Juin 1836 — De l’aristocratie en France, dans Le Carrousel, 2e article, non signé.

Ce 2e article fut repris le 6 septembre 1838 dans Le Messager, signé Gérard de N***, sans la citation en exergue et à partir de : « Mais, me direz-vous, existe-t-il encore une noblesse ? »

Poursuivant la réflexion politique amorcée en mars, Nerval propose une nouvelle perspective à l’aristocratie en France : si le temps de la féodalité est révolu, une nouvelle noblesse doit voir le jour, toute tournée vers le progrès à venir : « c’est à de graves idées d’intelligence et de prévision qu’appartient le sort futur de l’aristocratie française ». La réflexion sur le statut d’une noblesse de sang se poursuivra après la Révolution de 1848 dans Le Marquis de Fayolle, roman dont l’action se situe au début de la Révolution de 1789, et dont le héros incarne cette noblesse nouvelle des idées, née du renversement de l’ancienne.

Voir la notice IMPASSE DU DOYENNÉ, LE MONDE DRAMATIQUE.

******

 

DE L’ARISTOCRATIE EN FRANCE.

DEUXIÈME LETTRE À M***.

 

Art. 60. La noblesse ancienne reprend ses titres ; la nouvelle conserve les siens. Le roi fait des nobles à volonté.

Charte de 1830.

 

Vous répondez à ma première lettre, mon ami, par une simple question : Existe-t-il encore une noblesse ? — Paris, qui la nie, a-t-il raison contre l’Europe ?... Le vieux Paris des Maillotins, de la Ligue et de la République ! Lui qui, la première fois, a nié les seigneurs ; la seconde fois, le Roi ; la troisième, Dieu !...

Paris a rouvert ses temples à Dieu ; ses portes au Roi : mais il ne veut de seigneurs que les Suzerains des millions entassés : il est le domaine et le fief de ceux-là.

Paris a brisé le privilège ; mais il en a conservé soigneusement tous les morceaux, et aucun n’a été perdu.

Que faut-il croire, hélas ! et que dirons-nous en réponse ? — Ferons-nous l’oraison funèbre d’une admirable institution, qui n’aurait après tout cela, comme la cavale de Roland, que le défaut de ne plus vivre ?... En perdant ses prérogatives de souveraineté, de guerre et de justice, a-t-elle perdu tout ce qui lui donnait existence ? — ou peut-elle s’écrier fièrement comme Médée, — qu’il lui reste Elle-même ?

Quoi qu’il en soit, la noblesse est maintenant, ainsi que l’Eglise, indépendante de la politique, indépendante des choses : elle n’a plus ses châteaux de la féodalité ; elle n’a plus ses palais de la monarchie ; elle n’est plus seigneuriale, chevaleresque ni courtisane ; et quoiqu’elle soit toujours un beau piédestal au mérite, — elle en a besoin désormais !

Les plus grands seigneurs du nobiliaire ne sont aujourd’hui que des cadets de bonne maison, qui ont leurs preuves à faire : beaucoup les ont faites avec éclat.

Quand Napoléon voulut retrouver une aristocratie, dans cette France nivelée, où tant de nobles étaient sans tête, — où tant de nobles fronts étaient sans nom et sans couronne ; natures énergiques, orphelins sublimes de pères oubliés ; et qui songeaient parfois, comme René le rêveur, à demander compte aux ruines de leur patrimoine perdu, — il jeta à un creuset terrible tout ce peuple de France, où les races s’étaient si bien mélangées par la guerre, par la débauche et par le crime... — Que le noble sang se montre ! dit le nouveau Charlemagne : la gloire connaîtra ceux qui sont à elle ! — Et tout le noble sang de France se fit voir en se répandant !

Maintenant que ce cycle épique, qui devait se dérouler sur le monde en spirale infinie, s’est à jamais accompli ; et que les extrémités s’en sont rejointes et fermées, comme un symbole de souvenir paisible, et d’éternité muette ; c’est à de graves idées d’intelligence et de prévision qu’appartient le sort futur de l’aristocratie française : ce sera le rôle des plus grands esprits de savoir rattacher l’avenir progressif au passé glorieux, de traverser, sans crainte et sans prévention, ce grand fleuve aux eaux sanglantes et sombres, que la révolution a fait couler entre deux siècles : fleuve d’oubli pour la plupart ; Léthé funeste ; au-delà duquel la France du passé n’apparaît plus que comme un pâle Elysée, peuplé de fantômes inutiles.

Porte bien ton nom, noblesse ! et mets tout ton lustre en ta renommée ; comme tes pères du XVe siècle, qui portaient toute leur fortune dans le drap d’or de leurs habits ; sois la prêtresse du passé, qui défend avec constance tout ce que la tradition nationale a d’éternel et de sacré ; sois la prophétesse de l’avenir, qui construit le berceau des arrière neveux ; et qui trace des plans d’édifices durables, pour la foule oublieuse et imprévoyante.

Pourquoi la riche moisson serait-elle jalouse de l’arbre aux fortes racines, qui donne de l’ombre et des fruits ? La moisson ne profite qu’à son maître, et l’arbre a aussi quelque chose pour le pauvre passant.

Le pauvre a peu gagné en aidant le moissonneur à renverser les arbres séculaires ; et ses enfans le maudiront un jour. Mais qui songe, dans ce tems-ci à son petit-fils, et qui songe à son aïeul ?... Il faudrait pour cela le respect de Dieu ! — Si les hommes pouvaient tarir la sève éternelle de la nature, pour en faire l’aliment de leur vie présente, ils s’en gorgeraient avidement, et ne laisseraient à leurs descendans que les cendres amères d’une terre épuisée et morte. Plaise à Dieu qu’un siècle philosophique n’ait pas fait cela du Monde moral, à tout jamais ! Bien des âmes inquiètes et jeunes demandent en pleurant qui donc a tari cette sève divine, où s’abreuvaient autrefois les hauts esprits de tant de siècles illustres ? — Une voix leur répond : Vos pères ont fait, un jour, une débauche immense avec l’amour ; un autre jour, avec la liberté ; un autre jour, avec la gloire. Si bien qu’il n’en restera plus pour vous à l’avenir : parce qu’ils ont soufflé, flétri, perdu, tout ce qu’ils n’ont pu atteindre, ou tout ce qu’ils n’ont pas choisi !....

Et les hommes crieront à Dieu : Père ! pourquoi nous as-tu délaissés ? Le Père répondra : J’ai envoyé mon Fils pour sauver le monde antique ; et ce monde a crucifié mon Fils : j’ai envoyé sa Croix pour sauver le monde nouveau ; et ce monde a brisé sa Croix !

 

[Les trois derniers paragraphes ne sont pas repris dans Le Messager]

_____

item1a1
item2