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28 novembre 1827 La Bibliographie de la France enregistre la publication de Faust, tragédie de Goethe, nouvelle traduction complète en prose et en vers, par Gérard, chez Dondey-Dupré.

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FAUST

SECONDE PARTIE

 

UNE RUE

FAUST, MARGUERITE, passant

Faust

Ma jolie demoiselle, oserais-je hasarder de vous offrir mon bras et ma conduite ?

Marguerite

Je ne suis ni demoiselle ni jolie, et je puis aller à la maison sans la conduite de personne. (Elle se débarrasse et s’enfuit.)

Faust

Par le ciel ! c’est une belle enfant : je n’ai encore rien vu de semblable ; elle semble si honnête et vertueuse, et a pourtant en même temps quelque chose de si piquant ! De mes jours je n’oublierai la rougeur de ses lèvres, l’éclat de ses joues ! comme elle baissait les yeux ; ah ! elle s’est profondément gravée dans mon cœur : comme elle s’est vite dégagée !... il y a de quoi me ravir !

 

MÉPHISTOPHÉLÈS s’avance

Faust

Écoute, il faut me faire avoir la jeune fille.

Méphistophélès

Eh ! laquelle ?

Faust

Celle qui passait ici tout à l’heure.

Méphistophélès

Celle-là ! Elle sort de chez son confesseur, qui l’a absoute de tous ses péchés : je m’étais glissé tout contre sa place. C’est bien innocent ; cela va à confesse pour un rien ; je n’ai aucune prise sur elle.

Faust

Elle a pourtant plus de quatorze ans.

Méphistophélès

Vous parlez comme Jean-le-chanteur, qui convoite toutes les belles fleurs, et s’imagine qu’honneur et faveur sont pour lui, sans qu’il ait à les mériter. Mais il n’en va pas toujours ainsi.

Faust

Monsieur le magister, laissez-moi en paix ; et je vous le dis bref et bien : si la douce jeune fille ne repose pas ce soir dans mes bras, à minuit nous sommes séparés.

Méphistophélès

Songez à quelque chose de faisable, il me faudrait quinze jours au moins, seulement pour guetter l’occasion.

Faust

Sept heures devant moi, et l’aide du diable me serait inutile pour séduire une petite créature semblable !

Méphistophélès

Vous parlez déjà presque comme un Français ; cependant, je vous prie, ne vous chagrinez pas. À quoi sert-il d’être si pressé de jouir ? Le plaisir est beaucoup moins vif, que si d’avance et par toutes sortes de brimborions vous pétrissiez et pariez vous-même votre petite poupée, comme on le voit dans maints contes gaulois.

Faust

J’ai aussi de l’appétit sans cela.

Méphistophélès

Maintenant, sans invectives ni railleries, je vous dis une fois pour toutes qu’on ne peut aller si vite avec cette belle enfant. Il ne faut là employer nulle violence, et nous devons nous accommoder de la ruse.

Faust

Va me chercher quelque chose de cet ange ; conduis-moi au lieu où elle repose ! apporte-moi un fichu qui ait couvert son sein, un ruban de ma bien-aimée.

Méphistophélès

Vous verrez par là que je veux sincèrement plaindre et secourir votre peine : ne perdons pas un moment ; dès aujourd’hui, je vous conduis dans sa chambre.

Faust

Et je dois la voir, la posséder ?

Méphistophélès

Non, elle sera chez une voisine. Cependant vous pourrez, en l’attente du bonheur futur, vous enivrer à loisir de l’air qu’elle aura respiré.

Faust

Partons-nous ?

Méphistophélès

Il est encore trop tôt.

Faust

Procure-moi donc un présent pour elle. (Il sort.)

Méphistophélès

Déjà des présents ; c’est bien ! Voilà le moyen de réussir ! Je connais mainte belle place, et maint vieux trésor bien enterré ; je veux les passer un peu en revue. (Il sort.)

 

LE SOIR

(Une petite chambre bien rangée.)

Marguerite, tressant se nattes et les attachant

Je donnerais bien quelque chose pour savoir quel est le monsieur de ce matin : il a, certes, le regard noble, et sort de bonne maison, comme on peut le lire sur son front… il n’eût pas sans cela été si hardi. (Elle sort.)

 

MÉPHISTOPHÉLÈS, FAUST

Méphistophélès

Entrez, tout doucement, entrez donc !

Faust, après quelque temps de silence

Je t’en prie, laisse-moi seul.

Méphistophélès, parcourant la chambre

Toutes les jeunes filles ne se tiennent pas si proprement. (Il sort.)

Faust, regardant à l’entour

Sois bienvenu, doux crépuscule, qui éclaires ce sanctuaire. Saisis mon cœur, douce peine d’amour, qui vis dans ta faiblesse de la rosée de l’espérance ! Comme tout ici respire le sentiment du silence, de l’ordre, du contentement ! Dans cette misère, que de plénitude ! Dans ce cachot, que de félicité ! (Il se jette sur le fauteuil de cuir, près du lit.) Ô reçois-moi, toi qui as déjà reçu dans tes bras ouverts des générations en joie et en douleur ! Ah ! que de fois une troupe d’enfants s’est pendue autour de ce trône paternel. Peut-être, en souvenir du saint Christ, ma bien-aimée entourée d’une jeune famille a baisé ici la main flétrie de mon aïeul. Je sens, ô jeune fille ! ton esprit d’ordre murmurer autour de moi, cet esprit qui partage tes jours comme un mère, qui t’instruit à étendre proprement le tapis sur la table et te fait remarquer même les grains de poussière qui crient sous tes pieds. Ô main si chère ! si divine ! La cabane devient par toi riche comme le ciel. Et là… (Il lève un rideau de lit.) Quelles délices cruelles s’emparent de moi ! Je pourrais couler ici des heures entières. Nature ! ici tu faisais rêver agréablement cet ange incarné. Ici reposait cette enfant dont le sang palpitait d’une vie nouvelle ; et ici avec une sainte et pure agitation se formait l’image de Dieu.

Et toi, qui t’y a conduit ? De quels sentiments te trouves-tu agité ? Que veux-tu ici ? Pourquoi ton cœur est-il serré ?... Malheureux Faust, je ne te reconnais plus !

Est-ce une vapeur enchantée qui m’entoure en ces lieux ? Je suis si pressé de jouir, et je me laisse aller aux songes de l’amour ; serions-nous le jouet de chaque impression de l’air ?

