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28 novembre 1827 La Bibliographie de la France enregistre la publication de Faust, tragédie de Goethe, nouvelle traduction complète en prose et en vers, par Gérard, chez Dondey-Dupré.

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FAUST

 

PREMIÈRE PARTIE

 

LA NUIT

(Dans une chambre à voûte élevée, gothique, Faust, inquiet, est assis devant son pupitre.)

Faust

Philosophie, jurisprudence, médecine, et toi aussi, malheureuse théologie ! je vous ai donc étudiées avec grand peine, et maintenant me voici, pauvre fou, tout aussi sage que devant. Je m’intitule, il est vrai, maître, docteur, et depuis dix ans je promène çà et là mes élèves par le nez. – Et je vois bien que nous ne pouvons rien savoir ! Voilà qui me brûle le sang ! Je suis, il est vrai, plus instruit que tout ce qu’il y a de sots, de docteurs, de maîtres, d’écrivains et de moines. Ni scrupule, ni doute ne me tourmentent ! Je ne crains ni diable, ni enfer ; mais aussi toute joie m’est enlevée. Je ne crois pas rien savoir de bon, ni pouvoir rien enseigner aux hommes pour les améliorer et les convertir. Aussi n’ai-je ni bien, ni argent, ni honneur, ni domination dans le monde ; un chien ne vivrait pas longtemps ainsi ! Il ne me reste plus qu’à me jeter dans la magie. Oh ! si la force de l’esprit et de la parole me dévoilait les secrets qui me restent à connaître, et que je ne fusse pas obligé de dire péniblement ce que je ne sais pas ; si enfin je pouvais connaître tout ce que le monde cache en lui-même, et, sans m’attacher davantage à des mots inutiles, voir ce que la nature contient de forces et de semences éternelles ! Astre à la lumière argentée, lune silencieuse, daigne pour la dernière fois jeter un regard sur mes peines !... j’ai si souvent la nuit veillé près de ce pupitre ! C’est alors que tu m’apparaissais sur un tas de livres et de papiers, mélancolique amie ! Ah ! que ne puis-je, à ta douce clarté, parcourir les hautes montagnes, errer dans les cavernes avec les esprits, danser à ta vue dans les prairies, oublier toutes les misères de la science, et me baigner rajeuni dans la fraîcheur de ta rosée !

Hélas ! je languis encore dans mon cachot ! Misérable trou de souris, où la douce lumière du ciel ne peut pénétrer qu’avec peine à travers ces vitrages peints ; à travers cet amas de livres poudreux et vermoulus, et de papiers entassés jusqu’à la voûte ; je n’aperçois autour de moi que verres, boîtes, instruments, meubles pourris, héritage de mes ancêtres… Et c’est là ton monde, et cela s’appelle un monde !

Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se serre dans ta poitrine avec inquiétude, pourquoi une douleur secrète entrave en toi tous les mouvements de la vie ! Tu le demandes !... Et au lieu de la nature vivante dans laquelle Dieu créa les hommes, tu n’es environné que de fumée et moisissure, dépouilles d’animaux et ossements de morts !

Délivre-toi ! Lance-toi dans l’espace ! Ce livre mystérieux, tout écrit de la main de Nostradamus, ne suffit-il pas pour te conduire ? Tu pourras connaître alors le cours des astres ; alors, si la nature daigne t’instruire, l’énergie de l’âme te sera communiquée comme un esprit à un autre esprit. C’est en vain que, par un sens aride, tu voudrais ici t’expliquer les signes divins. Esprits qui nagez près de moi, répondez-moi, si vous m’entendez !

(Il frappe le livre, et considère le signe du macrocosme.)

Ah ! quelle extase à cette vue s’empare de tout mon être ! Je crois sentir une vie nouvelle circuler dans mes nerfs et mes veines. Sont-ils tracés par la main d’un Dieu, ces caractères qui apaisent les douleurs de mon âme, enivrent de joie mon pauvre cœur, et dévoilent autour de moi les forces mystérieuses de la nature ? Suis-je moi-même un dieu ? Tout me devient si clair ! Je vois dans de simples traits se déployer à mes yeux tout ce que cette nature renferme d’énergie créatrice. Déjà je reconnais la vérité de la parole du sage : « Le monde des esprits n’est point fermé, tes sens s’assoupissent, ton cœur est mort. Lève-toi, disciple, et baigne sans cesse ton sein mortel dans la clarté de l’aurore ! »

(Il regarde le signe.)

Comme dans l’univers tout s’agite ! Comme tout l’un dans l’autre vit et opère ! Comme les puissances célestes montent et descendent en se passant de mains en mains les sceaux d’or ! Du ciel à la terre l’agitation de leurs ailes répand une vivifiante rosée, qu’accompagne une divine harmonie.

Quel spectacle ! Mais, hélas ! ce n’est qu’un spectacle ! Où te saisir, nature infinie ? Sources de vie, où êtes-vous ? Vous, de qui dépendent le ciel et la terre, vous qui soulagez le sein flétri… vous coulez sans cesse, vous abreuvez tout ; et moi, je vous implore en vain.

(Il frappe le livre avec dépit, et considère le signe de l’Esprit de la terre.)

