15 mai 1847 — Les Maronites, Un Prince du Liban, Scènes de la vie orientale, dans la Revue des Deux Mondes, t. XVIII, p. 609-644.

L’article fut repris dans Al-Kahira. Souvenirs d’Orient, La Silhouette, 25 novembre, 2, 9, 16 décembre 1849, et en 1851 dans le Voyage en Orient, « Les Femmes du Caire, chapitre VII, La Montagne » et « Druses et Maronites, chapitre I. — Un Prince du Liban »

À Beyrouth, à la table d’hôte de l’italien Battista, Nerval entre en conversation avec un missionnaire anglais, et apprend avec consternation que les Européens, catholiques et anglicans rivaux, entretiennent délibérément les luttes intestines locales ; puis, flânant dans les rues de Beyrouth, sa réflexion se porte sur la situation politique actuelle du Liban déchiré entre la domination turque et les luttes d’influence européennes, sur ses origines historiques et mythiques et sur le poids des religions ou plutôt des sectes locales. L’excursion dans les montagnes du Kesrouan en compagnie du « prince » rencontré durant la quarantaine à Beyrouth, va permettre à Nerval de plonger au cœur de magnifiques paysages qu’il décrit avec un œil de peintre, mais aussi de saisir toute la complexité de cette région en proie à de perpétuels affrontements entre des religions héritières de siècles d’hostilités.

Voir la notice LE VOYAGE EN ORIENT, LES SECRETS DU LIBAN

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LES MARONITES.

UN PRINCE DU LIBAN, SCÈNES DE LA VIE ORIENTALE.

 

I. — LE KIEF.

Beyrouth, à ne considérer que l’espace compris dans ses remparts et sa population intérieure, répondrait mal à l’idée que s’en fait l’Europe, qui reconnaît en elle la capitale du Liban. Il faut tenir compte aussi des milliers de maisons entourées de jardins qui occupent le vaste amphithéâtre dont ce port est le centre, troupeau dispersé que surveille une haute construction carrée, garnie de sentinelles turques, et qu’on appelle la tour de Fakardin. Je demeurais dans une de ces maisons éparses sur la côte comme les bastides qui entourent Marseille, — et, prêt à partir pour visiter la montagne, je n’avais que le temps de me rendre à Beyrouth pour trouver un cheval, un mulet, ou même un chameau. J’aurais encore accepté un de ces beaux ânes à la haute encolure, au pelage zébré, qu’on préfère aux chevaux en Égypte, et qui galopent dans le poussière avec une ardeur infatigable ; mais en Syrie cet animal n’est pas assez robuste pour gravir les chemins pierreux du Liban, et pourtant sa race ne devrait-elle pas être bénie entre toutes pour avoir servi de monture au prophète Balaam et au Messie ? Je réfléchissais là-dessus en me rendant pédestrement à Beyrouth vers ce moment de la journée où, selon l’expression des Italiens, on ne voit guère vaguer en plein soleil que gli cani e gli Francesi. Or, ce dicton m’a toujours paru faux à l’égard des chiens, qui, aux heures de la sieste, savent très bien s’étendre lâchement à l’ombre et ne sont guère pressés de gagner des coups de soleil. Quant au Français, tâchez donc de le retenir sur un divan ou sur une natte, pour peu surtout qu’il ait en tête une affaire, un désir, ou même une simple curiosité ! Le démon de midi lui pèse rarement sur la poitrine, et ce n’est pas pour lui que l’informe Smarra roule ses prunelles jaunâtres dans sa grosse tête de nain. Je traversais donc la plaine à cette heure du jour que les méridionaux consacrent à la sieste, et les Turcs au kief. Un homme qui erre ainsi, quand tout le monde dort, court grand risque en Orient d’exciter les soupçons qu’on aurait chez nous d’un vagabond nocturne ; pourtant les sentinelles de la tour de Fakardin n’eurent pour moi que cette attention compatissante que le soldat qui veille accorde au passant attardé. A partir de cette tour, une plaine assez vaste permet d’embrasser d’un coup d’œil tout le profil oriental de la ville dont l’enceinte et les tours crénelées se développent jusqu’à la mer. C’est encore la physionomie d’une ville arabe de l’époque des croisades ; seulement l’influence européenne se trahit par les mâts nombreux des maisons consulaires, qui, le dimanche et les jours de fête, se pavoisent de drapeaux. Quant à la domination turque, elle a, comme partout, appliqué là son cachet provisoire et bizarre. Le pacha a eu l’idée de faire démolir une portion des murs de la ville où s’adosse le vieux palais de Fakardin, pour y construire un de ces kiosques en bois peint à la mode de Constantinople, que les Turcs préfèrent aux plus somptueux palais de pierre ou de marbre. Veut-on savoir d’ailleurs pourquoi les Turcs n’habitent que des maisons de bois, pourquoi les palais mêmes du sultan, bien qu’ornés de colonnes de marbre, n’ont que des murailles de sapin ? C’est que, d’après un préjugé particulier à la race d’Othman, la maison qu’un Turc se fait bâtir ne doit pas durer plus que lui même ; c’est une tente dressée sur un lieu de passage, un abri momentané, où l’homme ne doit pas tenter de lutter contre le destin en éternisant sa trace, en essayant ce difficile hymen de la terre et de la famille où tendent les peuples chrétiens.

Le palais forme un angle en retour duquel s’ouvre la porte de la ville, avec son passage obscur et frais où l’on se refait un peu de l’ardeur du soleil réverbéré par le sable de la plaine qu’on vient de traverser. Une belle fontaine de pierre ombragée par un sycomore magnifique, les dômes gris d’une mosquée et ses minarets gracieux, une maison de bain toute neuve et de construction moresque, voilà ce qui s’offre aux regards en entrant dans Beyrouth, comme la promesse d’un séjour paisible et riant. Plus loin, cependant, les murailles s’élèvent et prennent une physionomie sombre et claustrale ; mais pourquoi ne pas entrer au bain pendant ces heures de chaleur intense et morne que je passerais tristement à parcourir les rues désertes ? J’y pensais, quand l’aspect d’un rideau bleu tendu devant la porte m’apprit que c’était l’heure où l’on ne recevait dans le bain que des femmes. Le hommes n’ont pour eux que le matin et le soir, — et malheur sans doute à qui s’oublierait sous une estrade ou sous un matelas à l’heure où un sexe succède à l’autre ! — Franchement, un Européen seul serait capable d’une telle idée, qui confondrait l’esprit d’un musulman.

Je n’étais jamais entré dans Beyrouth à cette heure indue, et je m’y trouvais comme cet homme des Mille et une Nuits pénétrant dans une ville des mages dont le peuple est changé en pierre. Tout dormait encore profondément ; les sentinelles sous la porte, sur la place les âniers qui attendaient les dames, — endormies aussi probablement dans les hautes galeries du bain, les marchands de dattes et de pastèques établis près de la fontaine, le cafedji dans sa boutique avec tous ses consommateurs, le kamal, ou portefaix, la tête appuyée sur son fardeau, le chamelier près de sa bête accroupie, et de grands diables d’Albanais formant corps-de-garde devant le sérail du pacha : tout cela dormait du sommeil de l’innocence, laissant la ville à l’abandon.

C’est à une heure pareille et pendant un sommeil semblable que trois cents Druses s’emparèrent un jour de Damas. Il leur avait suffi d’entrer séparément, de se mêler à la foule des campagnards qui le matin remplit les bazars et les places, puis ils avaient feint de s’endormir comme les autres ; mais leurs groupes, habilement distribués, s’emparèrent dans le même instant des principaux postes, pendant que la troupe principale pillait les riches bazars et y mettait le feu. Les habitans, réveillés en sursaut, croyaient avoir affaire à une armée et se barricadaient dans leurs maisons ; les soldats en faisaient autant dans leurs casernes, — si bien qu’au bout d’une heure les trois cents cavaliers regagnaient, chargés de butin, leurs retraites inattaquables du Liban.

Voilà ce qu’une ville risque à dormir en plein jour. Cependant à Beyrouth la colonie européenne ne se livre pas tout entière aux douceurs de la sieste. En marchant vers la droite, je distinguai bientôt un certain mouvement dans une rue ouverte sur la place ; une odeur pénétrante de friture révélait le voisinage d’une trattoria, et l’enseigne du célèbre Battista ne tarda pas à attirer mes yeux. Je connaissais trop les hôtels destinés, en Orient, aux voyageurs d’Europe pour avoir songé un instant à profiter de l’hospitalité du seigneur Battista, l’unique aubergiste franc de Beyrouth. Les Anglais ont gâté partout ces établissemens, plus modestes d’ordinaire dans leur tenue que dans leurs prix. Je pensai dans ce moment-là qu’il n’y aurait pas d’inconvénient à profiter de la table d’hôte, si l’on m’y voulait bien admettre. A tout hasard, je montai.

 

II. — LA TABLE D’HÔTE.

Au premier étage, je me vis sur une terrasse encaissée dans les bâtimens et dominée par les fenêtres intérieures. Un vaste tendido blanc et rouge protégeait une longue table servie à l’européenne, et dont presque toutes les chaises étaient renversées, pour marquer des places encore inoccupées. Sur la porte d’un cabinet situé au fond et de plain pied avec la terrasse, je lus ces mots :

« Qui si paga 60 piastres per giorno. (Ici l’on paye soixante piastres par jour.) »

Quelques Anglais fumaient des cigares dans cette salle en attendant le coup de cloche. Bientôt deux femmes descendirent, et l’on se mit à table. Auprès de moi se trouvait un Anglais d’apparence grave, qui se faisait servir par un jeune homme à figure cuivrée portant un costume de basin blanc et des boucles d’oreilles d’argent. Je pensais que c’était quelque nabab qui avait à son service un Indien. Ce personnage ne tarda pas à m’adresser la parole, ce qui me surprit un peu, les Anglais ne parlant jamais qu’aux gens qui leur ont été présentés ; mais celui-ci était dans une position particulière : — c’était un missionnaire de la société évangélique de Londres, chargé de faire en tous pays des conversions anglicanes, et forcé de dépouiller le cant en mainte occasion pour attirer les âmes dans ses filets. Il arrivait justement de la montagne, et je fus charmé de pouvoir tirer de lui quelques renseignemens avant d’y pénétrer moi-même. Je lui demandai des nouvelles de l’alerte qui venait d’émouvoir les environs de Beyrouth. — Ce n’est rien, me dit-il, l’affaire est manquée.

— Quelle affaire ?

— Cette lutte des Maronites et des Druses dans les villages mixtes.

— Vous venez donc, lui dis-je, du pays où l’on se battait ces jours-ci ?

— Oh ! oui, je suis allé pacifier.... pacifier tout dans le canton de Bekfaya, parce que l’Angleterre a beaucoup d’amis dans la montagne.

— Ce sont les Druses qui sont les amis de l’Angleterre ?

— Oh ! oui. Ces pauvres gens sont bien malheureux ; on les tue, on les brûle, on éventre leurs femmes, on détruit leurs arbres, leurs moissons.

— Pardon ; mais nous nous figurons en France que ce sont eux au contraire qui oppriment les chrétiens !

— Oh Dieu ! non, les pauvres gens ! Ce sont de malheureux cultivateurs qui ne pensent à rien de mal ; mais vous avez vos capucins, vos jésuites, vos lazaristes qui allument la guerre, qui excitent contre eux les Maronites, beaucoup plus nombreux ; les Druses se défendent comme ils peuvent, et, sans l’Angleterre, ils seraient déjà écrasés. — L’Angleterre est toujours pour le plus faible, pour celui qui souffre...

— Oui, dis-je, c’est une grande nation... Ainsi, vous êtes parvenu à pacifier les troubles qui ont eu lieu ces jours-ci ?

— Oh ! certainement. Nous étions là plusieurs Anglais ; nous avons dit aux Druses que l’Angleterre ne les abandonnerait pas, qu’on leur ferait rendre justice. Ils ont mis le feu au village, et puis ils sont revenus chez eux tranquillement. Ils ont accepté plus de trois cents Bibles, et nous avons converti beaucoup de ces braves gens !

— Je ne comprends pas, fis-je observer au révérend, comment on peut se convertir à la foi anglicane, car enfin, pour cela, il faudrait devenir Anglais ?

— Oh ! non. Vous appartenez à la société évangélique, vous êtes protégé par l’Angleterre ; quant à devenir Anglais, vous ne pouvez pas.

— Et quel est le chef de la religion ?

— Oh ! c’est sa gracieuse majesté, c’est la reine d’Angleterre.

— Mais c’est une charmante papesse, et je vous jure qu’il y aurait de quoi me décider moi-même...

— Oh ! vous autres Français, vous plaisantez toujours ; vous n’êtes pas de bons amis de l’Angleterre.

— Cependant, dis-je en me rappelant tout à coup un épisode de ma première jeunesse, il y a eu un de vos missionnaires qui, à Paris, avait entrepris de me convertir ; j’ai conservé même la Bible qu’il m’a donnée, mais j’en suis encore à comprendre comment on peut faire d’un Français un anglican.

