17 septembre 1839 — Biographie singulière de Raoul Spifame, seigneur des Granges, dans La Presse, 1re livraison, signée Aloysius.

La nouvelle sera reprise en 1844 dans la Revue pittoresque, sous le titre : Le Meilleur des rois, puis en 1852 dans Les Illuminés sous le titre : Le Roi de Bicêtre, titres qui soulignent dans un premier temps le bien-fondé des réformes suggérées par Raoul Spifame, et dans un deuxième temps la folie qu’on enferme — à tort ?

Quelque temps avant d’être lui-même atteint de troubles hallucinatoires et de la hantise du double, Nerval choisit pour sujet de sa nouvelle l’histoire, en partie véridique, de Raoul Spifame, avocat sans fortune, victime de son étrange ressemblance avec le roi Henri II. Peu à peu, « Spifame en plongeant son regard dans celui du prince y puisa tout à coup la conscience d’une seconde personnalité ; c’est pourquoi, après s’être assimilé par le regard, il s’identifia au roi dans la pensée » et, « devant un miroir ou dans le sommeil, [il] se retrouvait et se jugeait à part, changeant de rôle et d’individualité tour à tour, être double et distinct pourtant, comme il arrive souvent qu’on se sent exister en rêve. » Enfermé par ordre du roi, Spifame a pour compagnon d’infortune un malheureux poète qui ne rêve que de vengeance contre ses collègues Mellin de Saint-Gelais, Du Bellay et Ronsard. Après une héroï-comique tentative d’évasion, les deux hommes finiront leurs jours dans les geôles royales, toujours en proie à leur douce folie.

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BIOGRAPHIE SINGULIÈRE DE RAOUL SPIFAME,

SEIGNEUR DES GRANGES.

 

I.

Nous allons raconter la folie d’un personnage fort singulier, qui vécut vers le milieu du seizième siècle. Raoul Spifame, seigneur Des Granges, était un suzerain sans seigneurie, comme il y en avait tant déjà dans cette époque de guerres et de ruines qui frappaient les plus hautes maisons de France. Son père ne lui laissa que peu de fortune, ainsi qu’à ses frères Paul et Jean, tous deux célèbres depuis, à différens titres ; de sorte que Raoul, envoyé très-jeune à Paris, étudia les lois et se fit avocat. Lorsque le roi Henri deuxième succéda à son glorieux frère [sic pour père] François, ce prince vint en personne, après les vacances judiciaires qui suivirent son avènement, assister à la rentrée des chambres du parlement. Raoul Spifame tenait une modeste place aux derniers rangs de l’assemblée, mêlé à la tourbe des légistes inférieurs, et portant pour toute décoration sa brassière de docteur en droit. Le roi était assis plus haut que le premier président, dans sa robe d’azur semé de France, et chacun admirait la noblesse et l’agrément de sa figure, malgré la pâleur maladive qui distinguait tous les princes de cette race. Le discours latin du vénérable chancelier fut très-long ce jour-là. Les yeux distraits du prince, las de compter les fronts penchés de l’assemblée et les solives sculptées du plafond, s’arrêtèrent enfin long-temps sur un seul assistant placé tout à l’extrémité de la salle, et dont un rayon de soleil illuminait en plein la figure originale ; si bien que peu à peu tous les regards se dirigèrent aussi vers le point qui semblait exciter l’attention du prince. C’était Raoul Spifame qu’on examinait ainsi.

Il semblait au roi Henri II qu’un portrait fût placé en face de lui, qui reproduisait toute sa personne, en transformant seulement en noir ses vêtemens splendides. Chacun fit de même cette remarque, que le jeune avocat ressemblait prodigieusement au roi, et d’après la superstition qui fait croire que quelque temps avant de mourir on voit apparaître sa propre image sous un costume de deuil, le prince parut soucieux tout le reste de la séance. En sortant, il fit prendre des informations sur Raoul Spifame, et ne se rassura qu’en apprenant le nom, la position et l’origine avérés de son fantôme. Toutefois, il ne manifesta aucun désir de le connaître, et la guerre d’Italie, qui reprit peu de temps après, lui ôta de l’esprit cette singulière impression.