Comme ce signe opère différemment sur moi ! Esprit de la terre, tu te rapproches ; déjà je sens mes forces s’accroître ; déjà je pétille comme une liqueur nouvelle : je me sens le courage de me risquer dans le monde, d’en supporter les peines et les prospérités ; de lutter contre l’orage, et de ne point pâlir des craquements de mon vaisseau. Des nuages s’entassent au-dessus de moi ! La lune cache sa lumière… la lampe s’éteint ! Elle fume !... Des rayons brûlants me couronnent… un frisson me saisit… comme si la voûte tombait sur moi de toute sa masse ! Je sens que tu t’agites autour de moi, Esprit que j’ai invoqué ! Ah comme mon sein se déchire !... mes sens s’ouvrent à des impressions nouvelles ! Je sens que tout mon cœur se livre à toi !... Parais ! parais ! m’en coutât-il la vie !

(Il saisit le livre, et prononce les signes mystérieux de l’Esprit.Il s’allume une flamme rouge, l’Esprit apparaît dans la flamme.)

L’Esprit

En ces lieux quelle voix m’appelle ?

Faust

Épouvantable vue !

L’Esprit

Tu m’as évoqué puissamment
Du sein de ma sphère éternelle ;
Quoi donc ?

Faust

Ah ! je ne puis supporter ta présence !

L’Esprit

Eh bien ! en ce moment,
Qu’à tes vœux je puis condescendre,
Crains-tu de me voir, de m’entendre ?...
Faust, que me veux-tu ?... Me voici.
O surhumaine créature,
Réponds, pourquoi trembler ainsi ?
Qu’as-tu fait de ce cœur de flamme,
Qui créait un monde nouveau ?
Qu’as-tu fait encor de cette âme,
Qui l’éclairait d’un jour si beau ?
Si cette âme sublime et fière,
Se flatta de nous ressembler,
Homme-dieu, pourquoi donc trembler
Devant ton égal et ton frère ?
Ou me trompais-je ?... Réponds-moi :
Est-ce là la voix qui m’appelle ?...
L’âme qui m’attire vers elle ?...
Célèbre Faust, est-ce bien toi ?
Hélas ! un souffle de magie
Te rejette dans le néant ;
Et ce que je crus un génie
N’est qu’un ver timide et rampant !

Faust

Dois-je céder, vision de flamme ? Je suis Faust, je le suis, je suis ton égal !

L’Esprit

Dans les vagues de l’existence,
Mon orageuse activité
Vient, ou fuit, vers les cieux s’élance,
Ou replonge avec volupté.
Naissance, mort, voilà ma sphère ;
Je suis l’éternel mouvement,
Je suis cette trame légère,
Et qui varie à tout moment,
Divin manteau, voilant sans cesse
La majesté de notre roi…

Faust

Eh bien ! toi qui ondoies autour du vaste monde, Esprit créateur, que puis-je égaler en ta présence ?

L’Esprit

L’Esprit que conçoit ta faiblesse…
Mais tu n’es point égal à moi ! (Il disparaît.)

Faust, tombant à la renverse

Pas à toi !... A qui donc ?... moi ! l’image de Dieu ! Pas seulement à toi !... (On frappe.) O mort ! Je m’en doute ; c’est mon serviteur. Et voilà tout l’éclat de ma félicité réduit à rien !... Faut-il qu’une vision aussi sublime, un misérable valet la puisse anéantir !

(Vagner, en robe de chambre et en bonnet de nuit, une lampe à la main. Faust se détourne avec mauvaise humeur.)

Vagner

Pardonnez ! Je vous entendais déclamer ; vous lisez sûrement une tragédie grecque, et je pourrais profiter dans cet art, qui est aujourd’hui fort en faveur. J’ai entendu dire souvent qu’un comédien peut en remontrer à un prêtre.

Faust

Oui, si le prêtre est un comédien, comme il peut bien arriver de notre temps.

Vagner

Ah ! quand on est ainsi relégué dans son cabinet, et qu’on voit le monde à peine les jours de fêtes, par une lunette et de loin seulement, comment peut-on aspirer à le conduire un jour par la persuasion ?

Faust

Vous n’y atteindrez jamais, si vous ne sentez pas fortement ; si l’inspiration ne se presse pas hors de votre âme, et si, par la plus violente émotion, elle n’entraîne pas les cœurs de tous ceux qui écoutent. Allez donc vous concentrer en vous-même, mêler et confondre ensemble les restes d’un autre festin, pour en former un petit ragoût… et faites jaillir une misérable flamme du tas de cendres où vous soufflez !... Alors vous pourrez vos attendre à l’admiration des enfants et des singes, si le cœur vous en dit ; mais jamais vous n’agirez sur celui des autres, si votre éloquence ne part pas du cœur même.

Vagner

Mais le débit fait le bonheur de l’orateur ; et je sens bien que je suis encore loin de compte.

Faust

Cherchez donc un succès honnête, et ne vous attachez point aux grelots d’une brillante folie ; il ne faut pas tant d’art pour faire supporter la raison et le bon sens, et si vous avez à dire quelque chose de sérieux, ce n’est point aux mots qu’il faut vous appliquer davantage. Oui, vos discours si brillants, ou vous parez si bien les bagatelles de l’humanité, sont stériles comme le vent brumeux de l’automne qui murmure parmi les feuilles séchées.