Qu’elle entre en ce moment !... comme le cœur te battrait de ta faute : comme le grand Jean serait petit ! comme il tomberait confondu à ses pieds !

Méphistophélès

Vite, je la vois revenir.

Faust

Allons, allons, je n’y reviens plus.

Méphistophélès

Voici une petite cassette assez lourde, que j’ai prise quelque part, placez-la toujours dans l’armoire, et je vous jure que l’esprit va lui en tourner. Je vous donne là une petite chose afin de vous en acquérir une autre : il est vrai qu’un enfant est un enfant et qu’un jeu est un jeu.

Faust

Je ne sais si je dois…

Méphistophélès

Pouvez-vous le demander ? Vous pensez peut-être à garder le trésor : en ce cas je conseille à votre avarice de m’épargner le temps qui est si cher, et une peine plus longue. Je n’espère point de vous voir jamais plus sensé ; j’ai beau, pour cela, me gratter la tête, me frotter les mains… (Il met la cassette dans l’armoire, et en referme la serrure.) Allons, venez vite ! vous voulez amener à vos vœux et à vos désirs l’aimable jeune fille, et vous voilà planté, comme si vous alliez entrer dans l’auditoire, et comme si la physique et la métaphysique étaient là devant vous en personnes vivantes. Venez donc. (Ils sortent.)

Marguerite, avec une lampe

Que l’air ici est épais et étouffant ! (Elle ouvre la fenêtre.) Il ne fait cependant pas si chaud dehors. Quant à moi, je suis toute je ne sais comment. - Je souhaiterais que ma mère ne revînt pas à la maison. Un frisson me court par tout le corps… Ah ! je suis une femme bien follement craintive. (Elle se met à chanter en se déshabillant.)

Autrefois un roi de Thulé,
Qui jusqu’au tombeau fut fidèle,
Reçut à la mort de sa belle,
Une coupe d’or ciselé.
 
Comme elle ne le quittait guère,
Dans les festins les plus joyeux,
Toujours une larme légère,
À sa vue humectait ses yeux.
 
Ce prince, à la fin de sa vie,
Lègue tout, ses villes, son or,
Excepté la coupe chérie,
Qu’à la main il conserve encor.
 
Il fait à sa table royale,
Asseoir ses barons et ses pairs,
Au milieu de l’antique salle
D’un château que baignait les mers.
 
Le buveur se lève et s’avance
Auprès d’un vieux balcon doré ;
Il boit, et soudain sa main lance
Dans les flots, le vase sacré.
 
Il tombe, tourne, l’eau bouillonne,
Puis se calme bientôt après ;
Le vieillard pâlit et frissonne…
Il ne boira plus désormais.

(Elle ouvre l’armoire pour serrer ses habits, et voit l’écrin.)

Comment cette belle cassette est-elle venue ici dedans ? j’avais pourtant sûrement fermé l’armoire. Cela m’étonne : que peut-il s’y trouver ? Peut-être quelqu’un l’a-t-il apporté comme un gage, sur lequel ma mère aura prêté. Une petite clé y pend à un ruban. Je puis donc l’ouvrir sans indiscrétion. Qu’est cela ? Dieu du ciel ! je n’ai de mes jours rien vu de semblable. Une parure !... dont une grande dame pourrait se faire honneur aux jours de fête. Comme cette chaîne m’irait bien ! à qui peut appartenir tant de richesse ? (Elle s’en pare, et va devant le miroir.) Si seulement ces boucles d’oreilles étaient à moi ! cela vous donne un tout autre air. Jeunes filles, à quoi sert la beauté ? c’est bel et bon ; mais on laisse tout cela : si l’on vous loue, c’est presque par pitié. Tout se presse après l’or ; de l’or tout dépend. Ah ! pauvres que nous sommes !

 

UNE PROMENADE

FAUST, dans ses pensées, et se promenant.

Méphistophélès, s’approchant

Par tout amour dédaigné ! par les éléments de l’enfer !... je voudrais savoir quelque chose de plus odieux, que je puisse maudire.

Faust

Qu’as-tu ? qui t’intrigue si fort ? je n’ai vu de ma vie une figure pareille.

Méphistophélès

Je me donnerais volontiers au diable, si je ne l’étais moi-même.

Faust

Quelque chose s’est-il dérangé dans ta tête ? ou cela t’amuse-t-il de tempêter comme un enragé ?

Méphistophélès

Pensez-donc qu’un prête a raflé la parure offerte à Marguerite. – La mère prend la chose pour la voir, et cela commence à lui causer un dégoût secret ! La dame a l’odorat fin, elle renifle sans cesse dans les livres de prières, et flaire chaque meuble l’un après l’autre, pour voir s’il est saint ou profane ; ayant, à la vue des bijoux, clairement jugé que ce n’était pas là une grande bénédiction : « Mon enfant, s’écria-t-elle, bien injustement acquis captive l’âme et consume le sang : consacrons-le tout à la mère de Dieu, et elle nous réjouira par la manne du ciel ! » La petite Marguerite fit une moue assez gauche : cheval donné, pensa-t-elle, est toujours bon ; et vraiment celui qui a si adroitement apporté ceci ne peut être un impie. La mère fit venir un prêtre : celui-ci eut à peine entendu cette niaiserie, que son attention se porta là toute entière, et il lui dit : « Que cela est bien pensé ! celui qui se surmonte ne peut que gagner. L’église a un bon estomac, elle a dévoré des pays entiers sans jamais cependant avoir d’indigestion. L’église seule, mes chères dames, peut digérer un bien mal acquis. »

Faust

C’est l’usage le plus commun, juifs et rois le peuvent aussi.

Méphistophélès

Il saisit là-dessus colliers, chaînes et boucles, comme si ce n’eût été qu’une bagatelle, ne remercia ni plus ni moins que pour un panier de noix, leur promit les dons du ciel… et elles furent très édifiées.

Faust

Et Marguerite ?

Méphistophélès

Elle est assise, inquiète, ne sait ce qu’elle veut, ni ce qu’elle doit ; pense à l’écrin jour et nuit, mais plus encore à celui qui l’a apporté.

Faust

Le chagrin de ma bien-aimée me fait souffrir : va vite me chercher un autre écrin ; le premier n’avait pas déjà tant de valeur.

Méphistophélès

Oh ! oui, pour monsieur tout est enfantillage !

Faust

Fais et établis cela selon mon idée ; attache-toi à la voisine, sois le diable et non un enfant, et apporte-moi un nouveau présent.

