15 décembre 1846 — Scènes de la vie égyptienne moderne. La Cange du Nil, dans la Revue des Deux Mondes, t. XVI, p.1073-1090, signé Gérard de Nerval.

Ce dernier article sur le séjour égyptien sera repris en 1848 dans les Scènes de la vie orientale. Les Femmes du Caire, « La Cange », en 1849-1850 dans Al Kahira. Souvenirs d’Orient, IIe partie, La Cange, La Silhouette, 2, 9, 16, 23, 30 septembre, 7, 14, 21, 28 octobre, 11, 18, 25 novembre, 2, 9, 16, 23, 30 décembre, 13, 20, 27 janvier, et en 1851 dans le Voyage en Orient, « Les Femmes du Caire, III — La Cange »

Nerval quitte Le Caire avec armes et bagages le 2 mai 1843. Mais la cange qui doit le conduire jusqu’à Damiette fait inopinément escale à Choubrah, où Nerval peut ainsi assister aux fêtes en l’honneur de la circoncision du fils du capitaine du bateau. Il profite de cette escale forcée pour se rendre à Héliopolis. Attentif aux vestiges mythiques du passage de la Sainte Famille, il contemple le sycomore géant de Matarée, et parvient enfin à la forêt pétrifiée, « monde primitif soudainement détruit ». À Mansourah, le drapeau jaune indique que sévit la peste, et il faudra subir la quarantaine à Damiette.

Voir la notice LE VOYAGE EN ORIENT, TROIS MOIS AU CAIRE

******

 

SCÈNES DE LA VIE ÉGYPTIENNE MODERNE.

LA CANGE DU NIL.

_____

 

I. PRÉPARATIFS DE NAVIGATION.

La cange qui m’emportait vers Damiette contenait aussi tout le ménage que j’avais amassé au Caire pendant huit mois de séjour, savoir : — l’esclave au teint doré vendue par Abdel-Kérim ; le coffret vert qui renfermait les effets que ce dernier lui avait laissés ; un autre coffre garni de ceux que j’y avais ajoutés moi-même ; un autre encore contenant mes habits de Franc, — dernier en-cas de mauvaise fortune, comme ce vêtement de pâtre qu’un empereur avait conservé pour se rappeler sa condition première ; — puis tous les ustensiles et objets mobiliers dont il avait fallu garnir mon domicile du quartier cophte, lesquels consistaient en gargoulettes et bardaques propres à rafraîchir l’eau, pipes et narghilé, matelas de coton et cages (cafas) en bâtons de palmier servant tour à tour de divan, de lit et de table, — et qui avaient de plus pour le voyage l’avantage de pouvoir contenir les volatiles divers de la basse-cour et du colombier.

Avant de partir, j’étais allé prendre congé de Mme Bonhomme, cette blonde et charmante providence du voyageur. — Hélas ! disais-je, je ne verrai plus de long-temps que des visages de couleur ; je vais braver la peste qui règne dans le delta d’Égypte, les orages du golfe de Syrie qu’il faudra traverser sur de frêles barques ; — sa vue sera pour moi le dernier sourire de la patrie !

Mme Bonhomme appartient à ce type de beauté blonde du midi que Gozzi célébrait dans les Vénitiennes et que Pétrarque a chanté à l’honneur des femmes de notre Provence. Il semble que ces gracieuses anomalies doivent au voisinage des pays alpins l’or crespelé de leurs cheveux, et que leur œil noir se soit embrasé seul aux ardeurs des grèves de la Méditerranée. La carnation, fine et claire comme le satin rosé des Flamandes, se colore aux places que le soleil a touchées d’une vague teinte ambrée qui fait penser aux treilles d’automne, où le raisin blanc se voile à demi sous les pampres vermeils. — O figures aimées de Titien et de Giorgione, est-ce au bord du Nil que vous deviez me laisser encore un regret et un souvenir ? Cependant j’avais près de moi une autre femme aux cheveux noirs comme l’ébène, au masque ferme qui semblait taillé dans le marbre portore, beauté sévère et grave comme les idoles dorées de l’ancienne Asie, et dont la grâce même, à la fois servile et sauvage, rappelait parfois, — si l’on peut unir ces deux mots, la sérieuse gaieté de l’animal captif.

Mme Bonhomme m’avait conduit dans son magasin, encombré d’articles de voyage, et je l’écoutais, en l’admirant, détailler les mérites de tous ces charmans ustensiles qui, pour les Anglais, reproduisent au besoin, dans le désert, tout le confort de la vie fashionable. Elle m’expliquait avec son léger accent provençal comment on pouvait établir, au pied d’un palmier ou d’un obélisque, des appartemens complets de maître et de domestiques, avec mobilier et cuisine, le tout transporté à dos de chameau ; donner des dîners européens où rien ne manque, ni les ragoûts, ni les primeurs, grâce aux boîtes de conserves, — qui, il faut l’avouer, sont souvent de grande ressource.

— Hélas ! lui dis-je, je suis devenu tout-à-fait un Bédaouï (Arabe nomade) ; je mange très bien du dourah cuit sur une plaque de tôle, des dattes fricassées dans le beurre, de la pâte d’abricot, des sauterelles fumées... et je sais un moyen d’obtenir une poule bouillie dans le désert, sans même se donner le soin de la plumer.