Vagner

Ah Dieu ! l’art est long, et notre vie est courte ! Pour moi, au milieu de mes travaux littéraires, je me sens mal souvent à la tête et au cœur. Que de difficultés n’y a-t-il pas à trouver le moyen de remonter aux sources ! Et avant d’avoir fait la moitié du chemin, un pauvre diable peut très bien mourir.

Faust

Un parchemin serait-il bien la source divine où notre âme peut apaiser sa soif éternelle ? Vous n’êtes pas consolé, si la consolation ne jaillit point de votre propre cœur.

Vagner

Pardonnez-moi ! C’est une grande jouissance que de se transporter dans l’esprit des temps passés, de voir comme un sage a pensé avant nous ; et comme, partis de loin, nous l’avons si victorieusement dépassé.

Faust

Oh ! sans doute ! jusqu’aux étoiles. Mon ami, les siècles écoulés sont pour nous le livre aux sept cachets ; ce que vous appelez l’esprit des temps n’est au fond que l’esprit même des auteurs, où les temps se réfléchissent. Et c’est vraiment une misère le plus souvent ! Le premier coup d’œil suffit pour vous mettre en fuite. C’est comme un sac à immondices, un vieux garde-meuble, ou plutôt une de ces parades de place publique, remplie de belles maximes de morale, comme on en met d’ordinaire dans la bouche des polichinelles !

Vagner

Mais le monde ! le cœur et l’esprit des hommes !... Chacun peut bien désirer d’en connaître quelque chose.

Faust

Oui, ce qu’on appelle connaître. Qui osera nommer l’enfant de son nom véritable ? Le peu d’hommes qui ont su quelque chose, et qui ont été assez fous pour ne pas garder leur secret dans leur propre cœur, ceux qui ont découvert au peuple leurs sentiments et leurs vues, ont été de tous temps crucifiés et brûlés. - Je vous prie, mon ami, de vous retirer. Il se fait tard ; nous en resterons là pour cette fois.

Vagner

J’aurais veillé plus longtemps volontiers, pour profiter de l’entretien d’un homme aussi instruit que vous ; mais demain, comme au jour de Pâques dernier, vous voudrez bien me permettre une autre demande. Je me suis abandonné à l’étude avec zèle, et je sais beaucoup, il est vrai, mais je voudrais tout savoir. (Il sort.)

Faust seul

Comme toute espérance n’abandonne jamais une pauvre tête ! Celui-ci ne s’attache qu’à des bagatelles, sa main avide creuse la terre pour chercher des trésors ; mais qu’il trouve un vermisseau, et le voilà content.

Comment la voix d’un tel homme a-t-elle osé retentir en ce lieu, où le souffle de l’esprit vient de m’environner ? Cependant, hélas ! je te remercie pour cette fois, ô le plus misérable des enfants de la terre ! Tu m’arraches au désespoir qui allait dévorer ma raison. Ah ! l’apparition était si gigantesque que je dus vraiment me sentir comme un nain.

Moi, l’image de la divinité, qui me croyais déjà parvenu au miroir de l’éternelle vérité ; qui, dépouillé, isolé des enfants de la terre, aspirais à toute la clarté du ciel ; moi qui croyais, supérieur aux chérubins, pouvoir confondre mes forces indépendantes avec celles de la nature, et, créateur aussi, jouir de la vie d’un Dieu, ai-je pu mesurer mes pressentiments à une telle élévation ?... Et comme je dois expier tant d’audace ! Une parole foudroyante vient de me rejeter bien loin !

N’ai-je pas prétendu t’égaler ?... Mais si j’ai possédé assez de force pour t’attirer à moi, il ne m’en est plus resté pour te retenir. Dans cet heureux moment, je me sentais à la fois si petit et si grand ! tu m’as cruellement repoussé dans l’incertitude de l’humanité. Qui m’instruira désormais, et que dois-je éviter ? Faut-il obéir à cette impulsion ? Ah ! nos actions même aussi bien que nos souffrances arrêtent le cours de notre vie.

Une matière de plus en plus étrangère à nous s’oppose à tout ce que l’esprit conçoit de sublime ; quand nous atteignons aux biens de ce monde, nous traitons de mensonge et de chimère tout ce qui vaut mieux qu’eux. Les nobles sentiments qui nous donnent la vie languissent étouffés sous les sensations de la terre.

Quand l’imagination, en déployant la hardiesse de son vol, a voulu, pleine d’espérance, s’étendre dans l’éternité, il lui suffit ensuite d’un petit espace, dès qu’elle voit tout ce qu’elle rêvait de bonheur s’évanouir dans l’abîme du temps. Au fond de notre cœur, l’inquiétude vient s’établir, elle y produit de secrètes douleurs, elle s’y agite sans cesse, en y détruisant joie et repos ; elle se pare toujours de masques nouveaux : c’est tantôt une maison, une cour ; tantôt une femme, un enfant ; c’est encore du feu, de l’eau, un poignard, du poison… Nous tremblons devant tour ce qui ne nous atteindra pas, et nous pleurons sans cesse ce que nous n’avons point perdu.