Quant à Raoul, depuis ce jour il ne fut plus appelé par ses compagnons du barreau que sire et votre majesté. Cette plaisanterie se prolongea tellement sous toutes sortes de formes, comme il arrive souvent parmi ces jeunes gens d’étude, qui saisissent toute occasion de se distraire et de s’égayer, que l’on a vu depuis dans cette obsession une des causes premières du dérangement d’esprit qui porta Raoul Spifame à diverses actions bizarres. Ainsi un jour il se permit d’adresser une remontrance au premier président touchant un jugement, selon lui, mal rendu, en matière d’héritage. Cela fut cause qu’il fut suspendu de ses fonctions pour un temps et condamné à une amende. D’autres fois il osa dans ses plaidoyers attaquer les lois du royaume, ou les opinions judiciaires les plus respectées, et souvent même, il sortait entièrement du sujet de ses plaidoiries pour exprimer des remarques très hardies sur le gouvernement, sans respecter toujours l’autorité royale. Cela fut poussé si loin, que les magistrats supérieurs crurent user d’indulgence en ne faisant que lui défendre entièrement l’exercice de sa profession. Mais Raoul Spifame se rendait dès lors tous les jours dans la salle des Pas-Perdus, où il arrêtait les passans pour leur soumettre ses idées de réforme et ses plaintes contre les juges. Enfin, ses frères et sa fille elle-même furent contraints à demander son interdiction civile, et ce fut à ce titre seulement qu’il reparut devant un tribunal.

Cela produisit une grave révolution dans toute sa personne, car sa folie n’était jusque là qu’une espèce de bon sens et de logique ; il n’y avait eu d’aberration que dans ses imprudences. Mais s’il ne fut cité devant le tribunal qu’un visionnaire nommé Raoul Spifame, le Spifame qui sortit de l’audience était un véritable fou, un des plus élastiques cerveaux que réclamassent les cabanons de l’hôpital. En sa qualité d’avocat, Raoul s’était permis de haranguer les juges et il avait amassé certains exemples de Sophocle et autres anciens accusés par leurs enfans, tous argumens d’une furieuse trempe ; mais le hasard en disposa autrement. Comme il traversait le vestibule de la chambre des procédures, il entendit cent voix murmurer : « C’est le roi ! voici le roi ! place au roi ! » Ce sobriquet, dont il eût dû apprécier l’esprit railleur, produisit sur son intelligence ébranlée l’effet d’une secousse qui détend un ressort fragile ; la raison s’envola bien loin en chantonnant, et le vrai fou, bien et dûment écorné du cerveau, comme on avait dit de Triboulet, fit son entrée dans la salle, la barette en tête, le poing sur la hanche, et s’alla placer sur son siège avec une dignité toute royale.

Il appela les conseillers : nos amés et féaux, et honora le procureur Noël Brulot d’un Dieu-gard rempli d’aménité. Quant à lui-même, Spifame, il se chercha dans l’assemblée, regretta de ne point se voir, s’informa de sa santé, et toujours se mentionna à la troisième personne, se qualifiant : « Notre amé Raoul Spifame, dont tous doivent bien parler. » Alors ce fut un haro général, entremêlé de railleries, où les plaisans placés derrière lui s’appliquaient à le confirmer dans ses folies, malgré l’effort des magistrats pour rétablir l’ordre et la dignité de l’audience. Une bonne sentence facilement motivée, finit par recommander le pauvre homme à la sollicitude et adresse des médecins ; puis on l’emmena, bien gardé, à la maison des fous, tandis qu’il distribuait encore sur son passage force salutations à son bon peuple de Paris.

Ce jugement fit bruit à la cour. Le roi, qui n’avait point oublié son Sosie, se fit raconter les discours de Raoul, et comme on lui apprit que ce sire improvisé avait bien imité la majesté royale : « Tant mieux ! dit le roi ; qu’il ne déshonore pas pareille ressemblance, celui qui a l’honneur d’être à notre image. » Et il ordonna qu’on traitât bien le pauvre fou, ne montrant toutefois aucune envie de le revoir.

 

II.

Durant plus d’un mois, la fièvre dompta chez Raoul la raison rebelle encore, et qui secouait parfois rudement ses illusions dorées. S’il demeurait assis dans sa chaise, le jour, à se rendre compte de sa triste identité, s’il parvenait à se reconnaître, à se comprendre, à se saisir, la nuit, son existence réelle lui était enlevée par des songes extraordinaires, et il en subissait une tout autre, entièrement absurde et hyperbolique ; pareil à ce paysan bourguignon qui, pendant son sommeil, fut transporté dans le palais de son duc, et s’y réveilla, entouré de soins et d’honneurs, comme s’il fût le prince lui-même. Toutes les nuits, Spifame était le véritable roi Henri II ; il siégeait au Louvre, il chevauchait devant les armées, tenait de graves conseils, ou présidait à des banquets splendides. Alors, quelquefois, il se rappelait un avocat du palais, seigneur des Granges, pour lequel il ressentait une vive affection. L’aurore ne revenait pas sans que cet avocat n’eût obtenu quelqu’éclatant témoignage d’amitié et d’estime ; tantôt le mortier du président, tantôt le sceau de l’état ou quelque cordon de ses ordres. Spifame avait la conviction que ces rêves étaient sa vie et que sa prison n’était qu’un rêve ; car on sait qu’il répétait souvent le soir : « Nous avons bien mal dormi cette nuit ; oh ! les fâcheux songes ! »

