Mai 1830 — M. Jay et les pointus littéraires, dans La Tribune romantique, continuation de La Psyché, p. 251-255, signé Gérard
Nerval défend ici, avec le même enthousiasme qu’il a mis naguère à le brocarder, le « nouveau genre » romantique. Il a du reste pris une part active en février à la bataille d’Hernani. Gautier se souvient : « Gérard était chargé de recruter des jeunes gens pour cette soirée qui menaçait d’être si orageuse et soulevait d’avance tant d’animosité. Il avait dans ses poches [...] une liasse de petits carrés de papier rouge timbrés d’une griffe mystérieuse inscrivant au coin du billet le mot espagnol : hierro, voulant dire fer [...] Nous ne croyons pas avoir éprouvé de joie plus vive en notre vie que lorsque Gérard, détachant du paquet six carrés de papier rouge, nous les tendit d’un air solennel, en nous recommandant de n’amener que des hommes sûrs... ». Renouant avec l’esprit satirique qui animait L’Enterrement de la Quotidienne en 1824, Nerval prend pour cible le journal conservateur Le Constitutionnel, dont M. Jay est le rédacteur. M. Jay était également député à la Chambre, nommé « l’oiseau Jay » dans Nos adieux à la Chambre des députés de 1830, qui explique le qualificatif « pointus » par cette note : « Ce parti ainsi nommé par le Journal des Débats parce qu’il faisait une pointe du côté droit, avait pour chef M. de la Bourdonnaie. »
Ce « 1er article » ne fut suivi d'aucun second.
Voir la notice LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE.
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M. JAY ET LES POINTUS LITTÉRAIRES.
(1er article)
Ho ! M. Jay, que vous êtes cruel ! c’est bien mal à vous, M. Jay, de battre des gens à terre, de vous acharner sur des malheureux tout froissés de deux chutes récentes, et de jeter sur leurs corps un livre assommant.... Je veux dire lourd.... sans doute une pierre funèbre, à votre avis.
Que vous ont-ils fait, M. Jay ? qu’y a-t-il entre eux et vous ? Que M. Jouy, qui est l’héritier de Voltaire ; que M. Ancelot, qui est celui de Racine, se croient offensés et molestés ; qu’ils s’écrient d’une voix superbe : Hors d’ici, jeunes barbes ! nous avons fait Britannicus, et Phèdre, et Iphigénie ; nous avons fait Zaïre et Mérope, et vous voulez nous opposer vos essais informes et gothiques, qui ne blessent pas moins le goût... que nos intérêts ! — On supportera cela d’eux, on le comprendra : mais vous, M. Jay, je ne sache pas que vous ayez jamais travaillé pour le théâtre ; vous êtes, voilà tout, rédacteur du Constitutionnel, où tous les jours vous combattez les saines doctrines de la contre-révolution et de l’église, et voici qu’aujourd’hui vous allez guerroyer en faveur des saines doctrines d’Aristote !
Vous avez fait, monsieur, un livre de 430 pages, dans lequel vous nous couvrez de ridicule ; vous avez appuyé ce livre de plusieurs articles de journal où vous assurez qu’il est très-spirituel et très-fort..... — Le caissier du Constitutionnel a gémi seul de voir tant de colonnes qui ne rapportaient rien, lui qui n’estime de littérature que celle à 1 fr. 50 c. la ligne de cinquante lettres... — Et cependant nous voici décriés et vilipendés à tout jamais ; de sorte que tous vos abonnés rient de nous à gorge déployée, et que nous n’oserons plus nous montrer de long-temps...
Nous aurons tort : mieux vaudrait rire comme les autres... car si nous voulions envisager tout cela d’un œil sérieux, il y aurait matière à bien de l’indignation ou à bien de la pitié : il serait plus que curieux de rechercher la cause de tant de haines, d’injustices et d’envies qui viennent de se lever comme des reptiles sous des pas triomphants... de se demander quelle commune offense, ou quel intérêt commun a réuni tant d’hommes de caractère et d’opinion différens... proh pudor ! qui jamais se fût attendu à voir les écrivains du Constitutionnel donner la main à ceux de La Gazette.... la main nue !
On conçoit à la rigueur que des hommes qui s’occupent habituellement de politique sévère et de calculs arides, ne prêtent plus à la vraie poésie, aux productions de l’âme plutôt que de l’esprit, qu’un goût défleuri, qu’un cœur de vieillard prévenu et dégoûté ; mais alors pourquoi voit-on tant de haine assidue, tant de rouge colère, où l’on ne s’était attendu peut-être qu’à du dédain et de l’indifférence ?..... Faut-il donc s’en plaindre ou s’en glorifier ?
J’aime mieux supposer aux écrivains de certaines grandes feuilles un motif honorable : la littérature moderne fait plus de bruit qu’ils ne veulent ; ils craignent qu’elle ne s’empare à un trop haut degré de l’attention publique, et ne détache les yeux de l’horizon politique qui s’obscurcit.
Il leur faut à eux une littérature tranquille, qu’on dirige comme on veut, et dont on ne parle que pour mémoire : — Une continuation de celle de l’Empire ; temps où tous les génies, tous les talens étaient contraints, sous peine de mort, à ne point dépasser de taille l’épée du conquérant, et à marcher derrière lui, dans son ombre, sans en sortir jamais. — Pourquoi donc, disent-ils, les Hugo, les Sainte-Beuve, les Dumas ?... Nous avions déjà Jouy, Viennet, Étienne, etc., c’était déjà bien assez pour notre consommation ; leur poésie servait même en quelque sorte à deux fins : l’un faisait des satires qui n’étaient que de vrais articles de journaux rimés ; l’autre, des tragédies avec force allusions qui produisaient aussi bien de l’effet sur l’esprit public !... — Ce sont de terribles gens que ceux qui s’occupent d’une spécialité ; ils veulent y rapporter tout, et, sans doute, rien n’est capable de leur faire entendre raison sur ce point.