Je n’égale pas Dieu ! Je le sens trop profondément ; je ne ressemble qu’au ver, habitant de la poussière, au ver, que le pied du voyageur écrase et ensevelit pendant qu’il y cherche une nourriture.

N’est-ce donc point la poussière même, tout ce que cette haute muraille me conserve sur cent tablettes ? Toute cette friperie dont les bagatelles m’enchaînent à ce monde de vers ?... Dois-je trouver ici ce qui me manque ? Il me faudra peut-être lire dans ces milliers de volumes, pour y voir que les hommes se sont tourmentés sur tout, et que çà et là un heureux s’e^st montré sur la terre ! O toi, crâne vide, pourquoi sembles-tu grincer devant moi ? Est-ce pour me dire qu’il a été un temps où ton cerveau fut, comme le mien, rempli d’idées confuses ? qu’il chercha le grand jour, et qu’au milieu d’un triste crépuscule, il erra misérablement dans la recherche de la vérité ? Instruments que je vois ici, vous semblez me narguer avec toutes vos roues, vos dents, vos anses et vos cylindres ! J’étais à la porte, et vous deviez me servir de clef. Vous êtes, il est vrai, plus hérissés qu’une clef ; mais vous ne levez pas les verroux. Mystérieuses au grand jour, la nature ne se laisse point dévoiler, et il n’est ni levier ni machine qui puisse la contraindre à faire voir à mon esprit ce qu’elle a résolu de lui cacher. Si tout ce vieil attirail, qui jamais ne me fut utile, se trouve ici, c’est que mon père l’y rassembla. Poulie antique, la sombre lampe de mon pupitre t’a longtemps noircie ! Ah ! j’aurais bien mieux fait de dissiper le peu qui m’est resté, que d’en embarrasser mes veilles ! - Ce que tu as hérité de ton père, acquiers-le pour le posséder. Ce qui ne sert point est un pesant fardeau, mais ce que l’esprit peut créer en un instant, voilà ce qui est utile !

Pourquoi donc mon regard s’élève-t-il toujours vers ce lieu ? Ce petit flacon a-t-il pour les yeux un attrait magnétique ? Pourquoi tout à coup me semble-t-il que mon esprit jouit de plus de lumière, comme une forêt sombre où pénètre un rayon de l’astre des nuits ?

Je te salue, fiole solitaire que je saisis avec un pieux respect ! en toi j’honore l’esprit de l’homme et son industrie. Remplie d’un extrait des sucs les plus doux, favorables au sommeil, tu contiens aussi toutes les forces qui donnent la mort ; accorde tes faveurs à celui qui te possède !

Je te vois, et ma douleur s’apaise, je te saisis et mon imagination diminue, et la tempête de mon esprit se calme peu à peu ! Je me sens entraîné dans la haute mer, le miroir des flots brille à mes pieds, un nouveau jour me luit sur de nouveaux rivages !

Un char de feu plane dans l’air, et ses ailes rapides s’abattent près de moi ; je me sens prêt à tenter des chemins nouveaux dans la plaine des cieux, au travers de l’activité des sphères nouvelles. Mais cette existence sublime, ces ravissements divins, comment, ver chétif, peux-tu les mériter ?... C’est en cessant d’exposer ton corps au doux soleil de la terre ; en te hasardant à enfoncer ces portes, devant lesquelles chacun frémit. Voici le temps de prouver par des actions que la dignité de l’homme ne le cède point à la grandeur d’un Dieu ! Il ne faut pas trembler devant ce gouffre obscur, où l’imagination semble se condamner à ses propres tourments ; devant cette étroite avenue où tout l’enfer étincelle !... ose d’un pas hardi aborder ce passage… au risque d’y rencontrer le néant !

Sors maintenant, coupe d’un pur cristal, sors de ton vieil étui, auquel je fus loin de songer pendant de si longues années. Tu brillais jadis au festin de mes pères, tu déridais les plus sérieux convives, qui te passaient de mains en mains et dont chacun se faisait un devoir, lorsque venait son tour, de célébrer en vers la beauté des ciselures qui t’environnent, et de te vider d’un seul trait. Tu me rappelles les nuits de ma jeunesse ; je ne t’offrirai plus à aucun voisin, je ne célébrerai plus tes précieux ornements. Voici une liqueur que je dois boire pieusement, elle te remplit de ses flots noirâtres ; je l’ai préparée, je l’ai choisie, elle sera ma boisson dernière, et je la consacre avec toute mon âme, comme libation solennelle, à l’aurore d’un jour plus beau.

(Il porte la coupe à sa bouche. Son des cloches et chants des chœurs.)

Chœur des anges

Christ vient de ressusciter ;
Joie à la race mortelle !
Il veut en elle effacer
La tache originelle.

Faust

Quels murmures sourds, quels sons éclatants, arrachent puissamment la coupe à mes lèvres altérées ? Le bourdonnement des cloches annonce-t-il déjà la première heure de la fête de Pâques ? Les chœurs divins entonnent-ils les chants de consolation, qui, partis de la nuit du tombeau, et répétés par les lèvres des anges, furent le premier gage d’une alliance nouvelle ?