— Pourtant il y en a beaucoup parmi vous... et si vous avez reçu, étant enfant, la parole de vérité, alors elle pourra bien mûrir en vous plus tard. 

Je n’essayai pas de détromper le révérend, car on devient fort tolérant en voyage, surtout lorsqu’on n’est guidé que par la curiosité et le désir d’observer les mœurs ; mais je compris que la circonstance d’avoir connu autrefois un missionnaire anglais me donnait quelques titres à la confiance de mon voisin de table.

Les deux dames anglaises que j’avais remarquées se trouvaient placées à la gauche du révérend, et j’appris bientôt que l’une était sa femme, et l’autre sa belle-sœur. Un missionnaire anglais ne voyage jamais sans sa famille. Celui-ci paraissait mener grand train et occupait l’appartement principal de l’hôtel. Quand nous nous fûmes levés de table, il entra chez lui un instant, et revint bientôt tenant une sorte d’album qu’il me fit voir avec triomphe. « Tenez, me dit-il, voilà le détail des abjurations que j’ai obtenues dans ma dernière tournée en faveur de notre sainte religion. » Une foule de déclarations, de signatures et de cachets arabes couvraient en effet les pages du livre. Je remarquai que ce registre était tenu en partie double ; chaque verso donnait la liste des présens et sommes reçus par les néophytes anglicans. Quelques-uns n’avaient reçu qu’un fusil, un cachemire, ou des parures pour leurs femmes. Je demandai au révérend si la société évangélique lui donnait une prime par chaque conversion. Il ne fit aucune difficulté de me l’avouer ; il lui semblait naturel, ainsi qu’à moi du reste, que des voyages coûteux et pleins de dangers, fussent largement rétribués. Je compris encore, dans les détails qu’il ajouta, quelle supériorité la richesse des agens anglais leur donne en Orient sur ceux des autres nations.

Nous avions pris place sur un divan dans le cabinet de conversation, et le domestique bronzé du révérend s’était agenouillé devant lui pour allumer son narghilé. Je demandai si ce jeune homme n’était pas un Indien ; mais c’était un Parsis des environs de Bagdad, une des plus éclatantes conversions du révérend, qu’il ramenait en Angleterre comme échantillon de ses travaux. — En attendant, le Parsis lui servait de domestique autant que de disciple ; il brossait sans doute ses habits avec ferveur et vernissait ses bottes avec componction. Je le plaignais un peu en moi-même d’avoir abandonné le culte d’Oromaze pour le modeste emploi de jockey évangélique. J’espérais être présenté aux dames, qui s’étaient retirées dans l’appartement ; mais le révérend garda sur ce point seul toute la réserve anglaise. Pendant que nous causions encore, un bruit de musique militaire retentit fortement à nos oreilles. — Il y a, me dit l’Anglais, une réception chez le pacha. C’est une députation des cheiks maronites qui viennent lui faire leurs doléances. Ce sont des gens qui se plaignent toujours ; mais le pacha a l’oreille dure.

— On peut bien reconnaître cela à sa musique, dis-je ; je n’ai jamais entendu un pareil vacarme.

— C’est cependant votre chant national qu’on exécute ; c’est La Marseillaise.

— Je ne m’en serais guère douté.

— Je le sais, moi, parce que j’entends cela tous les matins et tous les soirs, et que l’on m’a appris qu’ils croyaient exécuter cet air. 

Avec plus d’attention je parvins en effet à distinguer quelques notes perdues dans une foule d’agrémens particuliers à la musique turque.

La ville paraissait décidément s’être réveillée, la brise maritime de trois heures agitait doucement les toiles tendues sur la terrasse de l’hôtel. je saluai le révérend en le remerciant des façons polies qu’il avait montrées à mon égard, et qui ne sont rares chez les Anglais qu’à cause du préjugé social qui les met en garde contre tout inconnu. Il me semble qu’il y a là sinon une preuve d’égoïsme, au moins un manque de générosité.

Je fus étonné de n’avoir à payer en sortant de l’hôtel que dix piastres (2 francs 50 centimes) pour la table d’hôte. Le signor Battista me prit à part et me fit un reproche amical de n’être pas venu demeurer dans son hôtel. je lui montrai la pancarte annonçant qu’on n’y était admis que moyennant 60 piastres, ce qui portait la dépense à 1,800 piastres par mois. « Ah ! corpo di me ! s’écria-t-il. Questo è per gli Inglesi che hanno molto moneta, e che sono tutti heretici !… ma, per gli Francesi, e altri Romani è soltante cinque franchi ! — Ceci est pour les Anglais, qui ont beaucoup d’argent et qui sont tous hérétiques ; mais pour les Français et les autres Romains, c’est seulement 5 francs.)

C’est bien différent ! pensai-je, et je m’applaudis d’autant plus de ne pas appartenir à la religion anglicane, puisqu’on rencontrait chez les hôteliers de Syrie des sentimens si catholiques et si romains.

 

III. —LE PALAIS DU PACHA.

Le seigneur Battista mit le comble à ses bons procédés en me promettant de me trouver un cheval pour le lendemain matin. Tranquillisé de ce côté, je n’avais plus qu’à me promener dans la ville, et je commençai par traverser la place pour aller voir ce qui se passait au palais du pacha. il y avait là une grande foule au milieu de laquelle les cheiks maronites s’avançaient deux par deux comme un cortège suppliant, dont la tête avait pénétré déjà dans la cour du palais. Leurs amples turbans rouges ou bigarrés, leurs machlahs et leurs cafetans tramés d’or ou d’argent, leurs armes brillantes, tout ce luxe d’extérieur qui, dans les autres pays d’Orient, est le partage de la seule race turque, donnait à cette procession un aspect fort imposant du reste. Je parvins à m’introduire à leur suite dans le palais, où la musique continuait à transfigurer La Marseillaise à grand renfort de fifres, de triangles et de cymbales.

La cour est formée par l’enceinte même du vieux palais de Fakardin. On y distingue encore les traces du style de la renaissance, que ce prince druse affectionnait depuis son voyage en Europe. Il ne faut pas s’étonner d’entendre citer partout dans ce pays le nom de Fakardin, qui se prononce en arabe Fakr-el-Din : c’est le héros du Liban ; c’est aussi le premier souverain d’Asie qui ait daigné visiter nos climats du nord. Il fut accueilli à la cour des Médicis comme la révélation d’une chose inouïe alors , c’est-à-dire qu’il existât au pays des Sarrasins un peuple dévoué à l’Europe, soit par religion, soit par sympathie. Fakardin passa à Florence pour un philosophe, héritier des sciences grecques du Bas-Empire, conservées à travers les traductions arabes, qui ont sauvé tant de livres précieux et nous ont transmis leurs bienfaits ; — en France, on voulut voir en lui un descendant de quelques vieux croisés réfugiés dans le Liban à l’époque de saint Louis ; on chercha dans le nom même du peuple druse un rapport d’allitération qui conduisit à le faire descendre d’un certain comte de Dreux. Fakardin accepta toutes ces suppositions avec le laisser-aller prudent et rusé des Levantins ; — il avait besoin de l’Europe pour lutter contre le sultan. Il passa à Florence pour chrétien ; il le devint peut-être, comme nous avons vu faire de notre temps à l’émir Béchir, dont la famille a succédé à celle de Fakardin dans la souveraineté du Liban ; — mais c’était un Druse toujours, c’est-à-dire le représentant d’une religion singulière, qui, formée des débris de toutes les croyances antérieures, permet à ses fidèles d’accepter momentanément toutes les formes possibles de culte, comme faisaient jadis les initiés égyptiens. Au fond, la religion druse n’est qu’une sorte de franc-maçonnerie, pour parler selon les idées modernes.

Fakardin représenta quelque temps l’idéal que nous nous formons d’Hiram, l’antique roi du Liban, l’ami de Salomon, le héros des associations mystiques. Maître de toutes les côtes de l’ancienne Phénicie et de la Palestine, il tenta de constituer la Syrie entière en un royaume indépendant ; l’appui qu’il attendait des rois de l’Europe lui manqua pour réaliser ce dessein. — Maintenant son souvenir est resté pour le Liban un idéal de gloire et de puissance ; les débris de ses constructions, ruinées par la guerre et par le temps, rivalisent avec les antiques travaux des Romains. L’art italien, qu’il avait appelé à la décoration de ses palais et de ses villes, a semé çà et là des ornemens, des statues et des colonnades, que les Turcs, rentrés en vainqueurs, se sont hâtés de détruire, étonnés d’avoir vu renaître tout à coup ces arts païens dont leurs conquêtes avaient fait litière depuis long-temps.

C’est donc à la place même où ces frêles merveilles ont existé trop peu d’années, où le souffle de la renaissance avait de loin resemé quelques germes de l’antiquité grecque et romaine, que s’élève le kiosque de charpente qu’a fait construire le pacha. — Le cortège des Maronites s’était rangé sous les fenêtres en attendant le bon plaisir de ce gouverneur. Du reste, on ne tarda pas à les introduire. Lorsqu’on ouvrit le vestibule, j’aperçus, parmi les secrétaires et officiers qui stationnaient dans la salle, l’Arménien qui avait été mon compagnon de traversée sur la Santa-Barbara. Il était vêtu de neuf, portait à sa ceinture une écritoire d’argent, et tenait à la main des parchemins et des brochures. Il ne faut pas s’étonner, dans le pays des contes arabes, de retrouver un pauvre diable qu’on a perdu de vue — en bonne position à la cour. Mon Arménien me reconnut tout d’abord, et parut charmé de me voir. Il portait le costume de la réforme en qualité d’employé turc, et s’exprimait déjà avec une certaine dignité.

— Je suis heureux, lui dis-je, de vous voir dans une situation convenable ; vous me faites l’effet d’un homme en place, et je regrette de n’avoir rien à solliciter ici.

— Mon Dieu ! me dit-il, je n’ai pas encore beaucoup de crédit, mais je suis entièrement à votre service. 

Nous causions ainsi derrière une colonne du vestibule pendant que le cortège des cheiks se rendait à la salle d’audience du pacha.

— Et que faites-vous là ? dis-je à L’Arménien.

— On m’emploie comme traducteur. Le pacha m’a demandé hier une version turque de la brochure que voici. 

Je jetai un coup d’œil sur cette brochure, imprimée à Paris : c’était un rapport de M. Crémieux touchant l’affaire des Juifs de Damas. — L’Europe a oublié ce triste épisode, qui a rapport au meurtre du père Thomas, dont on avait accusé les Juifs. Le pacha sentait le besoin de s’éclairer sur cette affaire, — terminée depuis cinq ans. C’est là de la conscience, assurément. L’Arménien était chargé en outre de traduire L’Esprit des lois de Montesquieu et un manuel de la garde nationale parisienne. Il trouvait ce dernier ouvrage très difficile, et me pria de l’aider pour certaines expressions qu’il n’entendait pas. L’idée du pacha était de créer une garde nationale à Beyrouth, comme du reste il en existe à présent au Caire et dans bien d’autres villes de l’Orient. — Quant à L’Esprit des lois, je pense qu’on avait choisi cet ouvrage sur le titre, pensant peut-être qu’il contenait des règlemens de police applicables à tous les pays. L’Arménien en avait déjà traduit une partie, et trouvait l’ouvrage agréable et d’un style aisé, qui ne perdait que bien peu dans doute à la traduction.

Je lui demandai s’il pouvait me faire voir la réception chez le pacha des cheiks maronites, mais personne n’y était admis sans montrer un sauf-conduit qui avait été donné à chacun d’eux seulement à l’effet de se présenter au palais, car on sait que les cheiks maronites ou druses n’ont pas le droit de pénétrer dans Beyrouth. Leurs vassaux y entrent sans difficultés, mais il y a pour eux-mêmes des peines sévères, si, par hasard, on les rencontre dans l’intérieur de la ville. Les Turcs craignent leur influence sur la population ou les rixes que pourrait amener dans les rues la rencontre de ces chefs toujours armés, accompagnés d’une suite nombreuse et prêts à lutter sans cesse pour des questions de préséance. Il faut dire aussi que cette loi n’est observée rigoureusement que dans les momens de troubles. Du reste, l’Arménien m’apprit que l’audience du pacha se bornait à recevoir les cheiks, qu’il invitait à s’asseoir sur des divans autour de la salle ; que là des esclaves leur apportaient à chacun un chibouk et leur servaient ensuite du café, — après quoi le pacha écoutait leurs doléances, et leur répondait invariablement que leurs adversaires étaient venus déjà lui faire des plaintes identiques ; — qu’il réfléchirait mûrement pour voir de quel côté était la justice, et qu’on pouvait tout espérer du gouvernement paternel de sa hautesse, devant qui toutes les races de l’empire auront toujours des droits égaux. — En fait de procédés diplomatiques, les Turcs sont au niveau de l’Europe pour le moins.

