18 février 1841 — L’Hiver à Bruxelles, dans La Presse, signé Fritz.

L’article sera partiellement repris le 1er novembre 1846 dans L’Artiste-Revue de Paris sous le titre : Un tour dans le Nord. III, et en 1852 dans Lorely. Souvenirs d’Allemagne : « Rhin et Flandre, IV, Bruxelles » .

Nerval a quitté Liège pour Bruxelles où il se trouve début décembre 1840, et où il demeurera jusqu’à la fin de l’année. L’article qu’il adresse à La Presse témoigne d’une visite de la ville apparemment très conventionnelle et distanciée, pour tout dire un peu fastidieuse. Les feuillets autographes, que la critique a pris l’habitude d’appeler version « primitive » d’Aurélia, révèlent une perception toute autre, jalonnée d’événements affectifs très forts, qui préparent la crise nerveuse de févier-mars 1841.

Voir la notice LA CRISE NERVEUSE DE 1841.

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L’HIVER À BRUXELLES.

Je quitte Liège avec regret, car Liège c’est encore la France, et quand on se dirige de là vers le Brabant, il semble qu’on avance d’heure en heure vers le froid et vers la nuit. Le réseau de fer jeté sur ces contrées, et qui relie si étroitement quatre à cinq provinces, différentes de mœurs, de langage, et même de climat, réalise la mise en scène de ce vieil opéra de Quinault, où l’on visite tour à tour dans un seul acte les peuples des quatre parties du monde : les uns grelottant sous les pôles, d’autres haletant sous les tropiques, d’autres à demi submergés par l’Océan, d’autres cherchant leur vie dans les entrailles de la terre, tous maudissant les élémens ennemis de l’homme et chantant en chœur leur misère sur des airs plaintifs de Lulli ! Le pays de Liège est à la fois le midi et l’orient de la Belgique ; l’air y est sensiblement plus pur qu’ailleurs, dégagé de l’épaisse brume des canaux et de la mer ; la population à l’œil vif, au pas rapide, est pleine d’intelligence, de force et d’activité. Aussi tandis que la Flandre accroupie file et tisse paisiblement son lin, brasse sa bière, ou pousse à la mer ses lourds vaisseaux, Liège a les forges, les mines, les fonderies, coule des canons pour l’Europe, et des femmes circulent dans ses rues avec leurs hottes pleines de fusils ébauchés. Là naissent les poètes, les artistes, là sont les esprits remuans en politique, en industrie, en religion ! Là aussi, il faut l’avouer, les crimes sont moins rares, les mœurs moins régulières que dans la Flandre ; là, l’on danse, l’on crie, l’on s’enivre de genièvre et d’eau-de-vie amère, faute de vin, laissant aux gens des plats pays l’ivresse lourde du faro et du lambick. Les fêtes sont nombreuses et bruyantes ; il se tient sur les montagnes des kermesses qui commencent à minuit, comme l’antique valpurgis ; les cabarets annoncent partout des joutes, des spectacles, des tirs, habitudes qui peignent tout le caractère de cette population wallone, la seule peut-être de la Belgique qui sympathise pleinement avec les idées françaises.

Le chemin de fer, qui a mis Liège à deux heures de Louvain, n’a pu créer encore une circulation très active entre les deux provinces ; aussi ne se presse-t-on pas de terminer la route qui s’arrête à Ans, village distant de Liège de plus d’une lieue. Un omnibus complète ce service. C’est encore là un des grands ennuis du chemin de fer : toute section a un omnibus à chacun de ses bouts ; de sorte qu’il faut changer trois fois de voiture pour le moindre trajet. J’avouerai qu’ayant à partir le soir de Liège, je préférai la diligence pour me rendre à Louvain. Du moins je n’eus à souffrir ni de l’odeur du charbon de terre, ni de ce mouvement fébrile, ni de ce bruit assourdissant de la locomotive, ni de ces surprises, de ces soubresauts, de ces coups de sifflet dans l’ombre des tunnels, plus incommodes que jamais dans un long voyage. Ajoutez à cela, pour le jour, la mobilité fatigante de l’horizon, qui oblige bien des voyageurs à se munir d’une sorte de garde-vue spécialement inventé pour les chemins de fer. Il faut dire aussi que je n’arrivai à Louvain par les voitures ordinaires qu’après un voyage de dix heures.

