1847 — Scénario des deux premiers actes des Monténégrins, manuscrit autographe, coll. particulière, publié par Jean Richer, Archives nervaliennes n° 7, 1968, et NPl I, 1115-1120.

La pièce, musique de Limnander, sera créée à l’Opéra-Comique le 31 mars 1847. En 1853, Nerval publiera la chanson de Zisca sous le titre: Chanson gothique dans Petits Châteaux de Bohême, Troisième Château.

******

 

LES MONTÉNÉGRINS.

 

La scène se passe en 1806 pendant cette campagne, dont fit partie l’expédition des bouches du Cattaro. Un brillant fait d’armes de l’Empire, joint au contraste des mœurs d’un peuple oriental, qui a beaucoup de rapport avec les Albanais ses voisins, nous ont paru dignes d’intérêt sur une scène populaire.

Les traditions principales du pays, telles que la croyance aux vampires, l’emploi de philtres amoureux, le rôle que jouent les femmes dans la guerre, l’état à demi sauvage des tribus, sont venues s’encadrer dans notre projet.

Voici le précis des faits.

L’Illyrie est soumise à la France, les troupes sont maîtresses des villes et des forts ; seuls les Monténégrins n’ont fait qu’une soumission apparente. On s’en est contenté ne voulant pas pénétrer dans un pays de montagnes et de précipices, dont la possession n’aurait aucun avantage.

Mais une fermentation sourde a lieu depuis l’annonce de l’approche d’une armée russe.

On a envoyé un détachement de dix à douze hommes pour occuper un vieux château depuis longtemps inhabité qui commande l’entrée d’une gorge correspondant au Monténégro.Ces hommes font halte dans un village d’où l’on aperçoit le château où ils arriveront le soir même. Ils s’arrêtent pour boire avec les paysans, braves gens des plaines qui paraissent inoffensifs.

Une bohémienne arrive, c’est Béatrice, la fille d’un chef monténégrin, qui a pris ce déguisement pour observer les Français. Elle est accompagnée d’un joueur de guzla, espèce de ménétrier du pays qui chante des ballades, et se nomme Zisca.

Les soldats partent sans rien soupçonner.

Après leur départ, Andréas, chef monténégrin, reconnaît Béatrix qui lui dit qu’elle agit par les ordres de son père.

Elle raconte comment elle a sauvé naguère un jeune officier. Andréas la blâme de cette pitié et parle de l’extermination prochaine des Français.

Bientôt arrive Puck qui précède un officier nommé Sergy dont il est le guide. Il donne quelques détails, après quoi Sergy paraît.

Les mécontents se taisent ; dans cet officier la bohémienne reconnaît celui qu’elle a sauvé. Elle frémit dès lors des menaces d’Andréas, mais elle se garde d’en rien manifester. Au moment où elle se promet de veiller sur lui dans les nouveaux dangers qu’il va courir, le poste français chargé de la garde du village l’arrête à sa sortie comme espionne, et la ramène.

Ici a lieu la reconnaissance entre les amants. Sergy raconte qu’il a été sauvé par cette femme et la fait mettre en liberté.

Sergy expose qu’il doit aller porter un ordre aux soldats qui sont allés précédemment prendre possession du château de la Maladetta. Tout le monde chercher à le détourner d’y aller seul. C’est un château habité par les vampires.

On lui raconte une légende, dont une partie lui est chantée par le joueur de guzla.

Le dernier seigneur de ce château, nommé Véliko, avait livré le pays aux Turcs et avait renié sa foi. Il enlevait les plus belles filles des environs. Une d’elles, nommée Hélène, qu’il avait forcée à lui servir à boire dans un de ses repas d’orgie, se poignarda au moment où il voulait l’embrasser.

L’année suivante, le même jour, il était à table avec ses amis. Lorsque la même heure sonna il eut l’idée d’appeler Hélène pour qu’elle lui versât à boire. Le spectre d’Hélène parut, lui versa à boire, et comme par bravade il lui demandait un baiser, elle lui imprima ses lèvres sur le col et but son sang.

Or, dit-on à Sergy, nous sommes au jour de ce sanglant anniversaire. A minuit le château s’éclaire et les imprudents qui braveraient le fantôme subiraient le sort du seigneur impie. Dans ce fantôme séduisant, chacun croit reconnaître la femme qu’il aime.

Des Français ne croient pas à de pareils contes ! dit Sergy, du reste mes compagnons ont pris possession de ces ruines...

Ils périront tous, s’écrie-t-on !

Sergy qui pressent quelque trahison force le guide à le conduire et le joueur de guzla à le suivre. Avant la nuit il aura atteint le château.

 

2e acte.

Le château est sombre ; les trois hommes agités de divers sentiments pénètrent avec des torches. Sergy s’étonne de ne pas rencontrer le poste français qui avait dû prendre possession des ruines.

Il veut visiter d’autres salles, Puck demeure seul et subit une apparition qui le remplit de terreur. Sergy revient, ne croit pas aux paroles de Puck et suppose que les soldats seront allés occuper un poste plus éloigné. Il s’agit de souper et de passer la nuit là ; il est trop tard pour se remettre en route.

