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28 novembre 1827 La Bibliographie de la France enregistre la publication de Faust, tragédie de Goethe, nouvelle traduction complète en prose et en vers, par Gérard, chez Dondey-Dupré.

La traduction du premier Faust de Goethe a apporté à Nerval, sinon la gloire dont il rêve, du moins une véritable notoriété dans le monde littéraire. Eugène Delacroix grave dès 1827 une série de lithographies pour illustrer la traduction de Nerval, et Hector Berlioz compose en septembre 1828, sur cette même traduction, Huit scènes de Faust, puis La Damnation de Faust en 1846. Désormais, Gérard n’est plus présenté comme l’auteur des Élégies, mais comme l’auteur de Faust.

Les « observations » préliminaires montrent que dès 1827, Nerval a lu non seulement les deux traductions de Saint-Aulaire et de Stapfer les plus connues alors, mais aussi l’analyse qu’en avait donnée Mme de Staël dans De l’Allemagne. Il connaît aussi les légendes relatives à Faust, ou Fust, rapportées par Widmann et Klinger. Autant de matériaux qui nourriront un premier essai de composition de son propre Faust, ébauche demeurée manuscrite En 1835, Nerval publiera une nouvelle traduction du premier Faust de Goethe, chez Dondey-Dupré. En 1840, il ajoutera une traduction partielle du deuxième Faust. Dans un article intitulé Le Faust du Gymnase. — La légende de Fust, publié en 1850 dans La Presse et partiellement repris dans Lorely. Souvenirs d’Allemagne, « Souvenirs de Thuringe », il associera le personnage de Faust aux inventeurs de l’imprimerie Gutenberg et Laurent Coster, sujet en 1851 de L’Imagier de Harlem. Enfin, en 1853-1854, c'est encore à Faust que Nerval empruntera l’épigraphe de Pandora.

Voir la notice LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE

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FAUST

 

OBSERVATIONS

Voici une troisième traduction de Faust ; et ce qu’il y a de certain, c’est qu’aucune des trois ne pourra faire dire : Faust est traduit ! Non que je veuille jeter quelque défaveur sur le travail de mes prédécesseurs, afin de mieux cacher la faiblesse du mien, mais parce que je regarde comme impossible une traduction satisfaisante de cet étonnant ouvrage. Peut-être quelqu’un de nos grands poètes pourrait-il, par le charme d’une version poétique, en donner une idée, mais comme il est probable qu’aucun d’eux n’astreindrait son talent aux difficultés d’une entreprise qui ne rapporterait pas autant de gloire qu’elle coûterait de peine, il faudra bien que ceux qui n’ont pas le bonheur de pouvoir lire l’original se contentent de ce que notre zèle peut leur offrir. C’est néanmoins peut-être une imprudence que de présenter ma traduction après celles de MM. Saint-Aulaire et A. Stapfer. Mais comme ces derniers font partie de collections chères et volumineuses, j’ai cru rendre service au public en en faisant paraître une séparée.

Il était d’ailleurs difficile de saisir un moment plus favorable pour cette publication : Faust va être représenté successivement sur tous les théâtres de Paris, et il sera curieux sans doute pour ceux qui en verront la représentation de consulter en même temps le chef-d’œuvre allemand, d’autant plus que les théâtres n’emprunteront du sujet que ce qui convient à l’effet dramatique, et que la scène française ne pourrait se prêter à développer toute la philosophie de la première partie, et beaucoup de passages originaux de la seconde.

Je dois maintenant rendre compte de mon travail dont on pourra contester le talent, mais non l’exactitude. Des deux traductions publiées avant la mienne, l’une brillait par un style harmonieux, une expression élégante et souvent heureuse, mais peut-être son auteur, M. Saint-Aulaire, avait-il trop négligé, pour ces avantages, la fidélité qu’un traducteur doit à l’original ; on peut même lui reprocher les suppressions nombreuses qu’il s’est permis d’y faire, car il vaut mieux, je crois, s’exposer à laisser quelques passages singuliers ou incompréhensibles, que de mutiler un chef-d’œuvre. M. Stapfer a fait le contraire, tout ce qui avait un sens a été traduit et même ce qui n’en avait pas, ou ne paraissait pas en avoir. Cette méthode lui a mérité de grands éloges, et c’est aussi celle que j’ai tenté de suivre, parce qu’elle n’exige que beaucoup de patience et entraîne moins de responsabilité. Au reste, cette prétention de tout traduire exposera aux yeux de beaucoup de personnes, ma prose et mes vers à paraître martelés et souvent insignifiants ; je laisse à ceux qui connaissent l’original à me laver de ce reproche, autant que possible, car il est reconnu que Faust renferme certains passages, certaines allusions, que les Allemands eux-mêmes ne peuvent comprendre ; en revanche, je dirai avec le traducteur que je viens de citer :