Il faut reconnaître d’ailleurs que le rôle des pachas n’est pas facile dans ce pays. On sait quelle est la diversité des races qui habitent la longue chaîne du Liban et du Carmel, et qui dominent de là comme d’un fort tout le reste de la Syrie. Les Maronites reconnaissent l’autorité spirituelle du pape, ce qui les met sous la protection de la France et de l’Autriche ; les Grecs-unis, plus nombreux, mais moins influens, parce qu’ils se trouvent en général répandus dans le plat pays, sont soutenus par la Russie ; les Druses, les Ansariés et les Métualis, qui appartiennent à des croyances ou à des sectes que repousse l’orthodoxie musulmane, offrent à l’Angleterre un moyen d’action que les autres puissances lui abandonnent trop généreusement. Ce sont les Anglais qui, en 1840, parvinrent à enlever au gouvernement égyptien l’appui de ces populations énergiques. Depuis, leur système a toujours tendu à diviser les races qu’un sentiment général de nationalité pourrait comme autrefois réunir sous les mêmes chefs. C’est dans cette pensée qu’ils ont livré à la Turquie l’émir Béchir, le dernier des princes du Liban, l’héritier de cette puissance multiple et mystérieuse dans sa source, qui depuis trois siècles réunissait toutes les sympathies, toutes les religions dans un même faisceau.

 

IV. — LES BAZARS. — LE PORT.

Je sortis de la cour du palais, traversant une foule compacte, qui toutefois ne semblait attirée que par la curiosité. En pénétrant dans les rues sombres que forment les hautes maisons de Beyrouth, bâties toutes comme des forteresses, et que relient çà et là des passages voûtés, je retrouvai le mouvement, suspendu pendant les heures de la sieste ; les montagnards encombraient l’immense bazar qui occupe les quartiers du centre, et qui se divise par ordre de denrées et de marchandises. La présence des femmes dans quelques boutiques est une particularité remarquable pour l’Orient, et qu’explique la rareté, dans cette population, de la race musulmane. Rien n’est plus amusant à parcourir que ces longues allées d’étalages protégées par des tentures de diverses couleurs, qui n’empêchent pas quelques rayons de soleil de se jouer sur les fruits et sur la verdure aux teintes éclatantes, ou d’aller plus loin faire scintiller les broderies des riches vêtemens suspendus aux portes des fripiers. J’avais grande envie d’ajouter à mon costume un détail de parure spécialement syrienne, et qui consiste à se draper le front et les tempes d’un mouchoir de soie rayée d’or, qu’on appelle caffieh,et qu’on fait tenir sur la tête en l’entourant d’une corde de crin tordu ; — l’utilité de cet ajustement est de préserver les oreilles et le col des courans d’air, si dangereux dans un pays de montagnes. On m’en vendit un fort brillant pour quarante piastres, et, l’ayant essayé chez un barbier, je me trouvai la mine d’un roi d’Orient. Ces mouchoirs se font à Damas ; quelques-uns viennent de Brousse, quelques-uns aussi de Lyon. De longs cordons de soie avec des nœuds et des houppes se répandent avec grâce sur le dos et sur les épaules, et satisfont cette coquetterie de l’homme, si naturelle dans les pays où l’on peut encore revêtir de beaux costumes. Ceci peut sembler puéril ; pourtant il me semble que la dignité de l’extérieur rejaillit sur les pensées et sur les actes de la vie ; il s’y joint encore, en Orient, une certaine assurance mâle, qui tient à l’usage de porter des armes à la ceinture : on sent qu’on doit être en toute occasion respectable et respecté ; aussi la brusquerie et les querelles sont-elles rares parce que chacun sait bien qu’à la moindre insulte il peut y avoir du sang versé.

Jamais je n’ai vu de si beaux enfans que ceux qui couraient et jouaient dans la plus belle allée du bazar. De jeunes filles sveltes et rieuses se pressaient autour des élégantes fontaines de marbre ornées à la moresque, et s’en éloignaient tour à tour en portant sur leur tête de grands vases de forme antique. On distingue dans ce pays beaucoup de chevelures rousses, dont la teinte, plus foncée que chez nous, a quelque chose de la pourpre ou du cramoisi. Cette couleur est tellement une beauté en Syrie, que beaucoup de femmes teignent leurs cheveux blonds ou noirs avec le henné, qui partout ailleurs ne sert qu’à rougir la plante des pieds, les ongles et la paume des mains.

Il y avait encore — aux diverses places où se croisent les allées, — des vendeurs de glaces et de sorbets, composant à mesure ces breuvages avec la neige recueillie au sommet du Sannin. Un brillant café, fréquenté principalement par les militaires, fournit aussi, au point central du bazar, des boissons glacées et parfumées. Je m’y arrêtai quelque temps, ne pouvant me lasser du mouvement de cette foule active, qui réunissaient sur un seul point tous les costumes si variés de la montagne. Il y a, du reste, quelque chose de comique à voir s’agiter dans les discussions d’achat et de vente les cornes d’orfèvrerie (tantours), hautes de plus d’un pied, que les femmes druses et maronites portent sur la tête et qui balancent sur leur figure un long voile qu’elles y ramènent à volonté. La position de cet ornement leur donne l’air de ces fabuleuses licornes qui servent de support à l’écusson d’Angleterre. leur costume extérieur est uniformément blanc ou noir.

La principale mosquée de la ville, qui donne sur l’une des rues du bazar, est une ancienne église des croisades où l’on voit encore le tombeau d’un chevalier breton. En sortant de ce quartier pour se rendre vers le port, on descend une large rue, consacrée au commerce franc. Là, Marseille lutte assez heureusement avec le commerce de Londres. A droite est le quartier des Grecs, rempli de cafés et de cabarets, où le goût de cette nation pour les arts se manifeste par une multitude de gravures en bois coloriées, qui égayent les murs avec les principales scènes de la vie de Napoléon et de la révolution de 1830. Pour contempler à loisir ce musée, je demandai une bouteille de vin de Chypre, qu’on m’apporta bientôt à l’endroit où j’étais assis, en me recommandant de la tenir cachée à l’ombre de la table. Il ne faut pas donner aux musulmans qui passent le scandale de voir que l’on boit du vin. Toutefois l’aqua vitae, qui est de l’anisette, se consomme ostensiblement.

Le quartier grec communique avec le port par une rue qu’habitent les banquiers et les changeurs. De hautes murailles de pierre, à peine percées de quelques fenêtres ou baies grillées, entourent et cachent des cours et des intérieurs construits dans le style vénitien ; c’est un reste de la splendeur que Beyrouth a due pendant long-temps au gouvernement des émirs druses et à ses relations de commerce avec l’Europe. Les consulats sont pour la plupart établis dans ce quartier, que je traversai rapidement. J’avais hâte d’arriver au port et de m’abandonner entièrement à l’impression du splendide spectacle qui m’y attendait.

O nature ! beauté, grâce ineffable des cités d’Orient bâties au bord des mers, tableaux chatoyans de la vie, spectacle des plus belles races humaines, des costumes, des barques, des vaisseaux se croisant sur des flots d’azur, comment peindre l’impression que vous causez à tout rêveur, et qui n’est pourtant que la réalité d’un sentiment prévu ! — On a déjà lu cela dans les livres, on l’a admiré dans les tableaux, surtout dans ces vieilles peintures italiennes qui se rapportent à l’époque de la puissance maritime des Vénitiens et des Génois ; mais ce qui surprend aujourd’hui, c’est de le trouver encore si pareil à l’idée qu’on s’en est formée. On coudoie avec surprise cette foule bigarrée, qui semble dater de deux siècles, comme si l’esprit remontait les âges, comme si le passé splendide des temps écoulés s’était reformé pour un instant. — Suis-je bien le fils d’un pays grave, d’un siècle en habit noir et qui semble porter le deuil de ceux qui l’ont précédé ? Me voilà transformé moi-même, observant et posant à la fois, figure découpée d’une marine de Joseph Vernet. J’ai pris place dans un café établi sur une estrade que soutiennent comme des pilotis des tronçons de colonnes enfoncés dans la grève. A travers les fentes des planches, on voit le flot verdâtre qui bat la rive sous nos pieds. — Des matelots de tous pays, des montagnards, des Bédouins au vêtement blanc, des Maltais et quelques Grecs à mine de forban fument et causent autour de moi ; deux ou trois jeunes cafedjis servent et renouvellent çà et là les finejanes, pleines de moka écumant, dans leurs enveloppes de filigrane doré ; — le soleil, qui descend vers les monts de Chypre, à peine cachés par la ligne extrême des flots, allume çà et là ces pittoresques broderies qui brillent encore sur les plus pauvres haillons ; il découpe, à droite du quai, l’ombre immense du château maritime qui protège le port, amas de tours groupées sur des rocs dont le bombardement anglais de 1840 a troué et déchiqueté les murailles. Ce n’est plus qu’un débris qui se soutient par sa masse et qui atteste l’iniquité d’un ravage inutile. A gauche, une jetée s’avance dans la mer, soutenant les bâtimens blancs de la douane ; comme le quai même, elle est formée presque entièrement des débris de colonnes de l’ancienne Béryte ou de la cité romaine de Julia Felix.

Beyrouth retrouvera-t-elle les splendeurs qui trois fois l’ont faite reine du Liban ? — Aujourd’hui, c’est sa situation au pied de monts verdoyans, au milieu de jardins et de plaines fertiles, au fond d’un golfe gracieux que l’Europe emplit continuellement de ses vaisseaux, c’est le commerce de Damas et le rendez-vous central des populations industrieuses de la montagne, qui font encore la puissance et l’avenir de Beyrouth. Je ne connais rien de plus animé, de plus vivant que ce port, ni qui réalise mieux l’idée que se fait l’Europe de ces Échelles du Levant, où se passaient des romans ou des comédies. Ne rêve-t-on pas des aventures et des mystères à la vue de ces hautes maisons, de ces fenêtres grillées où l’on voit s’allumer souvent l’œil curieux des jeunes filles ? Qui oserait pénétrer dans ces forteresses du pouvoir marital et paternel, ou plutôt qui n’aurait la tentation de l’oser ? Mais, hélas ! les aventures, ici, sont plus rares qu’au Caire : la population est sérieuse autant qu’affairée ; la tenue des femmes annonce le travail et l’aisance. Quelque chose de biblique et d’austère résulte de l’impression générale du tableau : cette mer encaissée dans les hauts promontoires, ces grandes lignes de paysage qui se développent sur les divers plans des montagnes, ces tours à créneaux, ces constructions ogivales, portent l’esprit à la méditation, à la rêverie. — Pour voir s’agrandit encore ce beau spectacle, j’avais quitté le café et je me dirigeais vers la promenade du Raz-Beyrouth, située à gauche de la ville. les feux rougeâtres du couchant teignaient de reflets charmans la chaîne de montagnes qui descend vers Sidon ; tout le bord de la mer forme à droite des découpures de rochers, et çà et là des bassins naturels qu’a remplis le flot dans les jours d’orage ; des femmes et des jeunes filles y plongeaient leurs pieds en faisant baigner de petits enfans. Il y a beaucoup de ces bassins qui semblent des restes de bains antiques dont le fond est pavé de marbre. A gauche, près d’une petite mosquée qui domine un cimetière turc, on voit quelques énormes colonnes de granit rouge couchées à terre ; est-ce là, comme on le dit, que fut le cirque d’Hérode-Agrippa ?

 

V. — LE TOMBEAU DU SANTON.

Je cherchais en moi-même à résoudre cette question, quand j’entendis des chants et des bruits d’instrumens dans un ravin qui borde les murailles de la ville. Il me sembla que c’était peut-être un mariage, car le caractère des chants était joyeux ; mais je vis bientôt paraître un groupe de musulmans agitant des drapeaux, puis d’autres qui portaient sur leurs épaules un corps couché sur une sorte de litière ; quelques femmes suivaient en poussant des cris, puis une foule d’hommes encore avec des drapeaux et des branches d’arbre.

Ils s’arrêtèrent tous dans le cimetière et déposèrent à terre le corps entièrement couvert de fleurs ; le voisinage de la mer donnait de la grandeur à cette scène et même à l’impression des chants bizarres qu’ils entonnaient d’une voix traînante. La foule des promeneurs s’était réunie sur ce point et contemplait avec respect cette cérémonie. Un négociant italien près duquel j’étais me dit que ce n’était pas là un enterrement ordinaire, et que le défunt était un santon qui vivait depuis long-temps à Beyrouth, où les Francs le regardaient comme un fou, et les musulmans comme un saint. Sa résidence avait été, dans les derniers temps, une grotte située sous une terrasse dans un des jardins de la ville ; c’était là qu’il vivait tout nu, avec des airs de bête fauve, et qu’on venait le consulter de toutes parts. De temps en temps il faisait une tournée dans la ville et prenait tout ce qui était à sa convenance dans les boutiques des marchands. On sait que dans ce cas ces derniers sont pleins de reconnaissance, et pensent que cela leur portera bonheur ; mais, les Européens n’étant pas de cet avis, après quelques visites de cette pratique singulière, ils s’étaient plaints au pacha et avaient obtenu qu’on ne laissât plus sortir le santon de son jardin. Les Turcs, peu nombreux à Beyrouth, ne s’étaient pas opposés à cette mesure et se bornaient à entretenir le santon de provisions et de présens. Maintenant, le personnage étant mort, le peuple se livrait à la joie, attendu qu’on ne pleure pas un saint turc comme les mortels ordinaires. La certitude qu’après bien des macérations il a enfin conquis la béatitude éternelle, fait qu’on regarde cet événement comme heureux, et qu’on le célèbre au bruit des instrumens ; autrefois il y avait même en pareil cas des danses, des chants d’almées et des banquets publics.