— J’ignorais ce raffinement, dit Mme Bonhomme.

— Voici, répondis-je, la recette qui m’a été donnée par un renégat très industrieux, lequel l’a vu pratiquer dans l’Hedjaz. On prend une poule...

— Il faut une poule ? dit Mme Bonhomme.

— Absolument comme un lièvre pour le civet.

— Et ensuite ?

— Ensuite on allume du feu entre deux pierres ; on se procure de l’eau...

— Voilà déjà bien des choses !

— La nature les fournit. On n’aurait même que de l’eau de mer... ce serait la même chose, et cela épargnerait le sel.

— Et dans quoi mettrez-vous la poule ?

— Ah ! voilà le plus ingénieux. Nous versons de l’eau dans le sable fin du désert... autre ingrédient donné par la nature. Cela produit une argile fine et propre, extrêmement utile à la préparation.

— Vous mangeriez une poule bouillie dans du sable ?

— Je réclame une dernière minute d’attention. Nous formons une boule épaisse de cette argile en ayant soin d’y insérer cette même volaille ou toute autre.

— Ceci devient intéressant.

— Nous mettons la boule de terre sur le feu, et nous la retournons de temps en temps. Quand la croûte s’est suffisamment durcie et a pris partout une bonne couleur, il faut la retirer du feu : la volaille est cuite.

— Et c’est tout ?

— Pas encore : on casse la boule passée à l’état de terre cuite, et les plumes de l’oiseau, prises dans l’argile, se détachent à mesure qu’on le débarrasse des fragments de cette marmite improvisée.

— Mais c’est un régal de sauvage !

— Non, c’est de la poule à l’étuvée simplement. 

Mme Bonhomme vit bien qu’il n’y avait rien à faire avec un voyageur si consommé ; elle remit en place toutes les cuisines de fer blanc et les tentes, coussins ou lits de caoutchouc estampillés de l’improved patent de London.

— Cependant, lui dis-je, je voudrais bien trouver chez vous quelque chose qui me soit utile.

— Tenez, dit Mme Bonhomme, je suis sûre que vous avez oublié d’acheter un drapeau. Il vous faut un drapeau.

— Mais je ne pars pas pour la guerre !

— Vous allez descendre le Nil... vous avez besoin d’un pavillon tricolore à l’arrière de votre barque pour vous faire respecter des fellahs. 

Et elle me montrait, le long des murs du magasin, une série de pavillons de toutes les marines.

Je tirais déjà vers moi la hampe à pointe dorée d’où se déroulaient nos couleurs, lorsque Mme Bonhomme m’arrêta le bras.

Vous pouvez choisir ; on n’est pas obligé d’indiquer sa nation. Tous ces messieurs prennent ordinairement un pavillon anglais ; de cette manière, on a plus de sécurité.

— Oh ! madame, lui dis-je, je ne suis pas de ces messieurs-là.

— Je l’avais bien pensé, me dit-elle avec un sourire.

J’aime à croire que ce ne seraient pas des gens du monde de Paris qui promèneraient les couleurs anglaises sur ce vieux Nil, où s’est reflété le drapeau de la république. Les légitimistes en pèlerinage vers Jérusalem choisissent, il est vrai, le pavillon de Sardaigne. Cela, par exemple, n’a pas d’inconvénient.

 

II. UNE FÊTE DE FAMILLE.

Nous partons du port de Boulac ; le palais d’un bey mamelouck, devenu aujourd’hui l’école polytechnique, la mosquée blanche qui l’avoisine, les étalages des potiers qui exposent sur la grève ces bardaques de terre poreuse fabriquées à Thèbes qu’apporte la navigation du Haut-Nil, les chantiers de construction qui bordent encore assez loin la rive droite du fleuve, tout cela disparaît en quelques minutes. Nous courons une bordée vers une île d’alluvion située entre Boulac et Embabeh, dont la rive sablonneuse reçoit bientôt le choc de notre proue ; les deux voiles latines de la cange frissonnent sans prendre le vent : — Battal ! battal ! s’écrie le reïs, c’est-à-dire : Mauvais ! mauvais ! Il s’agissait probablement du vent. En effet, la vague rougeâtre, frisée par un souffle contraire, nous jetait au visage son écume, et le remous prenait des teintes ardoisées en peignant les reflets du ciel.

Les hommes descendent à terre pour dégager la cange et la retourner. Alors commence un de ces chants dont les matelots égyptiens accompagnent toutes leurs manœuvres et qui ont invariablement pour refrain eleison ! Pendant que cinq ou six gaillards, dépouillés en un instant de leur tunique bleue et qui semblent des statues de bronze florentin, s’évertuent à ce travail, les jambes plongées dans la vase, le reïs, assis comme un pacha sur l’avant, fume son narghilé d’un air indifférent. Un quart d’heure après, nous revenons vers Boulac, à demi penchés sur la lame avec la pointe des vergues trempant dans l’eau.