« Il me reste à protester contre ceux qui, après la lecture de cette traduction, s’imagineraient avoir acquis une idée complète de l’original. Porté sur tel ouvrage traduit que ce soit, le jugement serait erroné ; il le serait surtout à l’égard de celui-ci, à cause de la perfection continue du style. Qu’on se figure tout le charme de l’Amphitryon de Molière, joint à ce que la poésie de Parny offre de plus gracieux, alors seulement on pourra se croire dispensé de le lire. »

Je n’essaierai pas de donner ici une analyse complète de Faust. Assez d’auteurs l’ont jugé ; et il vaut mieux d’ailleurs laisser quelque chose à l’imagination des lecteurs qui auront à la fin du livre de quoi l’exercer. Je les renvoie encore au livre De l’Allemagne, de Mme de Staël, dont je vais en attendant citer un passage :

« Certes, il ne faut y chercher ni la goût, ni la mesure, ni l’art qui choisit et qui termine, mais si l’imagination pouvait se figurer un chaos intellectuel, tel que l’on a souvent décrit le chaos matériel, le Faust de Goethe devrait avoir été composé à cette époque. On ne saurait aller au-delà en fait de hardiesse de pensée, et le souvenir qui reste de cet écrit tient toujours un peu du vertige. Le diable est le héros de cette pièce ; l’auteur ne l’a point conçu comme un fantôme hideux, tel qu’on a coutume de le représenter aux enfants, il en a fait, si l’on peut s’exprimer ainsi, le méchant par excellence, auprès duquel tous les méchants et celui de Gresset en particulier, ne sont que des novices, à peine dignes d’être les serviteurs de Méphistophélès (c’est le nom du démon qui se fait l’ami de Faust). Goethe a voulu montrer dans ce personnage, réel et fantastique tout à la fois, la plus amère plaisanterie que le dédain puisse inspirer, et néanmoins une audace de gaieté qui amuse. Il y a dans les discours de Méphistophélès une ironie infernale qui porte sur la création tout entière et juge l’univers comme un mauvais livre dont le diable se fait le censeur.

« S’il n’y avait dans le Faust de Goethe que de la plaisanterie piquante et philosophique, on pourrait trouver dans plusieurs écrits de Voltaire un genre d’esprit analogue ; mais on sent dans cette pièce une imagination d’une tout autre nature. Ce n’est pas seulement le monde moral tel qu’il est que l’on y voit anéanti, mais c’est l’enfer qui est mis à sa place. Il y a une puissance de sorcellerie, une pensée du mauvais principe, un enivrement du mal, un égarement de la pensée, qui fait frissonner, rire et pleurer tout à la fois. Il semble que, pour un moment, le gouvernement de la terre soit entre les mains du démon. Vous tremblez, parce qu’il est impitoyable ; vous riez, parce qu’il humilie tous les amours-propres satisfaits ; vous pleurez, parce que la nature humaine, ainsi vue des profondeurs de l’enfer, inspire une pitié douloureuse.

« Milton a fait Satan plus grand que l’homme ; Michel-Ange et le Dante lui ont donné les traits hideux de l’animal, combinés avec la figure humaine. Le Méphistophélès de Goethe est un diable civilisé. Il manie avec art cette moquerie légère en apparence, qui peut si bien s’accorder avec une grande profondeur de perversité ; il traite de niaiserie ou d’affectation tout ce qui est sensible ; sa figure est méchante, basse et fausse ; il a de la gaucherie sans timidité, du dédain sans fierté, quelque chose de doucereux auprès des femmes, parce que, dans cette seule circonstance, il a besoin de tromper pour séduire : et ce qu’il entend par séduire, c’est servir les passions d’un autre ; car il ne peut même faire semblant d’aimer : c’est la seule dissimulation qui lui soit impossible. »

