<<< Les Nuits d'octobre, 1re, 2e, 3e, 4e, 5e livraisons

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13 novembre 1852 — Les Nuits d’octobre, dans L’Illustration, 5e livraison, signé Gérard de Nerval.

Ce n’est qu’au chapitre XXII que Nerval va nous expliquer par le menu quel était son projet : il devait aller à Meaux, (toujours sans nous expliquer pourquoi) par le train qui part de la gare de Strasbourg et, de là, prendre la voiture omnibus pour Dammartin, puis traverser à pied les bois d’Ermenonville et, en suivant les bords de la Nonette, parvenir, après trois heures de marche, à Senlis, où il prendrait la voiture omnibus de Creil. C’est qu’en fait, sa destination n’était pas Meaux — qui n’est pas en Valois — , mais Creil — qui est bien en Valois —, pour une hypothétique chasse à la loutre, « sur les bords de l’Oise », à laquelle l’a convié, dit-il, un « ami » limonadier. Un simple coup d’œil sur une carte fait saisir l’incongruité d’un tel itinéraire : ne suffisait-il pas pour se rendre à Creil de prendre, comme autrefois, la diligence qui, suivant la route de Flandre, l’aurait amené à Senlis, d’où il ne restait qu’une dizaine de kilomètres à faire pour être à Creil, ou encore, beaucoup plus simplement encore, prendre la nouvelle ligne de chemin de fer qui l’y aurait conduit directement. Le bizarre itinéraire choisi par Nerval ne prend sens qu’à mesure que les noms familiers de l’enfance en Valois viennent s’y inscrire : Dammartin, Ermenonville, les bords de la Nonette, Senlis. Et si l’on regarde d’encore plus près la carte, on voit que l’itinéraire à pied de Dammartin à Ermenonville passe nécessairement par Othis et par Ver-sur-Launette, tout l’univers familier de la petite enfance, déjà évoqué dans Les Faux Saulniers et qui sera repris, en une recomposition des souvenirs, dans Sylvie. Bien sûr, le désir de retrouver les chemins de l’enfance ne s’avoue pas encore clairement, et Nerval, tout à fait conscient de l’incongruité d’un tel itinéraire en rejette la responsabilité, avec une mauvaise foi assumée, sur le chemin de fer du Nord « tortu, bossu, qui fait un coude considérable avant de parvenir à Creil », alors qu’il vient lui-même de s’imposer un « coude » autrement plus considérable en partant vers l’Est… pour aller au Nord.

En fait, ce chemin désiré au bord de la Nonette, Nerval ne le fera pas. Comme dans Les Faux Saulniers où ce même parcours d’Ermenonville à Ver-sur-Launette avec Sylvain fut semé d’embûches (égarement, boue, chardons), toutes sortes d’obstacles s’accumulent pour en interdire l’accès. Malchance, acte manqué ? À Meaux d’abord, Nerval rate l’omnibus de Dammartin, et s’entend bizarrement conseiller de prendre la voiture de Nanteuil-le-Haudoin, qui le mettra « à une lieue d’Ermenonville ». Conseil fallacieux, comme celui des lavandières d’Ermenonville dans Les Faux Saulniers : n’était-il pas plus simple de lui conseiller de prendre la voiture qui menait directement à Senlis, par une route appelée alors justement « Route de Senlis », (aujourd’hui N. 330), puis à Creil ? Nouvel obstacle, météorologique cette fois : une forte pluie a détrempé les chemins, devenus impraticables. Égaré à Nanteuil-le-Haudoin, il ne lui reste plus, lui dit-on, qu’à prendre une voiture pour Crépy-en-Valois, où une autre voiture le conduira sur les bords de l’Oise… Ici encore, fallacieuses informations : Crépy-en-Valois, situé à 12 kms au Nord-Est de Nanteuil-le-Haudoin, éloigne de Creil, sans vraiment rapprocher des bords de l’Oise… « Trois heures plus tard », le voilà donc à Crépy-en-Valois, attendant la voiture qui le conduira « sur les bords de l’Oise ». Mais là, un dernier obstacle, décisif celui-là, mettra définitivement fin au projet : arrêté par les gendarmes faute de pouvoir présenter son passeport oublié à Meaux, il passera la nuit en prison à Crépy, et de là il ira, fers aux pieds pour une partie du trajet (vingt-et-un kms tout de même) jusqu’à Senlis, pour y être présenté au substitut du procureur. Le cauchemar s’achève là puisqu’à Senlis, Nerval est connu. Mais le Valois maternel est une fois encore confisqué. Symboliquement, le passeport manque pour y pénétrer. Ce n’est que par le biais du souvenir, en substituant au cheminement spatial un cheminement temporel, dans une autofiction qui remonte, depuis l’enfance, jusqu’au présent de l’écriture, que le Valois va pouvoir se reconquérir. La chasse a la loutre est ratée, il ne reste plus qu’à rentrer à Paris par le chemin de fer du Nord.

