11 février 1844 — Une journée en Grèce, dans L’Artiste, 3e série, t. V, p. 81-83, signé Gérard de Nerval.

L’article sera repris en 1848 dans les Scènes de la vie orientale, chapitres VIII, « Les Cyclades », et IX, « Saint-Georges », puis en 1849 dans Al-Kahira. Souvenirs d’Orient (La Silhouette, 4 mars) et en 1851, dans l’Introduction du Voyage en Orient, chapitres XIX, « Les Cyclades », et XX, « Saint-Georges »

L’année 1843 a été occupée toute entière par le voyage en Orient. Embarqué à Marseille sur Le Mentor le 1er janvier 1843, Nerval aborde à Malte le 8. Là, un autre bateau de l’État, Le Minos, le conduira jusqu’à Alexandrie, avec deux escales dans l’Archipel, aux îles de Cérigo et de Syra. Dans ce premier article, Nerval découvre avec bonheur la Grèce moderne, toute imprégnée pour lui d’hellénisme classique.

Voir la notice 1843, LE VOYAGE EN ORIENT, VERS L'ORIENT.

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UNE JOURNÉE EN GRÈCE.

Ami, je n’ai pas voulu négliger de t’écrire du milieu de l’Archipel, que je traverse depuis trois jours. Ce n’est guère le chemin de l’Égypte ; et pourtant j’y vais, malgré les bruits de peste répandus depuis Malte et qui ne sont pas encourageants. J’ai failli tout à fait m’arrêter chez ce bon peuple hellène, au milieu de ces îles aux noms sonores, et d’où s’exhale comme un parfum du jardin des racines grecques. Ah ! que je remercie à présent nos bons professeurs, tant de fois maudits, de m’avoir appris de quoi déchiffrer, à Syra, l’enseigne d’un barbier, d’un cordonnier ou d’un tailleur. Hé quoi ! voici bien les mêmes lettres rondes et les mêmes majuscules, que je savais si bien lire du moins, et que je me donne le plaisir d’épeler tout haut dans la rue :

Kalimera (bonjour), me dit le marchand d’un air affable, en me faisant l’honneur de ne pas me croire Parisien.

— Posa (combien) ? dis-je en choisissant quelque bagatelle.

Deka draxmai (dix drachmes), me répond-il d’un ton classique…

Heureux homme pourtant, qui sait le grec de naissance, et ne se doute pas qu’il parle en ce moment comme un personnage de Lucien.

Cependant le batelier me poursuit encore sur le quai et me crie comme Caron à Ménippe :

Apodoz w katapate ta porqmeia (paie-moi, gredin, le prix du passage) !

Il n’est pas satisfait d’un demi-franc que je lui ai donné ; il veut une drachme (90 cent.) : il n’aura pas même une obole. Je lui réponds vaillamment avec quelques phrases des Dialogues des Morts. Il se retire en grommelant des jurons d’Aristophane.

Il me semble que je marche au milieu d’une comédie. Le moyen de croire à ce peuple en veste brodée, en jupon plissé à gros tuyaux (fustanelle), coiffé de bonnets rouges, dont l’épais flocon de soie retombe sur l’épaule, avec des ceintures hérissées d’armes éclatantes, des jambières et des babouches. C’est encore le costume exact de l’île des Pirates ou du siège de Missolonghi. Chacun passe pourtant sans se douter qu’il a l’air d’un comparse, et c’est mon hideux vêtement de Paris qui provoque seul, parfois, un juste accès d’hilarité.

Oui, mes amis ! c’est moi qui suis un barbare, un grossier fils du Nord, et qui fais tache dans votre foule bigarrée. Comme le Scythe Anacharsis... Oh ! pardon, je voudrais bien me tirer de ce parallèle ennuyeux.

Mais c’est bien le soleil d’Orient et non le pâle soleil du lustre qui éclaire cette jolie ville de Syra, dont le premier aspect produit l’effet d’une décoration impossible. Je marche en pleine couleur locale, unique spectateur d’une scène étrange, où le passé renaît sous l’enveloppe du présent.