Méphistophélès

Oui, gracieux maître, de tout mon cœur. (Seul) Un pareil fou, amoureux, serait capable de vous tirer en l’air le soleil, la lune et les étoiles, comme un feu d’artifice, pour le divertissement de sa belle (Il sort.)

 

LA MAISON DE LA VOISINE

Marthe, seule

Que Dieu pardonne à mon cher mari, il n’a rien fait de bon pour moi ; il s’en est allé au loin par le monde, et m’a laissée seule sur le fumier. Je ne l’ai cependant guère tourmenté, et je n’ai fait, Dieu le sait, que l’aimer de tout mon cœur. (Elle pleure.) Peut-être est-il déjà mort ! – O chagrin ! – si j’avais seulement son extrait mortuaire !

Marguerite entre

Madame Marthe !

Marthe

Que veux-tu, petite Marguerite ?

Marguerite

Mes genoux sont prêts à se dérober sous moi ; j’ai retrouvé dans mon armoire un nouveau coffre, du même bois, et contenant des choses bien plus riches sous tous les rapports que le premier.

Marthe

Il ne faut pas le dire à ta mère : elle irait encore le porter à son confesseur.

Marguerite

Mais voyez donc, admirez donc !

Marthe, la parant

Heureuse créature !

Marguerite

Pauvre comme je suis, je n’oserais pas me montrer ainsi dans les rues, ni à l’église.

Marthe

Viens souvent me trouver, et tu essaieras ici en secret ces parures ; tu pourras te promener une heure devant le miroir : nous y trouverons toujours du plaisir, et s’il vient ensuite une occasion, une fête, on fera voir aux gens tout cela l’un après l’autre. D’abord une petite chaîne, ensuite une perle à l’oreille. Ta mère ne se doutera de rien, et on lui fera quelque histoire.

Marguerite

Qui a donc pu apporter ici ces deux petites cassettes ? Cela n’est pas naturel. (On frappe.)

Marthe, regardant par le rideau

C’est un monsieur étranger. – Entrez !

Méphistophélès entre

Je suis bien libre, d’entrer si brusquement, et j’en demande pardon à ces dames. (Il s’incline devant Marguerite.) Je désirerais parler à madame Marthe Swerdlein.

Marthe

C’est moi ; que me veut monsieur ?

Méphistophélès

Je vous connais maintenant ; c’est assez pour moi ; vous avez là une visite d’importance : pardonnez-moi la liberté que j’ai prise, je reviendrai cet après-midi.

Marthe, gaîment

Vois, mon enfant, ce que c’est que le monde, monsieur te prend pour une demoiselle.

Marguerite

Je ne suis qu’une pauvre jeune fille : ah ! Dieu ! monsieur est bien bon, la parure et les bijoux ne sont point à moi.

Méphistophélès

Ah ! ce n’est pas seulement la parure ; vous avez un air, un regard si fin… je me réjouis de pouvoir rester.

Marthe

Qu’annonce-t-il donc ? Je désirerais bien…

Méphistophélès

Je voudrais annoncer une nouvelle plus gaie, mais j’espère que vous ne m’en ferez pas porter la peine ; votre mari est mort, et vous fait saluer.

Marthe

Il est mort ! le bon cœur ! Ô ciel ! mon mari est mort ! ah ! je m’évanouis !

Marguerite

Ah ! chère dame, ne vous désespérez pas.

Méphistophélès

Écoutez-en la tragique aventure.

Marthe

Oui, racontez-moi la fin de sa carrière.

Méphistophélès

Il gît à Padoue, enterré près de saint Antoine, en terre sainte, pour y reposer éternellement.

Marthe

Vous n’avez donc rien à m’en apporter ?

Méphistophélès

Si fait : une prière grave et nécessaire ; c’est de faire dire pour lui trois cents messes : du reste, mes poches sont vides.

Marthe

Quoi ! pas une médaille ? pas un bijou ? Ce que tout ouvrier misérable garde précieusement au fond de son sac, et réserve comme souvenir, dût-il mourir de faim, dût-il mendier ?

Méphistophélès

Madame, cela m’est on ne peut plus pénible ; mais il n’a vraiment pas gaspillé son argent ; aussi il s’est bien repenti de ses fautes, oui, et a plaint encore bien plus son infortune.

Marguerite

Ah ! faut-il que les hommes soient si malheureux ! Certes, je veux lui faire dire quelques requiem.

Méphistophélès

Vous seriez digne d’entrer vite dans le mariage, vous êtes une aimable enfant.

Marguerite

Oh non ! cela ne me convient pas encore !

Méphistophélès

Sinon un mari, un galant en attendant ; ce serait le plus grand bienfait du ciel que d’avoir dans ses bras un objet si aimable.

Marguerite

Ce n’est point l’usage du pays.

Méphistophélès

Usage ou non, cela se fait de même.

Marthe

Poursuivez donc votre récit.

Méphistophélès

Je m’assis sur son lit de mort : c’était un peu mieux que du fumier, de la paille à demi pourrie ; mais il mourut comme un chrétien, et trouva qu’il en avait encore pardessus son écot. « Comme je dois, s’écria-t-il, me détester cordialement d’avoir pu délaisser ainsi mon état, ma femme ! Ah ! ce souvenir me tue. Pourra-t-elle jamais me pardonner en cette vie ?... »

Marthe, pleurant

L’excellent mari ! je lui ai depuis longtemps pardonné !

Méphistophélès

« Mais, Dieu le sait, elle en fut plus coupable que moi ! »

Marthe

Il ment en cela ! Quoi ! mentir au bord de la tombe !

Méphistophélès

Il en contait sûrement à son agonie, si je puis m’y connaître. « Je n’avais, dit-il, pas le temps de bâiller ; il fallait lui faire d’abord des enfants, et ensuite lui gagner du pain… quand je dis du pain, c’est dans son acception la plus étendue, et je n’en pouvais manger ma part en paix. »

Marthe

A-t-il donc oublié tant de foi, tant d’amour ?... toute ma peine le jour et la nuit ?...

Méphistophélès

Non pas, il y a sincèrement pensé. Et il a dit : « Quand je partis à Malte, je priai avec ardeur pour ma femme et mes enfants ; aussi le ciel me fut-il propice, car notre vaisseau prit un bâtiment de transport turc, qui portait un trésor du grand sultan ; il devint la récompense de notre courage, et j’en reçus, comme de juste, ma part bien mesurée. »

Marthe

Eh comment ? où donc ? il l’a peut-être enterrée.

