2 juin 1844 — Paradoxe et Vérité, dans L’Artiste, 4e série, t. 1, p. 71-72, signé Gérard de Nerval.

Cette curieuse suite d’aphorismes sera reprise en janvier 1850 dans la Revue pittoresque. En 1855, dans le projet d’Œuvres complètes élaboré par Nerval pour Armand Dutacq, il note à la fin : « Pensées. Philosophie. Religion 2 vol. de manuscrits »

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PARADOXE ET VÉRITÉ.

 

Les philosophes sont ceux qui se plaignent le plus de l’ingratitude, parce qu’il ne font pas le bien pour lui-même ou pour être agréable à Dieu, mais le considèrent comme un prêt qu’il faut leur rendre et dont ils sont portés à s’exagérer la valeur.

Je suis persuadé que si l’on ne changeait pas, les amours seraient éternelles ; mais chacun se transforme de son côté ; on n’a plus ni les habitudes ni l’humeur, ni la figure même d’un autre temps : comment donc conserverait-on les mêmes affections ?

Je ne demande pas à Dieu de rien changer aux événements, mais de me changer relativement aux choses ; de me laisser le pouvoir de créer autour de moi un univers qui m’appartienne, de diriger mon rêve éternel au lieu de le subir. Alors, il est vrai, je serais Dieu.

Ne mettez jamais en lutte les sentiments avec l’intérêt : la délicatesse est si délicate ! C’est un pot de fer contre une bulle de savon.

En vérité, le monde où nous vivons est un tripot et un mauvais lieu, et je suis honteux en pensant que Dieu m’y voit.

Le Christ, dont la parole fut égalité, ne choisit ses apôtres ni parmi les puissants, ni parmi les riches, ni parmi les forts ; il les prit même simples d’esprit et les illumina de son souffle, pour montrer que si l’intelligence est maîtresse du monde, c’est comme provenant du ciel.

Aujourd’hui l’on mettrait Jésus à Bicêtre, on guillotinerait Mutius Scévola, et l’on condamnerait Brutus aux travaux forcés.

Il n’y a plus de solennel que l’enterrement, et voyez comme les hommes se rapetissent de plus en plus devant cette grande chose, la mort !

Le frottement continuel et persévérant des esprits étroits finit par user les âmes les mieux trempées... Ne se consument-elles pas d’ailleurs de leur feu concentré, comme ces machines qui s’enflamment quand elles n’ont rien à broyer ?

La vertu, chez les uns, c’est peur de la justice ; chez beaucoup, c’est la faiblesse ; chez d’autres, c’est calcul.

Qu’est-ce que vous appelez le monde ? Une centaine de gens dont vous êtes connu un peu ; cercle où vous tournez : il y en a des millions de pareils ; sortez-en, et vous êtes pour eux comme si vous n’existiez pas.

Le dernier mot de la liberté, c’est l’égoïsme.

Les systèmes les plus contraires viennent aboutir souvent à un même résultat ; l’extrême chaleur fait éprouver la même sensation que le froid excessif.

Qui pourrait dire quel abîme il y a dans le cœur d’une femme de vingt ans ? Que de passions silencieuses y ont déjà vécu, et y sont mortes ou endormies ! Que de fantaisies étranges ! que de désirs à moitié développés, de trahisons presque écloses, de mauvaises pensées se mouvant comme un nid de reptiles ! « Perfide comme l’onde ! » Oh ! oui : l’onde calme et dorée, l’onde bleue et profonde qui recouvre tant d’écueils cachés, de poissons hideux, de vaisseaux perdus.

En faisant la somme de ce qu’une honnête femme dépense pour la société, toilette, sourires, conversation, valses, baisers et pensées secrètes, on peut se demander qui a plus d’elle, son mari ou tout le monde.

Il serait plus aisé de faire observer les lois et de maintenir l’ordre dans un peuple de scélérats que dans un peuple d’hommes vertueux ; plus la race humaine ira se détériorant, plus l’ordre s’y établira d’une manière satisfaisante. Botany-Bay est un modèle de civilisation.

Le privilège a été brisé en mille morceaux, dont aucun ne s’est perdu. La patente a succédé aux parchemins, le fait au droit, les écus à l’écusson.

Voyez le métal bouillant : il ne se fond pas par degrés ; un instant le voilà solide, un instant après tout s’écoule.

Il est clair que dès que vous établissez l’argent comme base de la société, du pouvoir et des honneurs, dès que vous en faites un honneur et une vertu, il n’y a plus d’honneur et de vertu qui ne se compensent par lui. L’or sera le représentant des choses morales, comme il l’est déjà des choses matérielles ; on aura dans la poche la représentation d’une vertu, d’un bienfait, d’un mérite, comme on a celle d’un champ ou d’une maison.

Philosophie ! dont la lumière, comme celle des enfers de Milton, ne sert qu’à rendre les ténèbres visibles.

Il n’y a rien de si grand que l’homme ne puisse trouver petit dès qu’il l’a mesuré, rien de si sublime qu’il ne puisse railler dès qu’il l’a compris ; mais il ne peut mesurer l’infini, et Dieu ne se laisse pas comprendre.

Aujourd’hui les sots ont beaucoup d’esprit sans être moins sots, les ignorants savent beaucoup sans être moins ignorants. C’est que l’esprit ne peut donner le génie, ni le savoir l’intelligence.

Les causes matérielles ne sont que des effets ; l’homme n’arrivera jamais à la vraie science des causes.

Dieu crée les êtres comme nous les idées ; qu’une idée sorte de notre cerveau, nous ne pouvons faire qu’elle ne soit pas. Les âmes sont les idées de Dieu.

La religion n’abolit pas la matière, mais la soumet par l’esprit ; les anges ont des ailes.

Je ne vois pas de raisons pour que la race humaine aille s’améliorant ; au contraire ; mais que les caractères se perfectionnent, c’est possible. Plus d’esprit, moins de cœur. Où vous voyez les lois mieux observées, croyez qu’elles sont mieux étudiées, et que moins il y a de fripons aux galères, plus il y en a dehors.

Je ne dis pas qu’une femme ne puisse avoir un caprice pour son mari, car, après tout, c’est un homme.

Il n’y a qu’un seul vice dont on ne voie personne se vanter, c’est l’ingratitude.

L’intérêt est un milieu plus dense qui fausse ou brise le rayon visuel. C’est physique. Les opinions sont des manières de voir.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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