Tenez, ce jeune homme aux cheveux bouclés, qui passe en portant sur l’épaule le corps difforme d’un chevreau noir... Dieux puissants ! c’est une outre de vin, une outre homérique, ruisselante et velue. Le garçon sourit de mon étonnement, et m’offre gracieusement de délier l’une des pattes de sa bête, afin de remplir ma coupe d’un vin de Samos emmiellé.

— O jeune Grec ! dans quoi me verseras-tu ce nectar ? car je ne possède point de coupe, je te l’avouerai.

Piti (bois !) me dit-il, en tirant de sa ceinture une corne tronquée garnie de cuivre et faisant jaillir de la patte de l’outre un flot du liquide écumeux.

J’ai tout avalé sans grimace et sans rien rejeter, par respect pour le sol de l’antique Scyros que foulèrent les pieds d’Achille enfant !

Je puis dire aujourd’hui que cela sentait affreusement le cuir, la mélasse et la colophane ; mais assurément c’est bien là le même vin qui se buvait aux noces de Pélée, et je bénis les dieux qui m’ont fait l’estomac d’un Lapithe sur les jambes d’un Centaure.

Ces dernières ne m’ont pas été inutiles non plus dans cette ville bizarre, bâtie en escalier, et divisée en deux cités, l’une bordant la mer (la neuve), et l’autre (la cité vieille), couronnant la pointe d’une montagne en pain de sucre, qu’il faut gravir aux deux tiers avant d’y arriver.

Me préservent les chastes Piérides de médire aujourd’hui des monts rocailleux de la Grèce ! ce sont les os puissants de cette vieille mère (la nôtre à tous) que nous foulons d’un pied débile. Ce gazon rare où fleurit la triste anémone rencontre à peine assez de terre pour étendre sur elle un reste de manteau jauni. O Muses ! ô Cybèle… Hé quoi ! pas même une broussaille, une touffe d’herbe plus haute indiquant la source voisine !... Hélas ! j’oubliais que dans la ville neuve où je viens de passer l’eau pure se vend au verre, et que je n’ai rencontré qu’un porteur de vin.

Me voici donc enfin dans la campagne, entre les deux villes. — L’une, au bord de la mer, étalant son luxe de favorite des marchands et des matelots, son bazar à demi-turc, ses chantiers de navires, ses magasins et ses fabriques neuves, sa grande rue bordée de merciers, de tailleurs et de libraires ; et, sur la gauche, tout un quartier de négociants, de banquiers et d’armateurs, dont les maisons, déjà splendides, gravissent et couvrent peu à peu le rocher, qui tourne à pic sur une mer bleue et profonde. — L’autre, qui, vue du port, semblait former la pointe d’une construction babylonienne, se montre maintenant détachée de sa base apparente par un large pli de terrain, qu’il faut traverser avant d’atteindre la montagne, dont elle coiffe bizarrement le sommet.

Te souviens-tu de la ville de Laputa du bon Swift, suspendue dans les airs par une force magique et venant de temps à autre se poser quelque part sur notre terre pour y faire provision de ce qui lui manque. Voilà exactement le portrait de Syra la vieille, moins la faculté de locomotion. C’est bien elle encore qui, « d’étage en étage escalade la nue », avec vingt rangées de petites maisons à toits plats, qui diminuent régulièrement jusqu’à l’église de Saint-Georges, dernière assise de cette pointe pyramidale. Deux autres montagnes plus hautes élèvent derrière celle-ci leur double piton, entre lequel se détache de loin cet angle de maisons blanchies à la chaux. Cela forme un coup d’œil tout particulier.