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LES NUITS D’OCTOBRE.

PARIS, — PANTIN, — ET MEAUX.

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XXI. — LA FEMME MÉRINOS.

... Je m’arrête. — Le métier de réaliste est trop dur à faire. La lecture d’un article de Charles Dickens est pourtant la source de ces divagations !... Une voix grave me rappelle à moi-même.

Je viens de tirer de dessous plusieurs journaux parisiens et marnois un certain feuilleton d’où l’anathème s’exhale avec raison sur les imaginations bizarres qui constituent aujourd’hui l’école du vrai.

Le même mouvement a existé après 1830, après 1794, après 1716 et après bien d’autres dates antérieures. Les esprits, fatigués des conventions politiques ou romanesques, voulaient du vrai à tout prix.

Or, le vrai, c’est le faux, du moins en art et en poésie. Quoi de plus faux que l’Iliade, que l’Énéide, que la Jérusalem délivrée, que la Henriade ? — que les tragédies, que les romans ?...

Et bien, moi, dit le critique, j’aime ce faux : Est-ce que cela m’amuse que vous me racontiez votre vie pas à pas, que vous analysiez vos rêves, vos impressions, vos sensations ?... Que m’importe que vous ayez couché à la Syrène, chez le Vallois ? Je présume que cela n’est pas vrai, – ou bien que cela est arrangé : — Vous me direz d’aller y voir... Je n’ai pas besoin de me rendre à Meaux ! — Du reste, les mêmes choses m’arriveraient que je n’aurais pas l’aplomb d’en entretenir le public.

Et d’abord est-ce que l’on croit à cette femme aux cheveux de mérinos ?

— Je suis forcé d’y croire ; et plus sûrement encore que par les promesses de l’affiche. L’affiche existe, mais la femme pourrait ne pas exister... Hé bien ! le saltimbanque n’avait rien écrit que de véritable :

La représentation a commencé à l’heure dite. Un homme assez replet, mais encore vert, est entré en costume de Figaro. Les tables étaient garnies en partie par le peuple de Meaux, en partie par les cuirassiers du 6e.

M. Montaldo, — car c’était lui, — a dit avec modestie : « Signori, ze vais vi faire entendre il grand aria di Figaro. »

Il commence : Tra de ra la, de ra la, de ra la, ah !

Sa voix un peu usée, mais encore agréable, était accompagnée d’un basson.

Quand il arriva au vers : Largo al fattotum delle citta ! — je crus devoir me permettre une observation. Il prononçait cita. Je dis tout haut : tchita, ce qui étonna un peu les cuirassiers et le peuple de Meaux. Le chanteur me fit un signe d’assentiment, et quand il arriva à cet autre vers : « Figaro ci, Figaro là... » il eut soin de prononcer tchi. J’étais flatté de cette attention.

Mais en faisant sa quête, il vint à moi et me dit (je ne donne pas ici la phrase patoisée) : « On est heureux de rencontrer des amateurs instruits..., ma ze souis de Tourino, et à Tourino, nous prononçons ci. Vous aurez entendu le tch à Rome ou à Naples ?

— Effectivement !... Et votre Vénitienne ?

— Elle va paraître à neuf heures. En attendant, je vais danser une cachucha avec cette jeune personne que j’ai l’honneur de vous présenter.

La cachucha n’était pas mal, mais exécutée dans un goût un peu classique... Enfin, la femme aux cheveux de mérinos parut dans toute sa splendeur. C’étaient effectivement des cheveux de mérinos. Deux touffes, placées sur le front, se dressaient en cornes. — Elle aurait pu se faire faire un châle de cette abondante chevelure. Que de maris seraient heureux de trouver dans les cheveux de leurs femmes cette matière première qui réduirait le prix de leurs vêtements à la simple main-d’œuvre.