Louvain est une fort jolie ville, qui n’a point encore de passage, et dont les principales rues n’offrent pas un aspect trop parisien. Avant d’entrer sous ses portes antiques on découvre à peine, entre ses mille toits crénelés, le célèbre Hôtel-de-Ville qui passe pour une des merveilles de l’art gothique. C’est un monument en miniature, et les dessins en rendent mal l’effet. La cathédrale l’écrase de son voisinage, et la place qui les sépare, irrégulière, petite, obstruée de maisons, laisse tout au plus assez d’espace pour admirer une des façades. À la longue, on s’aperçoit que cela est fort beau, malgré le badigeon verdâtre qui empâte ce beau travail. C’est du gothique le plus délicat et le plus fleuri, un feu d’artifice de pierre, le génie du Nord et la fantaisie de l’Orient ; le tout revêtu d’une honnête couche de propreté flamande. Le reste de la place n’offre rien de remarquable qu’une maison sculptée dans le style de la renaissance, qui est la maison de messeigneurs les brasseurs de Louvain, comme on les qualifiait jadis.

En effet, cette ville dut à sa bière son antique prospérité. On en fabrique de deux sortes principales : la blanche, que tout le monde connaît, et la brune, qui s’appelle vulgairement bittermann. Il y a encore la bière de Diest, qui se fait aux environs, et qui a un peu du goût de l’hydromel. Ces bières sont froides comme les nôtres, et ne ressemblent nullement aux bières fortes de la Flandre, qui grisent comme le vin et comme le porter anglais.

De Louvain à Bruxelles, le chemin de fer fait un coude énorme pour passer à Malines. On peut prendre les voitures encore sans perdre beaucoup de temps. On entre alors par une des plus belles portes de la capitale ; on tourne le parc, on traverse le quartier des palais et des hôtels, et l’on descend bientôt au milieu de la ville, près de cette place du Grand-Marché qui est l’une des plus curieuses du monde, et que l’Europe connaît à peine par le souvenir du supplice d’Egmont.

Je n’en hasarderai pas la description, non plus que celle des autres curiosités de Bruxelles, tant de fois analysées ou dépeintes ; je ne veux que rappeler ce prodigieux spectacle à ceux qui l’ont admiré. C’est par un jour de beau soleil ou par une de ces nuits claires des temps de gelée, dont s’accommode si bien la physionomie de ces pays, qu’il faut traverser la place de Bruxelles. L’Hôtel-de-Ville, immense et magnifique, surmonté de la tour de Saint-Michel, ciselée, brodée, évidée comme une flèche de cathédrale, élevant à trois cents pieds l’image dorée du saint patron ; la Maison-au-Pain, située en face, qui semble un palais sombre de Venise ou de Florence ; vingt maisons d’une architecture merveilleuse, complètent le carré long de la place, sculptées, peintes ou dorées ; l’hôtel où se font les ventes, qui est un vaste palais dans le style de Louis XIV ; la Maison des Brasseurs, qui offre une façade de marbre noir rehaussé d’or ; la Maison des Mariniers, figurant à ses étages supérieurs une poupe de bateau chargée de statues et d’attributs bizarres ; d’autres maisons encore, bossuées, ventrues, festonnées en rocailles selon le vieux goût flamand : tels sont les élémens de cet ensemble unique.

La Bourgogne, l’Espagne et l’Autriche ont tour à tour marqué là le passage de leur domination, y laissant des chiffres, des armoiries, des statues, des devises ; les toits aigus, fleuronnés, découpés hardiment sur le ciel rappellent seuls l’architecture d’un pays froid et brumeux.

Le soir, toutes ces façades s’éclairent, la maison vénitienne, occupée par un casino, semble illuminée d’une fête éternelle ; les autres maisons brillent également du luxe des estaminets et des cafés, qui sont les plus grands et les plus brillans de ce quartier ; l’Hôtel-de-Ville seul projette une masse sombre, dont le centre est troué d’un cadran lumineux. Au milieu de la place, à l’endroit où mourut le comte d’Egmont, on a élevé récemment un candélabre de mauvais goût, comme tous les candélabres de fonte, qui porte un énorme foyer de gaz et nous rappelle tristement que nous vivons dans le siècle des lumières et du progrès.