Méphistophélès

Qui sait où maintenant les quatre vents l’ont emportée ? Une jolie demoiselle s’attacha à lui, lorsqu’en étranger il se promenait autour de Naples ; elle agit envers lui avec beaucoup d’amour et de fidélité, tant qu’il s’en ressentit jusqu’à son heureuse fin.

Marthe

Le vaurien ! le voleur à ses enfants ! Faut-il que ni misère ni besoin n’aient pu empêcher une vie aussi scandaleuse !

Méphistophélès

Oui, voyez ! il en est mort aussi. Si j’étais à présent à votre place, je pleurerais sur lui pendant l’année d’usage, et cependant je rendrais visite à quelque nouveau trésor.

Marthe

Ah Dieu ! comme était mon premier, je n’en trouverais pas facilement un autre dans le monde. A peine pourrait-il exister un fou plus charmant. Il aimait seulement un peu trop les voyages, les femmes étrangères, le vin étranger, et tous ces maudits jeux de dés.

Méphistophélès

Bien, bien, cela pouvait encore se supporter, si par hasard, de son côté, il vous en passait autant ; je vous assure que, moyennant cette clause, je ferais volontiers avec vous l’échange de l’anneau.

Marthe

Oh ! monsieur aime à badiner.

Méphistophélès, à part

Sortons vite, elle prendrait bien au mot le diable lui-même. (A Marguerite) Comment va le cœur ?

Marguerite

Qu’entend par là monsieur ?

Méphistophélès, à part

La bonne, l’innocente enfant ! (Haut) Bonjour, mesdames.

Marguerite

Bonjour.

Marthe

O dites-moi donc vite : je voudrais bien avoir un indice certain sur le lieu où mon trésor est mort et enterré. Je fus toujours amie de l’ordre, et je voudrais voir sa mort dans les affiches.

Méphistophélès

Oui, bonne dame, la vérité se connaît dans tous pays par deux témoignages de bouche ; j’ai encore un fin compagnon, que je veux faire paraître pour vous devant le juge. Je vais l’amener ici.

Marthe

Oh oui ! veuillez le faire.

Méphistophélès

Et que la jeune fille soit aussi là. C’est un brave garçon ; il a beaucoup voyagé, et témoigne pour les demoiselles toute l’honnêteté possible.

Marguerite

Je vais rougir devant ce monsieur.

Méphistophélès

Devant aucun roi de la terre.

Marthe

Là, derrière la maison, dans mon jardin, nous attendrons tantôt ces messieurs.

 

UNE RUE

FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS

Faust

Qu’est-ce qu’il y a ? cela s’avance-t-il ? cela finira-t-il bientôt ?

Méphistophélès

Ah bravo ! je vous trouve en feu. Dans peu de temps, Marguerite est à vous. Ce soir, vous la verrez chez Marthe, sa voisine : c’est une femme qu’on croirait choisie exprès pour le rôle d’entremetteuse et de Bohémienne.

Faust

Fort bien.

Méphistophélès

Cependant on exigera quelque chose de nous.

Faust

Un service en mérite un autre.

Méphistophélès

Il faut que nous donnions un témoignage valable, à savoir que les membres de son mari reposent juridiquement à Padoue, en terre sainte.

Faust

C’est prudent ! Il nous faudra donc maintenant faire le voyage ?

Méphistophélès

Sancta simplicitas ! Ce n’est pas cela qu’il faut faire ; témoignez sans en savoir davantage.

Faust

S’il n’y a rien de mieux, le plan manque.

Méphistophélès

O saint homme !... le serez-vous encore longtemps ? Est-ce la première fois de votre vie que vous auriez porté faux témoignage ? N’avez-vous pas de Dieu, du monde, et de ce qui s’y passe, des hommes et de ce qui règle leur tête et leur cœur, donné des définitions avec grande assurance, effrontément et d’un cœur ferme ? Et, si vous voulez bien descendre en vous-même, vous devrez bien avouer que vous en savez autant que sur la mort de M. Swerdlein.

Faust

Tu es et restes un menteur et un sophiste.

Méphistophélès

Oui, si l’on n’en savait pas un peu plus. Car demain n’irez-vous pas, en tout bien tout honneur, séduire cette pauvre Marguerite et lui jurer l’amour le plus sincère ?

Faust

Et du fond du cœur.

Méphistophélès

Très bien ! Ensuite ce seront des serments d’amour et de fidélité éternelle, d’un penchant unique et tout puissant… Tout cela partira-t-il aussi du cœur ?

Faust

Laissons cela, cela se fera. – Lorsque pour mes sentiments, pour mon ardeur, je cherche des noms, et n’en trouve point, qu’alors je me jette dans le monde de toute mon âme, que je saisis les plus énergiques expressions, et que ce feu dont je brûle, je l’appelle sans cesse infini, éternel, est-ce là un mensonge diabolique ?

Méphistophélès

J’ai pourtant raison.

Faust

Écoute, et fais bien attention à ceci. – Je te prie d’épargner mes poumons. – Qui veut avoir raison, et possède seulement une langue, l’a certainement. Et viens, je suis rassasié de bavardage, car si tu as raison, c’est que je préfère me taire.

 

UN JARDIN

MARGUERITE, au bras de FAUST ; MARTHE, MÉPHISTOPHÉLÈS, se promenant de long en large

Marguerite

Je sens bien que monsieur me ménage ; il s’abaisse pour me faire honte. Les voyageurs ont ainsi coutume de prendre tout en bonne part, et de bon cœur ; je sais fort bien qu’un homme aussi expérimenté, ne peut s’entretenir avec mon pauvre langage.

Faust

Un regard de toi, une seule parole m’entretient davantage que toute la sagesse du monde. (Il lui baise la main.)

Marguerite

Ne vous gênez point !... Comment pouvez-vous baiser ma main, elle est si sale, si rude ! Que n’ai-je point à faire chez nous ? Ma mère est si ménagère… (Ils passent.)

Marthe

Et vous, monsieur, vous voyagez donc toujours ainsi ?

Méphistophélès

Ah ! l’état et le devoir nous y forcent ! Avec quel chagrin on quitte certains lieux ! Et on n’oserait pourtant pas prendre sur soi d’y rester.