La figure était pâle et régulière. Elle rappelait le type des vierges de Carlo Dolci. Je dis à la jeune femme : Sete voi Veneziana ? Elle me répondit : Signor si.

Si elle avait dit : Si signor, je l’aurais soupçonnée Piémontaise ou Savoyarde ; mais évidemment c’est une Vénitienne des montagnes qui confinent au Tyrol. Les doigts sont effilés, les pieds petits, les attaches fines ; elle a les yeux presque rouges et la douceur d’un mouton, — sa voix même semble un bêlement accentué. Les cheveux, si l’on peut appeler cela des cheveux, résisteraient à tous les efforts du peigne. C’est un amas de cordelettes comme celles que se font les Nubiennes en les imprégnant de beurre. Toutefois, sa peau étant d’un blanc mat irrécusable, et sa chevelure d’un marron assez clair (voir l’affiche), je pense qu’il y a eu croisement ; — un nègre, — Othello peut-être, se sera allié au type vénitien, et après plusieurs générations, ce produit local se sera révélé.

Quant à l’Espagnole, elle est évidemment originaire de Savoie ou d’Auvergne, ainsi que M. Montaldo.

Mon récit est terminé. « Le vrai est ce qu’il peut », comme disait M. Dufongeray. — J’aurais pu raconter l’histoire de la Vénitienne, de M. Montaldo, de l’Espagnole et même du basson. Je pourrais supposer que je me suis épris de l’une ou de l’autre de ces deux femmes, et que la rivalité du saltimbanque ou du basson m’a conduit aux aventures les plus extraordinaires. — Mais la vérité, c’est qu’il n’en est rien. L’Espagnole avait, comme je l’ai dit, les jambes maigres, la femme mérinos ne m’intéressait qu’à travers une atmosphère de fumée de tabac et une consommation de bière qui me rappelait l’Allemagne. — Laissons ce phénomène à ses habitudes et à ces attachements probables.

Je soupçonne le basson, jeune homme assez fluet, noir de chevelure, de ne pas lui être indifférent.

 

XXII. — ITINÉRAIRE.

Je n’ai pas encore expliqué au lecteur le motif véritable de mon voyage à Meaux... Il convient d’avouer que je n’ai rien à faire dans ce pays ; — mais comme le public français veut toujours savoir les raisons de tout, il est temps d’indiquer ce point. — Un de mes amis, — un limonadier de Creil, — ancien Hercule retiré, et se livrant à la chasse dans ses moments perdus, m’avait invité, ces jours derniers, à une chasse à la loutre, sur les bords de l’Oise.

Il était très-simple de me rendre à Creil par le Nord : mais le chemin du Nord est un chemin tortu, bossu, qui fait un coude considérable avant de parvenir à Creil, où se trouve le confluent du rail-wail de Lille et de celui de Saint-Quentin. De sorte que je m’étais dit : En prenant par Meaux, je rencontrerai l’omnibus de Dammartin ; je traverserai à pied les bois d’Ermenonville, et, suivant les bords de la Nonette, je parviendrai, après trois heures de marche, à Senlis où je rencontrerai l’omnibus de Creil. De là, j’aurai le plaisir de revenir à Paris par le plus long, — c’est-à-dire par le chemin de fer du Nord.

En conséquence, ayant manqué la voiture de Dammartin, il s’agissait de trouver une autre correspondance. — Le système des chemins de fer a dérangé toutes les voitures des pays intermédiaires. Le pâté immense des contrées situées au nord de Paris se trouve privé de communications directes ; — il faut faire dix lieues à droite ou dix-huit lieues à gauche, en chemin de fer, pour y parvenir, au moyen des correspondances, qui mettent encore deux ou trois heures à vous transporter dans des pays où l’on arrivait autrefois en quatre heures.

La spirale célèbre que traça en l’air le bâton du caporal Trim n’était pas plus capricieuse que le chemin qu’il faut faire, soit d’un côté, soit de l’autre.

On m’a dit à Meaux : La voiture de Nanteuil-le-Haudoin, vous mettra à une lieue d’Ermenonville, et dès lors vous n’avez plus qu’à marcher.