Après cela que dire de Bruxelles ? c’est une ville qui ne vaut pas Liège, comme étendue ni situation. Et d’abord, ainsi que nous disions l’été dernier à propos de Munich, il n’y a pas de grande ville sans fleuve. Qu’est-ce qu’une capitale où l’on n’a pas la faculté de se noyer ?... Liège a la Meuse, Anvers a l’Escaut ; Bruxelles n’a qu’un pauvre ruisseau qu’il intitule la Senne, triste contrefaçon. Imaginez ensuite au centre du pays le plus plat de la terre, une ville qui n’est que montagnes : montagne de la Cour, montagne du Parc, montagne des Larmes, montagne aux Herbes-Potagères, etc. ; on y éreinte les chevaux pour une course de dix minutes ; tout flâneur y devient poussif ; des rues embrouillées au point de passer parfois les unes sous les autres ; des quartiers plongés dans les abîmes, tandis que d’autres se couronnent de toits neigeux comme les Alpes ; le tout offrant du reste un beau spectacle, tant d’en haut que d’en bas ! On rencontre dans la rue Royale, qui longe le parc, une vaste trouée, d’où l’on peut voir, à vol d’oiseau, le reste de Bruxelles, mieux qu’on ne voit Paris du haut de Notre-Dame ; les couchers de soleil y sont d’un effet prodigieux. Sainte Gudule s’avance à gauche sur sa montagne escarpée comme une femme agenouillée au bord de la mer, et qui lève les bras vers Dieu ; plus loin, au sein des flots tourmentés que figurent les toits, le bâtiment de l’Hôtel-de-Ville élève son mât gigantesque ; ensuite vient un amas confus de toits en escaliers, de clochers, de tours, de dômes ; à l’horizon brillent les bassins du canal, chargés d’une forêt de mâts ; à gauche s’étendent les allées du boulevard de Waterloo, les bâtimens du chemin de fer, le jardin botanique avec sa serre qui semble un palais de féerie, et dont les vitres se teignent des ardentes lueurs du soir. Voilà Bruxelles dans son beau, dans sa parure féodale, portant, comme des bijoux d’ancêtres, ses toits sculptés, ses clochetons et ses tourelles. Il faut redescendre et plonger dans les rues pour s’apercevoir qu’elle a revêtu les oripeaux modernes et n’a gardé du temps passé que sa coiffe étrange et splendide.

La rue Royale, garnie de palais et d’hôtels aristocratiques, est éclairée déjà d’un double rang de candélabres à gaz. Les dernières teintes du soir dessinent à gauche les arbres effeuillés du parc, ses blanches statues, ses ravins factices où reposent les soldats hollandais de septembre ; le palais de la Nation, d’architecture classique, avec colonnes et fronton, s’étend encore à gauche du jardin. Six ministères font partie de cette vaste ligne de bâtimens. En se dirigeant le long du parc vers la place Royale, on rencontre au milieu d’une trouée de maisons donnant encore sur la ville basse, la statue élevée récemment au général Belliard. Une terrasse, chargée de balustres et de vases antiques, se profile plus loin sur le ciel jusqu’à la montagne de la Cour et donne aux bâtimens qui l’accompagnent les airs d’une villa romaine. Le parc s’arrête à cet endroit de l’autre côté de la rue et borde encore de ses gracieux ombrages la place irrégulière du Palais-Léopold. Ce palais est modeste et contemple humblement celui de la Nation situé à l’autre extrémité du Parc, avec son arbre de liberté planté au milieu de sa cour.

La place Royale commence en retour d’équerre de cette longue ligne de bâtimens ; c’est là le centre aristocratique de Bruxelles, comme la place du marché en est le centre populaire, comme la place de la Monnaie en est le centre industriel et bourgeois. Une église, en forme de temple, occupe le fond de ce carré régulier d’hôtels et de palais modernes, et fait face à la rue de la Montagne, qui, prolongée de celle de la Madeleine, est devenue la grande artère de la circulation et du commerce bruxellois. Cette voie lumineuse est toujours frémissante de foule et de voitures, serpente longuement de la ville haute à la ville basse, avec ses tournans, ses places étroites, ses descentes rapides, le luxe antique de ses maisons sculptées, l’éclat moderne de ses boutiques parisiennes, dont la double ligne, rayonnante de gaz, de marbre et de dorures, ne s’interrompt pas un seul instant. Ce long bazar a plusieurs appendices encore qui s’en vont animer les quartiers voisins. Hors de là, tout est calme et sombre ; le gaz des réverbères et des estaminets n’éclaire plus que de longs quartiers solitaires, ou des faisceaux de ruelles inextricables, des bassins, des bras de rivière obstrués de masures ; les longs boulevards qui donnent sur la campagne, les quais multipliés qui bordent les canaux, les estaminets même sont paisibles quoique remplis de monde. Quelque fois seulement, une rue en Kermesse étale ses transparens, ses illuminations et ses images de héros saints ou profanes, et fourmille de danseurs, de musiciens et de chanteurs, sans que sa joie et son enthousiasme se répandent plus loin.