Marthe

Dans la force de l’âge, cela fait bien, de courir çà et là librement par le monde. Cependant la mauvaise saison vient ensuite, et se traîner seul au tombeau en célibataire, c’est ce que personne n’a fait encore avec succès.

Méphistophélès

Je vois avec effroi venir cela de loin.

Marthe

C’est pour çà, digne monsieur, qu’il faut vous consulter à temps. (Ils passent.)

Marguerite

Oui, tout cela sort bientôt des yeux et de l’esprit : la politesse vous est facile, mais vous avez beaucoup d’amis plus spirituels que moi.

Faust

O ma chère ! ce que l’on décore tant du nom d’esprit n’est souvent plutôt que vanité et bêtise.

Marguerite

Comment ?

Faust

Ah ! faut-il que la simplicité, que l’innocence ne sachent jamais se connaître elles-mêmes et apprécier leur sainte dignité ! Que l’humilité, l’obscurité, les dons les plus précieux de la bienfaisante nature…

Marguerite

Pensez un seul moment à moi et j’aurai ensuite assez le temps de penser à vous.

Faust

Vous êtes donc toujours seule ?

Marguerite

Oui, notre ménage est très petit, et cependant il faut qu’on y veille. Nous n’avons point de servante, il faut cuire, balayer, tricoter et coudre, courir soir et matin ; ma mère est si exactes dans les plus petites choses !... Non qu’elle soit contrainte à se gêner beaucoup, nous pourrions nous remuer encore comme bien d’autres. Mon père nous a laissé un joli avoir, une petite maison et un jardin à l’entrée de la ville. Cependant, je mène en ce moment des jours assez paisibles ; mon frère est soldat, ma petite sœur est morte : cette enfant me donnait bien du mal ; cependant j’en prenais encore la peine ; elle m’était si chère !

Faust

Un ange, si elle te ressemblait.

Marguerite

Je l’élevais, et elle m’aimait sincèrement. Elle naquit après la mort de mon père, nous pensâmes alors perdre ma mère, tant elle fut languissante ! Elle fut longtemps à se remettre, et seulement peu à peu, de sorte qu’elle ne put songer à nourrir elle-même la petite créature, et que je fus seule à l’élever en lui faisant boire du lait et de l’eau ; elle était comme ma fille. Dans mes bras, sur mon sein, elle prit bientôt de l’amitié pour moi, se remua et grandit.

Faust

Tu dus sentir alors un bonheur bien pur !

Marguerite

Mais, certes, aussi bien des heures de trouble. Le berceau de la petite était la nuit près de mon lit, elle se remuait à peine que je m’éveillais ; tantôt il fallait la faire boire, tantôt la placer près de moi. Tantôt, quand elle ne se taisait pas, la mettre au lit, et aller çà et là dans la chambre en la faisant danser. Et puis, de grand matin, il fallait aller au lavoir, ensuite aller au marché et revenir au foyer, et toujours ainsi, un jour comme l’autre. Avec une telle existence, monsieur, on n’est pas toujours réjoui. Mais on en savoure mieux la nourriture et le repos. (Ils passent.)

Marthe

Les pauvres femmes s’en trouvent mal pourtant ; il est difficile de corriger un célibataire.

Méphistophélès

Qu’il se présente une femme comme vous, c’est de quoi me rendre meilleur que je ne suis.

Marthe

Parlez vrai, monsieur, n’auriez-vous encore rien trouvé ? Le cœur ne s’est-il pas attaché quelque part ?

Méphistophélès

Le proverbe dit : Une maison qui est à vous, et une brave femme, sont précieuses comme l’or et les perles.

Marthe

Je demande si vous n’avez jamais obtenu des faveurs de personne.

Méphistophélès

On m’a partout reçu très honnêtement.

Marthe

Je voulais dire : votre cœur n’a-t-il jamais eu d’engagement sérieux ?

Méphistophélès

Avec les femmes il ne faut jamais s’exposer à badiner.

Marthe

Ah ! vous ne me comprenez pas.

Méphistophélès

J’en suis vraiment fâché ; pourtant je comprends que… vous avez bien des bontés. (Ils passent.)

Faust

Tu me reconnus donc, mon petit ange, dès que j’arrivai dans le jardin ?

Marguerite

Ne vous en êtes-vous pas aperçu ? Je baissai soudain les yeux.

Faust

Et tu me pardonnes la liberté que je pris ? ce que j’eus la témérité d’entreprendre lorsque tu sortis tantôt de l’église.

Marguerite

Je fus consternée, jamais cela ne m’était arrivé, personne n’a pu jamais dire du mal de moi. Ah ! pensais-je, aurait-il trouvé dans ma marche quelque chose de hardi, d’inconvenant ? il a paru s’attaquer à moi comme s’il eût eu affaire à une fille de mauvaise vie. Je l’avouerai pourtant : je ne sais quoi commençait déjà à m’émouvoir à votre avantage ; mais certainement je me voulus bien du mal de n’avoir pu vous traiter plus défavorablement encore.

Faust

Douce amie !

Marguerite

Laissez-moi… (Elle cueille une marguerite et en arrache les pétales l’un après l’autre.)

Faust

Qu’en veux-tu faire ? un bouquet ?

Marguerite

Non, ce n’est qu’un jeu.

Faust

Comment ?

Marguerite

Allons ! vous vous moquerez de moi. (Elle effeuille et murmure tout bas.)

Faust

Que murmures-tu ?

Marguerite, à demi-voix

Il m’aime. – Il ne m’aime pas.

Faust

Douce figure du ciel !

Marguerite continue

Il m’aime. – Non. – Il m’aime. – Non… (Arrachant le dernier pétale, avec une joie douce.) Il m’aime !

Faust

Oui, mon enfant ; que l’expression de cette fleur soit pour toi l’oracle des dieux ! Il t’aime ! comprends-tu ce que cela signifie ? il t’aime ! (Il prend ses deux mains.)

Marguerite

Je frissonne !

Faust

O ne frémis pas ! que ce regard, que ce serrement de main te disent ce qui ne peut s’exprimer : s’abandonner entièrement, pour sentir un ravissement qui peut être éternel ! Éternel !... sa fin serait le désespoir !... Non ! point de fin ! point de fin !

(Marguerite lui serre la main, se dégage et s’enfuit. Il demeure un instant dans ses pensées, puis la suit.)

Marthe, approchant

La nuit vient.

Méphistophélès

Oui, et il nous faut partir.