Nous avions gagné à peine deux cents pas sur le cours du fleuve : il fallut retourner la barque, prise cette fois dans les roseaux, pour aller toucher de nouveau à l’île de sable : Battal ! battal ! disait toujours le reïs de temps en temps.

Je reconnaissais à ma droite les jardins des villas riantes qui bordent l’allée de Choubrah ; les sycomores monstrueux qui la forment retentissait de l’aigre caquetage des corneilles, qu’entrecoupait parfois le cri sinistre des milans.

Du reste, aucun lotus, aucun ibis, pas un trait de la couleur locale d’autrefois ; seulement çà et là de grands buffles plongés dans l’eau et des coqs de Pharaon, sortes de petits faisans aux plumes dorées, voltigeant au-dessus des bois d’orangers et de bananiers des jardins.

J’oubliais l’obélisque d’Héliopolis, qui marque de son doigt de pierre la limite voisine du désert de Syrie, et que je regrettais de n’avoir encore vu que de loin. Ce monument ne devait pas quitter notre horizon de la journée, car la navigation de la cange continuait à s’opérer en zigzag.

Le soir était venu, le soleil descendait derrière la ligne peu mouvementée des montagnes lybiques, et tout à coup la nature passait de l’ombre violette du crépuscule à l’obscurité bleuâtre de la nuit. J’aperçus de loin les lumières d’un café, nageant dans leurs flaques d’huile transparente ; l’accord strident du naz et du rebab accompagnait cette mélodie égyptienne si connue : Ya teyly ! (O nuits !)

D’autres voix formaient les répons du premier vers : « O nuits de joie ! » On chantait le bonheur des amis qui se rassemblent, l’amour et le désir, flammes divines, émanations radieuses de la clarté pure qui n’est qu’au ciel ; — on invoquait Ahmad, l’élu, chef des apôtres, — et des voix d’enfans reprenaient en chœur l’antistrophe de cette délicieuse et sensuelle effusion qui appelle la bénédiction du Seigneur sur les joies nocturnes de la terre.

Je vis bien qu’il s’agissait d’une solennité de famille. L’étrange gloussement des femmes fellahs succédait au chœur des enfans, et cela pouvait célébrer une mort aussi bien qu’un mariage ; car, dans toutes les cérémonies des Égyptiens, on reconnaît ce mélange d’une joie plaintive ou d’une plainte entrecoupée de transports joyeux qui déjà, dans le monde ancien, présidaient à tous les actes de leur vie.

Le reïs avait fait amarrer notre barque à un pieu planté dans le sable, et se préparait à descendre. Je lui demandai si nous ne faisions que nous arrêter dans le village qui était devant nous. Il répondit que nous devions y passer la nuit et y rester même le lendemain jusqu’à trois heures, moment où se lève le vent du sud-ouest (nous étions à l’époque des moussons). — J’avais cru, lui dis-je, qu’on ferait marcher la barque à la corde quand le vent ne serait pas bon. — Ceci n’est pas, répondit-il, sur notre traité. 

En effet, avant de partir, nous avions fait un écrit devant le cadi ; mais ces gens y avaient mis évidemment tout ce qu’ils avaient voulu. Du reste, je ne suis jamais pressé d’arriver, et cette circonstance, qui aurait fait bondir d’indignation un voyageur anglais, me fournissait seulement l’occasion de mieux étudier l’antique branche, si peu frayée, par où le Nil descend du Caire à Damiette.

Le reïs, qui s’attendait à des réclamations violentes, admira ma sérénité. Le halage des barques est relativement assez coûteux ; — car, outre un nombre plus grand de matelots sur la barque, il exige l’assistance de quelques hommes de relais échelonnés de village en village.

Une cange contient deux chambres, élégamment peintes et dorées à l’intérieur, avec des fenêtres grillées donnant sur le fleuve, et encadrant agréablement le double paysage des rives ; des corbeilles de fleurs, des arabesques compliquées décorent les panneaux ; deux coffres de bois bordent chaque chambre, et permettent, le jour, de s’asseoir les jambes croisées, la nuit, de s’étendre sur des nattes ou des coussins. Ordinairement la première chambre sert de divan, la seconde de harem. Le tout se ferme et se cadenasse hermétiquement, sauf le privilège des rats du Nil, dont il faut, quoi qu’on fasse, accepter la société. Les moustiques et autres insectes sont des compagnons moins agréables encore ; mais on évite la nuit leurs baisers perfides au moyen de vastes chemises dont on noue l’ouverture après y être entré comme dans un sac, et qui entoure la tête d’un double voile de gaze sous lequel on respire parfaitement.

Il semblait que nous dussions passer la nuit sur la barque, et je m’y préparais déjà, lorsque le reïs, qui était descendu à terre, vint me trouver avec cérémonie et m’invita à l’accompagner. J’avais quelque scrupule à laisser l’esclave dans la cabine ; mais il me dit lui-même qu’il valait mieux l’emmener avec nous.