Je crois qu’il était difficile de peindre mieux Méphistophélès ; cette appréciation est bien digne de l’ouvrage qui l’a inspirée ; mais où le sublime caractère de Faust serait-il mieux rendu que dans cet ouvrage même, dans ces hautes méditations, auxquelles la faiblesse de ma prose n’a pu enlever tout leur éclat ? Quelle âme généreuse n’a éprouvé quelque chose de cet état de l’esprit humain qui aspire sans cesse à des révélations divines, qui tend, pour ainsi dire, toute la longueur de sa chaîne, jusqu’au moment où la froide réalité vient désenchanter l’audace de ses illusions ou de ses espérances, et comme la voix de l’Esprit, le rejeter dans son monde de poussière.

Cette ardeur de la science et de l’immortalité, Faust la possède au plus haut degré ; elle l’élève souvent à la hauteur d’un dieu, ou de l’idée que nous nous en formons, et cependant tout en lui est naturel et supposable, car s’il a toute la grandeur et toute la force de l’humanité, il en a aussi toute la faiblesse ; en demandant à l’enfer des secours que le ciel lui refusait, sa première pensée fut sans doute le bonheur de ses semblables, et la science universelle ; il espérait à force de bienfaits, sanctifier les trésors du démon, et à force de science, obtenir de Dieu l’absolution de son audace, mais l’amour d’une jeune fille suffit pour renverser toutes ses chimères : c’est la pomme d’Eden, qui au lieu de la science et de la vie n’offre que la jouissance d’un moment et l’éternité des supplices.

Les deux caractères dramatiques qui se rapprochent le plus de Faust sont ceux de Manfred et de Don Juan, mais encore quelle différence ! Manfred est le remords personnifié, mais il a quelque chose de fantastique qui empêche la raison de l’admettre ; tout en lui, sa force comme sa faiblesse, est au-dessus de l’humanité ; il inspire de l’étonnement, mais n’offre aucun intérêt, parce que personne n’a jamais participé à ses joies ni à ses souffrances. Cette observation est encore plus applicable à don Juan ; si Faust et Manfred ont offert sous quelque rapport le type de la perfection humaine, il n’est plus que celui de la démoralisation, et livré enfin à l’esprit du mal ; on sent qu’ils étaient dignes l’un de l’autre.

Et cependant dans tous les trois le résultat est le même, et l’amour des femmes les perd tous trois !...

Quel parallèle entre ces grandes créations si différentes !... je n’ose me laisser entraîner à les prolonger ! mais si celle de Faust est bien supérieure aux deux autres, combien Marguerite surpasse et les amantes vulgaires de don Juan, et l’imaginaire Astarté de Manfred ! En lisant les scènes de la seconde partie où sa grâce et son innocence brillent d’un éclat si doux, qui ne se sentira touché jusqu’aux larmes, qui ne plaindra de toute son âme cette malheureuse sur laquelle s’est acharné l’esprit du mal, qui n’admirera cette fermeté d’une âme pure, que l’enfer fait tous ses efforts pour égarer, mais qu’il ne peut séduire ; qui, sous le couteau fatal, s’arrache aux bras de celui qu’elle chérit plus que la vie, à l’amour, à la liberté, pour s’abandonner à la justice de Dieu, et à celle des hommes plus sévère encore ?

Quelle combinaison !... Quelle horrible torture pour Faust, à qui son pacte promettait quelques années de bonheur, mais dont il vient de commencer le supplice éternel !... Si l’amour semble lui promettre toutes ses délices, une pensée affreuse va les convertir en tourments. « En vain, dit-il, elle me réchauffera sur son sein, en serai-je moins le fugitif… l’exilé ?... le monstre sans but et sans repos… qui comme un torrent mugissant de rochers en rochers, aspire avec fureur à l’abîme ; mais elle, innocente, simple, une petite cabane, un petit champ des Alpes, et elle aurait passé toute sa vie dans ce petit monde au milieu d’occupations domestiques. Tandis que moi, haï de Dieu, je n’ai point fait assez de saisir ses appuis pour les mettre en ruine, il faut que j’engloutisse toute la joie de son âme !... Enfer, il te fallait cette victime !... » &c.