Cependant l’on avait ouvert la porte d’une petite construction carrée avec dôme destinée à être le tombeau du santon, et les derviches, placés au milieu de la foule, avaient repris le corps sur leurs épaules. Au moment d’entrer, ils semblèrent repoussés par une force inconnue, et tombèrent presque à la renverse. Il y eut un cri de stupéfaction dans l’assemblée. Ils se retournèrent vers la foule avec colère et prétendirent que les pleureuses qui suivaient le corps et les chanteurs d’hymnes avaient interrompu un instant leurs chants et leurs cris. On recommença avec plus d’ensemble ; mais, au moment de franchir la porte, le même obstacle se renouvela. Des vieillards élevèrent alors la voix. C’est, dirent-ils, un caprice du vénérable santon, il ne veut pas rentrer les pieds en avant dans le tombeau. On retourna le corps, les chants reprirent de nouveau ; autre caprice, autre chute des derviches qui portaient le cercueil. On se consulta. « C’est peut-être, dirent quelques croyans, que le saint ne trouve pas cette tombe digne de lui, il faudra lui en construire une plus belle. — Non, non, dirent quelques Turcs, il ne faut pas non plus obéir à toutes ses idées, le saint homme a toujours été d’une humeur inégale. Tâchons toujours de le faire entrer ; une fois qu’il sera dedans, peut-être s’y plaira-t-il ; autrement il sera toujours temps de le mettre ailleurs. — Comment faire ? dirent les derviches. — Eh bien ! il faut le tourner rapidement pour l’étourdir un peu, et puis, sans lui donner le temps de se reconnaître, vous le pousserez dans l’ouverture. »

Ce conseil réunit tous les suffrages ; les chants retentirent avec une nouvelle ardeur, et les derviches, prenant le cercueil par les deux bouts, le firent tourner pendant quelques minutes ; puis, par un mouvement subit, ils se précipitèrent vers la porte, et cette fois avec un plein succès. — Le peuple attendait avec anxiété le résultat de cette manœuvre hardie ; on craignait un instant que les derviches ne fussent victimes de leur audace et que les murs ne s’écroulassent sur eux ; mais ils ne tardèrent pas à sortir en triomphe, annonçant qu’après quelques difficultés le saint s’était tenu tranquille : sur quoi la foule poussa des cris de joie et se dispersa, soit dans la campagne, soit dans les deux cafés qui dominent la côte du Raz-Beyrouth.

C’était le second miracle turc que j’eusse été admis à voir : — on se souvient de celui de la Dhossa, où le shériff de La Mecque passe à cheval sur un chemin pavé par les corps des croyans ; — mais ici le spectacle de ce mort capricieux, qui s’agitait dans les bras des porteurs et refusait d’entrer dans son tombeau, me remit en mémoire un passage de Lucien, qui attribue les mêmes fantaisies à une statue de bronze de l’Apollon syrien. C’était dans un temple situé à l’est du Liban, et dont les prêtres, une fois par année, allaient, selon l’usage, laver leurs idoles dans un lac sacré. Apollon se refusait toujours long-temps à cette cérémonie, — il n’aimait pas l’eau, sans doute en qualité de prince des feux célestes, — et s’agitait visiblement sur les épaules des porteurs, qu’il renversait à plusieurs reprises. Selon Lucien, cette manœuvre tenait à une certaine habileté gymnastique des prêtres ; mais faut-il avoir pleine confiance en cette assertion du Voltaire de l’antiquité ? Pour moi, j’ai toujours été plus disposé à tout croire qu’à tout nier, et la Bible admettant les prodiges attribués à l’Apollon syrien, lequel n’est autre que Baal, je ne vois pas pourquoi cette puissance accordée aux génies rebelles et aux esprits de Python n’aurait pas produit de tels effets ; je ne vois pas non plus pourquoi l’âme immortelle d’un pauvre santon n’exercerait pas une action magnétique sur les croyans convaincus de sa sainteté.

Et d’ailleurs, qui oserait faire du scepticisme au pied du Liban ? Ce rivage n’est-il pas le berceau même de toutes les croyances du monde ? Interrogez le premier montagnard qui passe : il vous dira que c’est sur ce point de terre qu’eurent lieu les scènes primitives de la Bible ; il vous conduira à l’endroit où fumèrent les premiers sacrifices ; il vous montrera le rocher taché du sang d’Abel ; plus loin existait la ville d’Enochia, bâtie par les géans, et dont on distingue encore les traces ; ailleurs c’est le tombeau de Chanaan, fils de Cham. — Placez-vous au point de vue de l’antiquité grecque, et vous verrez aussi descendre de ces monts tout le riant cortège des divinités dont la Grèce accepta et transmit le culte, propagé par les émigrations phéniciennes. Ces bois et ces montagnes ont retenti des cris de Vénus pleurant Adonis, et c’était dans ces grottes mystérieuses, où quelques sectes idolâtres célèbrent encore des orgies nocturnes, qu’on allait pleurer et prier sur l’image de la victime, pâle idole de marbre ou d’ivoire aux blessures saignantes, autour de laquelle les femmes éplorées imitaient les cris plaintifs de la déesse. Les chrétiens de Syrie ont des solennités pareilles dans la nuit du vendredi saint : une mère en pleurs tient la place de l’amante, mais l’imitation plastique n’est pas moins saisissante ; on a conservé les formes de la fête décrite si poétiquement dans l’idylle de Théocrite. Croyez aussi que bien des traditions primitives n’ont fait que se transformer ou se renouveler dans les cultes nouveaux. Je ne sais trop si notre église tient beaucoup à la légende de Siméon Stylite, et je pense bien que l’on peut, sans irrévérence, trouver exagéré le système de mortification de ce saint ; mais Lucien nous apprend encore que certains dévots de l’antiquité se tenaient debout plusieurs jours sur de hautes colonnes de pierre que Bacchus avait élevées, à peu de distance de Beyrouth, en l’honneur de Priape et de Junon. — Mais débarrassons-nous de ce bagage de souvenirs antiques et de rêveries religieuses où conduisent si invinciblement l’aspect des lieux et le mélange de ces populations, qui résument peut-être en elles toutes les croyances et toutes les superstitions de la terre. Moïse, Orphée, Zoroastre, Jésus, Mahomet, et jusqu’au Boudda indien, ont ici des disciples plus ou moins nombreux ; — Ne croirait-on pas que tout cela doit animer la ville, l’emplir de cérémonies et de fêtes, et en faire une sorte d’Alexandrie de l’époque romaine ? Mais non, tout est calme et morne sous la froide influence des Turcs. C’est dans la montagne, où leur pouvoir se fait moins sentir, que nous retrouverons sans doute ces mœurs pittoresques, ces étranges contrastes que tant d’auteurs ont indiqués, et que si peu ont été à même d’observer.

 

VI. — LA MONTAGNE.

J’avais, dans cette espérance, accepté avec empressement l’invitation que me faisait un prince ou émir du Liban d’aller passer quelques jours dans sa demeure située à peu de distance d’Antoura, dans le Kesrouan. Comme on devait partir le lendemain matin, je n’avais plus que le temps de retourner à l’hôtel de Battista où il s’agissait de s’entendre sur le prix de la location du cheval qu’on m’avait promis. On me conduisit dans l’écurie, où il n’y avait que de grands chevaux osseux, aux jambes fortes, à l’échine aiguë comme celle des poissons ; — ceux-là n’appartenaient pas assurément à la race des chevaux nedjis, mais on me dit que c’étaient les meilleurs et les plus sûrs pour grimper les âpres côtes des montagnes. Les élégans coursiers arabes ne brillent guère que sur le turf sablonneux du désert. J’en indiquai un au hasard, et l’on me promit qu’il serait à ma porte le lendemain, au point du jour. On me proposa pour m’accompagner un jeune garçon, nommé Moussa (Moïse), qui parlait fort bien l’italien. Je remerciai de tout mon cœur le signor Battista, qui s’était chargé de cette négociation, et chez lequel je promis de venir demeurer à mon retour.

La nuit était venue, mais les nuits de Syrie ne sont qu’un jour bleuâtre ; — tout le monde prenait le frais sur les terrasses, et cette ville, à mesure que je la regardais en remontant les collines extérieures, affectait des airs babyloniens. La lune découpait de blanches silhouettes sur les escaliers que forment de loin ces maisons qu’on a vues dans le jour si hautes et si sombres, et dont les têtes des cyprès et des palmiers rompent çà et là l’uniformité. Au sortir de la ville, ce ne sont d’abord que végétaux difformes, aloès, cactus et raquettes, étalant, comme les dieux de l’Inde, des milliers de têtes couronnées de fleurs rouges, et dressant sur vos pas des épées et des dards assez redoutables ; — mais, en dehors de ces clôtures, on retrouve l’ombre éclaircie des mûriers blancs, des lauriers et des limoniers aux feuilles luisantes et métalliques. Les hautes demeures éclairées dessinent au loin leurs ogives et leurs arceaux, et du fond de ces manoirs d’un aspect sévère, on entend parfois le son des guitares accompagnant des voix mélodieuses. — Au coin du sentier qui tourne en remontant à la maison que j’habite, il y a un cabaret établi dans le creux d’un arbre énorme. Là se réunissent les jeunes gens des environs, qui restent à boire et à chanter d’ordinaire jusqu’à deux heures du matin. L’accent guttural de leurs voix, la mélopée traînante d’un récitatif nasillard, se succèdent chaque nuit, au mépris des oreilles européennes qui peuvent s’ouvrir aux environs ; — j’avouerai pourtant que cette musique primitive et biblique ne manque pas de charme quelquefois pour qui sait se mettre au-dessus des préjugés du solfège.

En rentrant, je trouvai mon hôte maronite et toute sa famille qui m’attendaient sur la terrasse attenante à mon logement. Ces braves gens croient vous faire honneur en amenant tous leurs parens et leurs amis chez vous. Il fallut leur faire servir du café et distribuer des pipes, ce dont, au reste, se chargeaient la maîtresse et les filles de la maison, aux frais naturellement du locataire. — Quelques phrases mélangées d’italien, de grec et d’arabe défrayaient assez péniblement la conversation. Je n’osais pas dire que, n’ayant point dormi dans la journée et devant partir à l’aube du jour suivant, j’aurais aimé à regagner mon lit ; mais, après tout, la douceur de la nuit, le ciel étoilé, la mer étalant à nos pieds ses nuances de bleu nocturne blanchies çà et là par le reflet des astres, me faisaient supporter assez bien l’ennui de cette réception. Ces bonnes gens me firent enfin leurs adieux, car je devais partir avant leur réveil, et, en effet, j’eux à peine le temps de dormir trois heures d’un sommeil interrompu par le chant des coqs. En m’éveillant, je trouvai le jeune Moussa assis devant ma porte, sur le rebord de la terrasse. Le cheval qu’il avait amené stationnait au bas du perron, ayant un pied replié sous le ventre au moyen d’une corde, ce qui est la manière arabe de faire tenir en place les chevaux. Il ne me restait plus qu’à m’emboîter dans une de ces selles hautes à la mode turque, qui vous pressent comme un étau et rendent la chute presque impossible. De larges étriers de cuivre, en forme de pelle à feu, sont attachés si haut, qu’on a les jambes pliées en deux ; les coins tranchants servent à piquer le cheval. Le prince sourit un peu de mon embarras à prendre les allures d’un cavalier arabe, et me donna quelques conseils. C’était un jeune homme d’une physionomie franche et ouverte, dont l’accueil m’avait séduit tout d’abord ; il s’appelait Abou-Miran, et appartenait à une branche de la famille des Hobeïsch, la plus illustre du Kesrouan. Sans être des plus riches, il avait autorité sur une dizaine de villages composant un district, et en rendait les redevances au pacha de Tripoli. —Tout le monde étant prêt, nous descendîmes jusqu’à la route qui côtoie le rivage, et qui, ailleurs qu’en Orient, passerait pour un simple ravin. Au bout d’une lieue environ, on me montra la grotte d’où sortit le fameux dragon qui était prêt à dévorer la fille du roi de Beyrouth, lorsque saint Georges le perça de sa lance. — Ce lieu est très révéré par les Grecs et par les Turcs eux-mêmes, qui ont construit une petite mosquée à l’endroit même où eut lieu le combat.