On monte assez longuement encore à travers les cultures, des petits murs en pierres sèches indiquent la borne des champs ; puis la montée devient plus rapide et l’on marche sur le rocher nu ; enfin l’on touche aux premières maisons ; la rue étroite s’avance en spirale vers le sommet de la montagne ; des boutiques pauvres, des salles de rez-de-chaussée où les femmes causent ou filent, des bandes d’enfants à la voix rauque, aux traits charmants, courant çà et là ou jouant sur le seuil des masures, de grandes belles filles tout effarées de voir dans la rue quelque chose de si rare qu’un passant, des cochons de lait et des volailles troublés, dans la paisible possession du pavé, refluant vers les intérieurs ; çà et là d’énormes matrones rappelant ou cachant leurs enfants pour les garder du mauvais œil : tel est le spectacle assez vulgaire qui frappe partout l’étranger.

Étranger ! mais le suis-je donc tout à fait sur cette terre du passé ? Oh ! non, déjà quelques voix bienveillantes ont salué mon costume dont tout à l’heure j’avais honte : Kaqolikoz ! tel est le mot que des enfants répètent autour de moi. Et l’on me guide à grands cris vers l’église de Saint-Georges qui domine la ville et la montagne. Catholique ! Vous êtes bien bons, mes amis ; catholique, vraiment, je l’avais oublié. Je tâchais de penser aux dieux immortels, qui ont inspiré tant de nobles génies, tant de hautes vertus ! J’évoquais de la mer déserte et du sol aride les fantômes riants que rêvaient vos pères, et je m’étais dit en voyant si triste et si nu tout cet archipel des Cyclades, ces côtes dépouillées, ces baies inhospitalières, que la malédiction de Neptune avait frappé la Grèce oublieuse... La verte naïade est morte épuisée dans sa grotte, les dieux des bocages ont disparu de cette terre sans ombre, et toutes ces divines animations de la matière se sont retirées peu à peu comme la vie d’un corps glacé. Oh ! n’a-t-on pas compris ce dernier cri jeté par un monde mourant, quand de pâles navigateurs s’en vinrent raconter qu’en passant, la nuit, près des côtes de Thessalie, ils avaient entendu une grande voix qui criait : « Pan est mort ! » Mort, eh quoi ! lui, le pauvre père, des esprits simples et joyeux, le dieu qui bénissait l’hymen fécond de l’homme et de la terre ; mort sans lutte au pied de l’Olympe profané, mort comme un dieu peut seulement mourir, faute d’encens et d’hommages, et frappé au cœur comme un père par l’ingratitude et l’oubli ! Et maintenant... arrêtez-vous, enfants, que je contemple encore cette pierre ignorée qui rappelle son culte et qu’on a scellée par hasard dans le mur de la terrasse qui soutient votre église, laissez-moi toucher ces attributs sculptés représentant un cistre, des cimbales, et, au milieu, une coupe couronnée de lierre ; c’est le débris de son autel rustique, que vos aïeux ont entouré avec ferveur, en des temps où la nature souriait au travail, où Syra s’appelait Syros...

Ici je ferme une période un peu longue pour ouvrir une parenthèse utile. J’ai confondu plus haut Syros avec Scyros. Faute d’un c, cette île aimable perdra beaucoup dans mon estime ; car c’est ailleurs décidément que le jeune Achille fut élevé parmi les filles de Lycomède, et, si j’en crois mon itinéraire, Syra ne peut se glorifier que d’avoir donné le jour à Phérécide, le maître de Pythagore et l’inventeur de la boussole. — Que les itinéraires sont savants !

On est allé chercher le bedeau pour ouvrir l’église ; et je m’assieds en attendant sur le rebord de la terrasse, au milieu d’une troupe d’enfants bruns et blonds comme partout, mais beaux comme ceux des marbres antiques, avec des yeux que le marbre ne peut rendre et dont la peinture ne peut fixer l’éclat mobile. Les petites filles vêtues comme de petites sultanes, avec un turban de cheveux tressés, les garçons ajustés en filles, grâce à la jupe grecque plissée et à la longue chevelure tordue sur les épaules, voilà ce que Syra produit toujours à défaut de fleurs et d’arbustes ; cette jeunesse sourit encore sur le sol dépouillé... N’ont-ils pas dans leur langue aussi quelque chanson naïve répondant à cette ronde de nos jeunes filles, qui pleure les bois déserts et les lauriers coupés ? Mais Syra répondrait que ses bois sillonnent les eaux et que ses lauriers se sont épuisés à couronner le front de ses marins ! — N’as-tu pas été aussi le grand nid des pirates, ô vertueux rocher ! deux fois catholique, latin sur la montagne et grec sur le rivage : et n’es-tu pas toujours celui des marchands ?

