18 septembre 1839 — Biographie singulière de Raoul Spifame, seigneur des Granges, dans La Presse, 2e livraison, signée Aloysius.

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BIOGRAPHIE SINGULIÈRE DE RAOUL SPIFAME,

SEIGNEUR DES GRANGES.

 

IV.

Vignet avait des momens lucides, pendant lesquels il distinguait fort clairement le bruit des barreaux de fer entrechoqués, des cadenas et des verroux. Cela le conduisit à penser qu’on enfermait sa majesté de temps en temps, et il communiqua cette observation judicieuse à Spifame, qui répondit mystérieusement que ses ministres jouaient gros jeu, qu’il devinait tous leurs complots, et qu’au retour du chancelier Spifame les choses changeraient d’allure ; qu’avec l’aide de Raoul Spifame et de Claude Vignet, ses seuls amis, le roi de France sortirait d’esclavage et renouvellerait l’âge d’or chanté par les poètes.

Sur quoi, Claudius Vignetus fit un quatrain qu’il offrit au roi comme une avance de bénédiction et de gloire :

Par toy vient la chaleur aux verdissantes prées,
Vient la vie aux troupeaux, à l’oiseau ramageux,
Tu es donc le soleil, pour les coteaux neigeux
Transmuer en moissons et collines pamprées !

La délivrance se faisant attendre beaucoup, Spifame crut devoir avertir son peuple de la captivité où le tenaient des conseillers perfides ; il composa une proclamation, mandant à ses sujets loyaux qu’ils eussent à s’émouvoir en sa faveur ; et lança en même temps plusieurs édits et ordonnances fort sévères : ici le mot lança est fort exact, car c’était par sa fenêtre entre les barreaux, qu’il jetait ses chartes, roulées et lestées de petites pierres. Malheureusement, elles tombaient, les unes sur un toit à porc, d’autres se perdaient dans l’herbe drue d’un préau désert situé au-dessous de sa fenêtre ; un ou deux seulement, après mille jeux en l’air, s’allèrent percher comme des oiseaux dans le feuillage d’un tilleul situé au-delà des murs. Personne ne les remarqua d’ailleurs.

Voyant le peu d’effet de tant de manifestations publiques, Claude Vignet imagina qu’elles n’inspiraient pas de confiance, étant simplement manuscrites, et s’occupa de fonder une imprimerie royale qui servirait tour à tour à la reproduction des édits du roi et à celle de ses propres poésies. Vu le peu de moyens dont il pouvait disposer, son invention dut remonter aux élémens premiers de l’art typographique. Il parvint à tailler, avec une patience infinie, vingt-cinq lettres de bois, dont il se servit pour marquer lettre à lettre les ordonnances rendues fort courtes à dessein, l’huile et la fumée de sa lampe lui fournissant l’encre nécessaire.

Dès lors les bulletins officiels se multiplièrent sous une forme beaucoup plus satisfaisante. Plusieurs de ces pièces, conservées et réimprimées plusieurs fois depuis, sont fort curieuses, notamment celle qui déclare que le roi Henri deuxième en son conseil, ouïes les clameurs pitoyables des bonnes gens de son royaume contre les perfidies et injustices de Paul et Jean Spifame, tous deux frères du fidèle sujet de ce nom, les condamnait à être tenaillés, écorchés et boullus. Quant à la fille ingrate de Raoul Spifame, elle devait être fouettée en plein pilori, et enfermée ensuite aux filles repenties.

L’une des ordonnances les plus mémorables qui aient été conservées de cette période, est celle où Spifame, gardant rancune du premier arrêt des juges qui lui avait défendu l’entrée de la salle des Pas-Perdus, pour y avoir péroré de façon imprudente et exorbitante, ordonne, de par le roi, à tous huissiers, gardes ou suppôts judiciaires, de laisser librement pénétrer dans ladite salle son ami et féal Raoul Spifame ; défendant à tous avocats, plaideurs, passans et autres canailles, de gêner en rien les mouvemens de son éloquence ou les agrémens nompareils de sa conversation familière touchant toutes les matières politiques et autres sur lesquelles il lui plairait de dire son avis.

Ses autres édits, arrêts et ordonnances, conservés jusqu’à nous, comme rendus au nom d’Henri II, traitent de la justice, des finances, de la guerre, et surtout de la police intérieure de Paris.