Tous les chevaux syriens sont dressés à marcher à l’amble, ce qui rend leur trot fort doux. J’admirais la sûreté de leur pas à travers les pierres roulantes, les granits tranchans et les roches polies que l’on rencontre à tous momens. — Il fait déjà grand jour, nous avons dépassé le promontoire fertile de Beyrouth, qui s’avance dans la mer d’environ deux lieues, avec ses hauteurs couronnées de pins parasols et son escalier de terrasses cultivées en jardins ; l’immense vallée qui sépare deux chaînes de montagnes étend à perte de vue son double amphithéâtre, dont la teinte violette est constellée çà et là de points crayeux, qui signalent un grand nombre de villages, de couvens et de châteaux. C’est un des plus vastes panoramas du monde, un de ces lieux où l’âme s’élargit, comme pour atteindre aux proportions d’un tel spectacle. Au fond de la vallée coule le Nahr-Beyrout, rivière l’été, torrent l’hiver, qui va se jeter dans le golfe, et que nous traversâmes à l’ombre des arches d’un pont romain. Les chevaux avaient seulement de l’eau jusqu’à mi-jambe ; des tertres couverts d’épais buissons de lauriers-roses divisent le courant et couvrent partout de leur ombre le lit ordinaire de la rivière ; — deux zones de sable, indiquant la ligne extrême des inondations, détachent et font ressortir sur tout le fond de la vallée ce long ruban de verdure et de fleurs. Au-delà commencent les premières pentes de la montagne ; des grès verdis par les lichens et les mousses, des caroubiers tortus, des chênes rabougris à la feuille teintée d’un vert sombre, — des aloès et des nopals, embusqués dans les pierres, comme des nains armés menaçant l’homme à son passage, mais offrant un refuge à d’énormes lézards verts qui fuient par centaines sous les pieds des chevaux : — voilà ce qu’on rencontre en gravissant les premières hauteurs. Cependant de longues places de sable aride déchirent çà et là ce manteau de végétation sauvage. Un peu plus loin, ces landes jaunâtres se prêtent à la culture et présentent des lignes régulières d’oliviers. — Nous eûmes atteint bientôt le sommet de la première zone des hauteurs, qui, d’en bas, semble se confondre avec le massif du Sannin. Au-delà s’ouvre une vallée qui forme un pli parallèle à celle du Nahr-Beyrouth, et qu’il faut traverser pour atteindre la seconde crête, d’où l’on en découvre une autre encore. On s’aperçoit déjà que ces villages nombreux, qui de loin semblaient s’abriter dans les flancs noirs d’une même montagne, dominent au contraire et couronnent des chaînes de hauteurs que séparent des vallées et des abîmes ; — on comprend aussi que ces lignes, garnies de châteaux et de tours, présenteraient à toute armée une série de remparts inaccessibles, si les habitans voulaient, comme autrefois, combattre réunis pour les mêmes principes d’indépendance. Malheureusement trop de peuples ont intérêt à profiter de leurs divisions.

Nous nous arrêtâmes sur le second plateau, où s’élève une église maronite, bâtie dans le style byzantin. On disait la messe, et nous mîmes pied à terre devant la porte, afin d’en entendre quelque chose. L’église était pleine de monde, car c’était un dimanche, et nous ne pûmes trouver place qu’aux derniers rangs. Le clergé me sembla vêtu à peu près comme celui des Grecs ; les costumes sont assez beaux, et la langue employée est l’ancien syriaque que les prêtres déclamaient ou chantaient d’un ton nasillard qui leur est particulier. Les femmes étaient toutes dans une tribune élevée et protégée par un grillage. En examinant les ornemens de l’église, simples mais fraîchement réparés, je vis avec peine que l’aigle noir à double tête de l’Autriche décorait chaque pilier, comme symbole d’une protection qui jadis appartenait à la France seule. C’est depuis notre dernière révolution seulement que l’Autriche et la Sardaigne luttent avec nous d’influence dans l’esprit et dans les affaires des catholiques syriens.

Une messe, le matin, ne peut point faire de mal, à moins que l’on n’entre en sueur dans l’église et que l’on ne s’expose à l’ombre humide qui descend des voûtes et des piliers ; mais cette maison de Dieu était si propre et si riante, les cloches nous avaient appelés d’un si joli son de leur timbre argentin, et puis nous nous étions tenus si près de l’entrée, que nous sortîmes de là gaiement, bien disposés pour le reste du voyage. Nos cavaliers repartirent au galop en s’interpellant avec des cris joyeux ; faisant mine de se poursuivre, ils jetaient devant eux, comme des javelots, leurs lances ornées de cordons et de houppes de soie, et les retiraient ensuite, sans s’arrêter, de la terre ou des troncs d’arbre où elles étaient allées se piquer au loin.

Ce jeu d’adresse dura peu, car la descente devenait difficile, et le pied des chevaux se posait plus timidement sur les grès polis ou brisés en éclats tranchans. Jusque-là, le jeune Moussa m’avait suivi à pied, selon l’usage des moukres, bien que je lui eusse offert de le prendre en croupe ; mais je commençais à envier son sort. Saisissant ma pensée, il m’offrit de guider le cheval, et je pus traverser le fond de la vallée en coupant au court dans les taillis et dans les pierres. J’eus le temps de me reposer sur l’autre versant et d’admirer l’adresse de nos compagnons à chevaucher dans des ravins qu’on jugerait impraticables en Europe. Cependant nous montions à l’ombre d’une forêt de pins, et le prince mit pied à terre comme moi. Un quart d’heure après, nous nous trouvâmes au bord d’une vallée moins profonde que l’autre, et formant comme un amphithéâtre de verdure. Des troupeaux paissaient l’herbe autour d’un petit lac, et je remarquai là quelques-uns de ces moutons syriens dont la queue, alourdie par la graisse, pèse jusqu’à vingt livres. Nous descendîmes pour faire rafraîchir les chevaux jusqu’à une fontaine couverte d’un vaste arceau de pierre et de construction antique, à ce qu’il me sembla. Plusieurs femmes, gracieusement drapées, venaient remplir de grands vases, qu’elles posaient ensuite sur leurs têtes ; celles-là naturellement ne portaient pas la haute coiffure des femmes mariées, — c’étaient des jeunes filles ou des servantes.

 

VII. — UN VILLAGE MIXTE.

En avançant quelques pas encore au-delà de la fontaine, et toujours sous l’ombrage des pins, nous nous trouvâmes à l’entrée du village de Bethmérie, situé sur un plateau, d’où la vue s’étend, d’un côté vers le golfe, et, de l’autre, sur une vallée profonde, — au-delà de laquelle de nouvelles crêtes de monts s’estompent dans un brouillard bleuâtre. Le contraste de cette fraîcheur et de cette ombre silencieuse avec l’ardeur des plaines et des grèves qu’on a quittées il y a peu d’heures, est une sensation qu’on n’apprécie bien que sous de tels climats. Une vingtaine de maisons étaient répandues sous les arbres et présentaient à peu près le tableau d’un de nos villages du Midi. Nous nous rendîmes à la demeure du cheik, qui était absent, mais dont la femme nous fit servir du lait caillé et des fruits. Nous avions laissé sur notre gauche une grande maison, dont le toit écroulé et dont les solives charbonnées indiquaient un incendie récent. Le prince m’apprit que c’étaient les Druses qui avaient mis le feu à ce bâtiment, pendant que plusieurs familles maronites s’y trouvaient rassemblées pour une noce. Heureusement, les conviés avaient pu fuir à temps ; — mais le plus singulier, c’est que les coupables étaient des habitans de la même localité. Bethmérie, comme village mixte, contient environ cent cinquante chrétiens et une soixantaine de Druses. Les maisons de ces derniers sont séparées des autres par deux cents pas à peine. par suite de cette hostilité, une lutte sanglante avait eu lieu, et le pacha s’était hâté d’intervenir en établissant entre les deux parties du village un petit camp d’Albanais, qui vivait aux dépens des populations rivales.

Nous venions de finir notre repas, lorsque le cheik rentra dans sa maison. Après les premières civilités, il entama une longue conversation avec le prince, et se plaignit vivement de la présence des Albanais et du désarmement général qui avait eu lieu dans son district. Il lui semblait que cette mesure n’aurait dû s’exercer qu’à l’égard des Druses, seuls coupables d’attaque nocturne et d’incendie. De temps en temps, les deux chefs baissaient la voix, et, bien que je ne pusse saisir complètement le sens de leur discussion, je pensai qu’il était convenable de m’éloigner un peu, sous prétexte de promenade. Mon guide m’apprit en marchant que les chrétiens maronites de la province d’El Garb, où nous étions, avaient tenté précédemment d’expulser les Druses disséminés dans plusieurs villages, et que ces derniers avaient appelé à leur secours leurs coreligionnaires de l’Anti-Liban. De là une de ces luttes qui se renouvellent si souvent. La grande force des Maronites est dans la province du Kesrouan, située derrière Djébaïl et Tripoli, comme aussi la plus forte population des Druses habite les provinces situées de Beyrouth jusqu’à Saint-Jean-d’Acre. Le cheik de Bethmérie se plaignait sans doute au prince de ce que, dans la circonstance récente dont j’ai parlé, les gens du Kesrouan n’avaient pas bougé ; mais ils n’en avaient pas eu le temps, les Turcs ayant mis le holà avec un empressement peu ordinaire de leur part. C’est que la querelle était survenue au moment de payer le miri. — Payez d’abord, disaient les Turcs, ensuite vous vous battrez tant qu’il vous plaira. Le moyen, en effet, de toucher des impôts chez des gens qui se ruinent et s’égorgent au moment même de la récolte ?

Au bout de la ligne des maisons chrétiennes, je m’arrêtai sous un bouquet d’arbres, d’où l’on voyait la mer, qui brisait au loin ses flots argentés sur le sable. L’œil domine de là les croupes étagées des monts que nous avions franchis, le cours des petites rivières qui sillonnent les vallées, et le ruban jaunâtre que trace le long de la mer cette belle route d’Antonin, où l’on voit sur les rochers des inscriptions romaines et des bas-reliefs persans. Je m’étais assis à l’ombre lorsqu’on vint m’inviter à prendre du café chez un moudhir, ou commandant turc, qui, je suppose, exerçait une autorité momentanée par suite de l’occupation du village par les Albanais.

Je fus conduit dans une maison nouvellement décorée, en l’honneur sans doute de ce fonctionnaire, avec une belle natte des Indes couvrant le sol, un divan de tapisserie et des rideaux de soie. J’eus l’irrévérence d’entrer sans ôter ma chaussure, malgré les observations des valets turcs, que je ne comprenais pas. Le moudhir leur fit signe de se taire, et m’indiqua une place sur le divan sans se lever lui-même. Il fit apporter du café et des pipes, et m’adressa quelques mots de politesse en s’interrompant de temps en temps pour appliquer son cachet sur des carrés de papier que lui passait son secrétaire, assis, près de lui, sur un tabouret.

Ce moudhir était jeune et d’une mine assez fière. Il commença par me questionner, en mauvais italien, avec toutes les banalités d’usage, — sur la vapeur, sur Napoléon et sur la découverte prochaine d’un moyen pour traverser les airs. Après l’avoir satisfait là-dessus, je crus pouvoir lui demander quelques détails sur les populations qui nous entouraient. Il paraissait très-réservé à cet égard ; toutefois il m’apprit que la querelle était venue, là comme sur plusieurs autres points, de ce que les Druses ne voulaient point verser le tribut dans les mains des cheiks maronites, responsables envers le pacha. La même position existe d’une manière inverse dans les villages mixtes du pays des Druses. Je demandai au moudhir s’il y avait quelque difficulté à visiter l’autre partie du village. « Allez où vous voudrez, dit-il ; tous ces gens-là sont fort paisibles depuis que nous sommes chez eux. Autrement, il aurait fallu vous battre pour les uns ou pour les autres, pour la croix blanche ou pour la main blanche. » Ce sont les signes qui distinguent les drapeaux des Maronites et ceux des Druses, dont le fond est également rouge d’ailleurs.