À mesure que je m’éloignais de Meaux, le souvenir de la femme mérinos et de l’Espagnole s’évanouissait dans les brumes de l’horizon. Enlever l’une au basson, ou l’autre au ténor chorégraphe, eût été un procédé plein de petitesse, en cas de réussite, attendu qu’ils avaient été polis et charmants : — une tentative vaine m’aurait couvert de confusion. N’y pensons plus. — Nous arrivons à Nanteuil par un temps abominable ; il devient impossible de traverser les bois. Quant à prendre des voitures à volonté, je connais trop les chemins vicinaux du pays pour m’y risquer.

Nanteuil est un bourg montueux qui n’a jamais eu de remarquable que son château désormais disparu. Je m’informe à l’hôtel des moyens de sortir d’un pareil lieu, et l’on me répond : Prenez la voiture de Crespy en Valois qui passe à deux heures ; cela vous fera faire un détour, mais vous trouverez ce soir une autre voiture qui vous conduira sur les bords de l’Oise.

Dix lieues encore pour voir une pêche à la loutre. Il était si simple de rester à Meaux, dans l’aimable compagnie du saltimbanque, de la Vénitienne et de l’Espagnole...

 

XXIII. — CRESPY EN VALOIS.

Trois heures plus tard, nous arrivons à Crespy. Les portes de la ville sont monumentales, et surmontées de trophées dans le goût du dix-septième siècle. Le clocher de la cathédrale est élancé, taillé à six pans et découpé à jour comme celui de la vieille église de Soissons.

Il s’agissait d’attendre jusqu’à huit heures la voiture de correspondance. L’après-dînée le temps s’est éclairci. J’ai admiré les environs assez pittoresques de la vieille cité valoise, et la vaste place du marché que l’on y crée en ce moment. Les constructions sont dans le goût de celles de Meaux. Ce n’est plus parisien, et ce n’est pas encore flamand. On construisait une église dans un quartier signalé par un assez grand nombre de maisons bourgeoises. — Un dernier rayon de soleil, qui teignait de rose la face de l’ancienne cathédrale, m’a fait revenir dans le quartier opposé. Il ne reste malheureusement que le chevet. La tour et les ornements du portail m’ont paru remonter au quatorzième siècle. — J’ai demandé à des voisins pourquoi l’on s’occupait de construire une église moderne, au lieu de restaurer un si beau bâtiment.

— C’est, m’a-t-on dit, parce que les bourgeois ont principalement leurs maisons dans l’autre quartier, et cela les dérangerait trop de venir à l’ancienne église... Au contraire l’autre sera sous leur main.

— C’est en effet, dis-je, bien plus commode d’avoir une église à sa porte ; — mais les vieux chrétiens n’auraient pas regardé à deux cents pas de plus pour se rendre à une vieille et splendide basilique. Aujourd’hui tout est changé, c’est le bon Dieu qui est obligé de se rapprocher des paroissiens !...

 

XXIV. — EN PRISON.

Certes je n’avais rien dit d’inconvenant ni de monstrueux. Aussi, la nuit arrivant, je crus bon de me diriger vers le bureau des voitures. Il fallait encore attendre une demi-heure. — J’ai demandé à souper pour passer le temps.

Je finissais une excellente soupe, et je me tournais pour demander autre chose, lorsque j’aperçus un gendarme qui me dit : « Vos papiers ? » J’interroge ma poche avec dignité... Le passe-port était resté à Meaux, où on me l’avait demandé à l’hôtel pour m’inscrire ; — et j’avais oublié de le reprendre le lendemain matin. La jolie servante à laquelle j’avais payé mon compte n’y avait pas pensé plus que moi. « Hé bien ! dit le gendarme, vous allez me suivre chez monsieur le maire. »

Le maire ! Encore si c’était le maire de Meaux ? Mais c’était le maire de Crespy ! — L’autre eût certainement été plus indulgent :

— D’où venez-vous ? — De Meaux. — Où allez-vous ? — À Creil. — Dans quel but ? — Dans le but de faire une chasse à la loutre. — Et pas de papiers, à ce que dit le gendarme ? — Je les ai oubliés à Meaux.