Chœur des femmes

Oints d’une huile sainte,
Ses membres chéris,
Dans la funèbre enceinte,
Furent ensevelis :
Là, des vierges fidèles
Les ont ceints d’un linceul béni ;
Mais, ô Dieu ? quel tourment pour elle !...
Le Christ, hélas ! le Christ n’est plus ici !

Chœur des anges

Christ est ressuscité,
Gloire à l’âme fidèle,
À l’âme dont le zèle
Répond avec humilité
À l’injure la plus cruelle.

Faust

Pourquoi, chants du ciel, chants puissants et doux, me cherchez-vous dans la poussière ? retentissez pour ceux que vous touchez encore. J’écoute bien la nouvelle que vous apportez, mais la foi me manque pour y croire : le miracle est l’enfant le plus chéri de la foi. Pour moi j’ose aspirer à cette sphère, où retentit l’annonce désirée ; et cependant, par ces chants dont mon enfance fut bercée, je me sens rappelé dans la vie. Autrefois le baiser de l’amour céleste descendait sur moi, pendant le silence solennel du dimanche ; alors le son grave des cloches me berçait de doux pressentiments, et une prière était la jouissance la plus ardente de mon cœur ; des désirs aussi incompréhensibles que purs m’entraînaient dans les forêts et les prairies, et parmi un torrent de larmes délicieuses, un monde de bonheur se révélait à moi. Ces chants précédaient les jeux aimables de la jeunesse, et les plaisirs de la fête du printemps. Le souvenir, tout plein de sentiments d’enfance, m’arrête au dernier pas que j’allais hasarder. O retentissez encore, doux cantiques du ciel ! mes larmes coulent, la terre m’a reconquis !

Chœur des disciples

Quittant du tombeau
Le séjour funeste,
Au parvis céleste
Il monte plus beau :
Vers les gloires éternelles,
Tandis qu’il s’élance à grands pas,
Ses disciples fidèles
Languissent ici-bas :
Hélas ! c’est ici qu’il nous laisse
Sous les traits brûlants du malheur :
O divin maître ! ton bonheur
Est cause de notre tristesse.

Chœur des anges

Christ vient de ressusciter ;
O vous que sa voix appelle,
Des disciples troupe fidèle,
C’est vers lui qu’il faut monter :
Vous, que sa parole touche,
Vous, qu’inspire son amour,
Vous, prophètes, dont la bouche
Le célèbre nuit et jour…
Montez, troupe fidèle,
Au céleste séjour
Où sa voix vous appelle !

 

DEVANT LA PORTE DE LA VILLE

PROMENEURS, sortant en tous sens.

Plusieurs Compagnons ouvriers

Pourquoi allez-vous par là ?

D’Autres

Nous allons au rendez-vous de chasse.

Les Premiers

Pour nous, nos gagnons le moulin.

Un Ouvrier

Je vous conseille d’aller plutôt vers l’étang.

Un Autre

La route n’est pas belle de ce côté-là.

Tous deux ensemble

Que fais-tu, toi ?

Un Troisième

Je vais avec les autres.

Un Quatrième

Venez donc à Bourgdorf ; vous y trouverez pour sûr les plus jolies filles, la plus forte bière et les intrigues du meilleur genre.

Un Cinquième

Tu es un plaisant compagnon : l’épaule te démange-t-elle pour la troisième fois ? Je n’y vais pas, j’ai trop peur de cet endroit-là.

Une Servante

Non, non, je retourne à la ville.

Une Autre

Nous le trouverons sans doute sous les peupliers.

La Première

Ce n’est pas un grand plaisir pour moi ; il viendra se mettre à tes côtés, il ne dansera sur la pelouse qu’avec toi ; que me revient-il donc de tes amusements ?

L’Autre

Aujourd’hui, il ne sera sûrement pas seul ; le blondin, m’a-t-il dit, doit venir avec lui.

Un Écolier

Regarde comme ces servantes vont vite. Viens donc, frère, nous les accompagnerons. De la bière forte, du tabac piquant et une fille endimanchée ; c’est là mon goût favori.

Une Bourgeoise

Vois-tu ces jolis garçons ! C’est vraiment une honte ; ils pourraient avoir la meilleure compagnie et courent après ces filles !

Le Second Écolier, au premier

Pas si vite ! Il en vient deux derrière nous, qui sont fort joliment mises. L’une d’elles est ma voisine, et je me suis un peu coiffé de la jeune personne. Elles vont à pas lents, et ne tarderaient pas à nous prendre avec elles.

Le Premier

Non, frère ; je n’aime pas la gêne. Viens vite que nous ne perdions pas de vue le gibier. La main qui samedi tient le balai, est celle qui dimanche te caresse le mieux.

Un Bourgeois

Non, le nouveau bourgmestre ne me revient pas : à présent que le voilà parvenu, il va devenir plus fier de jour en jour. Et que fait-il donc pour la ville ? Tout ne va-t-il pas de plus en plus mal ? Il faut obéir plus que jamais, et payer plus qu’avant.