 

III. LE MUTAHIL.

En descendant sur la berge, je m’aperçus que nous venions de débarquer simplement à Choubrah. Les jardins du pacha, avec des berceaux de myrte qui décorent l’entrée, étaient devant nous ; un amas de pauvres maisons en briques de terre crue s’étendait à notre gauche des deux côtés de l’avenue ; le café que j’avais remarqué bordait le fleuve, et la maison voisine était celle du reïs, qui nous pria d’y entrer.

C’était bien la peine, me disais-je, de passer toute la journée sur le Nil ; nous voilà seulement à une lieue du Caire ! J’avais envie d’y retourner passer la soirée et lire les journaux chez Mme Bonhomme ; mais le reïs nous avait déjà conduits devant sa maison, et il était clair qu’on y célébrait une fête où il convenait d’assister.

En effet, les chants que nous avions entendus partaient de là ; une foule de gens basanés, mélangés de nègres purs, paraissaient se livrer à la joie. Le reïs, dont je n’entendais qu’imparfaitement le dialecte franc assaisonné d’arabe, finit par me faire comprendre que c’était une fête de famille en l’honneur de la circoncision de son fils. Je compris surtout alors pourquoi nous avions fait si peu de chemin.

La cérémonie avait eu lieu la veille à la mosquée, et nous étions seulement au second jour des réjouissances. Les fêtes de famille des plus pauvres Égyptiens sont des fêtes publiques, et l’avenue était pleine de monde : une trentaine d’enfans, camarades d’école du jeune circoncis (mutahil), remplissaient une salle basse ; les femmes, parentes ou amies de l’épouse du reïs, faisaient cercle dans la pièce du fond, et nous nous arrêtâmes près de cette porte. Le reïs indiqua de loin une place près de sa femme à l’esclave qui me suivait, et celle-ci alla sans hésiter s’asseoir sur le tapis de la khanoun (dame), après avoir fait les salutations d’usage.

On se mit à distribuer du café et des pipes, et des Nubiennes commencèrent à danser au son des tarabouks (tambours de terre cuite), que plusieurs femmes soutenaient d’une main et frappaient de l’autre. La famille du reïs était trop pauvre sans doute pour avoir des almées blanches ; mais les Nubiens dansent pour le plaisir. Le loti ou coryphée faisait les bouffonneries habituelles en guidant les pas de quatre femmes qui se livraient à cette saltarelle éperdue que j’ai déjà décrite, et qui ne varie guère qu’en raison du plus ou moins de feu des exécutans.

Pendant un des intervalles de la musique et de la danse, le reïs m’avait fait prendre place près d’un vieillard qu’il me dit être son père.

Ce bonhomme, en apprenant quel était mon pays, m’accueillit avec un juron essentiellement français que sa prononciation transformait d’une façon comique. C’était tout ce qu’il avait retenu de la langue des vainqueurs de 98. Je lui répondis en criant : « Napoléon ! » Il ne parut pas comprendre. Cela m’étonna ; mais je songeai bientôt que ce nom datait seulement de l’empire. — Avez-vous connu Bonaparte ? lui dis-je en arabe. Il pencha la tête en arrière avec une sorte de rêverie solennelle, et se mit à chanter à pleine gorge :

Ya salam, Bounabarteh !
Salut à toi, ô Bonaparte !

Je ne pus m’empêcher de fondre en larmes en écoutant ce vieillard répéter le vieux chant des Égyptiens en l’honneur de celui qu’ils appelaient le sultan Kébir. Je le pressai de le chanter tout entier, mais sa mémoire n’en avait retenu que peu de vers (1). Cependant le reïs, indifférent à ces souvenirs, était allé du côté des enfans, et l’on semblait préparer tout pour une cérémonie nouvelle.

En effet, les enfans ne tardèrent pas à se ranger sur deux lignes, et les autres personnes réunies dans la maison se levèrent ; car il s’agissait de promener dans le village l’enfant qui, la veille déjà, avait été promené au Caire. On amena un cheval richement harnaché, et le petit bonhomme, qui pouvait avoir sept ans, couvert d’habits et d’ornemens de femme (le tout emprunté probablement), fut hissé sur la selle où deux de ses parens le maintenaient de chaque côté. Il était fier comme un empereur, et tenait, selon l’usage, un mouchoir sur sa bouche. Je n’osais le regarder trop attentivement, sachant que les Orientaux craignent en ce cas le mauvais œil ; mais je pris garde à tous les détails du cortège, que je n’avais jamais pu si bien distinguer au Caire, où ces processions des mutahils diffèrent à peine de celles des mariages.