Marthe

Je vous prierais bien de rester plus longtemps, mais on est si méchant dans notre endroit ! C’est comme si personne n’avait rien à faire que de bâiller après les pas et démarches de ses voisins ; et, de telle sorte qu’on se conduise, on devient l’objet de tous les bavardages. Et notre jeune couple ?

Méphistophélès

S’est envolé là par l’allée. Inconstants papillons !

Marthe

Il paraît l’affectionner.

Méphistophélès

Et elle aussi. C’est comme va le monde.

 

UNE PETITE CABANE DU JARDIN

(Marguerite y saute, se blottit derrière la porte, tient le bout de ses doigts sur ses lèvres, et regarde par la fente.)

Marguerite

Il vient !

Faust entre

Ah ! friponne, tu veux m’agacer ! je te tiens ! (Il l’embrasse.)

Marguerite, le saisissant, et lui rendant le baiser

O le meilleur des hommes ! je t’aime de tout mon cœur. (Méphistophélès frappe.)

Faust, frappant du pied

Qui est là ?

Méphistophélès

Un ami.

Faust

Une bête !

Méphistophélès

Il est bien temps de se quitter.

Marthe entre

Oui, il est tard, monsieur.

Faust

Oserai-je vous reconduire ?

Marguerite

Ma mère pourrait… Adieu !

Faust

Faut-il donc que je parte ? Adieu !

Marthe

Bonsoir.

Marguerite

Au prochain revoir !

(Faust et Méphistophélès sortent.)

Marguerite

Mon bon Dieu ! un homme comme celui-ci pense tout et sait tout. J’ai honte devant lui, et je dis oui à toutes ses paroles. Je ne suis qu’une pauvre enfant ignorante, et je ne comprends pas ce qu’il peut trouver en moi. (Elle sort.)

 

FORÊT ET CAVERNES

FAUST, seul

Sublime Esprit, tu m’as donné, tu m’as donné tout, dès que je te l’ai demandé. Tu n’as pas en vain tourné vers moi ton visage de feu. Tu m’as livré pour royaume la majestueuse nature, et la force de la sentir, d’en jouir : non, tu ne m’as pas permis de n’avoir qu’une admiration froide et interdite, en m’accordant de regarder dans son sein profond, comme dans le sein d’un ami. Tu as amené devant moi la longue chaîne des vivants, et tu m’as instruit à reconnaître mes frères dans le buisson tranquille, dans l’air et dans les eaux. Et quand, dans la forêt, la tempête mugit et crie, en précipitant à terre les pins gigantesques dont les tiges se froissent avec bruit, et dont la chute résonne comme un tonnerre de montagne en montagne ; tu me conduis alors dans l’asile des cavernes, tu me révèles à moi-même, et je vois se découvrir les merveilles secrètes cachées dans mon propre sein. Puis à mes yeux la lune pure s’élève doucement vers le ciel, et le long des rochers je vos errer, sur les buissons humides, les ombres argentées du temps passé, qui viennent adoucir l’austère volupté de la méditation.

Oh ! l’homme ne possèdera jamais rien de parfait, je le sens maintenant : tu m’as donné avec ces délices, qui me rapprochent de plus en plus des dieux, un compagnon dont je ne puis déjà plus me priver désormais, tandis que, froid et fier, il me rabaisse à mes propres yeux, et, d’une seule parole, replonge dans le néant tous les présents que tu m’as faits ; il a créé dans mon sein un feu sauvage qui m’attire vers toutes les images de la beauté. Ainsi je passe avec transport du désir à la jouissance, et, dans la jouissance, je soupire après le désir.

Méphistophélès entre

Aurez-vous bientôt assez mené une telle vie ? Comment pouvez-vous vous complaire dans cette langueur ? Il est fort bon d’en essayer une fois, mais pour passer à du neuf.

Faust

Je voudrais que tu eusses fait quelque chose de mieux que de me troubler dans mes bons jours.

Méphistophélès

Bon ! bon ! je vous laisserais volontiers en repos, mais vous ne pouvez me dire cela sérieusement. Pour un compagnon si déplaisant, si rude et si fou, il y a vraiment peu à perdre. Tout le jour on a les mains pleines, et sur ce qui plaît à monsieur, et sur ce qu’il y a à faire pour lui, on ne peut vraiment rien lui tirer du nez.

Faust

Voilà tout juste le ton ordinaire, il veut encore unremercîment de ce qu’il m’ennuie.

Méphistophélès

Comment donc aurais-tu, pauvre fils de la terre, passé ta vie sans moi ? Je t’ai cependant guéri pour long-tems des écarts de l’imagination ; et, sans moi, tu serais déjà bien loin de ce monde. Qu’as-tu là à te nicher comme un hibou dans les cavernes et les fentes des rochers ? quelle nourriture humes-tu dans la mousse pourri et les pierres mouillées, plaisir de crapaud ? Passe-tems aussi beau qu’agréable ! Le docteur te tient toujours au corps.

Faust

Comprends-tu de quelle nouvelle force cette course dans le désert peut ranimer ma vie ? Oui, si tu pouvais le sentir, tu serais assez diable pour ne pas m’acorder un tel bonheur.

Méphistophélès

Un plaisir surnaturel ! S’étendre la nuit sur les montagnes humides de rosée, embrasser avec délice la terre et le ciel, s’enfler d’une sorte de divinité, pénétrer avec transport par la pensée jusqu’à la moelle de la terre, repasser en ton sein tous les six jours de la création, bientôt se répandre délicieusement dans le grand tout, dépouiller entièrement tout ce qu’on a d’humain, et finir cette haute contemplation… (Avec un geste.) Je n’ose dire comment…

Faust

Fi de toi !

Méphistophélès

Cela ne peut vous plaire, vous avez raison de dire l’honnête fi. On n’ose nommer devant de chastes oreilles ce dont les cœurs chastes ne peuvent se passer : et bref, je vous souhaite bien du plaisir à vous mentir à vous-même de tems à autre. Il ne faut cependant pas que cela dure trop long-tems, tu serais bientôt entraîné encore, et, si cela persistait, détruit dans la folie, l’angoisse et le chagrin. Mais c’est assez ! ta bien-aimée est là-bas, et pour elle tout est plein de peine et de trouble ; tu ne lui sors pas de l’esprit, et elle sent pour toi une passion bien puissante. Naguère ta rage d’amour débordait, comme un ruisseau qui s’enfle de neiges fondues ; tu la lui as versée dans le cœur, et maintenant ton ruisseau se sèche. Il me semble qu’au lieu de régner dans les forêts, il serait bon que le grand homme récompensât la pauvre jeune fille trompée de son amour. le tems lui paraît d’une malheureuse longueur ; elle demeure à la fenêtre, et regarde les nuages passer sur la vieille muraille de la ville. Si j’étais petit oiseau ! voilà ce qu’elle chante tout le jour et la moitié de la nuit. Une fois elle est gaie, plus souvent triste ; une autre fois elle pleure beaucoup, puis semble devenir plus tranquille, et toujours aime.

