides, des écuyers, des théâtres de marionnettes, et jusqu’à un éléphant savant, se partageaient l’admiration de la foule, dont la majeure partie se livrait à une forte consommation de bierre, de saucisses et de pâtisseries. Rien n’est charmant comme ces jeunes filles allemandes en jupe courte, avec leurs cheveux partagés sur le front en ailes de corbeau, leurs longues tresses et leurs solides bras nus.

Dans les cabarets comme à l’église, les deux sexes sont séparés. La danse seule les réunit parfois. Le bal des chasseurs nous montrait des couples d’une société plus élevée ; mais dans la vaste salle à colonnes où se donnait le bal, on ne voyait également que des coiffures en cheveux et que des jeunes filles. Pendant la danse, les femmes mariées et les mères soupaient dans d’autres salons, avec cet appétit infatigable qui n’appartient qu’aux dames allemandes.

Il ne me restait plus à voir que le palais grand-ducal, dont l’architecture imposante a été complétée par une aile qu’a fait bâtir à ses frais la grande-duchesse Amélie, sœur de l’empereur de Russie. Cette noble compagne de Charles-Auguste, l’ami de Goëthe et de Schiller, fut aussi la protectrice constante des grands hommes qui ont habité Weimar, et tout respire, dans la partie du palais qui lui appartient, le culte qu’elle a voué à leur mémoire. Là, point de batailles, point de cérémonies royales peintes ou sculptées ; on y chercherait même en vain les images des empereurs qui ont donné naissance à la famille royale de Saxe-Weimar. Les quatre salles principales sont consacrées, l’une à Wieland, la seconde à Herder, les deux dernières à Goëthe et à Schiller. Celle de Wieland est la plus remarquable par l’exécution des peintures. Sur un fond de rouge antique se détachent des médaillons peints à fresque, qui représentent les principales scènes d’Oberon, le chef-d’œuvre du Voltaire allemand. Ils sont de M. Heller, qui a su grouper dans de remarquables paysages les figures romanesques du poète.

Les arabesques qui entourent les cadres, représentant des rocailles, des animaux et des groupes de génies ailés qui s’élancent du sein des fleurs, sont bien agencées et d’un coloris harmonieux ; elles ont été peintes par M. Simon. La salle de Herder a été exécutée par Jœger. On y voit retracée une légende où la Vierge apparaît en songe au peintre endormi devant son chevalet. Au centre du parquet, une mosaïque représente dans un écusson une lyre ailée, — armes parlantes données à Herder par Charles-Auguste. Sur la cheminée est un buste de l’écrivain. Entre les deux portes, un buste de Lucas Cranach, l’ami de Luther et du duc de Weimar, Jean-Frédéric, qui partagea la captivité du réformateur pendant les cinq ans où il fut prisonnier de Charles-Quint.

La salle de Goëthe est illustrée des principales scènes de ses ouvrages. Une scène mythologique du second Faust couvre une grande partie des murs. Les sujets sont composés avec grâce, mais l’exécution des peintures n’a pas le même mérite. Il y a de jolis détails dans les médaillons de la salle de Schiller, surtout les scènes de Jeanne d’Arc et de Marie Stuart.

La chapelle du palais, dont les parois et la colonnade sont de marbres précieux, est d’un bel effet qu’aumentent de riches tapis suspendus à la rampe des galeries. Il y a aussi une chapelle grecque pour la grand-duchesse, avec les décorations spéciales de cette religion. On admire encore, dans les appartemens des princes, de fort beaux paysages de M. Heller, dont la teinte brumeuse et mélancolique rappelle les Ruysdaël. Ce sont des paysages de la Norwége, éclairés d’un jour gris et doux : des scènes d’hiver et de naufrages, des contours de rochers majestueux, de beaux mouvemens de vagues, une nature qui fait frémir et qui fait rêver.

La grande-duchesse était malade, et l’on venait de recevoir la nouvelle de la mort de Louis-Philippe, de sorte qu’il n’y eut point de grandes soirées à la résidence. La plupart des étrangers réunis à Weimar, et beaucoup de personnes du pays, sont partis après les fêtes pour aller assister à Leipzig aux représentations de Mlle Rachel. Je n’ai pas voulu quitter Weimar sans visiter encore la cathédrale, où se trouve un fort beau tableau de Lucas Cranach, représentant le Christ en croix, pleuré par les saintes femmes. En vertu d’une sorte de synchronisme mystique et protestant, le peintre a placé au pied de la croix Luther et Mélanchton discutant un verset de la Bible.

À La Bibliothèque, j’ai pu voir encore trois bustes de Goëthe, parmi lesquels se trouve celui de David, puis un buste de Schiller, par Danneker, et des autographes curieux, — notamment un vieux diplôme français, signé Danton et Rolland, adressé « au célèbre poète Gilles, ami de l’humanité. » La prononciation allemande du nom de Schiller a donné lieu, sans doute, à cette erreur bizarre, qui n’infirme en rien, du reste, le mérite d’avoir écrit ce brevet républicain.

En reprenant le chemin de fer, on se trouve, au bout de quatre heures, à Leipzig, par Iéna et Halle. J’ai pu assister à la fête de la Constitution, composée seulement de parades militaires, de fanfares exécutées à la Maison-de-Ville, et d’une foule de divertissemens dans les casinos et jardins publics, parmi lesquels il faut compter le spectacle d’un panorama des bords du Rhin, — animé par le passage de l’armée française, — c’étaient les termes de l’affiche.

Quand on a vu, à Leipzig, l’Observatoire, la Bourse des libraires, la place du Marché et le tombeau de Poniatowsky, il est fort agréable de pouvoir, le soir même, revoir Mlle Rachel dans le rôle de Marie Stuart. — Elle a obtenu, naturellement, un immense succès, surtout dans la scène des deux reines et dans celle où elle se dépouille de ses bijoux en faveur de ses femmes. — Par exemple, la tragédie française était peu en faveur près du public allemand, révolté de voir qu’on eût osé mutiler Schiller. — Les poètes, aussi, sont furieux des triomphes de Rachel, parce qu’ils prétendent que leurs actrices nationales ne pourront plus faire d’effet après elle, ou l’imiteront servilement. — Nous devrions, me disait l’un d’eux, écraser ce joli serpent, qui vient répandre un venin destructeur sur notre art dramatique !... Heureusement, la masse du public ne partage pas cette opinion intéressée.

Après avoir vu et admiré tant de choses en peu de jours, il est heureux encore de pouvoir se reposer devant une bouteille de vin de Hongrie, dans la vieille cave de l’Auerbach, illustrée jadis par la visite de Faust et de Méphistophelès.

L’établissement vient d’être mis à neuf, et l’on a restauré les curieuses peintures du moyen âge qui représentent les exploits du docteur et de son étrange compagnon, le tout accompagné de légendes en vers et d’un buste de Goëthe. Hâtons-nous maintenant d’échapper au vaste rayonnement de cette gloire, dont il ne faut pas fatiguer nos lecteurs.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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Goethe et Herder >>>

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