Vignet imprima, en outre pour son compte plusieurs épigrammes contre ses rivaux en poésie, dont il s’était fait donner déjà les places, bénéfices et pensions. Il faut dire que ne voyant guère qu’eux seuls au monde, les deux compagnons s’occupaient sans relâche l’un à demander des faveurs, l’autre à les prodiguer.

 

V.

Après nombre d’édits et d’appels à la fidélité de la bonne ville de Paris, les deux prisonniers s’étonnèrent enfin de ne voir poindre aucune émotion populaire, et de se réveiller toujours dans la même situation. Spifame attribua ce peu de succès à la surveillance des ministres, et Vignet à la haine constante de Mellin et de Dubellay. L’imprimerie fut fermée quelques jours ; on rêve à des résolutions plus sérieuses, on médita des coups d’état. Ces deux hommes qui n’eussent jamais songé à se rendre libres pour être libres, ourdirent enfin un plan d’évasion tendant à dessiller les yeux des Parisiens et à les provoquer au mépris de la Sophonisbe de Saint-Gelais et de la Franciade de Ronsard.

Ils se mirent à desceller les barreaux par le bas lentement, mais faisant disparaître à mesure toutes les traces de leur travail, et cela fut d’autant plus aisé qu’on les connaissait tranquilles, patiens et heureux de leur destinée. Les préparatifs terminés, l’imprimerie fut rouverte, les libelles de quatre lignes, les proclamations incendiaires, les poésies privilégiées firent partie du bagage, et, vers minuit, Spifame ayant adressé un courte mais vigoureuse allocution à son confident, ce dernier attacha les draps du prince à un barreau resté intact, y glissa le premier, et releva bientôt Spifame qui, aux deux tiers de la descente, s’était laissé tomber dans l’herbe épaisse, non sans quelques contusions. Vignet ne tarda pas dans l’ombre à trouver le vieux mur qui donnait sur la campagne ; plus agile que Spifame, il ne tarda pas à en gagner la crête, et tendit de là sa jambe à son gracieux souverain, qui s’en aida beaucoup, appuyant le pied au reste des pierres descellées du mur. Un instant après le Rubicon était franchi.

Il pouvait être trois heures du matin, quand nos deux fous en liberté gagnèrent un fourré de bois, qui pouvait les dérober long-temps aux recherches ; mais ils ne songeaient pas à prendre des précautions très minutieuses, pensant bien qu’il leur suffirait d’être hors de captivité pour être reconnus, l’un de ses sujets, l’autre de ses admirateurs.

Toutefois, il fallut bien attendre que les portes de Paris fussent ouvertes, ce qui n’arriva pas avant cinq heures du matin. Déjà la route était encombrée de paysans qui apportaient leurs provisions aux marchés. Raoul trouva prudent de ne pas se dévoiler avant d’être parvenu au cœur de sa bonne ville ; il jeta un pan de son manteau sur sa moustache, et recommanda à Claude Vignet de voiler encore les rayons de sa face Apollonienne sous l’aile rabattue de son feutre gris.

Après avoir passé la porte Saint-Antoine, et tourné les fossés de la Bastille, en traversant les cultures verdoyantes qui s’étalaient long-temps encore à droite et à gauche, avant d’arriver aux abords du palais des Tournelles, Spifame confia à son favori qu’il n’eût pas entrepris certes une expédition aussi pénible, et ne se fût pas soumis par prudence à un si honteux incognito, s’il ne s’agissait pour lui d’un intérêt beaucoup plus grave que celui de sa liberté et de sa puissance. Le malheureux était jaloux ! jaloux de qui ? de la duchesse de Valentinois, de Diane de Poitiers, sa belle maîtresse, qu’il n’avait pas vue depuis plusieurs jours, et qui peut-être courait mille aventures loin de son chevalier royal. — Patience, dit Claude Vignet, j’aiguise en ma pensée les épigrammes martialesques qui puniront cette conduite légère. Mais votre père François le disait bien : « Souvent femme varie !... » En discourant ainsi, ils avaient pénétré déjà dans les rues populeuses de ce quartier, et se trouvèrent bientôt sur une assez grande place, située au voisinage de l’église des SS. Innocents, et déjà couverte de monde, car c’était un jour de marché.