Le jour, la physionomie de la ville n’offre rien de plus remarquable ; c’est la vie de Paris dans un cercle étroit. Seulement le peuple dîne vers une heure, les bourgeois de trois à quatre, les gens riches de cinq à six. Le soir, les estaminets, les cercles et les théâtres se disputent ces divers élémens de la population. On sait qu’à l’époque des combats de septembre les Hollandais et les Belges suspendaient d’un commun accord les hostilités, vers une heure, pour aller dîner, et vers sept heures du soir pour aller passer leur soirée à l’estaminet. Ces peuples se comprenaient du moins dans ces habitudes régulières de la vie flamande. Le parc et le boulevard de Waterloo sont le rendez-vous du beau monde vers le milieu du jour. Là circulent les brillans équipages qui, pour de plus longues promenades, se dirigent vers Laecken ou vers les campagnes charmantes situées hors de la porte de Louvain. Là sont les maisons de plaisance, les villas, les châteaux princiers. La foule se porte en outre dix fois par jour aux stations des deux chemins de fer du nord et du midi. Le dernier est le moins fréquenté jusqu’ici, c’est celui qui se dirige vers la France. Il a fait quelques lieues déjà et rapproche d’une heure l’arrivée des dépêches, tandis que Paris n’a point fait encore un pas de son côté. L’autre chemin de fer, situé près de la porte de Laecken, a Malines pour première station, et diverge de là vers toutes les extrémités du royaume. Ainsi, cinq à six villes de quatre-vingt mille habitants n’en forment plus qu’une grande, desservie par ces gigantesques lignes d’omnibus. Il semble aussi que cela rapetisse singulièrement le royaume ; on pourrait en toucher toutes les frontières dans un jour. mais j’ai dit tout ce qu’il fallait rabattre de l’idée de cette magique circulation.

On sait combien la religion est toujours puissante en Belgique ; aussi les églises présentent partout un air de vie qui satisfait. Les sonneries retentissent souvent ; mais les carillons ont disparu de Bruxelles, et, dans les autres villes même, n’exécutent plus guère que des airs d’opéras. Je ne parlerai pas de Ste-Gudule, de sa chaire bizarrement sculptée, de ses magnifiques vitraux de la renaissance qui vous font rêver en plein Brabant l’horizon bleu de l’Italie, traversé de figures divines. Le musée s’est bien appauvri par la restitution des tableaux du prince d’Orange. Il offre encore quelques Rubens, quelques Van Dick et un Jordaens célèbre. Tout cela a été décrit bien des fois. La bibliothèque, située dans le bâtiment du Musée, qui communique à la place Royale, est connue surtout par une magnifique collection de manuscrits. Dans une autre aile se trouvent le musée de l’Industrie, et une collection d’armures antiques assez pauvre pour un tel pays. Ajoutez à cela des Instituts, des Conservatoires, des écoles de Beaux-Arts, aussi nombreux qu’à Paris et aussi utiles, et répondant surtout à la prétention qu’ont les Belges de ne nous être inférieurs en rien !

Ceci nous conduit à parler des chambres, conseils et autres élémens de la machine représentative. Mais avant d’entrer à l’Hôtel-de-Ville où se tient le grand conseil communal, arrêtons-nous un peu au carrefour d’une rue écartée, située à quelque distance de ce monument. Là est une bizarre statue servant de fontaine publique, et qui représente un enfant nu ; elle est en bronze noirci par le temps, posée sur une coquille de marbre, et dans une attitude assez triviale. C’est l’illustre Mannekempis, dit le premier bourgeois de Bruxelles. C’est le palladium de Bruxelles, enlevé et caché plusieurs fois par des mains ennemies, et toujours miraculeusement rapporté sur son piédestal. Le Mannekempis a eu toutes les aventures du Bambino de Naples, et ne présente toutefois aucun caractère religieux. Plusieurs souverains se sont plu à combler de faveurs ce personnage symbolique et difficilement définissable. Charles-Quint lui a donné la noblesse ; Louis XIV l’a fait chevalier de St-Louis ; Napoléon l’a créé chambellan. Son costume actuel, qu’il ne revêt que dans les grandes fêtes, est celui d’officier de la garde civique ; le Mannekempis est aussi de tous les régimes ; pourtant ce symbole de l’esprit bourgeois n’a point cessé d’être populaire.

