12 juillet 1846 — Sensations d’un voyageur enthousiaste, dans L’Artiste-Revue de Paris, 4e série, t. VII, p. 17-19.
Cette quatrième livraison des Sensations d’un voyageur enthousiaste est la reprise de l’article du 30 juillet 1840 dans La Presse intitulé Allemagne Du Nord – Paris à Francfort. III, « Une visite au bourreau de Baden », et sera reprise dans Lorely. Souvenirs d’Allemagne, « Sensations d’un voyageur enthousiaste, I. Du Rhin au Mein », chapitres « VII, Manheim et Heidelberg, et VIII, Une visite au bourreau de Manheim. »
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SENSATIONS D’UN VOYAGEUR ENTHOUSIASTE
VII. — MANHEIM ET HEIDELBERG.
Nous venions de remonter le Rhin, de Mayence à Manheim, toute une longue journée ; nous avions passé lentement devant Spire éclairée des derniers rayons du jour, et nous regrettions d’arriver en pleine nuit à Manheim, qui présente le soir, comme Mayence, l’aspect d’une ville orientale. Ses édifices de pierre rouge, ses coupoles, ses tours nombreuses aux flèches bizarres, confirment cette illusion, qui serait beaucoup plus complète encore si le soleil ne se couchait pas sur la rive opposée du fleuve. Mais un clair de lune très pur nous rendit une partie de l’effet que nous espérions. Mon illustre compagnon de voyage put emporter de ce spectacle une impression assez complète pour que je doive me dispenser d’en rendre compte au public avant ou après lui.
La même raison m’interdirait la description intérieure de Manheim, si je n’étais habitué à traverser les villes en flâneur plutôt qu’en touriste, content de respirer l’air d’un lieu étranger, de me mêler à cette foule que je ne verrai plus, de hanter ses bals, ses tavernes et ses théâtres, et de rencontrer par hasard quelque église, quelque fontaine, quelque statue qu’on ne m’a pas indiquée et qui souvent manque en effet sur le livret du voyageur. J’aurai donc fini ma description en deux mots. Cette ville est fort jolie, fort propre, et toute bâtie en damier. Les grands-ducs de Bade ont été de tout temps fanatiques de la ligne droite ou de la courbe régulière ; ainsi Carlsruhe est bâtie en éventail ; du centre de la ville, où est situé le palais, on peut regarder à la fois dans toutes les rues ; le souverain, en se mettant à sa fenêtre, est sûr que personne ne peut entrer ou sortir des maisons, circuler dans les rues ou sur les places, sans être vu de lui. Une ville ainsi construite peut épargner bien des frais de police et de surveillance de tout genre. Manheim, cette seconde capitale du duché, ne le cède guère à Carlsruhe sous ce rapport. Il suffit d’une douzaine de factionnaires postés aux carrefours à angles droits pour tenir en respect toute la cité. C’est pourtant à Manheim que fut commis l’assassinat de Kotzebue par Carl Sand ; mais aussi faut-il dire qu’à peine sorti de la maison de sa victime, Sand se trouva saisi par les pacifiques soldats du grand-duc.
Cette lugubre tragédie nous préoccupait avant tout dans le court séjour que nous fîmes à Manheim ; aussi nous fûmes heureux d’apprendre que le célèbre acteur tragique Jerrmann se trouvait alors dans la ville. Nous l’allâmes demander au théâtre, sûrs qu’il serait charmé de nous servir de cicerone et d’obliger à la fois un poëte dramatique et un feuilletoniste français, lui qui, quoique Allemand, a joué les tragédies de Corneille à la Comédie-Française. M. Jerrmann était à la répétition. Dès que nous apprîmes que c’était le Roi Lear qu’on répétait, nous demandâmes à être introduits, ce qu’on nous accorda facilement, toujours en raison de nos qualités.
L’intérieur des théâtres allemands est complètement semblable à celui des nôtres ; nos habitudes de coulisses nous servirent donc merveilleusement à gagner sans bruit une place au parterre, et là nous entendîmes deux beaux actes, joués en redingotes et paletots, mais avec cette intelligence et cette harmonie d’ensemble que l’on admire sur les plus petites scènes de l’Allemagne.