Marguerite n’est pas une héroïne de mélodrame ; ce n’est vraiment qu’une femme comme il en existe beaucoup, et elle n’en touche que davantage. Trouverait-on sur la scène quelque chose de comparable à ses entretiens naïfs avec Faust, et surtout au dialogue déchirant de la prison, qui termine la pièce ?

On s’étonnera qu’elle finisse ainsi, mais que pouvait-on y ajouter ?... peut-être le moment où Faust se livre à l’enfer : mais comment le rendre, et comment l’esprit humain pouvait-il supposer que l’enfer lui gardât encore une plus horrible torture ? D’un autre côté, le dénouement ainsi interrompu permet au lecteur la pensée consolante, que celui qui l’a intéressé si vivement par son génie et ses malheurs échappe aux griffes du démon, puisqu’un repentir suffirait pour lui reconquérir les cieux.

Tel n’est pas cependant le sort de Faust dans les pièces et les biographies allemandes ; le diable s’y empare réellement de lui au bout de vingt-quatre ans, et la description de ce moment terrible en est le passage le plus remarquable ; ceux qui veulent tout savoir peuvent consulter là-dessus L’Histoire prodigieuse et lamentable du docteur Faust, avec sa mort épouvantable, où il est montré combien est misérable la curiosité des illusions et impostures de l’esprit malin : ensemble, La corruption de Satan, par lui-même, étant contraint de dire la vérité ; par Widmann, et traduite par Cayet, en 1561.

Les légendes de Faust sont très répandues en Allemagne ; quelques auteurs, entre autres Conrad Durrius, pensent qu’elles furent primitivement fabriquées par les moines contre Jean Faust ou Fust, inventeur de l’imprimerie, irrités qu’étaient ces cénobites d’une découverte qui leur enlevait les utiles fonctions de copistes de manuscrits. Cette conjecture assez probable est combattue par d’autres auteurs ; Klinger l’a admise dans son roman philosophique intitulé : Les Aventures de Faust, et sa descente aux enfers.

Suivant les opinions les plus accréditées, Faust naquit à Mayence, au commencement du quinzième siècle. Plusieurs villes se disputent l’honneur de lui avoir donné naissance, et conservent des objets que son souvenir rend précieux ; Francfort, le premier livre qu’il a imprimé ; Mayence, sa première presse, &c. On montre à Wittenberg deux maisons qui lui ont appartenu, et qu’il légua, par testament, à son disciple Wagner.

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DÉDICACE (1)

Venez, illusions !... au matin de ma vie,
Que j’aimais à fixer votre inconstant essor !
Le soir vient, et pourtant c’est une douce envie,
C’est une vanité qui me séduit encor.
Rapprochez-vous !... c’est bien ; tout s’anime et se presse
Au-dessus des brouillards, dans un monde plus grand,
Mon cœur, qui rajeunit, aspire avec ivresse
Le souffle de magie autour de vous errant.
 
Des beaux jours écoulés j’aperçois les images,
Et mainte ombre chérie a descendu des cieux ;
Comme un feu ranimé, perçant la nuit des âges,
L’amour et l’amitié me repeuplent ces lieux.
Mais le chagrin les suit : en nos tristes demeures,
Jamais la joie, hélas ! n’a brillé qu’à demi…
Il vient nommer tous ceux qui, dans d’aimables heures,
Ont, par la mort frappés, quitté leur tendre ami.
 
Cette voix qu’ils aimaient résonne plus touchante,
Mais elle ne peut plus pénétrer jusqu’aux morts ;
J’ai perdu d’amitié l’oreille bienveillante,
Et mon premier orgueil, et mes premiers accords !
Mes chants ont beau parler à la foule inconnue,
Ses applaudissements ne me sont qu’un vain bruit,
Et sur moi, si la joie est parfois descendue,
Elle semblait errer sur un monde détruit.
 
Un désir oublié, qui pourtant vet renaître,
Vient dans sa longue paix secouer mon esprit ;
Mais, inarticulés, mes nouveaux chants peut-être
Ne sont que ceux d’un luth où la bise frémit.
Ah ! je sens un frisson : par de nouvelles larmes,
Le trouble de mon cœur soudain s’est adouci ;
De mes jours d’autrefois renaissent tous les charmes,
Et ce qui disparut pour moi revit ici.