Je sentais moi-même que ces réponses n’avaient rien de satisfaisant ; aussi le maire me dit-il paternellement : « Hé bien ! vous êtes en état d’arrestation ! — Et où coucherai-je ? — À la prison. »

— Diable, mais je crains de ne pas être bien couché ?

— C’est votre affaire.

— Et si je payais un ou deux gendarmes pour me garder à l’hôtel ?...

— Ce n’est pas l’usage.

— Cela se faisait au dix-huitième siècle.

— Plus aujourd’hui.

Je suivis le gendarme assez mélancoliquement.

La prison de Crespy est ancienne. Je pense même que le caveau dans lequel on m’a introduit date du temps des Croisades ; il a été soigneusement recrépi avec du béton romain.

J’ai été fâché de ce luxe ; j’aurais aimé à élever des rats ou à apprivoiser des araignées. — Est-ce que c’est humide ? dis-je au geôlier. — Très sec, au contraire. Aucun de ces messieurs ne s’en est plaint depuis les restaurations. Ma femme va vous faire un lit. — Pardon, je suis Parisien : je le voudrais très-doux ? — On vous mettra deux lits de plume. — Est-ce que je ne pourrais pas finir de souper ? Le gendarme m’a interrompu après le portage. — Nous n’avons rien. Mais demain j’irai vous chercher ce que vous voudrez ; maintenant tout le monde est couché à Crespy. — À huit heures et demie ? — Il en est neuf.

La femme du geôlier avait établi un lit de sangle dans le caveau, comprenant sans doute que je payerais bien la pistole. Outre les lits de plume, il y avait un édredon. J’étais dans les plumes de tous côtés.

 

XXV. — AUTRE RÊVE.

J’eus à peine deux heures d’un sommeil tourmenté ; — je ne revis pas les petits gnômes bienfaisants ; — ces êtres panthéistes, éclos sur le sol germain, m’avaient totalement abandonné. En revanche, je comparaissais devant un tribunal, qui se dessinait au fond d’une ombre épaisse, imprégnée au bas d’une poussière scolastique.

Le président avait un faux air de M. Nisard ; les deux assesseurs ressemblaient à M. Cousin et à M. Guizot, — mes anciens maîtres. Je ne passais plus comme autrefois devant eux mon examen en Sorbonne... J’allais subir une condamnation capitale.

Sur une table étaient étendus plusieurs numéros de Magazines anglais et américains, et une foule de livraisons illustrées à four et à six pences, où apparaissaient vaguement les noms d’Edgar Poë, de Dickens, d’Ainsworth, etc., et trois figures pâles et maigres se dressaient à droite du tribunal, drapées de thèses en latin imprimées sur satin, où je crus distinguer ces noms : Sapientia, Ethica, Grammatica. — Les trois spectres accusateurs me jetaient ces mots méprisants :

«  Fantaisiste ! réaliste !! essayiste !!!

Je saisis quelques phrases de l’accusation formulée à l’aide d’un organe qui semblait être celui de M. Patin : « Du réalisme au crime il n’y a qu’un pas ; car le crime est essentiellement réaliste. Le fantaisisme conduit tout droit à l’adoration des monstres. L’essayisme amène ce faux esprit à pourrir sur la paille humide des cachots. On commence par visiter Paul Niquet, — on en vient à adorer une femme à cornes et à chevelure de mérinos, — on finit par se faire arrêter à Crespy pour cause de vagabondage et de troubadourisme exagéré !... »

J’essayai de répondre : l’invoquai Lucien, Rabelais, Érasme et autres fantaisistes classiques. — Je sentis alors que je devenais prétentieux.

Alors je m’écriai en pleurant : Confiteor ! plangior  ! juro !… — Je jure de renoncer à ces œuvres maudites par la Sorbonne et par l’Institut : je n’écrirai plus que de l’histoire, de la philosophie, de la philologie et de la statistique... On semble en douter… eh bien ! je ferai des romans vertueux et champêtres, je viserai aux prix de poésie, de morale, je ferai des livres contre l’esclavage et pour les enfants, des poëmes didactiques… Des tragédies ! — des tragédies !... Je vais même en réciter une que j’ai écrite en seconde, et dont le souvenir me revient...

Les fantômes disparurent en jetant des cris plaintifs.