Toutefois cette épithète ne peut être donnée à celle de Manheim. Nous songions avec un saint respect, auquel aidait du reste l’obscurité du lieu, que ce fut à ce théâtre même que l’on représenta les premiers drames de Schiller. La répétition qui avait lieu devant nous montrait que ce noble théâtre n’avait pas dégénéré.
Dès que M. Jerrmann fut averti de notre présence, il vint à nous, se félicita surtout de faire la connaissance d’un auteur dont il avait traduit plusieurs ouvrages, et voulut bien nous montrer la ville en détail. Nous visitâmes la résidence tout-à fait-royale des vastes jardins qui cotoient le Neckar, prêt à se jeter dans le Rhin ; nous admirâmes la disposition des massifs de verdure, les longs chemins sablés qui vont se perdre au bord du fleuve, les pelouses touffues, et ce cercle d’eaux vives qui partout encadre l’horizon ; mais nous fûmes distraits facilement de cette admiration, lorsque M. Jerrmann nous apprit que dans ces jardins mêmes, le long d’une de ces allées, Carl Sand s’était rencontré avec Kotzebue, qu’il devait frapper trois heures plus tard, et, sans le connaître, avait croisé sa marche plusieurs fois.
Je ne prétends pas raconter cette histoire si connue, que d’ailleurs l’autre plume, plus sûre et plus dramatique, a nouvellement retracée dans tous ses détails ; je glane seulement quelques souvenirs échappés ou négligés comme de peu d’importance ; d’ailleurs, Carl Sand obtiendra toujours un privilège d’intérêt.
En sortant de la résidence par une galerie latérale, nous rencontrâmes l’église des jésuites, bâtie en style rococo, dont la grille est un chef-d’œuvre de serrurerie du temps. Je n’oserais affirmer que le portail ne soit pas orné de divinités mythologiques ; peut-être aussi sont-ce de simples allégories chrétiennes ; mais alors la Foi ressemblerait bien à Minerve, et la Charité à Vénus. Du reste, le théâtre est situé tout en face, et ses muses classiques paraissent être de la même époque et des mêmes sculpteurs. C’est un magnifique bâtiment qui tient la moitié de la place. Deux rues plus loin, nous arrivâmes à la maison de Kotzebue, qui n’a rien de remarquable à l’extérieur. On sait tout ce qui s’y passa. Carl Sand, arrivé le matin même, vint demander à parler à l’écrivain célèbre, qui était soupçonné d’avoir vendu sa plume à la Russie. On fit entrer le jeune homme dans une pièce du rez-de-chaussée. Ce jour-là même (c’était dans la soirée), Kotzebue recevait du monde, plusieurs dames venaient d’arriver. À peine Kotzebue fut-il entré dans la chambre où Sand l’attendait, que ce dernier se jeta sur lui et le frappa d’un poignard. La fille de Kotzebue entra la première et se précipita en criant sur le corps de son père. Sand, ému vivement de ce spectacle, sortit rapidement de la maison, et, près d’être saisi par des soldats qui passaient, il se frappa lui-même en criant : Vive l’Allemagne ! La blessure qu’il se fit alors fut si grave, qu’il en souffrit continuellement pendant les dix mois que dura son procès, et en serait mort sans doute dans le cas même où sa liberté lui aurait été rendue.
Plus loin, l’on nous montra l’auberge où il était descendu et où il avait dîné à table d’hôte le jour même de l’assassinat. Après le repas, il était resté une demi-heure encore à causer sur la théologie avec un ecclésiastique. Toute la ville est remplie de ce drame, et les habitans n’ont guère d’autres récits à faire aux étrangers. On nous conduisit encore au cimetière, où la victime et l’assassin reposent dans la même enceinte. Seulement Carl Sand est enterré dans un coin, et la place où furent déposés son corps et sa tête n’a d’autre ornement qu’un prunier sauvage. Pendant long-temps ce fut, nous dit-on, un lieu de pèlerinage, où l’on venait de toute l’Allemagne ; le prunier était dépouillé de toutes ses feuilles et de toutes ses branches à chaque saison.