 

(1) On pense que Goethe adresse cette Dédicace aux mânes de quelques amis qu’il perdit avant la publication de son poème.

 

PROLOGUE SUR LE THÉÂTRE

DIRECTEUR, POÈTE DRAMATIQUE, BOUFFON

Le Directeur

O vous, dont le secours me fut souvent utile,
Donnez-moi vos conseils pour un cas difficile :
De ma vaste entreprise, amis, que pensez-vous ?
Je veux qu’ici le peuple abonde autour de nous,
Et de le satisfaire il faut que l’on se pique,
Car de notre existence il est la source unique.
Mais, grâce à Dieu, ce jour a comblé notre espoir,
Et le voici, là-bas, rassemblé pour nous voir,
Qui prépare à nos vœux un triomphe facile,
Et garnit tous les bancs de sa masse immobile.
Tant d’avides regards fixés sur le rideau
Ont, pour notre début, compté sur du nouveau ;
Leur en trouver est donc ma seule inquiétude :
Je sais que du sublime ils n’ont pas l’habitude ;
Mais, ayant lu beaucoup, il faut absolument,
Au neuf, qui leur est dû, joindre quelque agrément.
Car mon spectacle, à moi, c’est d’observer la foule,
Quand, le long des poteaux, elle se presse et roule,
Qu’avec cris et tumulte elle vient au grand jour,
De nos bureaux étroits assiéger le pourtour,
Et que notre caissier, tout fier de sa recette,
A l’air d’un boulanger, dans un jour de disette…
Mais qui peut opérer un miracle si doux ?
Un poète, mon cher, … et je l’attends de vous.

Le Poète

Ne me retracez point cette foule insensée,
Dont l’aspect m’épouvante, et glace ma pensée,
Ce tourbillon vulgaire, et rongé par l’ennui,
Qui, dans son monde oisif, nous entraîne avec lui ;
Tous ses honneurs n’ont rien qui puisse me séduire :
C’est loin de son séjour qu’il faudrait me conduire,
En des lieux où le ciel m’offre ses champs d’azur,
Où, pour mon cœur charmé, fleurisse un bonheur pur,
Où l’amour, l’amitié, par un souffle céleste,
De mes illusions raniment quelque reste…
Ah ! c’est là qu’à ce cœur prompt à se consoler,
Quelque chose de grand pourrait se révéler ;
Car, les chants avortés qu’une âme trop brûlante
Arrache quelquefois à la bouche tremblante,
Tantôt frappés de mort, et tantôt couronnés,
Au gouffre de l’oubli sont toujours destinés :
Des accords moins brillants, fruits d’une longue veille,
De la postérité charmeraient mieux l’oreille;
Ce qui s’accroît trop vite est bien prêt de périr,
Mais un laurier tardif grandit dans l’avenir.

Le Bouffon

Oh ! la postérité !... que cette idée est belle !...
Eh quoi ! si je voulais me réserver pour elle,
Qui saurait comme moi, par d’innocents plaisirs,
De nos contemporains amuser les loisirs ?
Et pourtant, dans ces lieux quand l’ennui les rassemble,
Ma présence, pour eux, est beaucoup, ce me semble ;
De leurs arrêts d’ailleurs, qu’aurais-je à redouter ?
Plus le cercle est nombreux, mieux il sait écouter.
Pour vous, qui méritez de plus grands avantages,
A votre siècle aussi vous devez vos ouvrages ;
Il peut seul vous offrir un laurier assez beau,
Celui de l’avenir n’ornerait qu’un tombeau.
Allons ! en votre cœur qui trop longtemps sommeille,
Que l’inspiration s’agite et se réveille,
L’esprit, le sentiment, mettez-nous tout en jeu,
Et la folie aussi, car il en faut un peu.

Le Directeur

Surtout, de nos décors déployez la richesse,
Qu’un tableau varié dans le cadre se presse,
Offrez un univers aux spectateurs surpris…
Pourquoi vient-on ? pour voir : on veut voir à tout prix.
Sachez donc, par l’effet, conquérir leur estime,
Et vous serez pour eux un poète sublime.
Sur la masse, mon cher, la masse doit agir ;
D’après son goût, chacun voulant toujours choisir,
Trouve ce qu’il lui faut où la matière abonde,
Et qui donne beaucoup donne pour tout le monde.
Que votre ouvrage aussi se divise aisément,
Cette méthode neuve offre de l’agrément ;
D’un tout bien arrondi prisez peu le mérite,
Le public malgré vous l’éplucherait bien vite.