Je pris congé de ce Turc, et, comme je savais que mes compagnons resteraient encore à Bethmérie pendant la plus grande chaleur du jour, je me dirigeai vers le quartier des Druses, accompagné du seul Moussa. — Le soleil était dans toute sa force, et, après avoir marché dix minutes, nous rencontrâmes les deux premières maisons. Il y avait devant celle de droite un jardin en terrasse où jouaient quelques enfans. Ils accoururent pour nous voir passer et poussèrent de grands cris qui firent sortir deux femmes de la maison. L’une d’elles portait le tantour, ce qui indiquait sa condition d’épouse ou de veuve ; l’autre paraissait plus jeune, et avait la tête couverte d’un simple voile, qu’elle ramenait sur une partie de son visage. Toutefois on pouvait distinguer leur physionomie, qui dans leurs mouvemens apparaissait et se couvrait tour à tour comme la lune dans les nuages. L’examen rapide que je pouvais en faire se complétait par les figures des enfans, toutes découvertes, et dont les traits, parfaitement formés, se rapprochaient de ceux des deux femmes. La plus jeune, me voyant arrêté, rentra dans la maison et revint avec une gargoulette de terre poreuse dont elle fit pencher le bec de mon côté à travers les grosses feuilles de cactier qui bordaient la terrasse. Je m’approchai pour boire, bien que je n’eusse pas soif, puisque je venais de prendre des rafraîchissemens chez le moudhir. L’autre femme, voyant que je n’avais bu qu’une gorgée, me dit : « Tourid leben ? Est-ce du lait que tu veux ? » Je faisais un signe de refus, mais elle était déjà rentrée. En entendant ce mot leben je me rappelais qu’il veut dire en allemand la vie. Le Liban tire aussi son nom de ce mot leben, et le doit à la blancheur des neiges qui couvrent ses montagnes, et que les Arabes, au travers des sables enflammés du désert, rêvent de loin comme le lait, — comme la vie ! La bonne femme était accourue de nouveau avec une tasse de lait écumant. Je ne pus refuser d’en boire, et j’allais tirer quelques pièces de ma ceinture, lorsque, sur le mouvement seul de ma main, ces deux personnes firent des signes de refus très énergiques. Je savais déjà que l’hospitalité a dans le Liban des habitudes plus qu’écossaises : je n’insistai pas.

Autant que j’en ai pu juger par l’aspect comparé de ces femmes et de ces enfans, les traits de la population druse ont quelque rapport avec ceux de la race persane. Ce hâle, qui répandait sa teinte ambrée sur les visages des petites filles, n’altérait pas la blancheur mate des deux femmes à demi voilées, — de telle sorte qu’on pourrait croire que l’habitude de se couvrir le visage est, avant tout, chez les Levantines, une question de coquetterie. L’air vivifiant de la montagne et l’habitude du travail colorent fortement les lèvres et les joues. Le fard des Turques leur est donc inutile ; — cependant, comme chez ces dernières, la teinture ombre leurs paupières et prolonge l’arc de leurs sourcils.

J’allai plus loin : c’étaient toujours des maisons d’un étage au plus bâties en pisé, les plus grandes en pierre rougeâtre, avec des toits plats soutenus par des arceaux intérieurs, des escaliers en dehors montant jusqu’au toit, et dont tout le mobilier, comme on pouvait le voir par les fenêtres grillées ou les portes entr’ouvertes, consistait en lambris de cèdre sculptés, en nattes et en divans, les enfans et les femmes animant tout cela sans trop s’étonner du passage d’un étranger ou m’adressant avec bienveillance le sal-kher (bonjour) accoutumé. — Arrivé au bout du village où finit le plateau de Bethmérie, j’aperçus de l’autre côté de la vallée un couvent où Moussa voulait me conduire ; mais la fatigue commençait à me gagner et le soleil était devenu insupportable : je m’assis à l’ombre d’un mur auquel je m’appuyai avec une sorte de somnolence due au peu de tranquillité de ma nuit. Un vieillard sortit de la maison, et m’engagea à venir me reposer chez lui. Je le remerciai, craignant qu’il ne fût déjà tard et que mes compagnons ne s’inquiétassent de mon absence. Voyant aussi que je refusais tout rafraîchissement, il me dit que je ne devais pas le quitter sans accepter quelque chose. Alors il alla chercher de petits abricots (mech-mech), et me les donna ; puis il voulut encore m’accompagner jusqu’au bout de la rue. Il parut contrarié en apprenant par Moussa que j’avais déjeuné chez le cheik chrétien. — C’est moi qui suis le cheik véritable, dit-il, et j’ai le droit de donner l’hospitalité aux étrangers. Moussa me dit alors que ce vieillard avait été en effet le cheik ou seigneur du village du temps de l’émir Béchir ; — mais comme il avait pris parti pour les Égyptiens, l’autorité turque ne voulait plus le reconnaître, et l’élection s’était portée sur un Maronite.

 

VIII. — LE MANOIR.

Nous remontâmes à cheval et nous descendîmes dans la vallée au fond de laquelle coule une petite rivière. En suivant son cours, qui se dirige vers la mer, et remontant ensuite au milieu des rochers et des pins, traversant çà et là des vallées fertiles plantées toujours de mûriers, d’oliviers et de cotonniers, entre lesquels on a semé le blé et l’orge, nous nous trouvâmes enfin sur le bord du Nahr-el-Kelb, c’est-à-dire le fleuve du Chien, l’ancien Lycus, qui répand une eau rare entre les rochers rougeâtres et les buissons de lauriers. Ce fleuve, qui, dans l’été, est à peine une rivière, prend sa source aux cimes neigeuses du haut Liban, ainsi que tous les autres cours d’eau qui sillonnent parallèlement cette côte jusqu’à Antakié, et qui vont se jeter dans la mer de Syrie. Les hautes terrasses du couvent d’Antoura s’élevaient à notre gauche, et les bâtimens semblaient tout près, quoique nous en fussions séparés par de profondes vallées. D’autres couvens grecs, maronites, ou appartenant aux lazaristes européens, apparaissaient, dominant de nombreux villages, — et tout cela, qui, comme description, peut se rapporter simplement à la physionomie des Apennins ou des Basses-Alpes, est d’un effet de contraste prodigieux, quand on songe qu’on est en pays musulman, à quelques lieues du désert de Damas et des ruines poudreuses de Balbeck. Ce qui fait aussi du Liban une petite Europe industrieuse, libre, intelligente surtout, c’est que là cesse l’impression de ces grandes chaleurs qui énervent les populations de l’Asie. Les cheiks et les habitans aisés ont, suivant les saisons, des résidences qui, plus haut ou plus bas dans des vallées étagées entre les monts, leur permettent de vivre au milieu d’un éternel printemps. La zone où nous entrâmes au coucher du soleil, déjà très élevée, mais protégée par deux chaînes de sommets boisés, me parut d’une température délicieuse. Là, commençaient les propriétés du prince, ainsi que Moussa me l’apprit. Nous touchions donc au but de notre course ; cependant ce ne fut qu’à la nuit fermée et après avoir traversé un bois de sycomores, où il était très difficile de guider les chevaux, que nous aperçûmes un groupe de bâtimens dominant un mamelon autour duquel tournait un chemin escarpé. C’était entièrement l’apparence d’un château gothique ; quelques fenêtres éclairées découpaient leurs ogives étroites, qui formaient du reste l’unique décoration extérieure d’une tour carrée et d’une enceinte de grands murs. Toutefois, après qu’on nous eut ouvert une porte basse à cintre surbaissé, nous nous trouvâmes dans une vaste cour entourée de galeries soutenues par des colonnes. Des valets nombreux et des nègres s’empressaient autour des chevaux, et je fus introduit dans la salle basse, ou serdar, vaste et décorée de divans, où nous prîmes place en attendant le souper. Le prince, après avoir fait servir des rafraîchissemens pour ses compagnons et pour moi, s’excusa sur l’heure avancée qui ne permettait pas de me présenter à sa famille, et entra dans cette partie de la maison, qui, chez les chrétiens comme chez les Turcs est spécialement consacrée aux femmes ; il avait bu seulement avec nous un verre de vin d’or au moment où l’on apportait le souper.

Le lendemain, je m’éveillai au bruit que faisaient dans la cour les saïs et les esclaves noirs occupés du soin des chevaux. Il y avait aussi beaucoup de montagnards qui apportaient des provisions, et quelques moines maronites en capuchon noir et en robe bleue regardant tout avec un sourire bienveillant. Le prince descendit bientôt et me conduisit à un jardin en terrasse abrité de deux côtés par les murailles du château, mais ayant vue au-dehors sur la vallée où le Nahr-el-Kelb coule profondément encaissé. On cultivait dans ce petit espace des bananiers, des palmiers nains, des limoniers et autres arbres de la plaine, qui, sur ce plateau élevé, devenaient une rareté et une recherche de luxe. Je songeais un peu aux châtelaines dont les fenêtres grillées donnaient probablement sur ce petit Eden, mais il n’en fut pas question. Le prince me parla long-temps de sa famille, des voyages que son grand-père avait faits en Europe et des honneurs qu’il y avait obtenus. Il s’exprimait fort bien en italien, comme la plupart des émirs et des cheiks du Liban, et paraissait disposé à faire quelque jour un voyage en France.

A l’heure du dîner, c’est-à-dire vers midi, on me fit monter à une galerie haute, ouverte sur la cour, et dont le fond formait une sorte d’alcôve garnie de divans avec un plancher en estrade ; deux femmes très parées étaient assises sur le divan, les jambes croisées à la manière turque, et une petite fille qui était près d’elles vint dès l’entrée me baiser la main, selon la coutume. J’aurais volontiers rendu à mon tour cet hommage aux deux dames, si je n’avais pensé que cela était contraire aux usages. Je saluai seulement, et je pris place avec le prince à une table de marqueterie qui supportait un large plateau chargé de mets. Au moment où j’allais m’asseoir, la petite fille m’apporta une serviette de soie longue et tramée d’argent à ses deux bouts. Les dames continuèrent pendant le repas à poser sur l’estrade comme des idoles. Seulement, quand la table fut ôtée, nous allâmes nous asseoir en face d’elles, et ce fut sur l’ordre de la plus âgée qu’on apporta des narghilés.

Ces personnes étaient vêtues, par-dessus les gilets qui pressent la poitrine et le cheytian (pantalon) à longs plis, de longues robes de soie rayée ; un lourde ceinture d’orfèvrerie, des parures de diamans et de rubis témoignaient d’un luxe très général d’ailleurs en Syrie, même chez les femmes d’un moindre rang ; quant à la corne que la maîtresse de la maison balançait sur son front et qui lui faisait faire les mouvements d’un cygne, elle était de vermeil ciselé avec des incrustations de turquoises ; les tresses de cheveux entremêlés de grappes de sequins ruisselaient sur les épaules, selon la mode générale du Levant. Les pieds de ces dames, repliés sur le divan, ignoraient l’usage du bas, ce qui, dans ces pays, est général et ajoute à la beauté un moyen de séduction bien éloigné de nos idées. Des femmes qui marchent à peine, qui se livrent plusieurs fois le jour à des ablutions parfumées, dont les chaussures ne compriment point les doigts, arrivent, on le conçoit bien, à rendre leurs pieds aussi charmans que leurs mains ; la teinture de henné, qui en rougit les ongles, et les anneaux des chevilles, riches comme des bracelets, complètent la grâce et le charme de cette portion de la femme, un peu trop sacrifiée chez nous à la gloire des cordonniers.

Les princesses me firent beaucoup de questions sur l’Europe et me parlèrent de plusieurs voyageurs qu’elles avaient vus déjà. C’étaient en général des légitimistes en pèlerinage vers Jérusalem, et l’on conçoit combien d’idées contradictoires se trouvent ainsi répandues sur l’état de la France, parmi les chrétiens du Liban. On peut dire seulement que nos dissentimens politiques n’ont que peu d’influence sur des peuples dont la constitution sociale diffère beaucoup de la nôtre. Des catholiques obligés de reconnaître comme suzerain l’empereur des Turcs n’ont pas d’opinion bien nette touchant notre état politique. Cependant ils ne se considèrent à l’égard du sultan que comme tributaires. Le véritable souverain est encore pour eux l’émir Béchir, livré au sultan par les Anglais après l’expédition de 1840.

En très peu de temps je me trouvai fort à mon aise dans cette famille, et je vis avec plaisir disparaître la cérémonie et l’étiquette du premier jour. Les princesses, vêtues simplement et comme les femmes ordinaires du pays, se mêlaient aux travaux de leurs gens, et la plus jeune descendait aux fontaines avec les filles du village, ainsi que la Rébecca de la Bible et la Nausicaa d’Homère. On s’occupait beaucoup dans ce moment-là de la récolte de la soie, et l’on me fit voir les cabanes, bâtimens d’une construction légère qui servent de magnanerie. Dans certaines salles, on nourrissait encore les vers sur des cadres superposés ; dans d’autres, le sol était jonché d’épines coupées sur lesquelles les larves des vers avaient opéré leur transformation. Les cocons étoilaient comme des olives d’or les rameaux entassés et figurant d’épais buissons ; il fallait ensuite les détacher et les exposer à des vapeurs soufrées pour détruire la chrysalide, puis dévider ces fils presque imperceptibles. Des centaines de femmes et d’enfans étaient employés à ce travail, dont les princesses avaient aussi la surveillance.