Puck prépare le souper sur une table. Sergy excité par Zisca fait en riant une invocation au fantôme. Rien ne répond. Il n’est pas encore l’heure, dit Zisca, mais si tu as le courage de braver l’apparition, il faut illuminer la salle comme autrefois.

Il allume des candélabres ; aussitôt l’on voit une inscription et des habits sanglants à terre. L’inscription annonce à l’officier que ses camarades, trahis par la bohémienne, l’ont saisie dans ces ruines et fusillée, et sont allés occuper un poste plus sûr.

Désespoir de Sergy croyant sa maîtresse morte. En ce moment l’heure sonne. Béatrice paraît vêtue de blanc avec une couronne de cyprès et tenant un vase d’or à la main. — C’est le vampire ! s’écrient Puck et Zisca en choeur.

 

Béatrice

Je viens à ton appel ! ô toi qui m’as aimée !
Ta voix est descendue au séjour douloureux
Où l’espérance hélas sous la tombe enfermée
Est le seul bien des malheureux.
Puisque ici bas le destin nous sépare
Conserve-moi ce cœur dont tu m’avais fait don.
Avec le souvenir tout malheur se répare
Et l’amour fait du ciel descendre le pardon !

 

Elle va disparaître ; Sergy veut l’arrêter par le bras. Sa main porte sur un bracelet d’où la main de Béatrice s’échappe et sur lequel Sergy effrayé lit le nom d’Hélène.

 

Ô ciel ma main n’a pu saisir son bras
Et cet ornement seul, ce bracelet...
 
— Regarde ! lui dit Béatrice
— Le nom d’Hélène est là gravé
Et c’est Béatrice qui le porte !
Mais qu’elle reste ! Et que m’importe
Le destin qui m’est réservé !
Ah fantôme ou magicienne
Soit Béatrice ou soit Hélène,
Ton seul aspect sait me charmer ;
Relève ma force abattue,
Je me livre à l’amour qui tue
Plutôt que de ne plus aimer !

 

Béatrice

O ne crains rien, je t’aime,
Oui je t’aime toujours,
Et le moment suprême
N’éteint pas les amours !
Si la terre t’enchaîne
Pour quelque temps encor
Bois l’oubli de ta peine
Dans cette coupe d’or

 

Sergy Béatrice
Sa parole Le temps vole
Son accent, &c. C’est l’instant, &c.

 

Ici la scène s’anime par le ressouvenir de la ballade et l’incertitude étrange de Sergy qui se laisse aller au charme. Il boit. Béatrice s’écrie :

 

Du tombeau s’élance plus belle
Ranimant sa flamme immortelle
L’âme pure à l’amour fidèle
Qui s’en va rayonner aux cieux !
Bravant le sort qui nous sépare, &c.

 

Ceci suffit pour donner une idée de la couleur et du développement de la scène. Sergy tantôt séduit, tantôt hésitant dans un doute terrible, finit par s’écrier :

 

Non, non ! tu vis encor, le feu de la jeunesse
Dans la nuit du tombeau ne s’éteint pas ainsi, &c.

 

Il va décidément pour saisir le fantôme, mais en ce moment la boisson enivrante (opium ou hatchich) que Béatrice lui a donnée commence à produire son effet, il délire, il chancelle, — des inconnus entrent, il les prend pour d’autres fantômes.

Les arrivants ne sont autres qu’Andréas et d’autres chefs monténégrins. Le château éclairé dans cette nuit fatale est un signal qui d’ordinaire réunit les chefs dans les jours de danger. De ce moment la scène s’explique. On apprend que déjà les douze soldats français qui avaient pris possession des ruines ont été faits prisonniers. L’officier venait leur apporter un ordre inutile désormais. Les Monténégrins savent maintenant que l’armée française se prépare à envahir leurs montagnes. Andréas conclut à la mort des prisonniers. Béatrice supplie et dit que ce serait un crime inutile. Cet officier plongé dans un sommeil de plomb, la tête remplie de visions étranges ne peut plus nuire. Andréas qui lui a rudement frappé sur l’épaule n’en a pu tirer que des chants sans suite, souvenirs de la ballade de Zisca. La toile baisse sur les menaces d’Andréas, qui, on le comprend, seront vaincues par Béatrice. Il faut qu’on sache la mission de cet officier. Elle se charge de tirer ce secret de lui.

Voici sans ordre et avec beaucoup d’omissions une idée générale des deux premiers actes. A l’acte suivant Sergy est transporté endormi dans la tribu à laquelle appartient Béatrice. J’aurais voulu qu’il se réveillât au milieu du tableau étrange des danses, des costumes et de la vie sauvage des Monténégrins et que revenant peu à peu au sentiment de lui-même et de la mission dont il avait été chargé son désespoir fît effet et contraste avec l’amour dont l’entoure Béatrice, jusqu’à ce qu’il croie découvrir qu’il l’a trahi... Alboise a mieux aimé le lever de rideau que vous allez lire. Nous en recauserons, s’il y a lieu.

Comprenez bien maintenant qu’il s’agissait pour le détachement auquel Sergy va porter un ordre de garnir le sommet d’un défilé par où l’armée française doit pénétrer dans le pays des Monténégrins. Le secret de cette marche fait tout l’intérêt qui peut s’attacher au sort des Français, écrasés dans ce défilé si l’ordre ne s’accomplit pas.

_______

item1a1
item2