Un Mendiant chante

Mes bons messieurs, mes belles dames,
Beaux de jeunesse et de fraîcheur,
Arrêtez-vous, et que vos âmes
Compatissent à mon malheur.
À de bons cœurs comme les vôtres,
Bien faire cause un doux émoi,
Qu’un jour de fête pour tant d’autres,
Soit un jour de moisson pour moi !

Un Autre Bourgeois

Je ne sais rien de mieux, les dimanches et fêtes, que de parler de guerres et de combats, pendant que, bien loin, dans la Turquie, les peuples s’échinent entre eux. On est à la fenêtre, on prend son petit verre, et l’on voit la rivière se barioler de bâtiments de toutes couleurs ; le soir on rentre gaîment chez soi, en bénissant la paix, et le temps de paix dont nous jouissons.

Troisième Bourgeois

Je suis comme vous, mon cher voisin, ils peuvent bien se fendre la tête, et chez eux tout peut bien aller au diable, pourvu que chez moi tout aille comme devant.

Une Vieille, à de jeunes demoiselles

Hé ! comme elles sont bien parées ! La belle jeunesse ! Qu’est-ce qui ne deviendrait pas fou de vous voir ? Allons, moins de fierté !... C’est bon ! Je suis capable de vous procurer tout ce que vous pourrez souhaiter.

Les Jeunes Bourgeoises

Allons, Agathe ! je craindrais d’être vue en public avec une pareille sorcière ; elle me fit pourtant voir, à la nuit de Saint-André, mon futur amant en personne.

Une Autre

Elle me le montra aussi à moi dans un cristal, habillé en soldat, avec bien d’autres. Je regarde autour de moi, mais j’ai beau le chercher partout, il ne veut pas se montrer.

Des Soldats

Villes entourées
De murs et remparts ;
Filles sucrées,
Aux malins regards ;
Victoire certaine,
Près de vous m’attend,
Si grande est la peine,
Le prix est plus grand.
Au son des trompettes,
Les braves soldats,
S’élancent aux fêtes,
Ou bien aux combats :
Fillettes et villes,
Font les difficiles…
Bientôt tout se rend :
Si grande est la peine,
Le prix est plus grand,
Victoire certaine
Partout nous attend.

 

FAUST ET VAGNER

Faust

Les torrents et les ruisseaux s’affranchissent de leur glace, au regard doux et vivifiant du printemps ; une heureuse espérance verdit dans la vallée ; le vieil hiver, qui s’affaiblit de jour en jour, se retire peu à peu vers les montagnes escarpées. C’est en vain qu’en sa fuite, il lance sur le gazon des prairies quelques regards glacés mais impuissants ; le soleil ne souffre plus rien de blanc en sa présence ; partout règnent l’illusion, la vie ; tout s’anime sous ses rayons de couleurs nouvelles. Cependant prendrait-il en passant pour des fleurs cette multitude de gens endimanchés dont la campagne est couverte ? Détournons-nous donc de ces collines pour retourner à la ville. Par cette porte obscure et profonde se presse une foule toute bariolée : chacun aujourd’hui se montre avec plaisir au soleil : c’est bien la résurrection du Seigneur qu’ils fêtent, car eux-mêmes sont ressuscités. Échappés aux sombres appartements de leurs maisons basses, aux liens de leurs occupations journalières, aux toits et au plafonds qui les pressent, à la malpropreté de leurs étroites rues, à la nuit mystérieuse de leurs églises, les voilà rendus tous à la lumière. Regardez donc, regardez comme la foule se précipite dans les jardins et dans les champs ! que de barques joyeuses sillonnent le fleuve en long et en large !... et cette dernière qui s’écarte des autres chargée jusqu’aux bords. les sentiers les plus lointains de la montagne brillent aussi de l’éclat des habits. J’entends déjà le bruit du village ; c’est vraiment là le paradis du peuple ; grands et petits sautent gaîment : ici je me sens homme, ici j’ose l’être.

Vagner

Monsieur le Docteur, il est honorable et avantageux de se promener avec vous, cependant je ne voudrais pas me confondre dans ce monde-là, car je suis ennemi de tout ce qui est grossier. Leurs violons, leurs cris, leurs amusements bruyants, je hais tout cela à la mort. Ils hurlent comme des possédés, et appellent cela de la joie et de la danse.

 

PAYSANS SOUS LES TILLEULS

Danse et Chant
 
Les bergers, quittant leurs troupeaux,
Pour la fête se rendent beaux :
Rubans et fleurs sont leur parure ;
Sous le tilleul les voilà tous
Dansant, sautant comme des fous,
Ha ! ha ! ha !
Landerira !
Suivez donc la mesure !
 
La danse en cercle se pressait,
Quand un berger qui s’élançait,
Heurte du bras une fillette ;
Elle se retourne aussitôt,
Disant : « Ce garçon est bien sot ! »
Ha ! ha ! ha !
Landerira
Soyez moins malhonnête !
 
Ils passaient tous comme l’éclair,
Et les robes volaient en l’air ;
Mais bientôt on fut moins agile…
Le rouge leur montait au front,
Et l’un sur l’autre, dans le rond,
Ha ! ha ! ha !
Landerira
Tous tombaient à la file.
 