La tombe de Kotzebue avait eu aussi ses fidèles moins nombreux. C’est un monument de pierre grise d’une apparence bizarre. Une pierre carrée qui le surmonte, posée sur un de ses angles, est soutenue par deux masques antiques qui expriment la douleur. Le tout a un aspect de tombeau païen, qui convient assez aux mânes philosophiques du voltairien Kotzebue. On ne peut douter qu’il n’y ait eu dans l’action de Carl Sand beaucoup de fanatisme religieux.
Nous remontâmes en voiture à la porte du cimetière pour nous diriger vers Heidelberg où nous devions coucher. La soirée était charmante après une belle journée d’automne ; la foule bigarrée rentrait déjà dans la ville, abandonnant les jolies maisons de campagne, les jardins publics, les cafés et les brasseries ; la plupart nous saluaient sans nous connaître, comme c’est l’usage dans le pays de Bade, et ce tableau du retour en ville d’une population calme et bienveillante, qui avait assurément bien employé sa journée, nous faisait penser à Auguste Lafontaine et à Gessner. Pourtant mon compagnon ne pouvait s’arracher au souvenir sanglant de Carl Sand. Il venait de voir le cimetière, il voulait encore voir le lieu de l’exécution, tant c’est un fidèle voyageur et un fidèle historien. On nous avait bien dit que nous rencontrerions, au sortir de Manheim, une grande prairie verte, à gauche, et que c’était là ; mais rien n’indiquait le lieu particulier du sacrifice. Nous n’osions trop arrêter les paysans pour nous le montrer, de peur d’inquiéter la police du pays ; mais on nous apprit depuis qu’il était aussi simple de parler de cela, dans le duché, que de la pluie et du beau temps. Un vénérable monsieur, nous voyant arrêtés sur la route, se douta de l’objet de notre attention, et nous indiqua tout dans le plus grand détail. Ici était l’échafaud, là les troupes rangées dès la pointe du jour ; par là l’on attendait les étudians d’Heidelberg ; mais ils arrivèrent trop tard, l’heure ayant été avancée ; ils ne purent que tremper leurs mouchoirs dans le sang et se partager les reliques de celui qu’ils appelaient le martyr.
Notre interlocuteur voulut bien nous donner une foule d’autres détails, tant sur cette fatale journée de l’exécution que sur le caractère, les habitudes et les conversations de Sand pendant les dix mois de captivité qui précédèrent sa mort ; il nous offrit de nous conduire chez lui pour nous faire voir un portrait unique qu’il avait fait faire lui-même à cette époque, mais il était trop tard pour que nous pussions nous arrêter encore à Manheim. Lorsque nous remerciâmes cet obligeant inconnu en prenant congé de lui, il nous dit : « Vous venez de causer avec le directeur de la prison de Manheim, qui a gardé Sand pendant dix mois. » Il n’eût pas été moins étonné s’il eût su à qui il venait de parler lui-même, mais mon compagnon ne jugea pas à propos de compléter le coup de théâtre.
Je croyais pour ma part en avoir fini avec Sand, dont je n’ai jamais beaucoup affectionné l’héroïsme, sans nier toutefois l’espèce de grandeur qui s’attache à ce souvenir ; mais un écrivain consciencieux a des curiosités qui sont aussi des devoirs, et c’est ce qui va expliquer jusqu’à quelles profondeurs d’investigation nous dûmes descendre, mon compagnon de route et moi, lui pour les charges de sa renommée, moi pour l’agrément de sa société.
Le directeur de la prison nous avait parlé beaucoup de l’exécuteur qui avait tranché la tête de Sand. Un crime est une chose si rare dans le duché de Bade, que cette profession est presque une sinécure. Toutefois elle rapporte près de trois mille florins, sans compter une foule de bénéfices accessoires. L’exécution de Sand fut une fortune pour cet homme, qui vendit tous les cheveux du jeune homme un à un, à la moitié de l’Allemagne. Je vous dirai que ce serait là un terrible peuple, si ce n’était bien évidemment le plus heureux des peuples et le mieux gouverné peut-être. Je vais citer un trait qui montre que ce fanatisme alla jusqu’au ridicule le plus violent. Le même exécuteur, connu pour un des plus grands admirateurs de son héros, fit construire, en découpant le bois de l’échafaud, une tonnelle égayée de vignes grimpantes, où l’on venait pieusement boire de la bière à la mémoire de Sand.