On a toujours pensé depuis, en recueillant les détails de cette existence singulière, que l’infortuné était victime d’une de ces fascinations magnétiques dont la science se rend mieux compte aujourd’hui. Tout semblable d’apparence au roi, reflet de cet autre lui-même et confondu par cette similitude dont chacun fut émerveillé, Spifame en plongeant son regard dans celui du prince y puisa tout à coup la conscience d’une seconde personnalité ; c’est pourquoi, après s’être assimilé par le regard, il s’identifia au roi dans la pensée, et se figura désormais être celui qui, le seizième jour de juin 1549, était entré dans la ville de Paris par la porte Saint-Denis, parée de très belles et riches tapisseries, avec un tel bruit de tonnerre d’artillerie que toutes maisons en tremblaient. Il ne fut pas fâché non plus d’avoir privé de leur office les sieurs Liget, François de Saint-André et Antoine Ménard, présidens au parlement de Paris. C’était une dette d’amitié que Henri payait à Spifame.

Nous avons relevé avec intérêt tous les singuliers périodes de cette folie, qui ne peuvent être indifférens pour cette science des phénomènes de l’âme, si creusée par les philosophes, et qui ne peut encore, hélas ! réunir que des effets et des résultats, en raisonnant à vide sur les causes que Dieu nous cache ! Voici une bizarre scène qui fut rapportée par un des gardiens au médecin principal de la maison. Cet homme, à qui le prisonnier faisait des largesses toutes royales, avec le peu d’argent qu’on lui attribuait sur ses biens séquestrés, se plaisait à orner de son mieux la cellule de Raoul Spifame, et y plaça un jour un antique miroir d’acier poli, les autres étant défendus dans la maison, par la crainte qu’on avait que les fous ne se blessassent en les brisant. Spifame n’y fit d’abord que peu d’attention ; mais quand le soir fut venu, il se promenait mélancoliquement dans la chambre, lorsqu’au milieu de sa marche l’aspect de sa figure reproduite le fit s’arrêter tout à coup. Forcé, dans cet instant de veille, de croire à son individualité réelle, trop confirmée par les triples murs de sa prison, il crut voir tout à coup le roi venir à lui d’abord d’une galerie éloignée, et lui parler par un guichet comme compatissant à son sort, sur quoi il se hâta de s’incliner profondément. Lorsqu’il se releva, en jetant les yeux sur le prétendu prince, il vit distinctement l’image se relever aussi, signe certain que le roi l’avait salué, ce dont il conçut une grande joie et honneur infini. Alors il se lança dans d’immenses récriminations contre les traîtres qui l’avaient mis dans cette situation, l’ayant noirci sans doute près de sa majesté. Il pleura même, le pauvre gentilhomme, en protestant de son innocence, et demandant à confondre ses ennemis ; ce dont le prince parut singulièrement touché ; car une larme brillait en suivant les contours de son nez royal. À cet aspect un éclair de joie illumina les traits de Spifame ; le roi souriait déjà d’un air affable ; il tendit la main ; Spifame avança la sienne, le miroir, rudement frappé se détacha de la muraille, et roula à terre avec un bruit terrible qui fit accourir les gardiens.

La nuit suivante, ordre fut donné par le pauvre fou dans son rêve, d’élargir aussitôt Spifame, injustement détenu, et faussement accusé d’avoir voulu, comme favori, empiéter sur les droits et attributions du roi, son maître et son ami : création d’un haut office de Directeur du sceau royal (1) en faveur dudit Spifame, chargé désormais de conduire à bien les choses périclitantes du royaume. Plusieurs jours de fièvre succédèrent à la profonde secousse que tous ces graves événemens avaient produite sur un tel cerveau. Le délire fut si grave que le docteur s’en inquiéta et fit transporter le fou dans un local plus vaste, où l’on pensa que la compagnie d’autres prisonniers pourrait de temps en temps le détourner de ses méditations habituelles.

 

III.