En remarquant l’agitation qui se produisait sur la place, Spifame ne put cacher sa satisfaction. — Ami, dit-il au poète, tout occupé de ses chaussures qui le quittaient en route, vois comme ces bourgeois et ces chevaliers s’émeuvent déjà, comme ces visages sont enflammés d’ire, comme il vole dans la région moyenne du ciel des germes de mécontentement et de sédition ! Tiens, vois celui-ci avec sa pertuisane... Oh ! les malheureux, qui vont émouvoir des guerres civiles ! Cependant pourrai-je commander à mes arquebusiers de ménager tous ces hommes innocens aujourd’hui parce qu’ils secondent mes projets, et coupables demain parce qu’ils méconnaîtront peut-être mon autorité ?

Mobile vulgus, dit Vignet.

En jetant les yeux vers le milieu de la place, Spifame éprouva un sentiment de surprise et de colère dont Vignet lui demanda la cause. — Ne voyez-vous pas, dit le prince irrité, ne voyez-vous pas cette lanterne de pilori qu’on a laissée au mépris de mes ordonnances. Le pilori est supprimé, monsieur, et voilà de quoi faire casser le prévôt et tous les échevins, si nous n’avions nous-même borné sur eux notre autorité royale. Mais c’est à notre peuple de Paris qu’il appartient d’en faire justice.

Sire, observa le poète, le populaire ne sera-t-il pas bien plus courroucé d’apprendre que les vers gravés sur cette fontaine, et qui sont du poète Dubellay, renferment dans un seul distique deux fautes de quantité ! humida sceptra, pour l’hexamètre, ce que proscrit la syntaxe à l’encontre d’Horatius, et une fausse césure au pentamètre.

Holà ! cria Spifame sans trop se préoccuper de cette dernière observation, holà ! bonnes gens de Paris, rassemblez-vous et nous écoutez paisiblement.

Écoutez bien le roi qui veut vous parler en personne, ajouta Claude Vignet, criant de toutes la force de ses poumons.

 

VI.

Tous deux étaient montés déjà sur une pierre haute, qui supportait une croix de fer : Spifame debout, Claude Vignet assis à ses pieds. À l'entour la presse était grande, et les plus rapprochés s’imaginèrent d’abord qu’il s’agissait de vendre des onguens ou de crier des complaintes et des noëls. Mais tout à coup Raoul Spifame ôta son feutre, dérangea sa cape, qui laissa voir un étincelant collier d’ordres tout de verroteries et de clinquant qu’on lui laissait porter dans sa prison pour flatter sa manie incurable, et sous un rayon de soleil qui baignait son front à la hauteur où il s’était placé, il devenait impossible de méconnaître la vraie image du roi Henri deuxième, qu’on voyait de temps en temps parcourir la ville à cheval.

— Oui ! criait Claude Vignet à la foule étonnée : c’est bien le roi Henri que vous avez au milieu de vous ; ainsi que l’illustre poète Claudius Vignetus, son ministre et son favori, dont vous savez par cœur les œuvres poétiques...

— Bonnes gens de Paris ! interrompait Spifame, écoutez la plus noire des perfidies. Nos ministres sont des traîtres, nos magistrats sont des félons !... Votre roi bien aimé a été tenu dans une dure captivité, comme les premiers rois de sa race, comme le roi Charles sixième, son illustre aïeul... 

À ces paroles, il y eut dans la foule un long murmure de surprise, qui se communiqua fort loin : on répétait partout : « Le roi ! le roi !... » On commentait l’étrange révélation qu’il venait de faire ; mais l’incertitude était grande encore, lorsque Claude Vignet tira de sa poche le rouleau des édits, arrêts et ordonnances, et les distribua dans la foule en y mêlant ses propres poésies...

— Voyez, disait le roi, ce sont les édits que nous avons rendus pour le bien de notre peuple, et qui n’ont été ni publiés ni exécutés...

— Ce sont, disait Vignet, les divines poésies traîtreusement pillées, soustraites et gâtées par Pierre de Ronsard et Mellin de Saint-Gelais.

— On tyrannise, sous notre nom, les bourgeois et le populaire…

— On imprime la Sophonisbe et la Franciade avec un privilège du roi, qu’il n’a pas signé !

— Écoutez cette ordonnance qui supprime la gabelle, et cette autre qui anéantit la taille...