Faust

Serpent ! serpent !

Méphistophélès, à part

N’est-ce pas ?... Que je t’enlace !

Faust

Infâme ! lève-toi de là, et ne nomme point cette charmante femme ! N’offre plus le désir de sa douce possession à mon esprit à demi vaincu.

Méphistophélès

Qu’importe ! elle te croit envolé, et tu l’es déjà à moitié.

Faust

Je suis près d’elle ; mais en fussé-je bien loin encore, jamais je ne l’oublierais, jamais je ne la perdrais ; oui, j’envie le corps du Seigneur, pendant que ses lèvres le touchent.

Méphistophélès

Fort bien, mon ami, je vous ai souvent envié, moi, ces deux jumeaux, qui paissent entre des roses.

Faust

Fuis, entremetteur !

Méphistophélès

Bon ! vous m’invectivez, et j’en dois rire. Le Dieu qui créa le garçon et la fille reconnut de suite cette profession comme la plus noble, et en fit lui-même l’office. Allons ! beau sujet de chagrin ! Vous allez dans la chambre de votre bien-aimée, et non pas à la mort, peut-être !

Faust

Qu’est-ce que les joies du ciel entre se bras ? Qu’elle me laisse me réchauffer contre son sein !... en sentirai-je moins sa misère ? Ne suis-je pas le fugitif… l’exilé ? le monstre sans but et sans repos… qui comme un torrent, mugissant de rochers en rochers, aspire avec fureur à l’abîme ?... Mais elle, innocente, simple, une petite cabane, un petit champ des Alpes, et elle aurait passé toute sa vie dans ce petit monde, au milieu d’occupations domestiques. Tandis que moi, haï de Dieu, je n’ai point fait assez de saisir ses appuis pour les mettre en ruines, il faut que j’engloutisse toute la paix de son ame ! Enfer ! il te fallait cette victime ! Hâte-toi, démon, abrège-moi le tems de l’angoisse ! que ce qui doit arriver arrive à l’instant ! Fais crouler sur moi sa destinée, et qu’elle tombe avec moi dans l’abîme.

Méphistophélès

Comme cela bouillonne ! comme cela brûle !... Viens et console-la, pauvre fou ! Où une faible tête ne voit pas d’issue, elle se figure voir la fin. Vive celui qui demeure courageux. Tu es déjà assez raisonnablement endiablé, et je ne trouve rien de plus dégoûtant qu’un diable qui se désespère.

 

CHAMBRE DE MARGUERITE

MARGUERITE seule, à sa quenouille

Une amoureuse flamme
Consume mes beaux jours ;
Ah ! la paix de mon ame
A donc fui pour toujours !
 
Son départ, son absence,
Sont pour moi le cercueil ;
Et loin de sa présence
Tout me paraît en deuil.
 
Alors ma pauvre tête
Se dérange bientôt ;
Mon faible esprit s’arrête,
Puis se glace aussitôt.
 
Une amoureuse flamme
Consume mes beaux jours ;
Ah la paix de mon ame
A donc fui pour toujours !
 
Je suis à ma fenêtre,
Ou dehors, tout le jour,
C’est pour le voir paraître,
Ou hâter son retour.
 
Sa marche que j’admire,
Son port si gracieux,
Sa bouche au doux sourire,
Le charme de ses yeux ;
 
La voix enchanteresse
Dont il sait m’embraser,
De sa main la caresse,
Hélas ! et son baiser…
 
D’ une amoureuse flamme
Consume mes beaux jours ;
Ah ! la paix de mon ame
A donc fui pour toujours 
 
Mon cœur bat et se presse,
Dès qu’il le sent venir ;
Au gré de ma tendresse
Puis-je le retenir ?
 
Ô caresse de flamme !
Que je voudrais un jour
Voir s’exhaler mon ame
Dans ses baisers d’amour !

 

JARDIN DE MARTHE

MARGUERITE, FAUST

Marguerite

Promets-moi, Henri !...

Faust

Tout ce que je puis.

Marguerite

Dis-moi donc, quelle religion as-tu ? Tu es un homme d’un cœur excellent, mais je crois que tu n’as guère de piété.

Faust

Laissons cela, mon enfant : tu sais si je t’aime ; pour mon amour j’abandonnerais mon corps et mon sang ; mais je ne veux enlever personne à sa foi et à son église.

Marguerite

Ce n’est pas assez : il faut encore y croire.

Faust

Le faut-il ?

Marguerite

Oh ! si je pouvais quelque chose sur toi !... Tu n’honore pas non plus les Saints Sacremens.

Faust

Je les honore.

Marguerite

Sans les désirer cependant. Il y a long-tems que tu n’es allé à la messe, à confesse ; crois-tu en Dieu ?

Faust

Ma bien-aimée, qui oserait dire : Je crois en Dieu ! Demande-le aux prêtres et aux sages, et leur réponse semblera être une raillerie à la demande.

Marguerite

Tu n’y crois donc pas ?

Faust

Sache mieux me comprendre, aimable créature : qui oserait le nommer et faire cet acte de foi : je crois en lui ! qui oserait sentir, et s’exposer à dire : je ne crois pas en lui ! Celui qui contient tout, qui soutient tout, ne contient-il pas, ne soutient-il pas toi, moi, et lui-même ? Le ciel ne se voûte-t-il pas là-haut ? La terre ne s’étend-elle pas ici bas, et les astres éternels ne s’élèvent-ils pas en nous regardant amicalement ? Mon œil ne voit-il pas tes yeux ? Tout n’entraîne-t-il pas vers toi et ma tête et mon cœur ? et ce qui m’y attire n’est-ce pas un mystère éternel, visible ou invisible ?... Si grand qu’il soit, remplis-en ton ame, et si, par ce sentiment, tu es heureuse, nomme-le comme tu voudras, bonheur ! cœur ! amour ! Dieu ! – Moi, je n’ai pour cela aucun nom. Le sentiment est tout, et ces noms de la nature ne sont que bruit et que fumée qui nous voilent l’éclat des cieux.