Il n’y avait pas à celle-là de bouffons nus, simulant des combats avec les lances et des boucliers ; mais quelques Nubiens, montés sur des échasses, se poursuivaient avec de longs bâtons : ceci pour attirer la foule ; ensuite les musiciens ouvrirent la marche ; puis les enfans, vêtus de leurs plus beaux costumes et guidés par cinq ou six fakirs ou santons, qui chantaient des moals religieux ; puis l’enfant à cheval, entouré de ses parens, et enfin les femmes de la famille, au milieu desquelles marchaient les danseuses non voilées, qui, à chaque halte, recommençaient leurs trépignemens voluptueux. On n’avait oublié ni les porteurs de cassolettes parfumées, ni les enfans qui secouent les kumkum, flacons d’eau de rose dont on asperge les spectateurs ; mais le personnage le plus important du cortège était sans nul doute le barbier, tenant en main l’instrument mystérieux — dont le pauvre enfant devait plus tard faire l’épreuve, — tandis que son aide agitait au bout d’une lance une sorte d’enseigne chargée des attributs de son métier. Devant le mutahil était un de ses camarades, portant, attaché à son col, la tablette à écrire, décorée par le maître d’école de chefs-d’œuvre calligraphiques. Derrière le cheval, une femme jetait continuellement du sel pour conjurer les mauvais esprits. La marche était fermée par les femmes gagées, qui servent de pleureuses aux enterremens et qui accompagnent les cérémonies de mariage et de circoncision avec le même olouloulou ! dont la tradition se perd dans la plus haute antiquité.

Pendant que le cortège parcourait les rues peu nombreuses du petit village de Choubrah, j’étais resté avec le grand-père du mutahil, ayant eu toutes les peines du monde à empêcher l’esclave de suivre les autres femmes. Il avait fallu employer le mafisch, tout puissant chez les Égyptiens, pour lui interdire ce qu’elle regardait comme un devoir de politesse et de religion. Les nègres préparaient des tables et décoraient la salle de feuillages. Pendant ce temps, je cherchais à tirer du vieillard quelques éclairs de souvenirs en faisant résonner à ses oreilles, avec le peu que je savais d’arabe, les noms glorieux de Kléber et de Menou. Il ne se souvenait que du colonel Barthélemy, l’ancien chef de la police du Caire, qui a laissé de grands souvenir dans le peuple, à cause de sa grande taille et du magnifique costume qu’il portait. Barthélemy a inspiré des chants d’amour dont les femmes n’ont pas seules gardé la mémoire :

Mon bien-aimé est coiffé d’un chapeau brodé ; — des nœuds et des rosettes ornent sa ceinture.
J’ai voulu l’embrasser, il m’a dit : Aspetta (attends) ! Oh ! qu’il est doux son langage italien ! — Dieu garde celui dont les yeux sont des yeux de gazelle !
Que tu es donc beau, Fart el-Roumy (Barthélemy), quand tu proclames la paix publique avec un firman à la main !

 

(1) « Tu nous as fait soupirer par ton absence, ô général qui prends le café avec du sucre ! ô général charmant, et dont les joues sont si agréables, toi dont le glaive a frappé les Turcs, salut à toi !

Ô toi dont la chevelure est si belle ! depuis le jour où tu entras au Caire, cette ville a brillé d’un lueur semblable à celle d’une lampe de cristal, salut à toi ! »

 

IV. LE SIRAFEH.

A la rentrée du mutahil, tous les enfans vinrent s’asseoir quatre par quatre autour des tables rondes où le maître d’école, le barbier et les santons occupèrent les places d’honneur. Les autres grandes personnes attendirent la fin du repas pour y prendre part à leur tour. Les Nubiens s’assirent devant la porte et reçurent le reste des plats dont ils distribuèrent encore les derniers reliefs à des pauvres gens attirés par le bruit de la fête. Ce n’est qu’après avoir passé par deux ou trois séries d’invités inférieurs que les os parvenaient à un dernier cercle composé de chiens errans attirés par l’odeur des viandes. Rien ne se perd dans ces festins de patriarche, où, si pauvre que soit l’amphitryon, toute créature vivante peut réclamer sa part de fête. Il est vrai que les gens aisés ont l’usage de payer leur écot par de petits présens, ce qui adoucit un peu la charge que s’imposent, dans ces occasions, les familles du peuple.

Cependant arrivait, pour le mutahil, l’instant douloureux qui devait clore la fête. On fit lever de nouveau les enfans, et ils entrèrent seuls dans la salle où se tenaient les femmes. On chantait : « O toi, sa tante paternelle ! ô toi, sa tante maternelle ! viens préparer son sirafeh ! » A partir de ce moment, les détails m’ont été donnés par l’esclave présente à la cérémonie du sirafeh.

Les femmes remirent aux enfans un châle dont quatre d’entre eux prirent les coins. La tablette à écrire fut placée au milieu, et le principal élève de l’école (arif) se mit à psalmodier un chant dont chaque verset était ensuite répété en chœur par les enfans et par les femmes. On priait le Dieu qui sait tout, « qui connaît le pas de la fourmi noire et son travail dans les ténèbres », d’accorder sa bénédiction à cet enfant, qui déjà savait lire et pouvait comprendre le Coran. On remerciait en son nom le père, qui avait payé les leçons du maître, et la mère, qui dès le berceau lui avait enseigné la parole.

Dieu m’accorde, disait l’enfant à sa mère, de te voir assise au paradis et saluée par Maryam (Marie), par Zeyneb, fille d’Ali, et par Fatime, fille du prophète ! »

Le reste des versets était à la louange des faquirs et du maître d’école, comme ayant expliqué et fait apprendre à l’enfant les divers chapitres du Coran.

D’autres chants moins graves succédaient à ces litanies.

« O vous, jeunes filles qui nous entourez, disait l’arif, je vous recommande aux soins de Dieu lorsque vous peignez vos yeux et que vous vous regardez au miroir !