En entrant dans l’Hôtel-de-Ville on se trouve au milieu d’une belle cour carrée ornée de groupes de sculpture en bronze et en marbre, dans le goût du dix-septième siècle. Au premier étage sont les vastes salles où régna tant de siècles cette fière bourgeoisie des Flandres, souvent asservie, rarement domptée. Que de révoltes, que de supplices sur cette place du Grand-Marché, que nous avons décrite ; que de drames républicains dans ces salles dorées comme le vieux Versailles, et que Louis XIV, Marie-Thérèse et Napoléon ont vues tour à tour telles qu’elles sont aujourd’hui. Les plafonds et les tapisseries présentent une foule de sujets historiques et allégoriques, qui rappellent la gloire des Provinces-Unies. Les panneaux et les frises, splendidement dorés, ont conservé tout leur éclat ; les hautes cheminées chargées de glaces, d’attributs et de rocailles, n’ont subi aucune altération ; le goût misérable, l’économie de notre époque, ne paraît que dans la forme des chaises et dans l’étoffe des rideaux de calicot rouge à bordure imprimée. Ensuite, imaginez une trentaine de messieurs fort laids, en habits, redingotes et paletots, assis autour d’une grande table verte et discutant sur la nécessité de rebâtir un Palais-de-Justice à colonnes et fronton triangulaire, construit depuis vingt ans selon les règles de Vignole, et qui déjà menace ruine, discutant cela dans un édifice du douzième siècle et se querellant sur des centimes devant ces grands portraits, qui les regardent en pitié. Voilà une séance de ce conseil municipal. Le public, rangé sur des chaises le long des murs, ne voit que le dos et les toupets divers de ces illustres citoyens, qui lisent des discours fort longs ou se livrent à des improvisations fort lentes. Du reste, la ville n’a point de bourgmestre pour le moment ; le buste d’un nommé Rouppe, qui a été le dernier bourgmestre de Bruxelles, jette sur l’assemblée des regards bienveillans (1).

Pour en finir avec les institutions politiques du pays, remontons la rue de la Madeleine et la montagne de la Cour, traversons le parc dont les vieux arbres firent partie de l’antique forêt de Saignes, qui jadis couvrait le pays, nous trouverons dans l’intérieur du palais dit de la Nation, les deux autres machines à lois fonctionnant vers la même heure : la chambre des sénateurs et la chambre des représentans.

Par un vestibule bien chauffé et tapissé, on monte à une tribune drapée de calicot rouge, et pavoisée de trois étendards tricolores belges, c’est à dire jaune, noir et rouge. Il faut avouer que ces trois couleurs s’harmonisent mieux au point de vue de l’ornementation, que nos couleurs françaises, bien qu’elles offrent presque la combinaison des nuances de l’arlequin. De la tribune où nous sommes, l’œil plonge sur une salle de médiocre grandeur, décorée dans le style de l’empire et autour de laquelle règne une table verte en fer à cheval. Une cinquantaine d’hommes mûrs sont rangés autour de cette table dont le milieu reste vide ; ils lisent, causent et discutent entre eux. Là les discours sont rares et les questions doivent se résoudre plus aisément qu’ailleurs. Cette assemblée n’étant du reste remarquable que par une profusion de calicot rouge fatigante pour l’œil, nous allons traverser le palais pour passer à la chambre des représentans.

C’est notre chambre des députés, un peu moins riche, un peu moins dorée, avec ses divisions, son président, ses questeurs, avec moins de députés et plus de places pour le public. Les orateurs parlent de leur place, bien qu’il y ait une fort belle tribune d’acajou ; et quand la nuit arrive, on distribue partout des bougies, qui font ressembler l’amphithéâtre à un ciel étoilé. Le banc des ministres est garni de personnages assez majestueux. MM. Roger et Lebeau sont les astres de ce cabinet qui, comme on sait, est sorti du triomphe de l’opposition libérale sur le ministère de Theux. Cette combinaison, dans le genre de notre ex-ministère Thiers, est soutenue par l’opposition extrême, qui l’attaque souvent de paroles tout en le protégeant de fait : « Je déclare que monsieur est un drôle, cependant je voterai pour lui. » Tel est à peu près le thème éternel de cette contrefaçon de notre parti radical. Il est souvent d’autant plus difficile à ces messieurs de s’entendre, que beaucoup viennent de certaines provinces où l’on parle peu le français. J’ai été témoin de la colère d’un député wallon, qui se croyait insulté par le mot susceptible. — Est-ce que vous me croyez susceptible d’une mauvaise action ? criait-il au ministre. Il fallut lui prouver par le dictionnaire de l’Académie qu’il y avait des susceptibilités louables. Ce fut l’expression du ministre en lui donnant cette leçon de français.