Marguerite

Tout cela est bel et bon ; ce que dit le prêtre y ressemble assez, à quelques mots près.

Faust

Tous les cœurs, sous le soleil, le répètent en tous lieux, chacun en son langage, pourquoi ne le dirais-je pas dans le mien ?

Marguerite

Si on l’entend ainsi, cela peut paraître raisonnable ; mais il reste encore pourtant quelque chose de louche, car tu n’as pas de christianisme.

Faust

Chère enfant !

Marguerite

Mais j’ai horreur depuis longtemps de te voir dans une compagnie…

Faust

Comment ?

Marguerite

Celui que tu as avec toi… je le hais du plus profond de mon cœur. Rien dans ma vie ne m’a davantage blessé le cœur, que le visage rebutant de cet homme.

Faust

Ne crains rien, chère amie.

Marguerite

Sa présence me remue le sang. Je suis d’ailleurs bienveillante pour tous les hommes, mais de même que j’aime à te regarder, de même je sens de l’horreur en le voyant : à tel point que je le tiens pour un coquin… Dieu me pardonne, si je lui fais injure !

Faust

Il doit y avoir aussi de ces merles là.

Marguerite

Je ne voudrais pas vivre avec son pareil ! Quand il va pour entrer, il regarde d’un air si railleur, et moitié colère ! On voit qu’il ne prend part à rien ; il porte écrit sur le front qu’il ne peut aimer une ame au monde. Il me semble que je suis si bien à ton bras, si libre, si à l’aise… Eh bien ! sa présence me met toute à la gêne.

Faust

Pressentiment de cette ange !

Marguerite

Cela me domine si fort, que partout où il nous accompagne, il me semble aussitôt que je ne t’aime plus. Quand il est là aussi, jamais je ne puis prier, et cela me ronge le cœur ; ça doit te faire le même effet, Henri !

Faust

Tu as donc des antipathies ?

Marguerite

Je dois me retirer.

Faust

Ah ! ne pourrais-je jamais reposer une seule heure contre ton sein… presser mon cœur contre ton cœur, et mon âme dans ton âme !

Marguerite

Si seulement je couchais seule, je laisserais volontiers ce soir les verroux ouvetts, mais ma mère ne dort point profondément, et si elle nous surprenait, je tomberais morte à l’instant.

Faust

Mon cher ange, cela ne sera pas nécessaire. Voici un petit flacon : deux gouttes seulement versées dans sa boisson l’endormiront aisément dans un profond sommeil.

Marguerite

Que ne fais-je pour toi ! Cela ne peut certainement lui nuire ?

Faust

Sans cela, te le conseillerais-je, ma bien-aimée ?

Marguerite

Quand je te vois, mon cher ami, je ne sais quoi m’oblige à ne te rien refuser ; et j’ai déjà tant fait pour toi, qu’il ne me reste presque plus rien à faire. (Elle sort.)

Méphistophélès entre

La brebis est-elle partie ?

Faust

Tu as encore espionné ?

Méphistophélès

J’ai appris tout en détail. Monsieur le docteur a été catéchisé : j’espère que cela vous profitera. Les jeunes filles sont très intéressées à ce qu’on soit pieux et docile à la vieille coutume. S’il s’humilie devant elle, pensent-elles, il nous obéira aussi aisément.

Faust

Le monstre ne peut sentir comme cette ame fidèle et aimante, pleine de sa croyance qui seule la rend heureuse, se tourmente de la crainte de voir se perdre l’homme qu’elle aime !

Méphistophélès

O sensible, très sensible galant ! Une jeune fille te conduit par le nez.

Faust

Vil composé de boue et de feu !

Méphistophélès

Et elle comprend en maître les physionomies, elle est en ma présence elle ne sait comment. Mon masque, là, désigne un esprit caché ; elle sent que je suis à coup sûr un génie, peut-être le diable lui-même. – Et cette nuit ?...

Faust

Qu’est-ce que cela te fait ?

Méphistophélès

C’est que j’y ai ma part de joie.

 

AU LAVOIR

MARGUERITE ET LISETTE, portant des cruches.

Lisette

N’as-tu rien appris sur la petite Barbe ?

Marguerite

Pas un mot. Je vais peu dans le monde.

Lisette

Certainement (Sibylle me l’a dit aujourd’hui), elle s’est enfin laissée séduire ! Les voilà toutes avec leurs manières distinguées !

Marguerite

Comment ?

Lisette

C’est affreux ! elle se nourrit pour deux quand elle boit et mange.

Marguerite

Ah !

Lisette

C’est ainsi que cela a fini : que de temps elle a été pendue à ce vaurien ! C’était une promenade, une course au village ou à la danse ; il fallait qu’elle fût l première dans tout ; il l’amadouait sans cesse avec des gâteaux et du vin, elle s’en faisait accroire sur sa beauté, et avait assez peu d’honneur pour accepter ses présens sans rougir ; d’abord une fleurette, puis une caresse, si bien que sa fleur est loin.

Marguerite

La pauvre créature !

Lisette

Plains-la encore ! Quand nous étions seules à filer, et que le soir nos mères ne nous laissaient pas descendre, elle s’asseyait agréablement avec son amoureux sur le banc de la porte, et dans l’allée sombre, il n’y avait pas pour eux d’heure assez longue ; elle peut aussi maintenant aller s’humilier à l’église en cilice de pénitent.

Marguerite

Il la prend sans doute pour sa femme.

Lisette

Il serait bien fou ; un garçon dispos a bien assez d’air autre part. Il a pris sa volée…

Marguerite

Ce n’est pas beau.

Lisette

Le rattrapât-elle encore, cela ne ferait rien ! Les garçons lui arracheront sa couronne, et nous répandrons devant sa porte de la paille hachée.

Marguerite, retournant à la maison

Comment pouvais-je donc médire si hardiment, quand une pauvre jeune fille avait le malheur de faillir ? Comment se faisait-il que, pour les péchés des autres, ma langue ne trouvât pas de termes assez forts ? Si noir que cela me parût, et je le noircissais encore. Cela ne l’était jamais assez pour moi, et je faisais le signe de la croix, et je le faisais aussi grand que possible ; et je suis maintenant le péché même ! Cependant… tout m’y entraîna ; Dieu ! il était si beau ! hélas ! il était si aimable !

 

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