 

IX. — UNE CHASSE.

Le lendemain de mon arrivée, qui était un jour de fête, on vint me réveiller dès le point du jour pour une chasse qui devait se faire avec éclat. J’allais m’excuser sur mon peu d’habileté dans cet exercice, craignant de compromettre, vis-à-vis de ces montagnards, la dignité européenne ; — mais il s’agissait simplement d’une chasse au faucon. Le préjugé qui ne permet aux Orientaux que la chasse des animaux nuisibles les a conduits, depuis des siècles, à se servir d’oiseaux de proie sur lesquels retombe la faute du sang répandu. La nature a toute la responsabilité de l’acte cruel commis par l’oiseau de proie. C’est ce qui explique comment cette sorte de chasse a toujours été particulière à l’Orient. A la suite des croisades, la mode s’en répandit chez nous.

Je pensais que les princesses daigneraient nous accompagner, ce qui aurait donné à ce divertissement un caractère tout chevaleresque ; mais on ne les vit point paraître. Des valets, chargés du soin des oiseaux, allèrent chercher les faucons dans des logettes situées à l’intérieur de la cour, et les remirent au prince et à deux de ses cousins, qui étaient les personnages les plus apparens de la troupe. Je préparais mon poing pour en recevoir un, lorsqu’on m’apprit que les faucons ne pouvaient être tenus que par des personnes connues d’eux. Il y en avait trois tout blancs, chaperonnés fort élégamment, et, comme on me l’expliqua, de cette race particulière à la Syrie, dont les yeux ont l’éclat de l’or.

Nous descendîmes dans la vallée, en suivant le cours du Nahr-el-Kelb, jusqu’à un point où l’horizon s’élargissait, et où de vastes prairies s’étendaient à l’ombre des noyers et des peupliers. La rivière, en faisant un coude, laissait échapper dans la plaine de vastes flaques d’eau à demi cachées par les joncs et les roseaux. On s’arrêta, et l’on attendit que les oiseaux, effrayés d’abord par le bruit des pas de chevaux, eussent repris leurs habitudes de mouvement ou de repos. Quand tout fut rendu au silence, on distingua parmi les oiseaux qui poursuivaient les insectes du marécage, deux hérons occupés probablement de pêche, et dont le vol traçait de temps en temps des cercles au-dessus des herbes. Le moment était venu ; on tira quelques coups de fusil pour faire monter les hérons, puis on décoiffa les faucons, et chacun des cavaliers qui les tenaient les lança en les encourageant par des cris. Ces oiseaux commencèrent par voler au hasard, cherchant une proie quelconque ; ils eurent bientôt aperçu les hérons, qui, attaqués isolément, se défendirent à coups de bec. Un instant, on craignit que l’un des faucons ne fût percé par le bec de celui qu’il attaquait seul ; mais, averti probablement du danger de la lutte, il alla se réunir à ses deux compagnons de perchoir. L’un des hérons, débarrassé de son ennemi, disparut dans l’épaisseur des arbres, tandis que son compagnon s’élevait en droite ligne vers le ciel. Alors commença l’intérêt réel de la chasse. En vain le héron poursuivi s’était-il perdu dans l’espace, où nos yeux ne pouvaient plus le voir, les faucons le voyaient pour nous, et, ne pouvant le suivre si haut, attendaient qu’il redescendît. C’était un spectacle plein d’émotions que de voir planer ces trois combattans à peine visibles eux-mêmes et dont la blancheur se fondait dans l’azur du ciel. — Au bout de dix minutes, le héron, fatigué ou peut-être ne pouvant plus respirer dans l’air trop raréfié de la zone qu’il parcourait, reparut à peu de distance des faucons, qui fondirent sur lui. Ce fut une lutte d’un instant, qui, se rapprochant de la terre, nous permit d’entendre les cris et de voir un mélange furieux d’ailes, de cols et de pattes enlacés. Tout à coup les quatre oiseaux tombèrent comme une masse dans l’herbe, et les piqueurs furent obligés de les chercher quelques momens. Enfin ils ramassèrent le héron qui vivait encore, et dont ils coupèrent la gorge afin qu’il ne souffrît pas plus longtemps. Ils jetèrent alors aux faucons un morceau de chair coupée dans l’estomac de la proie, et rapportèrent en triomphe les dépouilles sanglantes du vaincu. Le prince me parla des chasses qu’il faisait quelquefois dans la vallée de Becqua, où l’on employait le faucon pour prendre des gazelles. Malheureusement il y a quelque chose de plus cruel dans cette chasse que l’emploi même des armes, car les faucons sont dressés à s’aller poser sur la tête des pauvres gazelles, dont ils crèvent les yeux. Je n’étais nullement curieux d’assister à d’aussi tristes amusemens.

Il y eut ce soir-là un banquet splendide auquel beaucoup de voisins avaient été conviés. On avait placé dans la cour beaucoup de petites tables à la turque, multipliées et disposées d’après le rang des invités. Le héron, victime triomphale de l’expédition, décorait avec son col dressé au moyen de fils de fer et ses ailes en éventail le point central de la table princière, placée sur une estrade, et où je fus invité à m’asseoir auprès d’un des pères lazaristes du couvent d’Antoura, qui se trouvait là à l’occasion de la fête. — Des chanteurs et des musiciens étaient placés sur le perron de la cour, et la galerie inférieure était pleine de gens assis à d’autres petites tables de cinq à six personnes. Les plats à peine entamés passaient des premières tables aux autres, et finissaient par circuler dans la cour, où les montagnards, assis à terre, les recevaient à leur tour. — On nous avait donné de vieux verres de Bohême ; mais la plupart des conviés buvaient dans des tasses qui faisaient la ronde. De longs cierges de cire éclairaient les tables principales. — Le fonds de la cuisine se composait de mouton grillé, de pilau en pyramide, jauni de poudre de cannelle et de safran, puis de fricassées, de poissons bouillis, de légumes farcis, de viandes hachées, de melons d’eau, de bananes et autres fruits du pays. A la fin du repas, on porta des santés au bruit des instrumens et aux cris joyeux de l’assemblée ; la moitié des gens assis à table se levait et buvait à l’autre. Cela dura long-temps ainsi. — Il va sans dire que les dames, après avoir assisté au commencement du repas, mais sans y prendre part, se retirèrent dans l’intérieur de la maison.

La fête se prolongea fort avant dans la nuit. En général, on ne peut rien distinguer dans la vie des émirs et cheiks maronites, qui diffère beaucoup de celle des autres Orientaux, si ce n’est ce mélange des coutumes arabes et de certains usages de nos époques féodales. C’est la transition de la vie de tribu, comme on la voit établie encore au pied de ces montagnes, à cette ère de civilisation moderne qui gagne et transforme déjà les cités industrieuses de la côte. Il semble que l’on vive au milieu du XIIIe siècle français ; mais en même temps on ne peut s’empêcher de penser à Saladin et à son frère Malek-Adel, que les Maronites se vantent d’avoir vaincu entre Beyrouth et Saïde. Le lazariste auprès duquel j’étais placé pendant le repas (il se nommait le père Adam) me donna beaucoup de détails sur le clergé maronite. J’avais cru jusque-là que ce n’étaient que des catholiques médiocres, attendu la faculté qu’ils avaient de se marier. Ce n’est là toutefois qu’une tolérance accordée spécialement à l’église syrienne. Les femmes des curés sont appelées prêtresses par honneur, mais n’exercent aucune fonction sacerdotale. Le pape admet aussi l’existence d’un patriarche maronite, nommé par un conclave, et qui, au point de vue canonique, porte le titre d’évêque d’Antioche ; mais ni le patriarche ni ses douze évêques suffragans ne peuvent être mariés.

 

X. — LE KESROUAN.

Nous allâmes le lendemain reconduire le père Adam à Antoura. C’est un édifice assez vaste au-dessus d’une terrasse qui domine tout le pays, et au bas de laquelle est un vaste jardin planté d’orangers énormes. L’enclos est traversé d’un ruisseau qui sort des montagnes et que reçoit un grand bassin. L’église est bâtie hors du couvent, qui se compose à l’intérieur d’un édifice assez vaste divisé en un double rang de cellules ; les pères s’occupent, comme les autres moines de la montagne, de la culture de l’olivier et des vignes. Ils ont des classes pour les enfans du pays ; leur bibliothèque contient beaucoup de livres imprimés dans la montagne, car il y a aussi là des moines imprimeurs, et j’y ai trouvé même la collection d’un journal-revue intitulé l’Ermite de la Montagne, dont la publication a cessé depuis quelques années. Le père Adam m’apprit que la première imprimerie avait été établie il y a cent ans, à Mar-Hanna par un religieux d’Alep nommé Abdallah-Zeker, qui grava lui-même et fondit les caractères. Beaucoup de livres de religion, d’histoire et même des recueils de contes sont sortis de ces presses bénies. Il est assez curieux de voir en passant au bas des murs d’un couvent des feuilles imprimées qui sèchent au soleil. Du reste, les moines du Liban exercent toutes sortes d’états, et ce n’est pas à eux qu’on reprochera la paresse.

Outre les couvens assez nombreux des lazaristes et des jésuites européens, qui aujourd’hui luttent d’influence et ne sont pas toujours amis, il y a dans le Kesrouan environ deux cents couvens de moines réguliers, sans compter un grand nombre d’ermitages dans le pays de Mar-Elicha. On rencontre aussi de nombreux couvens de femmes consacrés la plupart à l’éducation. — Tout cela ne forme-t-il pas un personnel religieux bien considérable pour un pays de cent dix lieues carrées, qui ne compte pas deux cent mille habitans ! Il est vrai que cette portion de l’ancienne Phénicie a toujours été célèbre par l’ardeur de ses croyances. A quelques lieues du point où nous étions coule le Nahr-Ibrahim, l’ancien Adonis, qui se teint de rouge encore au printemps à l’époque où l’on pleurait jadis la mort du symbolique favori de Vénus. C’est près de l’endroit où cette rivière se jette dans la mer qu’est situé Djébaïl, l’ancienne Biblos, où naquit Adonis, fils, comme on sait, de Cynire et de Myrrha, la propre fille de ce roi phénicien. Ces souvenirs de la fable, ces adorations, ces honneurs divins rendus jadis à l’inceste et à l’adultère indignent encore les bons religieux lazaristes. — Quant aux moines maronites, ils ont le bonheur de les ignorer profondément.

Le prince voulut bien m’accompagner et me guider dans plusieurs excursions à travers cette province du Kesrouan, que je n’aurais crue ni si vaste ni si peuplée. Gazir, la ville principale, qui a cinq églises et une population de six mille âmes, est la résidence de la famille Hobeïsch, l’une des trois plus nobles de la nation maronite ; les deux autres sont les Avaki et les Khazen. Les descendans de ces trois maisons se comptent par centaines, et la coutume du Liban, qui veut le partage égal des biens entre frères, a réduit beaucoup nécessairement l’apanage de chacun. Cela explique la plaisanterie locale qui appelle certains de ces émirs princes d’olive et de fromage, en faisant allusion à leurs maigres moyens d’existence. Les plus vastes propriétés appartiennent à la famille Khazen, qui habite Zouk-Mikael, ville plus peuplée encore que Gazir. Louis XIV contribua beaucoup à l’éclat de cette famille, en confiant à plusieurs de ses membres des fonctions consulaires. Il y a en tout cinq districts dans la partie de la province dite le Kesrouan-Gazir, et trois dans le Kesrouan-Bekfaya, situé du côté de Balbek et de Damas. Chacun de ces districts comprend un chef-lieu gouverné d’ordinaire par un émir, et une douzaine de villages ou paroisses placés sous l’autorité des cheiks. L’édifice féodal ainsi constitué aboutit à l’émir de la province, qui, lui-même, tient ses pouvoirs du grand émir résidant à Deïr Khamar. Ce dernier étant aujourd’hui captif des Turcs, son autorité a été déléguée à deux kaïmakans ou gouverneurs, l’un Maronite, l’autre Druse, forcés de soumettre au pacha toutes les questions d’ordre politique. Cette disposition a l’inconvénient d’entretenir entre les deux peuples un antagonisme d’intérêts et d’influences qui n’existait pas lorsqu’ils vivaient réunis sous un même prince. La grande pensée de l’émir Fakardin, qui avait été de mélanger les populations et d’effacer les préjugés de race et de religion, se trouve prise à contre-pied, et l’on tend à former deux nations ennemies là où il n’en existait qu’une seule, unie par des liens de solidarité et de tolérance mutuelle.

On se demande quelquefois comment les souverains du Liban parvenaient à s’assurer la sympathie et la fidélité de tant de peuples de religions diverses. A ce propos, le père Adam me disait que l’émir Béchir était chrétien par son baptême, Turc par sa vie et Druse par sa mort, — ce dernier peuple ayant le droit immémorial d’ensevelir les souverains de la montagne. Il me racontait encore une anecdote locale analogue. Un Druse et un Maronite qui faisaient route ensemble s’étaient demandé : « Mais quelles est donc la religion de notre souverain ? — Il est Druse, disait l’un. — Il est chrétien, disait l’autre ». Un Métuali (sectaire musulman) qui passait est choisi pour arbitre, et n’hésite pas à répondre : « Il est Turc. » Ces braves gens, plus irrésolus que jamais, conviennent d’aller chez l’émir lui demander de les mettre d’accord. L’émir Béchir les reçut fort bien, et une fois au courant de leur querelle, dit en se tournant vers son vizir : « Voilà des gens bien curieux ! qu’on leur tranche la tête à tous les trois ! » Sans ajouter une croyance exagérée à la sanglante affabulation de cette histoire, on peut y reconnaître la politique éternelle des grands émirs du Liban. Il est très vrai que leur palais contient une église, une mosquée et un khaloué (temple druse). Ce fut long-temps le triomphe de leur politique, et c’en est peut-être devenu l’écueil.