Du reste, quand le ministère Lebeau ne sait trop que répondre, il aime, comme le ministère Thiers, à se retremper à son origine populaire. C’est alors qu’il invoque les blouses glorieuses de septembre, aux applaudissemens des habits noirs de la gauche. Mais on lui répond aussi que les gens en blouse de 1830 sont encore en blouse aujourd’hui.

Les députés de Bruxelles ne sont point obligés de payer un cens, comme les nôtres, ils reçoivent une indemnité de 500 francs par mois. Aussi ne manque-t-on pas de le leur rappeler souvent dans les journaux. Chaque fois que la chambre est moins nombreuse qu’à l’ordinaire, on leur reproche leurs 500 francs de la façon la plus humiliante : — Allez donc à votre devoir, puisque vous êtes payés !... Quand on paye un domestique, il faut qu’il fasse son service !... Gagnez donc votre pain !... etc. — Telles sont les aménités qui se lisent dans les journaux belges. Il faut avouer aussi qu’elles sont fréquemment méritées, toute convenance à part.

La chambre des représentans de Bruxelles est un excellent chauffoir public. Le peu de gens inoccupés que possède cette capitale profite avec ardeur de l’étendue des magnifiques tribunes, de la mollesse des banquettes et du confort des tapis, et vient sommeiller, trois heures de la journée, au murmure doux et régulier de l’éloquence flamande. Parfois seulement quelque député, au sang méridional (wallon ou luxembourgeois), interrompt cette quiétude et se met à jeter des brandons imprévus dans ces graves conférences. Mais de telles surprises sont rares sous le ministère actuel, qui a su dompter la gauche et réduire le parti radical à un silence bienveillant.

Ce sont les catholiques et les libéraux qui ont seuls désormais à compter ensemble. Leur division a renversé de Theux ; le ministère Lebeau a su jusqu’à présent se concilier ces deux grandes forces rivales, et les balancer l’une par l’autre. C’est toujours à l’époque du budget que cette position ecclectique [sic] devient plus difficile à tenir. Cette année il s’agissait d’un déficit de dix millions. Dix millions, ce serait moins que rien pour nous, mais cela paraît dans un petit ménage. Il fallait imposer la bière, le genièvre, le café, le lin, etc. C’est alors que chacun de ces produits prenait une voix éloquente pour se défendre de l’impôt, et que les nuances catholiques ou libérales s’effaçaient devant la pure question matérielle, qui réveillait des hostilités de province à province. Heureusement ces questions d’intérieur ont fini par se terminer sans trop d’encombre, et la Belgique satisfaite, n’a plus désormais qu’à jeter ses regards sur l’extérieur et à s’occuper de nos affaires bien autrement importantes pour sa sécurité et pour son avenir.

Il suffit de parcourir les nombreux journaux belges pour apprendre tout de suite combien l’opinion publique est conservatrice et modérée dans ce pays. Le Patriote belge est le seul organe, à Bruxelles, de l’opinion radicale, et n’est que fort peu répandu. L’Indépendant, journal qui fait de grands frais de rédaction, est l’organe ministériel et subventionné ; l’Observateur représente l’ancien parti libéral momentanément rallié ; l’Émancipation, dont l’édition du soir prend le titre de l’Éclair, représente la nuance flottante de l’opinion bourgeoise, ne dit jamais ni oui ni non, ni blanc ni noir, et repaît seulement ses lecteurs de grandes phrases libérales sans application et sans danger.

Le Courrier belge, qui, le soir, prend le titre du Fanal, est le journal de la Banque et des hautes positions sociales et industrielles. L’orangisme n’a qu’un petit journal intitulé : le Lynx, et rédigé dans les idées du Messager de Gand. Il faut ajouter à cette énumération le Méphistophélès, sorte de Charivari belge, et plusieurs petits journaux de littérature et d’art. La plupart de ces feuilles publient une édition du matin et une autre édition vers quatre heures, après l’arrivée des journaux français. Les nombreux journaux de la province viennent se joindre encore, pour Bruxelles même, à ce large rayon de publicité, puisque le chemin de fer, qui les apporte chaque matin, n’a fait de tant de villes qu’une seule et incomparable cité.

(1) On a nommé depuis M. Van-Volxheim.

FRITZ.

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