 

XXVI. — MORALITÉ.

Nuit profonde ! où suis-je ? au cachot.

Imprudent ! voilà pourtant où t’a conduit la lecture de l’article anglais intitulé la Clef de la rue... Tâche maintenant de découvrir la clef des champs !

La serrure a grincé, les barres ont résonné. Le geôlier m’a demandé si j’avais bien dormi : « Très-bien ! très-bien ! » Il faut être poli.

— Comment sort-on d’ici ?

— On écrira à Paris et si les renseignements son favorables, au bout de trois ou quatre jours…

— Est-ce que je pourrais causer avec un gendarme ?

— Le vôtre viendra tout à l’heure.

Le gendarme, quand il entra, me parut un Dieu. Il me dit : « Vous avez de la chance. — En quoi ? — C’est aujourd’hui jour de correspondance avec Senlis, vous pourrez paraître devant le substitut. Allons, levez-vous. — Et comment va-t-on à Senlis ? — À pied : cinq lieues, ce n’est rien. — Oui, mais s’il pleut… entre deux gendarmes, sur des routes détrempées. — Vous pouvez prendre une voiture. »

Il m’a bien fallu prendre une voiture. Une petite affaire de 11 fr. ; 2 fr. à la pistole ; — en tout 13. Ô fatalité !

Du reste, les deux gendarmes étaient très-aimables, et je me suis mis fort bien avec eux sur la route en leur racontant les combats qui avaient eu lieu dans ce pays du temps de la Ligue. En arrivant en vue de la tour de Montépilloy, mon récit devint pathétique, je peignis la bataille, j’énumérai les escadrons de gens d’armes qui reposaient sous les sillons ; — ils s’arrêtèrent cinq minutes à contempler la tour, et je leur expliquai ce que c’était qu’un château fort de ce temps-là.

Histoire ! archéologie ! philosophie ! vous êtes donc bonnes à quelque chose.

Il fallut monter à pied au village de Montépilloy, situé dans un bouquet de bois. Là mes deux braves gendarmes de Crespy m’ont remis aux mains de ceux de Senlis, et leur ont dit : « Il a pour deux jours de pain dans le coffre de la voiture. » — Si vous voulez déjeuner ? m’a-t-on dit avec bienveillance. — Pardon, je suis comme les Anglais, je mange très-peu de pain. — Oh ! l’on s’y fait.

Les nouveaux gendarmes semblaient moins aimables que les autres. L’un d’eux me dit : « Nous avons encore une petite formalité à remplir : Il m’attacha des chaînes comme à un héros de l’Ambigu, et ferma les fers avec deux cadenas. « Tiens, dis-je, pourquoi ne m’a-t-on mis des fers qu’ici ? — Parce que les gendarmes étaient avec vous dans la voiture, et que nous, nous sommes à cheval. »

Arrivés à Senlis, nous allâmes chez le substitut, et étant connu dans la ville, je fus relâché tout de suite. L’un des gendarmes m’a dit : « Cela vous apprrendra à oublierr votrre passe-porrt une autrre fois quand vous sortirrez de votrre déparrtement. »

Avis au lecteur. — J’étais dans mon tort... Le substitut a été fort poli, ainsi que tout le monde. Je ne trouve de trop que le cachot et les fers. Ceci n’est pas une critique de ce qui se passe aujourd’hui. Cela s’est toujours fait ainsi. Je ne raconte cette aventure que pour demander que, comme pour d’autres choses, on tente un progrès sur ce point. — Si je n’avais pas parcouru la moitié du monde, et vécu avec les Arabes, les Grecs, les Persans, dans les khans des caravansérails et sous les tentes, j’aurais eu peut-être un sommeil plus troublé encore, et un réveil plus triste, pendant ce simple épisode d’un voyage de Meaux à Creil.

Il est inutile de dire que je suis arrivé trop tard pour la chasse à la loutre. Mon ami le limonadier, après sa chasse, était parti pour Clermont afin d’assister à un enterrement. Sa femme m’a montré la loutre empaillée, et complétant une collection de bêtes et d’oiseaux du Valois, qu’il espère vendre à quelque Anglais.

Voilà l’histoire fidèle de trois nuits d’octobre, qui m’ont corrigé des excès d’un réalisme trop absolu ; — j’ai du moins tout lieu de l’espérer.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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