Certes, M. Jay ne convertira personne ; mais j’estime qu’il serait aussi impossible de le convertir lui-même. — On sait que les classiques les plus renforcés nous ont déjà fait un grand nombre de concessions : ainsi on n’est plus à batailler pour les unités, ni pour le mélange du comique et du tragique et ces questions sont déjà dépassées de beaucoup : mais M. Jay n’en est pas là ; oh non ! on croirait vraiment que, s’étant endormi à l’orchestre des Français le jour de l’honorable succès de Julien dans les Gaules, il ne s’est réveillé qu’à la première représentation d’Hernani ; la transition n’était pas supportable. Voilà qu’au lieu du beau langage, du style soigné de son illustre ami, M. Jay entend avec effroi le vers à enjambement et à césure mobile ; le dialogue familier achève de le mettre hors de lui... mais au vieillard stupide ! il n’y peut plus tenir, et nous l’entendons qui crie à l’abomination et à la désolation... « la vieillesse n’est même pas respectée !... la scène française est ouverte au vandalisme littéraire ! elle est menacée d’une décadence complète... les bustes de Voltaire et de Racine ont été en butte à d’ignobles outrages ! (M. Jay a vu cela dans les caricatures.) Le moment est venu de protester contre une telle dégradation ! Le silence des amis de la gloire nationale serait une lâcheté..... du moins je n’en serai pas complice : je donne le signal ! »
Pan ! pan ! le coup part, un nuage de poudre s’élève... voyez donc ce que c’est : — En honneur, c’est encore une perruque !... mais je suis loin de plaisanter. — S’il est quelque forme usée et décrépite, c’est celle du livre de M. Jay ; s’il est quelque argument qui traîne sous les bancs d’une classe, quelque quolibet honteux et montrant la corde, vous les retrouverez dans le livre de M. Jay. — Et puis, que voici des armes loyales, des paroles de bonne foi !... c’est une critique bien neuve et bien malaisée que celle qui consiste à isoler des phrases incomplètes, à détacher des vers qui sont bien où ils sont, mais qui seuls présentent un sens bizarre et puis à s’écrier en triomphe : Voilà ces ouvrages que l’on vante et que l’on admire !... nous citons encore le meilleur ! — Cela me rappelle ce trait d’un peintre étranger qui, lassé d’entendre répéter sans cesse que Paris est une belle ville, y fait un voyage ; puis se met à dessiner les rues les plus pauvres, les maisons les plus ordinaires... De retour dans son pays, il ouvre son album à ses compatriotes, et leur dit : voilà Paris !
Qu’il y a loin d’une telle critique à celle qu’affectionne l’École nouvelle ; critique large et féconde, au regard de laquelle il n’est point de défaut si considérable qu’une véritable beauté ne puisse faire oublier, mais aussi pour qui rien ne peut compenser le manque de beautés.
Est-il donc vrai qu’il soit des gens à qui la moindre tache, la moindre incorrection empoisonne le sentiment des choses les plus sublimes, sybarites qui ne peuvent souffrir le pli d’une feuille de rose ; ces gens-là calculent ainsi : il y a dans cet ouvrage tant de beaux vers, mais il y en a tant de mauvais ; le nombre des mauvais dépasse celui des bons de tant ; donc l’ouvrage est détestable.
Or, je suis un jeune homme et je puis me tromper ; mais le beau est à mes yeux chose si rare et si précieuse, que si je trouvais d’aventure une pièce qui renfermât un trait de sublime comme le qu’il mourût, et que du reste cette pièce n’eût pas le sens commun d’un bout à l’autre ; je l’estimerais plus, cette pièce détestable, que tout le théâtre de MM. Ancelot, Jouy, Viennet et tant d’autres, et tous leurs beaux vers, comme on dit.
On pense bien que M. Jay ne manque pas de parler de la camaraderie, sans quoi son livre ne serait pas complètement l’écho de tout ce qu’ont dit les autres : la camaraderie ! mot triomphant et trouvé, dont on fait peur aux niais, comme du comité directeur. Et voyez un peu quels sont les hommes qui en parlent, et quel est celui qui en a parlé le premier ! En vérité, il faut qu’on nous dispense d’aller plus avant dans cette matière.
Ce serait un fort mauvais camarade que M. Jay, car l’expression de ses amitiés et de ses préférences est bien maladroite : il y a des littérateurs fort estimables, qui font leur affaire à part sans inquiéter personne et qu’il est pénible de voir exposer à un grand jour qui leur fait baisser les yeux ; eh bien, M. Jay les y traîne par la main, à peu près de la même manière que fait Hernani d’un valet du duc de Silva ; voici les Daunou, les V. Vabre, les Fourier, les Tissot, les Moreau, les Campenon, les Droz qui sont la gloire de la France, à l’exclusion des Hugo et des Lamartine ; toute la rédaction du Constitutionnel y passe, bien entendu. Oh certes ! M. Jay est un bien mauvais camarade.
Mais parmi ceux qui crient à la camaraderie, il en est qui n’abandonnent point ainsi leur gloire à des amis imprudens : ceux-là coopèrent à la rédaction de plusieurs journaux et s’y proclament eux-mêmes « grands, beaux et forts » : ô vous, inventeurs de mots nouveaux, trouvez-en donc un pour ceci.
C’est qu’avec une bonne nomenclature on éclaircit bien des choses ; or nous savons déjà que les pointus littéraires se divisent en deux sections bien tranchées : la cafarderie et la canarderie (Lagingeole et Tristapatte) : mais nous reviendrons plus tard là-dessus.
GÉRARD.
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