Février-mars 1841 — Six sonnets adressés à Muffe, feuillet manuscrit dit Dumesnil de Gramont.

Interné chez le docteur Blanche à Montmartre, Nerval adresse à Théophile Gautier, « Muffe », un court message destiné à obtenir la levée de sa « lettre de cachet », autrement dit sa remise en liberté. Il l’accompagne de six sonnets, dont on ne sait s’ils devaient réellement être remis aux six femmes dédicataires. C'est à Joseph Lingay, éminence grise du pouvoir, que Gautier doit d'abord montrer le message et les six sonnets, première manifestation du jaillissement poétique en état hypnagogique ou hallucinatoire, que Nerval tiendra secrets, à de rares exceptions près, jusqu’à la publication des Chimères en supplément aux Filles du feu, en janvier 1854. Nerval en promet six autres à Gautier, il s’agit probablement de l’ensemble du Christ aux oliviers, dont il envoie deux des cinq sonnets à Victor Loubens, ainsi qu’Antéros.

Voir la notice LA CRISE NERVEUSE DE 1841.

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à Made Aguado

Colonne de saphir, d’arabesque brodée,
Reparais ! les ramiers s’envolent de leur nid,
De ton bandeau d’azur à ton pied de granit
Se déroule à longs plis la pourpre de Judée.
 
Si tu vois Bénarès, sur son fleuve accoudée,
Détache avec ton arc ton corset d’or bruni
Car je suis le vautour volant sur Patani,
Et de blancs papillons la mer est inondée.
 
Lanassa ! fais flotter tes voiles sur les eaux !
Livre les fleurs de pourpre au courant des ruisseaux.
La neige du Cathay tombe sur l’Atlantique.
 
Cependant la prêtresse au visage vermeil
Est endormie encor sous l’arche du soleil,
Et rien n’a dérangé le sévère portique.

 

à Made Ida-Dumas

J’étais assis chantant aux pieds de Michael,
Mithra sur notre tête avait fermé sa tente,
Le Roi des rois dormait dans sa couche éclatante,
Et tous deux en rêvant nous pleurions Israël !
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Quand Tippoo se leva dans la nuée ardente…
Trois voix avaient crié vengeance au bord du ciel :
Il rappela d’en haut mon frère Gabriel,
Et tourna vers Michel sa prunelle sanglante :
 
« Voici venir le Loup, le Tigre et le Lion...
L’un s’appelle Ibrahim, l’autre Napoléon,
Et l’autre Abdel-Kader, qui rugit dans la poudre ;
 
Le glaive d’Alaric, le sabre d’Attila,
Ils les ont... Mon épée et ma lance sont là...
Mais le Coesar romain nous a volé la foudre ! »

 

à Hélène de Mecklembourg

Fontainebleau, mai 1837

Le vieux palais attend la princesse saxonne
Qui des derniers Capets veut sauver les enfans ;
Charlemagne attentif à ses pas triomphans
Crie à Napoléon que Charles quint pardonne.
 
Mais deux rois à la grille attendent en personne ;
Quel est le souvenir qui les tient si tremblans,
Que l’ayeul aux yeux morts s’en retourne à pas lents,
Dédaignant de frapper ces pêcheurs de couronne !
 
Ô Médicis ! les tems seraient-ils accomplis ?
Tes trois fils sont rentrés dans ta robe aux grands plis
Mais il en reste un seul qui s’attache à ta mante.
 
C’est un aiglon tout faible, oublié par hasard,
Il rapporte la foudre à son père Coesar...
Et c’est lui qui dans l’air amassait la tourmente !

 

à J-Y Colonna

La connais-tu, Daphné, cette vieille romance
Au pied du sycomore... ou sous les mûriers blancs,
Sous l’olivier plaintif, ou les saules tremblans,
Cette chanson d’amour qui toujours recommence,
 
Reconnais-tu le Temple au péristyle immense,
Et les citrons amers, où s’imprimaient tes dents,
Et la grotte fatale aux hôtes imprudents,
Où du serpent vaincu dort la vieille semence ?
 
Sais-tu pourquoi là-bas le volcan s’est rouvert ?
C’est qu’un jour nous l’avions touché d’un pied agile,
Et de sa poudre au loin l’horizon s’est couvert !
 
Depuis qu’un Duc Normand brisa vos dieux d’argile,
Toujours sous le palmier du tombeau de Virgile
Le pâle hortensia s’unit au laurier vert.

 

à Louise d’Or Reine

Le vieux père en tremblant ébranlait l’univers.
Isis la mère enfin se leva sur sa couche,
Fit un geste de haine à son époux farouche,
Et l’ardeur d’autrefois brilla dans ses yeux verts.
 
« Regardez-le, dit-elle ! il dort ce vieux pervers,
« Tous les frimats du monde ont passé par sa bouche.
« Prenez garde à son pied, éteignez son œil louche,
« C’est le roi des volcans et le Dieu des hivers ! »
 
« L’aigle a déjà passé : Napoléon m’appelle ;
« J’ai revêtu pour lui la robe de Cybèle,
« C’est mon époux Hermès, et mon frère Osiris ;
 
« La déesse avait fui sur sa conque dorée ;
« La mer nous renvoyait son image adorée
« Et les cieux rayonnaient sous l’écharpe d’Iris ! »

 

à Made Sand

« Ce roc voûté par art, chef-d’œuvre d’un autre âge,
« Ce roc de Tarascon hébergeait autrefois
« Les géans descendus des montagnes de Foix,
« Dont tant d’os excessifs rendent sûr témoignage. »
 
Ô seigneur Du Bartas ! Je suis de ton lignage
Moi qui soude mon vers à ton vers d’autrefois ;
Mais les vrais descendans des vieux Comtes de Foix
Ont besoin de témoins pour parler dans notre âge !
 
J’ai passé près Salzbourg sous des rochers tremblans,
La Cigogne d’Autriche y nourrit les Milans,
Barberousse et Richard ont sacré ce refuge.
 
La neige règne au front de leurs pics infranchis ;
Et ce sont, m’a-t-on dit, les ossemens blanchis
Des anciens monts rongés par la mer du Déluge.

 

En voilà 6 fais les copier et envoie à diverses personnes. Va d’abord les lire et la lettre au père L-y. Tu verras si l’on peut révoquer ma lettre de cachet. Sinon je refais l’Erotica Biblion de M. de Mirabeau, car je n’ai pas même de Sophie pour venir me consoler (écrire à l’Archiduchesse) Si tu veux les 6 autres sonnets, viens vite les chercher demain. Adieu Muffe.

Ton ami Lb Gérard de Nerval

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