Ne me touchez donc pas ainsi !
Paix ! ma femme n’est point ici,
Profitons de la circonstance ! -
Dehors il l’emmène soudain…
Et tout pourtant allait son train,
Ha ! ha ! ha !
Landerira
La musique et la danse

Un Vieux Paysan

Monsieur le Docteur, il est beau de votre part de ne point nous mépriser aujourd’hui, et, savant comme vous l’êtes, de venir vous mêler à toute cette cohue. Daignez donc prendre la plus belle cruche, que nous avons remplie de boisson fraîche ; je vous l’apporte et souhaite hautement non seulement qu’elle apaise votre soif, mais encore que le nombre de gouttes qu’elle contient soit ajouté à vos jours.

Faust

J’accepte ces rafraîchissements et vous offre en échange salut er reconnaissance.

(Le peuple s’assemble en cercle autour d’eux.)

Le Vieux Paysan

C’est vraiment fort bien fait à vous de reparaître ici un jour de gaîté. Vous nous rendîtes visite autrefois dans de bien mauvais temps. Il y en a plus d’un, bien vivant aujourd’hui, et que votre père arracha à la fièvre chaude, lorsqu’il mit fin à cette peste qui désolait notre contrée. Et vous aussi, qui n’étiez alors qu’un jeune homme, vous alliez dans toutes les maison de malades ; on emportait nombre de cadavres, mais vous, vous en sortiez toujours bien portant. Vous supportâtes de rudes épreuves, mais le Sauveur secourut celui qui nous a sauvés.

Tous

A la santé de l’homme intrépide ! Puisse-t-il longtemps encore être utile !

Faust

Prosternez-vous devant celui qui est là-haut, c’est lui qui enseigne à secourir, et qui vous envoie des secours.

(Il va plus loin avec Vagner.)

Vagner

Quelles douces sensations tu (1) dois éprouver, ô grand homme ! des honneurs que cette foule te rend ! Ô heureux qui peut de ses dons tirer un tel avantage ! Le père te montre à son fils, chacun interroge, court et se presse, le violon s’arrête, la danse cesse. Tu passes, ils se rangent en cercle, les chapeaux volent en l’air, et peu s’en faut qu’ils ne se mettent à genoux, comme si le bon Dieu se présentait.

Faust

Quelques pas encore jusqu’à cette pierre, et nous pourrons nous reposer de notre promenade. Que de fois je m’y assis pensif, seul, exténué de prières et de jeûnes. Riche d’espérance, ferme dans ma foi, je croyais, par des larmes, des soupirs, des contorsions, obtenir du maître des cieux la fin de cette peste cruelle. Maintenant, les suffrages de la foule retentissent à mon oreille comme une raillerie. Ô si tu pouvais lire dans mon cœur, combien peu le père et le fils méritent tant de renommée ! Mon père était un obscur honnête homme qui, de bien bonne foi, raisonnait à sa manière sur la nature et ses divins secrets. Il avait coutume de s’enfermer avec une société d’adeptes dans un sombre laboratoire où, d’après des recettes infinies, il opérait la transfusion des contraires. C’était un lion rouge, hardi compagnon, qu’il unissait dans un bain tiède à un lys  puis, les plaçant au milieu des flammes, il les transvasait d’un creuset dans un autre. Alors apparaissait, dans un verre, la jeune reine (2) aux couleurs variées ; c’était là la médecine, les malades mouraient ; et personne ne demandait : Qui a guéri ? C’est ainsi, qu’avec des électuaires infernaux, nous avons fait dans ces montagnes et ces vallées un ravage beaucoup plus funeste que la peste elle-même. J’ai moi-même offert le poison à des milliers d’hommes ; ils y sont tous passés, et moi je survis, hardi meurtrier, pour qu’on m’adresse des éloges.

Vagner

Comment pouvez-vous vous troubler de cela ? Un brave homme ne fait-il pas assez, quand il exerce avec sagesse et ponctualité l’art qui lui fut transmis ! Si tu honores ton père, jeunehomme, tu recevras volontiers ses instructions ; homme, si tu fais avancer la science, ton fils pourra aspirer à un but plus élevé.

Faust

O bienheureux qui peut encore espérer de surnager dans cet océan d’erreurs ! on use de ce qu’on ne sait point, et ce qu’on sait, on n’en peut faire aucun usage. Cependant ne troublons pas, par d’aussi sombres idées, le calme de ces belles heures ! Regarde comme les cabanes environnées de verdure étincellent des rayons du couchant. Il se penche et s’éteint, le jour expire, mais il va porter autre part une nouvelle vie. O que n’ai-je des ailes pour m’élever de la terre, et m’élancer après lui, dans une clarté éternelle ! Je verrais dans le crépuscule tout un monde silencieux se dérouler à mes pieds, je verrais toutes les hauteurs s’enflammer, toutes les vallées s’obscurcir, et les vagues argentées des fleuves se dorer en s’écoulant. La montagne avec tous ses défilés ne pourrait plus arrêter mon essor divin. Déjà la mer avec ses gouffres enflammés se dévoile à mes yeux surpris. Cependant le Dieu commence enfin à s’éclipser, mais un nouvel élan se réveille en mon âme, et je me hâte de m’abreuver encore de son éternelle lumière ; le jour est devant moi ; derrière moi la nuit ; au-dessus de ma tête le ciel, et les vagues à mes pieds. - C’est un beau rêve tant qu’il dure ! Mais, hélas ! le corps n’a point d’ailes pour accompagner le vol rapide de ‘esprit ! cependant il n’est personne au monde qui ne se sente pressé d’un sentiment profond, quand, au-dessus de nous, perdue dans l’azur des cieux, l’alouette fait entendre sa chanson matinale ; quand, au-delà des rocs couverts de pins, l’aigle plane, les ailes étendues, et qu’au-dessus des mers, au-dessus des plaines, la grue s’élance vers les lieux de sa naissance.