Le Poète

Quel que soit du public la menace ou l’accueil,
Un semblable métier répugne à mon orgueil ;
De nos auteurs du jour l’ennuyeux barbouillage,
A ce que je puis voir, obtient votre suffrage.

Le Directeur

Je ne repousse pas de pareils arguments :
Qui veut bien travailler se munit d’instruments.
Pour vous, examinez ce qui vous reste à faire,
Et voyez quels sont ceux à qui vous voulez plaire.
Tout maussade d’ennui, chez nous l’un vient d’entrer,
L’autre sort d’un festin qu’il lui faut digérer,
Plusieurs, et le dégoût est chez eux encor pire,
Amateurs de journaux, achèvent de les lire :
Ainsi qu’au bal masqué, l’on entre avec fracas,
La curiosité de tous hâte les pas ;
Les hommes viennent voir ; les femmes, au contraire,
D’un spectacle gratis régalent le parterre.
Qu’allez-vous cependant rêver sur l’Hélicon ?...
Pour plaire à ces gens-là faut-il tant de façons ?
Osez fixer les yeux sur ces juges terribles !...
Les uns sont hébétés, les autres insensibles.
En sortant, l’un, au jeu, compte passer la nuit ;
L’autre, chez une fille, ira coucher sans bruit.
Maintenant, pauvre fou, si cela vous amuse,
Prostituez-leur donc l’honneur de votre muse…
Non !... mais je le répète, et croyez mes discours,
Donnez-leur du nouveau, donnez-leur en toujours ;
Agitez des esprits qu’on ne peut satisfaire…
Mais, qu’est-ce qui vous prend ? est-ce extase… colère ?...

Le Poète

Va ! cherche un autre esclave, ou garde tes avis :
J’aurais trop à rougir de les avoir suivis.
Faut-il donc, à ton sens, faut-il que le poète,
Dont Dieu même, ici-bas, se fit un interprète,
Aille, déshonorant ce titre précieux,
Répudier les dons qu’il a reçus des cieux ?...
Comment les cœurs à lui viennent-ils se soumettre ?
Comment, des éléments, dispose-t-il en maître ?
N’est-ce point par l’accord, dont le charme vainqueur
Reconstruit l’univers dans le fond de son cœur ?
Tandis que la nature à ses fuseaux démêle
Tous les fils animés de sa trame éternelle,
Quand tant d’êtres divers, en tumulte pressés,
Achèvent tristement les siècles commencés ;
Qui sait, de leur matière exprimant le génie,
L’échauffer, l’animer, l’entourer d’harmonie ?
Dans l’ordre universel, qui sait faire rentrer
Les mortels qu’un instant l’erreur put égarer ?
Qui sait, par des accents plus tendres et plus sages,
Des passions en eux apaiser les orages,
Et dans des cœurs flétris par les coups du destin,
D’un jour moins agité ramener le matin ?
Qui, le long du sentier, foulé par une amante,
Sème, du doux printemps, la parure éclatante ?
Qui sait, ennoblissant d’inutiles rameaux,
En faire un digne prix à d’utiles travaux,
Ou bien offrir aux arts la gloire méritée ?...
La puissance de l’homme en nous manifestée !

Le Bouffon

Des forces de l’esprit elle se sert toujours,
Et ses créations ressemblent aux amours :
On se voit par hasard, on se plaît, on s’enflamme,
Et bientôt on n’est plus le maître de son âme…
Puis sitôt qu’au bonheur on se sent entraîné,
Le chagrin vient : voilà le roman terminé !
Tenez !... c’est justement ce qu’il faut mettre en scène ;
Lancez-vous au milieu de l’existence humaine :
Tout y prend part, mais nul ne la connaît assez,
Et c’est en la peignant que vous intéressez.
Mettez peu de clarté parmi beaucoup d’images,
D’un seul rayon de vrai colorez vos nuages ;
Alors, vous êtes sûr d’avoir tout surmonté ;
Alors, votre auditoire est ému, transporté ;
Vous voyez chaque soir la fleur de la jeunesse
Applaudir votre ouvrage et s’y mirer sans cesse.
Alors, tous de leurs coeurs vont y nourrir les feux,
Car vous représentez ce qu’ils sentent en eux.
Là, vous les trouvez prêts à pleurer comme à rire,
Et l’applaudissement tient presque du délire,
A l’homme fait ceci ne pourrait convenir,
Mais comptez sur celui qui veut le devenir.