Puisque j’en dis tant déjà, il faut tout dire. Nous apprîmes que, le bourreau de Sand étant mort, son fils continuait le même état, et demeurait à Heidelberg. On nous conseilla de l’aller voir. Sur notre premier mouvement de répugnance, on nous répondit qu’en Allemagne les exécuteurs n’étaient pas précisément entourés du même préjugé que chez nous. Le bourreau est ordinairement, dit-on, d’une famille noble déchue. Dans les cérémonies du siècle passé, il marchait à la suite du cortège de la noblesse, et en tête, par conséquent, de celui des bourgeois. En outre, il est tenu d’avoir pris le grade de docteur en chirurgie. C’est donc une sorte de médecin, qui coupe la tête comme les autres couperaient une jambe : peut-on dire que ses opérations aient seules le privilège de donner la mort ?
C’était au bout de la ville d’Heidelberg, riante et brumeuse, encaissée par les montagnes, baignée par le Necker, pleine d’étudians, de cafés et de brasseries, avec son beau château de la Renaissance à demi-ruiné. Quel dommage ! un château de Touraine dans une forteresse de Souabe ! Mais la description sera pour une autre fois : au bout de la ville, dis-je, la dernière maison, à gauche… Comme tout cela est allemand et romantique ! et tout cela est vrai pourtant... C’est la maison du docteur Widmann, c’est la sienne.
VIII. — UNE VISITE AU BOURREAU DE MANHEIM.
Nous n’étions pas sans émotions en touchant le marteau de ce logis d’une apparence particulièrement propre et gaie. Des enfans de la ville s’assemblaient derrière nous, mais sans mauvaise intention ; à Paris, l’on eût jeté des pierres. Une seule idée nous fit rire : ce fut le souvenir d’un monsieur, dégoûté de la vie, qui avait fait une visite pareille à M. Samson, et lui avait dit, en le saluant poliment : « Monsieur, je désirerais que vous me guillotinassiez. » Cet imparfait du subjonctif d’un pareil verbe m’a toujours paru fort plaisant.
Nous voilà donc toujours frappant à la porte du bourreau, car on n’ouvre pas. Quel épisode pour un de ces romans qu’on faisait il y a quelques années ! Mais le temps n’était plus de ces ogreries littéraires, et notre démarche était bien naïve et toute dans l’intérêt de l’art et de la vérité.
Au bout de dix minutes, nous entendîmes un bruit de talons éperonnés, puis on ouvrit la porte en tirant beaucoup de verrous. Un homme fort jeune, un peu trapu dans sa taille, à la figure romantique, nous demanda ce que nous voulions, sans nous prier d’entrer. Nous lui dîmes que nous étions écrivains et cherchions à réunir des renseignemens sur Carl Sand. Alors il nous ouvrit entièrement la porte et nous indiqua une salle de rez-de-chaussée fort claire, nous priant d’attendre qu’il eût refermé la lourde porte, ce qu’il fit avec soin.
Le chambre où il nous rejoignit après un instant, et qui semblait être son cabinet de travail, était ornée de gravures et d’oiseaux empaillés. Vous êtes chasseur ? lui dit mon compagnon en frappant sur un fusil à deux coups suspendu au mur. Il répondit par un signe. Pendant l’instant que nous étions restés seuls, j’avais pu jeter les yeux sur une bibliothèque où se trouvaient des livres d’histoire et de poésie. La table placée au milieu de la chambre était couverte de livres et de feuilles manuscrites ; sur la cheminée il y avait des bocaux d’animaux conservés dans l’esprit de vin ; il nous apprit lui-même qu’il s’occupait beaucoup d’histoire naturelle. On comprend que notre conversation ne pouvait rester long-temps dans le vague ; nos préoccupations historiques pouvaient seules donner quelque convenance à notre visite, surtout vis-à-vis d’un homme auquel il paraissait impossible d’offrir quelque rémunération. Le docteur Widmann nous donna encore beaucoup de détails, dont plusieurs répétaient ceux que nos passans de la veille nous avaient racontés déjà ; il nous fit voir même, après quelque hésitation, le sabre dont son père s’était servi, dont la forme nous étonna.