Et vous, femmes mariées ici rassemblées, par la vertu du chapitre 37 : la fécondité, soyez bénies ! — Mais s’il est ici des femmes qui aient vieilli dans le célibat, qu’elles soient à coups de savates chassées dehors ! »

Pendant cette cérémonie, les garçons promenaient autour de la salle le sirafeh, et chaque femme déposait sur la tablette des cadeaux de petite monnaie ; après quoi on versait les pièces dans un mouchoir dont les enfans devaient faire don aux faquirs.

En revenant dans la chambre des hommes, le mutahil fut placé sur un siège élevé. Le barbier et son aide se tinrent debout des deux côtés avec leurs instrumens. On plaça devant l’enfant un bassin de cuivre où chacun dut venir déposer son offrande, — après quoi il fut amené par le barbier dans une pièce séparée où l’opération s’accomplit sous les yeux de deux de ses parens, pendant que les cymbales résonnaient pour couvrir ses plaintes.

L’assemblée, sans se préoccuper davantage de cet incident, passa encore la plus grande partie de la nuit à boire des sorbets, du café et une sorte de bière épaisse (bouza), boisson enivrante, dont les noirs principalement faisaient usage, et qui est sans doute la même qu’Hérodote désigne sous le nom de vin d’orge.

 

V. LA FORÊT DE PIERRE.

Je ne savais trop que faire le lendemain matin pour attendre l’heure où le vent devait se lever. Le reïs et tout son monde se livraient au sommeil avec cette insouciance profonde du grand jour qu’ont peine à concevoir les gens du Nord. J’eus l’idée de cadenasser l’esclave dans la cange, ce qui aurait passé pour très naturel, et d’aller me promener vers Héliopolis, éloigné d’à peine une lieue.

Tout à coup je me souvins d’une promesse que j’avais faite à un brave commissaire de marine qui m’avait prêté sa cabine pendant la traversée de Syra à Alexandrie. « Je ne vous demande qu’une chose, m’avait-il dit, lorsqu’à l’arrivée je lui fis mes remerciemens, c’est de ramasser pour moi quelques fragmens de la forêt pétrifiée qui se trouve dans le désert, à peu de distance du Caire. Vous les remettrez, en passant à Smyrne, chez Mme Carton, rue des Roses. »

Ces sortes de commissions sont sacrées entre voyageurs ; la honte d’avoir oublié celle-là me fit résoudre immédiatement cette expédition facile. Du reste, je tenais aussi à voir cette forêt dont je ne m’expliquais pas la structure. Je réveillai l’esclave qui était de très mauvaise humeur, et qui demanda à rester avec la femme du reïs ; une simple réflexion et l’expérience acquise des mœurs du pays me prouvèrent que, dans cette famille honorable, l’innocence de la pauvre Zeynëby ne courait aucun danger.

Ayant pris les dispositions nécessaires et averti le reïs qui me fit venir un ânier intelligent, je me dirigeai vers Héliopolis, laissant à gauche le canal d’Adrien, creusé jadis du Nil à la mer Rouge, et dont le lit desséché devait plus tard tracer notre route au milieu des dunes de sable.

Tous les environs de Choubrah sont admirablement cultivés. Après un bois de sycomores qui s’étend autour des haras, on laisse à gauche une foule de jardins où l’oranger est cultivé dans l’intervalle des dattiers plantés en quinconces ; puis, en traversant une branche du Kalisch, ou canal du Caire, on gagne en peu de temps la lisière du désert, qui commence sur la limite des inondations du Nil. Là s’arrête le damier fertile des plaines, si soigneusement arrosées par les rigoles qui coulent des saquiès, ou puits à roues ; — là commence, avec l’impression de la tristesse et de la mort, qui ont vaincu la nature elle-même, cet étrange faubourg de constructions sépulcrales qui ne s’arrête qu’au Mokattam, et qu’on appelle de ce côté la Vallée des Califes. C’est là que Teyloun et Bibars, Saladin et Malek-Adel, et mille autres héros de l’islam, reposent non dans de simples tombes, mais dans de vastes palais brillans encore d’arabesques et de dorures, entremêlés de vastes mosquées. Il semble que les spectres, habitans de ces vastes demeures, aient voulu encore des lieux de prière et d’assemblée, — qui, si l’on en croit la tradition, se peuplent à certains jours d’une sorte de fantasmagorie historique.

En nous éloignant de cette triste cité dont l’aspect extérieur produit l’effet d’un brillant quartier du Caire, nous avions gagné la levée d’Héliopolis, construite jadis pour mettre cette ville à l’abri des plus hautes inondations. Toute la plaine qu’on aperçoit au-delà est bosselée de petites collines formées d’amas de décombres. Ce sont principalement les ruines d’un village qui recouvrent là les restes perdus des constructions primitives. Rien n’est resté debout ; pas une pierre antique ne s’élève au-dessus du sol, excepté l’obélisque, autour duquel on a planté un vaste jardin.