Le Poète

Eh bien ! rends-moi ces temps de mon adolescence,
Où je n’étais moi-même encor qu’en espérance ;
Cet âge, si fécond en chants mélodieux,
Tant qu’un monde pervers n’effraya point mes yeux,
Tant que, loin des honneurs, mon cœur ne fut avide
Que des fleurs, doux trésors d’une vallée humide :
Un songe, un peu d’espoir, alors m’enrichissait,
Je ne possédais rien, mais rien me suffisait.
Rends-moi donc ces désirs, qui fatiguaient ma vie,
Ces chagrins déchirants, mais qu’à présent j’envie,
Ma jeunesse !... En un mot, sache en moi ranimer
La force de haïr, et le pouvoir d’aimer.

Le Bouffon

Cette jeunesse ardente, à ton âme si chère,
Pourrait, dans un combat, t’être fort nécessaire,
Ou bien, si la beauté t’accordait un souris,
Si, de la course encor tu disputais le prix,
Ou d’une heureuse nuit si tu cherchais l’ivresse…
Mais, manier la lyre avec force et souplesse,
Au but qu’on te désigne arriver en chantant,
Vieillard, c’est là de toi tout ce que l’on attend.

Le Directeur

Allons ! des actions !... les mots sont inutiles ;
Gardez, pour d’autres temps, vos compliments futiles :
Quand vous ne faites rien, à quoi bon, s’il vous plaît,
Nous dire seulement ce qui doit être fait ?
Usez donc de votre art, si vous êtes poète ;
La foule veut du neuf, qu’elle soit satisfaite !
A contenter ses goûts il faut nous attacher ;
Qui tient l’occasion ne doit point la lâcher.
Mais, à notre public tout en cherchant à plaire,
C’est en osant beaucoup qu’il faut le satisfaire ;
Ainsi, ne m’épargnez machines ni décors,
À tous mes magasins ravissez leurs trésors,
Semez à pleines mains la lune, les étoiles,
Les arbres, l’Océan, et les rochers de toile ;
Peuplez-moi tout cela de bêtes et d’oiseaux,
De la création déroulez les tableaux,
Et passez, au travers de la nature entière,
Et de l’enfer au ciel, et du ciel à la terre.

 

PROLOGUE DANS LE CIEL

LE SEIGNEUR, LES BANDES CÉLESTES, ensuite MÉPHISTOPHÉLÈS

(Les trois Archanges s’avancent.)

 

Raphaël

Le soleil répand sa lumière
En chantant le Dieu qu’il chérit ;
Rapide comme le tonnerre,
Sa vaste course s’arrondit :
O Dieu ! tes regards adorables
Soutiennent tout de leur amour ;
Et tes œuvres inexplicables
Sont belles comme au premier jour.

Gabriel

Dans son cours incompréhensible,
La terre, roulant à l’entour,
Voit le jour fuir la nuit paisible,
Et la nuit fuir l’éclat du jour ;
Contre des rocs, les mers profondes
Élèvent leurs flots irrités…
Mais, dans l’éternel cours des mondes,
Mers et rochers sont emportés.

Michel

Souvent s’élance la tempête,
Des flots aux rocs, des rocs aux flots ;
Alors, la terre, sa conquête,
S’entoure d’un vaste chaos.
La foudre, qui brûle les villes,
Part en grondant du ciel obscur…
Mais ici, tes élus tranquilles,
Seigneur, adorent ton jour pur.

Tous les trois

O Dieu ! tes regards adorables
Soutiennent tout de leur amour ;
Et tes œuvres inexplicables
Sont belles comme au premier jour.