Mon itinéraire ajoute que la plupart des riches négociants de la ville basse ont fait fortune pendant la guerre de l’indépendance par le commerce que voici : leurs vaisseaux, sous pavillon turc, s’emparaient de ceux que l’Europe avait envoyés porter des secours d’argent et d’armes à la Grèce, puis, sous pavillon grec, ils allaient revendre les armes et les provisions à leurs frères de Morée ou de Chio ; quant à l’argent, ils ne le gardaient pas, mais le prêtaient aussi sous bonne garantie à la cause de l’indépendance, et conciliaient ainsi leurs habitudes de banquiers et de pirates avec leurs devoirs d’Hellènes. Il faut dire aussi qu’en général la ville haute tenait pour les Turcs par suite de son christianisme romain. Le général Fabvier, passant à Syra, et, se croyant au milieu des Grecs orthodoxes, y faillit être assassiné !... Peut-être eût-on voulu pouvoir vendre aussi à la Grèce reconnaissante le corps illustre du guerrier.

Quoi ! vos pères auraient fait cela ? beaux enfants aux cheveux d’or et d’ébène, qui me voyez avec admiration feuilleter ce livre, plus ou moins véridique, en attendant le bedeau. Non ! j’aime mieux en croire vos yeux si doux, ce qu’on reproche à votre race doit être attribué à ce ramas d’étrangers sans nom, sans culte et sans patrie, qui grouillent encore sur le port de Syra, ce carrefour de l’Archipel. Et d’ailleurs, le calme de vos rues désertes, cet ordre et cette pauvreté... Voici le bedeau portant les clefs de l’église Saint-Georges. Entrons : — non... je vois ce que c’est.

Une colonnade modeste, un autel de paroisse campagnarde, quelques vieux tableaux sans valeur, un saint Georges sur fond d’or, terrassant celui qui se relève toujours... cela vaut-il la chance d’un refroidissement sous ces voûtes humides, entre ces murs massifs qui pèsent sur les ruines d’un temple des dieux abolis ? Non ! pour un jour que je passe en Grèce, je ne veux pas braver la colère d’Apollon ! je n’exposerai pas à l’ombre mon corps tout échauffé des feux divins qui ont survécu à sa gloire... Arrière, souffle du tombeau !

D’autant plus qu’il y a dans ce livre que je tiens un passage qui m’a fortement frappé : « Avant d’arriver à Delphes, on trouve sur la route de Livadie plusieurs tombeaux antiques. L’un d’eux, dont l’entrée a la forme d’une porte colossale, a été fendu par un tremblement de terre, et de la fente sort le tronc d’un laurier sauvage. Dodwell nous apprend qu’il règne dans le pays une tradition rapportant qu’à l’instant de la mort de Jésus-Christ un prêtre d’Apollon offrait un sacrifice dans ce lieu même, quand s’arrêtant tout à coup il s’écria : qu’un nouveau Dieu venait de naître, dont la puissance égalerait celle d’Apollon, mais qui finirait pourtant par lui céder. A peine eut-il prononcé ce blasphème, que le rocher se fendit, et il tomba mort, frappé par une main invisible. »

Et moi, fils d’un siècle douteur, qui n’ose même me prononcer comme ce narrateur, entre de si grands dieux, n’ai-je pas bien fait d’hésiter à franchir ce seuil, et de m’arrêter plutôt encore sur la terrasse à contempler Tine prochaine, et Naxos et Paros et Micone éparses sur les eaux, et plus loin cette côte basse et déserte, visible encore au bord du ciel, qui fut Délos, l’île d’Apollon !...

 

GÉRARD DE NERVAL.

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