 

XI. — UN COMBAT.

J’acceptais avec bonheur cette vie des montagnes, dans une atmosphère tempérée au milieu de mœurs à peine différentes de celles que nous voyons dans nos provinces du Midi. C’était un repos pour les longs mois passés sous les ardeurs du soleil d’Égypte, — et quant aux personnes, c’était ce dont l’âme a besoin, cette sympathie qui n’est jamais entière de la part des musulmans, ou qui, chez la plupart, est contrariée par les préjugés de race. Je retrouvais dans la lecture, dans la conversation, dans les idées, ces choses de l’Europe que nous fuyons par ennui, par fatigue, mais que nous rêvons de nouveau après un certain temps, comme nous avions rêvé l’inattendu, l’étrange, pour ne pas dire l’inconnu. Ce n’est pas avouer que notre monde vaille mieux que celui-là, c’est seulement retomber insensiblement dans les impressions d’enfance, c’est accepter le joug commun. On lit dans une pièce de vers de Henri Heine l’apologue d’un sapin du Nord couvert de neige, qui demande le sable aride et le ciel de feu du désert, — tandis qu’à la même heure un palmier brûlé par l’atmosphère aride des plaines d’Égypte demande à respirer dans les brumes du Nord, à se baigner dans la neige fondue, à plonger ses racines dans le sol glacé !

Par un tel esprit de contraste et d’inquiétude, je songeais déjà à retourner dans la plaine, me disant, après tout, que je n’étais pas venu en Orient pour passer mon temps dans un paysage des Alpes ; — mais un soir, j’entends tout le monde causer avec inquiétude ; des moines descendent des couvens voisins, tout effarés ; on parle des Druses qui sont venus en nombre de leurs provinces et qui se sont jetés sur les cantons mixtes, désarmés par ordre du pacha de Beyrouth. Le Kesrouan, qui fait partie du pachalick de Tripoli, a conservé ses armes ; il faut donc aller soutenir des frères sans défense, il faut passer le Nahr-el-Kelb, qui est la limite des deux pays, véritable Rubicon, qui n’est franchi que dans des circonstances graves. Les montagnards armés se pressaient impatiemment autour du village et dans les prairies. Des cavaliers parcouraient les localités voisines en jetant le vieux cri de guerre : « Zèle de Dieu ! zèle des combats ! » — Le prince me prit à part et me dit : « Je ne sais ce que c’est ; les rapports qu’on nous fait sont exagérés peut-être, mais nous allons toujours nous tenir prêts à secourir nos voisins. Le secours des pachas arrive toujours quand le mal est fait... Vous feriez bien, quant à vous, de vous rendre au couvent d’Antoura ou de regagner Beyrouth par la mer. — Non, lui dis-je ; laissez-moi vous accompagner. Ayant eu le malheur de naître dans une époque peu guerrière, je n’ai encore vu de combats que dans l’intérieur de nos villes d’Europe, et de tristes combats, je vous jure ! Nos montagnes à nous, étaient des groupes de maisons, et nos vallées des places et des rues ! Que je puisse assister, dans ma vie, à une lutte un peu grandiose, à une guerre religieuse. Il serait si beau de mourir pour la cause que vous défendez ! »

Je disais, je pensais ces choses ; l’enthousiasme environnant m’avait gagné ; — je passai la nuit suivante à rêver des exploits qui nécessairement m’ouvraient les plus hautes destinées. — Au point du jour, quand le prince monta à cheval, dans la cour, avec ses hommes, je me disposais à en faire autant ; mais le jeune Moussa s’opposa résolument à ce que je me servisse du cheval qui m’avait été loué à Beyrouth : il était chargé de le ramener vivant, et craignait avec raison les chances d’une expédition guerrière. Je compris la justesse de sa réclamation, — et j’acceptai un des chevaux du prince. — Nous passâmes enfin la rivière, étant tout au plus une douzaine de cavaliers sur peut-être trois cents hommes.

Après quatre heures de marche, on s’arrêta près du couvent de Mar-Hanna, où beaucoup de montagnards vinrent encore nous rejoindre. Les moines basiliens nous donnèrent à déjeuner ; mais, selon eux, il fallait attendre : rien n’annonçait que les Druses eussent envahi le district. Cependant les nouveaux arrivés exprimaient un avis contraire, et l’on résolut d’avancer encore. Nous avions laissé les chevaux pour couper au court à travers les bois, et, vers le soir, après quelques alertes, nous entendîmes des coups de fusil répercutés par les rochers. Je m’étais séparé du prince en gravissant une côte pour arriver à un village qu’on apercevait au-dessus des arbres, et je me trouvai avec quelques hommes au bas d’un escalier de terrasses cultivées ; — plusieurs d’entre eux semblèrent se concerter, puis ils se mirent à attaquer la haie de cactus qui formait clôture, et, pensant qu’il s’agissait de pénétrer jusqu’à des ennemis cachés, j’en fis autant avec mon yataghan ; — les spatules épineuses roulaient à terre comme des têtes coupées, et la brèche ne tarda pas à nous donner passage. Là, mes compagnons se répandirent dans l’enclos, et, ne trouvant personne, se mirent à hacher les pieds de mûriers et d’oliviers avec une rage extraordinaire. L’un d’eux, voyant que je ne faisais rien, voulut me donner une cognée ; je le repoussai ; ce spectacle de destruction me révoltait. Je venais de reconnaître que le lieu où nous nous trouvions n’était autre que la partie du village de Bethmérie où j’avais été si bien accueilli quelques jours auparavant. Heureusement je vis de loin le gros de nos gens qui arrivait sur le plateau, et je rejoignis le prince, qui paraissait dans une grande irritation. Je m’approchai de lui pour lui demander si nous n’avions d’ennemis à combattre que des cactus et des mûriers ; — mais il déplorait déjà tout ce qui venait d’arriver, et s’occupait à empêcher que l’on mît le feu aux maisons. Voyant quelques Maronites qui s’en approchaient avec des branches de sapin allumées, il leur ordonna de revenir. Les Maronites l’entourèrent en criant : « Les Druses ont fait cela chez les chrétiens ; aujourd’hui nous sommes forts, il faut leur rendre la pareille ! »

Le prince hésitait à ces mots, parce que la loi du talion est sacrée parmi les montagnards. Pour un meurtre, il en faut un autre, et de même pour les dégâts et les incendies. Je tentai de lui faire remarquer qu’on avait déjà coupé beaucoup d’arbres, et que cela pouvait passer pour une compensation. Il trouva une raison plus concluante à donner. — Ne voyez-vous pas, leur dit-il, que l’incendie serait aperçu de Beyrouth ? Les Albanais seraient envoyés de nouveau ici ! 

Cette considération finit par calmer les esprits. Cependant on n’avait trouvé dans les maisons qu’un vieillard coiffé d’un turban blanc, qu’on amena, et dans lequel je reconnus aussitôt le bonhomme qui, lors de mon passage à Bethmérie, m’avait offert de me reposer chez lui. On le conduisit chez le cheik chrétien, qui paraissait un peu embarrassé de tout ce tumulte, et qui cherchait, ainsi que le prince, à réprimer l’agitation. Le vieillard druse gardait un maintien fort tranquille, et dit en regardant le prince :

— La paix soit avec toi, Miran ; que viens-tu faire dans notre pays ?

— Où sont tes frères ? dit le prince ; ils ont fui sans doute en nous apercevant de loin.

— Tu sais que ce n’est pas leur habitude, dit le vieillard ; mais ils se trouvaient quelques-uns seulement contre tout ton peuple ; ils ont emmené loin d’ici les femmes et les enfans. Moi, j’ai voulu rester.

— On nous a dit pourtant que vous aviez appelé les Druses de l’autre montagne et qu’ils étaient en grand nombre.

— On vous a trompés. Vous avez écouté de mauvaises gens, des étrangers qui eussent été contens de nous faire égorger, afin qu’ensuite nos frères vinssent ici nous venger sur vous ! 

Le vieillard était resté debout pendant cette explication. Le cheik, chez lequel nous étions, parut frappé de ces paroles, et lui dit : — Te crois-tu prisonnier ici ? Nous fûmes amis autrefois ; pourquoi ne t’assieds-tu pas avec nous ?

— Parce que tu es dans ma maison, dit le vieillard.

— Allons, dit le cheik chrétien, oublions tout cela. Prends place sur ce divan ; on va t’apporter du café et une pipe.

— Ne sais-tu pas, dit le vieillard, qu’un Druse n’accepte jamais rien chez les Turcs ni chez leurs amis, de peur que ce ne soit le produit des exactions et des impôts injustes ?

— Un ami des Turcs ? je ne le suis pas !

— N’ont-ils pas fait de toi un cheik, tandis que c’est moi qui l’étais dans le village du temps d’Ibrahim, et alors ta race et la mienne vivaient en paix ? N’est-ce pas toi aussi qui es allé te plaindre au pacha pour une affaire de tapageurs, une maison brûlée, une querelle de bons voisins, que nous aurions vidée facilement entre nous ? 

Le cheik secoua la tête sans répondre ; mais le prince coupa court à l’explication, et sortit de la maison, en tenant le Druse par la main. — Tu prendras bien le café avec moi, qui n’ai rien accepté des Turcs, lui dit-il, et il ordonna à son cafedji de lui en servir sous les arbres.

— J’étais un ami de ton père, dit le vieillard, et dans ce temps-là Druses et Maronites vivaient en paix. 

Et ils se mirent à causer long-temps de l’époque où les deux peuples étaient réunis sous le gouvernement de la famille Schebab, et n’étaient pas abandonnés à l’arbitraire des pachas.

Il fut convenu que le prince remmènerait tout son monde, que les Druses reviendraient dans le village sans appeler des secours éloignés, et que l’on considèrerait le dégât qui venait d’être fait chez eux comme une compensation de l’incendie précédent d’une maison chrétienne. — Ainsi se termina cette terrible expédition où je m’étais promis de recueillir tant de gloire ; mais toutes les querelles des villages mixtes ne trouvent pas des arbitres aussi concilians que l’avait été le prince Abou-Miran. Cependant il faut dire que si l’on peut citer des assassinats isolés, les querelles générales sont rarement sanglantes. C’est un peu alors comme les combats des Espagnols, où l’on se poursuit dans les monts sans se rencontrer, parce que l’un des partis se cache toujours quand l’autre est en force. On crie beaucoup, on brûle des maisons, on coupe des arbres, et les bulletins, rédigés par des intéressés, donnent seuls le compte des morts.

Au fond, ces peuples s’estiment entre eux plus qu’on ne croit, et ne peuvent oublier les liens qui les unissaient jadis. Tourmentés et excités soit par les missionnaires, soit par les moines, soit par les Turcs, soit par les Européens, ils se ménagent à la manière des condottieri d’autrefois, qui livraient de grands combats sans effusion de sang. Les moines prêchent, il faut bien courir aux armes ; les missionnaires anglais déclament et paient, il faut bien se montrer vaillans ; — mais il y a au fond de tout cela doute et découragement. Chacun comprend déjà ce que veulent quelques puissances de l’Europe, divisées de but et d’intérêts et secondées par l’imprévoyance des Turcs. En suscitant des querelles dans les villages mixtes, on croit avoir prouvé la nécessité d’une entière séparation entre les deux races, autrefois unies et solidaires. Le travail qui se fait en ce moment dans le Liban sous couleur de pacification consiste à opérer l’échange des propriétés qu’ont les Druses dans les cantons chrétiens contre celles qu’ont les chrétiens dans les cantons druses. Alors plus de ces luttes intestines tant de fois exagérées ; seulement on aura deux peuples bien distincts, dont l’un sera placé peut-être sous la protection de l’Autriche, et l’autre sous celle de l’Angleterre. Il serait alors difficile que la France recouvrât l’influence qui, du temps de Louis XIV, s’étendait également sur la race druse et la race maronite.

Il ne m’appartient pas de me prononcer sur d’aussi graves intérêts. Je regretterai seulement de n’avoir point pris part dans le Liban à des luttes plus homériques. — Je dus bientôt quitter le prince pour me rendre sur un autre point de la montagne. Cependant la renommée de l’affaire de Bethmérie grandissait sur mon passage ; grâce à l’imagination bouillante des moines italiens, ce combat contre des mûriers avait pris peu à peu les proportions d’une croisade.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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