Méphistophélès

Seigneur, puisque tu me demandes
Comment tout se passe chez nous,
Et que tu me vois sans courroux
Pénétrer quelquefois dans les célestes bandes,
Je viens t’entretenir, et parler de mon mieux.
Pourtant, ne me fais pas un crime
De ce que mon langage est un peu moins sublime
Que celui de tous ces messieurs :
Dire tous ces grands mots, autant vaut ne rien dire ;
Quand ma voix les prononcerait,
Je serais sûr de bien te faire rire,
Si pourtant ta grandeur ici se le permet.
Sur les mondes roulants, le soleil, et la terre,
Ainsi je ne te dirai rien ;
Mais tu sauras que, dans cette dernière,
Les hommes se tourmentent bien.
Le petit dieu du monde est toujours aussi drôle
Qu’au jour de la création,
Tant bien que ma jouant son rôle ;
Mais, du flambeau divin, qu’il appelle raison,
Ne faisant bien souvent usage,
Que pour ajouter à ses maux,
Et pour ravaler son image
Au rang des plus vils animaux.
Pour moi, je comparerais l’homme
(Sauf le respect que je te dois),
Aux insectes pattus, que cigales il nomme ;
De prés en prés, de bois en bois,
Dansant toujours la même danse,
Et chantant la même romance :
Ah ! qu’il ressemble bien à ces animaux-là !
Hors de chez soi sans cesse il faut qu’il coure,
Et s’il ne faisait que cela…
Mais non, pas un fumier où son nez ne se fourre.

Le Seigneur

N’en as-tu pas à dire plus ?
Ne viendras-tu jamais ici que pour médire,
Et sur la terre, enfin, n’est-il que des abus ?

Méphistophélès

Oui, Seigneur Dieu ; là-bas, tout va de mal en pire,
Et tes créatures, ma foi,
Sont aujourd’hui si misérables,
Que c’est bien conscience à moi
De tourmenter de pauvres diables.

Le Seigneur

Connais-tu Faust ?

Méphistophélès

Docteur ?

Le Seigneur

Mon serviteur.

Méphistophélès

Ah bon !
Il vous sert en effet d’une étrange façon ;
Rien ne se sent chez lui des choses de la terre,
Ni ses actes, ni ses discours ;
Et son esprit plane toujours
Dans un espace imaginaire.
Il prétend de la terre avoir tous les plaisirs,
Du ciel, les plus belles étoiles ;
Il veut de la nature arracher tous les voiles,
Mais rien ne peut là-bas contenter ses désirs.

Le Seigneur

Si, troublé comme il l’est, il me reste fidèle,
Je pourrai lui donner le bonheur qu’il appelle :
Dans l’arbrisseau qui commence à verdir,
Un jardinier, prudent et sage,
Voit les fleurs, les fruits, le feuillage,
Comme récompense à venir.

Méphistophélès

Gageons que des élus encor je le retranche,
Puisque vous y comptez si bien ;
Mais, sur le temps et le moyen,
Il faut me donner carte blanche.

Le Seigneur

Oui, je veux bien te le livrer
Aussi longtemps qu’il aura vie,
Car tout voyageur peut errer.

Méphistophélès

Monseigneur, je vous remercie.
Je n’aime point d’ailleurs avoir affaire aux morts ;
Pour eux toujours je suis dehors :
La chair fraîche est ma seule envie :
Je suis comme le chat.

Le Seigneur

C’est bien, tu peux agir ;
Entraîne-le dans ta chatière,
Écarte cet esprit de sa source première :
Mais si tu perds, tu devras bien rougir,
En voyant qu’un mortel, parmi la foule obscure,
Peut discerner le droit chemin.

Méphistophélès

Je ne crains rien pour ma gageure ;
Mais, si je le séduis enfin,
Ma victoire doit être entière,
Et l’homme en question mangera la poussière,
Comme le serpent mon cousin.

Le Seigneur

Va, mon fils, et remplis ta tâche.
C’est, de tous les démons, toi que je hais le moins,
L’activité de l’homme est sujette au relâche,
Et pour l’aiguillonner j’ai besoin de tes soins.
Pour vous, enfants du ciel, que ma gloire rassemble,
Allez, dans son éclat, vous réjouir ensemble ;
Dieu, qui vous a créés, toujours vous aimera :
Célébrez donc dans vos pensées
Tant de merveilles entassées
Dont sa bonté vous entoura.

(Le ciel se ferme ; les Archanges se séparent.)

Méphistophélès

Le vieux Père Éternel est vraiment fort aimable,
Et me reçois avec douceur ;
Il est rare qu’un grand seigneur
Traite si bien un pauvre diable.
 
 
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