Nous nous étions imaginé jusque-là que l’on enlevait la tête fort simplement d’un bon coup de sabre de dragon ou de cimeterre à la turque. L’instrument que nous avions sous les yeux confondait toutes nos idées. Le tranchant était en dedans comme celui d’une serpette ; de plus la lame était creuse et contenait du vif argent, afin que, l’élan étant donné au sabre, ce métal, se portant vers la pointe, rendît le coup plus assuré. Ainsi toute l’adresse du… docteur consiste à combiner un mouvement de rotation autour du col, qui, avant de toucher l’os, enlève presque toute la chair ; on ne tranche donc pas la tête, on la cueille pour ainsi dire. Nous nous contentâmes de l’explication sans demander aucune expérience.
D’ailleurs, notre pauvre exécuteur de Bade n’a jamais exercé le terrible état de son père. Il nous a confié même qu’il tremblait tous les jours qu’il se commît un crime dans le duché, ce qui est heureusement fort rare, et qu’il ne savait trop à quoi il se résoudrait dans ce cas. Curieux comme des Anglais, nous demandâmes encore à voir la tonnelle dont on nous avait parlé à Heidelberg. Le docteur Widmann, n’ayant pas le temps de nous accompagner au jardin de son père où elle se trouve, appela son domestique, qui nous y conduisit à travers les champs.
Ce jardin est situé au sommet d’une colline chargée de vignes. Un joli pavillon, autrefois ouvert aux buveurs et maintenant fermé depuis que l’enthousiasme s’est refroidi par le temps, s’élève au centre de cette petite propriété, et, des deux côtés de ce pavillon, il y a une tonnelle dont le bois disparaît sous les pampres. Mais laquelle des deux est la tonnelle sacrée aux fidèles de Carl Sand ? Notre scrupule historique allait à ce point que nous voulions pouvoir dire si c’était celle de gauche ou de droite. Le valet l’ignorait lui-même, mais il nous dit : « Avez-vous un couteau ? — Oui ; pourquoi faire ? — Pour faire une entaille dans le bois. Les échafauds se font en sapin. » En effet, l’un des berceaux était en chêne, l’autre en sapin.
Il y a quelques mois, j’ai traversé de nouveau ce beau duché de Bade, qui est le plus charmant pays de l’Allemagne, je le sais à présent ; l’hiver ne lui avait pas enlevé tout son charme ; sous un ciel un peu pâle, l’horizon se teignait toujours de la verdure éternelle des sapins ; les monts couronnés de châteaux s’élançaient toujours du sein de cette Forêt-Noire qui règne sur une étendue de cent lieues, et la pierre rouge des édifices, des églises et des palais semblait toujours chauffée des rayons d’un soleil ardent. Quand j’arrivai à Carlsruhe, on ne parlait que d’une séance orageuse de la chambre des députés (de Bade), qui venait d’avoir lieu la veille. Des membres de l’opposition avaient demandé l’abolition de la peine de mort ; le parti conservateur s’était vivement prononcé contre cette proposition. Enfin des esprits modérés avaient proposé un amendement qui devait concilier les partisans des coutumes féodales et les propagateurs des idées nouvelles. Ces philanthropes demandaient l’introduction de la guillotine, pour remplacer le vieux système d’exécution.
Cette motion révolutionnaire a été au moment de triompher. Seulement les conservateurs ont exprimé leurs craintes que l’introduction de la guillotine ne fût un acheminement vers les idées libérales, et ne provoquât la sympathie du peuple pour les autres institutions progressives de la France. La question en est encore là, je crois. Notre connaissance d’Heidelberg, le docteur Widmann, attend sans doute avec impatience la décision représentative qui, probablement, fixera son sort et ses attributions futures. Je doute que ce jeune homme, qui paraissait effrayé de sa condition, terrible et noble à la fois, de chirurgien de gens bien portans, se résigne à l’humble emploi que nos mœurs ont fait à ses pareils, et qui ressemble terriblement à un service de portier.
GÉRARD DE NERVAL.
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