L’obélisque forme le centre de quatre allées d’ébéniers qui divisent le jardin ; des abeilles sauvages ont établi leurs alvéoles dans les anfractuosités de l’une des faces qui, comme on sait, est dégradée. Le jardinier, habitué aux visites des voyageurs, m’offrit des fleurs et des fruits. Je pus m’asseoir et songer un instant aux splendeurs décrites par Strabon, aux trois autres obélisques du temple du Soleil, dont deux sont à Rome et dont l’autre a été détruit ; à ces avenues de sphinx en marbre jaune du nombre desquels un seul se voyait encore au siècle dernier ; — à cette ville enfin, le berceau des sciences, où Hérodote et Platon vinrent se faire initier aux mystères. — Héliopolis a d’autres souvenirs encore au point de vue biblique. Ce fut là que Joseph donna ce bel exemple de chasteté que notre époque n’apprécie plus qu’avec un sourire ironique. Aux yeux des Arabes, cette légende a un tout autre caractère : Joseph et Zuleïka sont les types consacrés de l’amour pur, des sens vaincus par le devoir, et triomphant d’une double tentation ; car le maître de Joseph était un des eunuques du roi. Dans la légende souvent traitée par les poètes de l’Orient, la tendre Zuleïka n’est point sacrifiée comme dans celle que nous connaissons. Mal jugée d’abord par les femmes de Memphis, elle fut de toutes parts excusée dès que Joseph, sorti de sa prison, eut fait admirer à la cour de Pharaon tout le charme de sa beauté.

Le sentiment d’amour platonique dont les poètes arabes supposent que Joseph fut animé pour Zuleïka, n’empêcha pas ce patriarche de s’unir après à la fille d’un prêtre d’Héliopolis, nommée Azima. Ce fut un peu plus loin, vers le nord, qu’il établit sa famille à un endroit nommé Gessen, où l’on a cru retrouver les restes d’un temple juif bâti par Onias.

Je n’ai pas tenu à visiter ce berceau de la postérité de Jacob ; mais je ne laisserai pas échapper l’occasion de laver tout un peuple, dont nous avons accepté les traditions patriarcales, d’un acte peu loyal que les philosophes lui ont durement reproché. Je discutais un jour au Caire sur la fuite d’Égypte du peuple de Dieu avec un humoriste de Berlin, qui faisait partie comme savant de l’expédition de M. Lepsius :

« Croyez-vous donc, me dit-il, que tant d’honnêtes Hébreux auraient eu l’indélicatesse d’emprunter ainsi la vaisselle de gens qui, quoique Égyptiens, avaient été évidemment leurs voisins ou leurs amis ?

— Cependant, observai-je, il faut croire cela ou nier l’Écriture.

— Il peut y avoir une erreur dans la version ou interpolation dans le texte ; mais faites attention à ce que je vais vous dire : les Hébreux ont eu tout le temps le génie de la banque et de l’escompte. Dans cette époque encore naïve, on ne devait guère prêter encore que sur gages... et persuadez-vous bien que telle était déjà leur industrie principale.

— Mais les historiens les peignent occupés à mouler des briques pour les pyramides (lesquelles, il est vrai, sont en pierre), et la rétribution de ces travaux se faisait en oignons et autres légumes ?

— Eh bien ! s’ils ont pu amasser quelques oignons, croyez fermement qu’ils ont su les faire valoir et que cela leur en a rapporté beaucoup d’autres.

— Que faudrait-il en conclure ?

— Rien autre chose, sinon que l’argenterie qu’ils ont emportée représentait probablement le gage exact des prêts qu’ils avaient pu faire dans Memphis. L’Égyptien est négligent ; il avait sans doute laissé s’accumuler les intérêts, et les frais, et la rente au taux légal...

— De sorte qu’il n’y avait pas même à réclamer un boni ?

— J’en suis sûr. Les Hébreux n’ont emporté que ce qui leur était acquis selon toutes les lois de l’équité naturelle et commerciale. Par cet acte assurément légitime, ils ont fondé dès lors les vrais principes du crédit. Du reste, le Talmud dit en termes précis : « Ils ont pris seulement ce qui était à eux. »

Je donne pour ce qu’il vaut ce paradoxe berlinois. — Il me tarde de retrouver à quelques pas d’Héliopolis des souvenirs plus grands de l’histoire biblique. Le jardinier qui veille à la conservation du dernier monument de cette cité illustre — appelée primitivement Ainschems ou l’Œil-du-Soleil, m’a donné un de ses fellahs pour me conduire à Matarée. Après quelques minutes de marche dans la poussière, j’ai retrouvé une oasis nouvelle, c’est-à-dire un bois tout entier de sycomores et d’orangers ; une source coule à l’entrée de l’enclos, et c’est, dit-on, la seule source d’eau douce que laisse filtrer le terrain nitreux de l’Égypte. Les habitans attribuent cette qualité à une bénédiction divine. Pendant le séjour que la sainte famille fit à Matarée, c’est là, dit-on, que la Vierge venait blanchir le linge de l’Enfant-Dieu. On suppose en outre que cette eau guérit la lèpre. De pauvres femmes qui se tiennent près de la source vous en offre une tasse moyennant un léger batchiz.