Vagner

J’ai souvent moi-même des moments de caprices : cependant des désirs comme ceux-là ne m’ont jamais tourmenté ; on se lasse aisément des forêts et des prairies ; jamais je n’envierai le vol des oiseaux ; les joies de mon esprit me transportent bien ailleurs, de livre en livre, de feuilles en feuilles ! Que de chaleur et d’agrément cela donne à une nuit d’hiver ! Vous sentez une vie heureuse animer tous vos membres… Ah ! dès que vous déroulez un vénérable parchemin, tout le ciel s’abaisse sur vous !

Faust

C’est le seul désir que tu connaisses encore ; quant à l’autre, n’apprends jamais à le connaître. Deux âmes, hélas ! se partagent mon sein, et chacune d’elles veut se séparer de l’autre ; l’une, ardente d’amour, s’attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement convulsif entraîne l’autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux ! Ô si, dans l’air il y a des esprits qui planent entre la terre et le ciel, qu’ils descendent de leurs nuages dorés, et me conduisent à une vie plus nouvelle et plus variée ! Oui, si je possédais un manteau magique, et qu’il pût me transporter vers des régions étrangères, je ne m’en déferais point pour les habits les plus précieux, pas même pour le manteau d’un roi.

Vagner

N’appelez pas cette troupe bien connue, qui s’étend comme la tempête autour de la vaste atmosphère, et qui de tous côtés prépare à l’homme une infinité de dangers. La bande des esprits venus du Nord aiguise contre vous des langues à triple dard. Celle qui vient de l’Est dessèche vos poumons et s’en nourrit. Si ce sont les déserts du Midi qui les envoient, ils entassent autour de votre tête flamme sur flamme, et l’Ouest en vomit un essaim qui vous rafraîchit d’abord, et finit par dévorer, autour de vous, vos champs et vos moissons. Enclins à causer du dommage, ils écoutent volontiers votre appel, ils vous obéissent même, parce qu’ils aiment à vous tromper ; ils s’annoncent comme envoyé du ciel, et quand ils mentent, c’est avec une voix angélique. Retirons-nous donc ! Le monde se couvre déjà de ténèbres, l’air se rafraîchit, le brouillard tombe ! C’est au soir qu’on apprécie surtout l’agrément du logis. Mais, qu’avez-vous à vous arrêter ? Que considérez-vous là avec tant d’attention ? Qui peut vous étonner ainsi dans le crépuscule ?

Faust

Vois-tu ce chien noir errer au travers des blés et des chaumes ?

Vagner

Je le vois depuis longtemps, il ne me semble offrir rien d’extraordinaire.

Faust

Considère-le bien ; pour qui prends-tu cet animal ?

Vagner

Pour un barbet, qui cherche à sa manière la trace de son maître.

Faust

Remarques-tu comme il tourne en spirales, en s’approchant de nous de plus en plus ? Et si je ne me trompe, il traîne derrière ses pas une trace de feu.

Vagner

Je ne vois rien qu’un barbet noir ; il se peut bien qu’un éblouissement abuse vos yeux.

Faust

Il me semble qu’il tire à nos pieds des lacets magiques, comme pour nous attacher.

Vagner

Je le vois incertain et craintif sauter autour de nous, parce qu’au lieu de son maître, il trouve deux inconnus.

Faust

Le cercle se rétrécit, déjà il est proche.

Vagner

Tu vois ! ce n’est là qu’un chien et non un fantôme. Il grogne et semble dans l’incertitude ; il se met sur le ventre, agite sa queue, toutes manières de chien.

Faust

Accompagne-nous ; viens ici.

Vagner

C’est une folle espèce de barbet. Tu t’arrêtes, il t’attend ; tu lui parles, il s’élance à toi ; perd quelque chose, il le rapportera, et sautera dans l’eau après ta canne.

Faust

Tu as bien raison, je ne remarque en lui nulle trace d’esprit, et tout est éducation.

Vagner

Le chien, quand il est bien élevé, est digne de l’affection du sage lui-même. Oui, il mérite bien tes bontés. C’est l’écolier le plus assidu des étudiants.

(Ils rentrent par la porte de la ville.)

(1) Dans cette tragédie, les personnages se disent tantôt vous, tantôt toi ; j’ai suivi toujours en cela la lettre de l’original.

(2) Noms de diverses compositions alchimiques.

 

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