A MADAME SAND
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En mars 1841, une première crise de délire a révélé à Nerval la magie de l’illumination poétique : « Cela n’a été qu’une sorte de transfiguration de mes pensées habituelles, un rêve éveillé, une série d’illusions grotesques ou sublimes, qui avaient tant de charme que je ne cherchais qu’à m’y replonger sans cesse […] Pour vous prouver du reste combien il y avait de lecture et d’imagination dans mon état, je vais vous écrire quelques sonnets que j’ai conservés, mais dont je ne me charge pas de vous expliquer le sens ; ils ont été faits non au plus fort de ma maladie, mais au milieu même de mes hallucinations. Vous le reconnaîtrez facilement », écrit-il à Victor Loubens. Au cours de ce même mois de mars 1841, Nerval envoie en effet six sonnets à « Muffe » (Théophile Gautier), dédiés à six femmes. Le dernier est destiné à George Sand et s’inspire du poète baroque Du Bartas. Dès 1830, Nerval avait fait figurer le huitième sonnet du Dialogue des Neuf Muses Pyrénées de Du Bartas dans son Choix de poésies de Ronsard. Fidélité jamais démentie au poète protestant, puisqu’il est mentionné sur le dessin « Les Poètes et les Reines » composé en janvier 1855 (ci-contre). Le sonnet de Du Bartas est conjoncturel. Il s’agit d’évoquer aux yeux du futur Henri IV l’état désastreux du Comté de Foix en proie aux troubles civils, dans l’esprit du « Discours des misères de ce temps » adressé par Ronsard à Catherine de Médicis, également publié par Nerval. L’allégorie de Saturne à deux visages sert à montrer comment peuvent se succéder prospérité et misère selon qu’un souverain sait ou non faire respecter les lois.
Le sonnet original, trouvé dans une édition de 1615 consultée à la Bibliothèque royale (ci-dessous texte I), est à peine modifié dans l’édition du Choix de poésies en 1830 (ci-dessous texte II).
En 1841, dans le sonnet dédié à George Sand (ci-dessous texte III), Nerval a cité, avec des guillemets, le premier quatrain de Du Bartas, mais pour en détourner le sens. Ce sont les rocs des montagnes de Foix autrefois roulés par les Géants, dont seuls demeurent les os blanchis, qui retiennent son imagination. Ce combat, dont les Titans sortirent vaincus, Nerval va le transposer dans sa propre expérience fantasmatique, celle des montagnes bavaroises, dont l’aspect l’avait frappé en 1839, lors de son voyage à Vienne : « le pays de Salzbourg, l’un des endroits les plus sauvages de la terre », écrit-il alors. Comme les monts des Pyrénées ariégeoises, les montagnes qui dominent Salzbourg ont la blancheur d’ossements renvoyant eux aussi à une époque mythique, celle du Déluge. Des six sonnets du feuillet de 1841, celui qui est dédié à George Sand est le seul recopié, à peine modifié, par Nerval dans sa lettre à Loubens comme « preuve » de l’illumination dont il fut l’objet. Il porte le titre de Tarascon (ci-dessous texte IV).
En 1853 enfin, Nerval est de nouveau interné. Le 22 novembre, il écrit une lettre cryptée à George Sand, en lui rappelant le sonnet composé pour elle treize ans plus tôt (ci-dessous texte V). Il en modifie quelque peu le texte, mais surtout en omet le deuxième quatrain, en ajoutant : « Je garde le second quatrain pour vous le dire ; car j’ai fait ma philosophie à Oxford, j’ai mangé du tambour et bu de la cymbale et je connais le [un mot illisible] et autres misères », et en signant : « Lucius Priscus ». De connivence sans doute avec George Sand, qui entre temps a publié Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt, l’héritier de Du Bartas de 1841 (« O seigneur Du Bartas, je suis de ton lignage… ») s’est métamorphosé en initié orphique.
Pourquoi avoir dédié à George Sand cette évocation mythique des Pyrénées ? Peut-être parce qu’elle-même fut une voyageuse enthousiaste, sensible à leur grandeur titanesque, en se rendant en 1825 et 1826 à Cauterets : « Je ne me figurais pas la hauteur de ces masses […] hérissées de rocs formidables en désordre comme au lendemain d’un cataclysme universel […] Tout cela m’a paru horrible et délicieux en même temps, J’avais peur, une peur inouïe et sans cause, une peur de vertige et qui n’était pas sans charme. J’étais ivre et j’avais envie de crier. » (Histoire de ma vie, quatrième partie, chapitre X).
I – Du Bartas, 1615.
II – Du Bartas/Nerval 1830.
III – Nerval 1841, sonnet « A Madame Sand »
IV – Nerval 1841, lettre à Loubens.
V – Nerval 1853, lettre à George Sand.
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Portrait de George Sand par Musset.
Le mont Untersberg près de Salzbourg, par J. Ch. Erhard, 1818.
« Les Poètes et les Reines », dessin de Nerval, janvier 1855. Le nom de Du Bartas est mentionné à gauche, sous celui de Charles d'Orléans.
Feuillet autographe des six sonnets adressés à "Muffe en 1841. Le sonnet dédié à George Sand est le dernier en bas à droite.