— Oyez ce sonnet en syllabes scandées à l’imitation des latins...

Mais déjà l’on n’entendait plus les paroles de Spifame et de Vignet, les papiers répandus dans la foule et lus de groupe en groupe, excitaient une merveilleuse sympathie : c’étaient des acclamations sans fin. On finit par élever le prince et son poète sur une sorte de pavois composé à la hâte, et l’on parla de les transporter à l’Hôtel-de-Ville, en attendant que l’on se trouvât en force suffisante pour attaquer le Louvre, que les traîtres tenaient en leur possession.

Cette émotion populaire aurait pu être poussée fort loin, si la même journée n’eût pas été justement celle où la nouvelle épouse du dauphin François, Marie d’Écosse, faisait son entrée solennelle par la porte St-Denis. C’est pourquoi, pendant qu’on promenait Raoul Spifame dans le marché, le vrai roi Henri deuxième passait à cheval le long des fossés de l’hôtel de Bourgogne. Au grand bruit qui se faisait non loin de là, plusieurs officiers se détachèrent et revinrent aussitôt rapporter qu’on proclamait un roi sur le carreau des halles. — Allons à sa rencontre, dit Henri II, et, foi de gentilhomme (il jurait comme son père), si celui-ci nous vaut, nous lui offrirons le combat. 

Mais, à voir les hallebardiers du cortège déboucher par les petites rues qui donnaient sur la place, la foule s’arrêta et beaucoup fuirent tout d’abord par quelques rues détournées. C’était, en effet, un spectacle fort imposant. La maison du roi se rangea en belle ordonnance sur la place ; les lansquenets, les arquebusiers et les Suisses garnissaient les rues voisines. M. de Bassompierre était près du roi, et sur la poitrine de Henri II brillaient les diamans de tous les ordres souverains de l’Europe. Le peuple consterné n’était plus retenu que par sa propre masse qui encombrait toutes les issues : plusieurs criaient au miracle, car il y avait bien là devant eux deux rois de France ; pâles l’un comme l’autre, fiers tous les deux, vêtus à peu près de même ; seulement, le bon roi brillait moins.

Au premier mouvement des cavaliers vers la foule, la fuite fut générale, tandis que Spifame et Vignet faisaient seuls bonne contenance sur le bizarre échafaudage où ils se trouvaient placés ; les soldats et les sergens se saisirent d’eux facilement.

L’impression que produisit sur le pauvre fou l’aspect de Henri lui-même, lorsqu’il fut amené devant lui, fut si forte qu’il retomba aussitôt dans une de ses fièvres les plus furieuses, pendant laquelle il confondait comme autrefois ses deux existences de Henri et de Spifame, et ne pouvait s’y reconnaître, quoi qu’il fît. Le roi, qui fut informé bientôt de toute l’aventure, prit pitié de ce malheureux seigneur, et le fit transporter d’abord au Louvre, où les premiers soins lui furent donnés, et où il excita long-temps la curiosité des deux cours, et, il faut le dire, leur servit parfois d’amusement.

Le roi, ayant remarqué d’ailleurs combien la folie de Spifame était douce et toujours respectueuse envers lui, ne voulut pas qu’il fût renvoyé dans cette maison de fous où l’image parfaite du roi se trouvait parfois exposée à de mauvais traitemens ou aux railleries des visiteurs et des valets. Il commanda que Spifame fût gardé dans un de ses châteaux de plaisance par des serviteurs commis à cet effet, qui avaient ordre de le traiter comme un véritable prince et de l’appeler sire et majesté. Claude Vignet lui fut donné pour compagnie, comme par le passé, et ses poésies, ainsi que les ordonnances nouvelles que Spifame composait encore dans sa retraite, étaient imprimées et conservées par les ordres du roi.

Le recueil des arrêts et ordonnances rendus par ce fou célèbre fut entièrement imprimé sous le règne suivant avec ce titre : Dicœarchiœ Henrici regis progymnasmata. Il en existe un exemplaire à la Bibliothèque royale sous les numéros VII, 6,412. On peut voir aussi les Mémoires de la Société des inscriptions et belles-lettres, tome XXIII. Il est remarquable que les réformes indiquées par Raoul Spifame ont été la plupart exécutées depuis.

 

ALOYSIUS.

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