Rien ne saurait prouver mieux que l’histoire de Spifame combien est vraie la peinture de ce caractère si fameux en Espagne, d’un homme fou par un seul endroit de son cerveau, et fort sensé quant au reste de sa logique ; on voit bien qu’il avait conscience de lui-même, contrairement aux insensés vulgaires qui s’oublient et demeurent constamment certains d’être les personnages de leur invention. Spifame, devant un miroir ou dans le sommeil, se retrouvait et se jugeait à part, changeant de rôle et d’individualité tour à tour, être double et distinct pourtant, comme il arrive souvent qu’on se sent exister en rêve. Du reste, comme nous disions tout-à-l’heure, l’aventure du miroir avait été suivie d’une crise très forte, après laquelle le malade avait gardé une humeur mélancolique et rêveuse qui fit songer à lui donner une société.

On amena dans sa chambre un petit homme demi-chauve, à l’œil vert, qui se croyait, lui, le roi des poètes, et dont la folie était surtout de déchirer tout papier ou parchemin non écrit de sa main, parce qu’il croyait y voir les productions rivales des mauvais poètes du temps qui lui avaient volé les bonnes grâces du roi Henri et de la cour. On trouva plaisant d’accoupler ces deux folies originales et de voir le résultat d’une pareille entrevue. Ce personnage s’appelait Claude Vignet, et prenait le titre de poète royal. C’était, du reste, un homme fort doux, dont les vers étaient assez bien tournés et méritaient peut-être la place qu’il leur assignait dans sa pensée.

En entrant dans la chambre de Spifame, Claude Vignet fut terrassé : les cheveux hérissés, la prunelle fixe, il n’avait fait un pas en avant que pour tomber à genoux.

— Sa majesté !... s’écria-t-il.

— Relevez-vous, mon ami, dit Spifame en se drapant dans son pourpoint, dont il n’avait passé qu’une manche : qui êtes-vous ?

— Méconnaîtriez-vous le plus humble de vos sujets et le plus grand de vos poètes, ô grand roi ?... Je suis Claudius Vignetus, l’un de la Pléïade, l’auteur illustre du sonnet qui s’adresse aux vagues crespelées… Sire, vengez-moi d’un traître ! du bourreau de mon honneur ! de Mellin de Saint-Gelais !

— Hé quoi ! de mon poète favori, du gardien de ma bibliothèque ?

— Il m’a volé, sire ! il m’a volé mon sonnet ! il a surpris vos bontés...

— Est-ce vraiment un plagiaire !... Alors, je veux donner sa place à mon brave Spifame, de présent en voyage pour les intérêts du royaume.

— Donnez-la plutôt à moi ! sire ! et je porterai votre renom de l’orient au ponant, sur toute la surface terrienne :

O sire ! que ton los mes rimes éternisent !...

— Vous aurez mille écus de pension, et mon vieux pourpoint, car le vôtre est bien décousu.

— Sire, je vois bien qu’on vous avait jusqu’ici caché mes sonnets et mes épîtres, toutes [sic] à vous adressés. Ainsi arrive-t-il dans les cours...

Ce séjour ocieux des fourbes nuageuses.

— Messire Claudius Vignetus, vous ne me quitterez plus, vous serez mon ministre, et vous mettrez en vers mes arrêts et mes ordonnances. C’est le moyen d’en éterniser la mémoire. Et maintenant, voici l’heure où notre amée Diane vient à nous. Vous comprenez qu’il convient de nous laisser seuls.

Et Spifame, après avoir congédié le poète, s’endormit dans sa chaise longue, comme il avait coutume de le faire une heure après le repas.

Au bout de peu de jours, les deux fous étaient devenus inséparables, chacun comprenant et caressant la pensée de l’autre, et sans jamais se contrarier dans leur mutuelles attributions. Pour l’un, ce poète était la louange qui se multiplie sous toutes les formes à l’entour des rois, et les confirme dans leur opinion de supériorité ; pour l’autre, cette ressemblance incroyable était la certitude de la présence du roi lui-même. Il n’y avait plus de prison, mais un palais ; plus de haillons, mais des parures étincelantes ; l’ordinaire des repas se transformait en banquets splendides, où parmi les concerts de violes et de buccines, montait l’encens harmonieux des vers.

Spifame, après ses rêveries, était communicatif, et Vignet se montrait surtout enthousiaste après le dîner. Le monarque raconta un jour au poète tout ce qu’il avait à endurer de la part des écoliers, ces turbulens aboyeurs, et lui développa ses plans de guerre contre l’Espagne ; mais sa plus vive sollicitude se portait, comme on le verra ci-après, sur l’organisation et l’embellissement de la ville principale du royaume, dont les toits innombrables se déroulaient au loin sous la fenêtre des prisonniers.

 

(1) Voir les mémoires de la Société des inscriptions et belles lettres, tome XXIII.

 

ALOYSIUS.

(La suite à demain.)

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Biographie singulière de Raoul Spifame, 2e livraison >>>

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