Il reste à voir encore dans le bois le sycomore touffu sous lequel se réfugia la sainte famille, poursuivie par la bande d’un brigand nommé Disma. Celui-ci qui, plus tard, devint le bon larron, finit par découvrir les fugitifs ; mais tout à coup la foi toucha son cœur, au point qu’il offrit l’hospitalité à Joseph et à Marie, dans une de ses maisons située sur l’emplacement du vieux Caire, qu’on appelait alors Babylone d’Égypte. Ce Disma, dont les occupations paraissaient lucratives, avait des propriétés partout. — On m’avait fait voir déjà, au vieux Caire, dans un couvent cophte, un vieux caveau, voûté en brique, qui passe pour être un reste de l’hospitalière maison de Disma et l’endroit même où couchait la sainte famille.

Ceci appartient à la tradition cophte, mais l’arbre merveilleux de Matarée reçoit les hommages de toutes les communautés chrétiennes. Sans penser que ce sycomore remonte à la haute antiquité qu’on suppose, on peut admettre qu’il est le produit des rejetons de l’arbre ancien, et personne ne le visite depuis des siècles sans emporter un fragment du bois ou de l’écorce. Cependant il a toujours des dimensions énormes et semble un baobab de l’Inde ; l’immense développement de ses branches et de ses surgeons disparaît sous les ex-voto, les chapelets, les légendes, les images saintes, qu’on y vient suspendre ou clouer de toutes parts.

En quittant Matarée, nous ne tardâmes pas à retrouver la trace du canal d’Adrien, qui sert de chemin quelque temps, et où les roues de fer des voitures de Suez laissent des ornières profondes. Le désert est beaucoup moins aride que l’on ne croit ; des touffes de plantes balsamiques, des mousses, des lichens et des cactus revêtent presque partout le sol, et de grands rochers garnis de broussailles se dessinent à l’horizon.

La chaîne du Mokattam fuyait à droite vers le sud ; le défilé, en se resserrant, ne tarda pas à en masquer la vue, et mon guide m’indiqua du doigt la composition singulière des roches qui dominaient notre chemin : c’étaient des blocs d’huîtres et de coquillages de toute sorte. La mer du déluge, ou peut-être seulement la Méditerranée qui, selon les savans, couvrait autrefois toute cette vallée du Nil, a laissé ces marques incontestables. Que faut-il supposer de plus étrange maintenant ? La vallée s’ouvre ; un immense horizon s’étend à perte de vue. Plus de traces, plus de chemins ; le sol est rayé partout de longues colonnes rugueuses et grisâtres. O prodige ! ceci est la forêt pétrifiée.

Quel est le souffle effrayant qui a couché à terre au même instant ces troncs de palmiers gigantesques ? Pourquoi tous du même côté, avec leurs branches et leurs racines, et pourquoi la végétation s’est-elle glacée et durcie en laissant distincts les fibres du bois et les conduits de la sève ? Chaque vertèbre s’est brisée par une sorte de décollement ; mais toutes sont restées bout à bout comme les anneaux d’un reptile. Rien n’est plus étonnant au monde. Ce n’est pas une pétrification produite par l’action chimique de la terre ; tout est couché à fleur de sol. C’est ainsi que tomba la vengeance des dieux sur les compagnons de Phinée. Serait-ce un terrain quitté par la mer ? Mais rien de pareil ne signale l’action ordinaire des eaux. Est-ce un cataclysme subit, un courant des eaux du déluge ? Mais comment, dans ce cas, les arbres n’auraient-ils pas surnagé ? L’esprit s’y perd ; il vaut mieux n’y plus songer !

J’ai quitté enfin cette vallée étrange, et j’ai regagné rapidement Choubrah. Je remarquais à peine les creux de rochers qu’habitent les hyènes et les ossemens blanchis des dromadaires qu’a semés abondamment le passage des caravanes ; — j’emportais dans ma pensée une impression plus grande encore que celle dont on est frappé au premier aspect des pyramides : leurs quarante siècles sont bien petits devant les témoins irrécusables d’un monde primitif soudainement détruit !

 

VI. UN DÉJEUNER EN QUARANTAINE.

Nous voilà de nouveau sur le Nil. Jusqu’à Batn-el-Bakarah, le ventre de la vache, où commence l’angle inférieur du Delta, je ne faisais que retrouver des rives connues. Les pointes des trois pyramides, teintes de rose le matin et le soir, et que l’on admire si long-temps avant d’arriver au Caire, si long-temps encore après avoir quitté Boulac, disparurent enfin tout-à-fait de l’horizon. Nous voguions désormais sur la branche orientale du Nil, c’est-à-dire sur le véritable lit du fleuve ; car la branche de Rosette, plus fréquentée des voyageurs d’Europe, n’est qu’une large saignée qui se perd à l’occident.

C’est de la branche de Damiette que partent les principaux canaux deltaïques ; c’est elle aussi qui présente le paysage le plus riche et le plus varié. Ce n’est plus cette rive monotone des autres branches, bordées de quelques palmiers grêles, avec des villages bâtis en briques crues, — et tout au plus çà et là des tombeaux de santons égayés de minarets, des colombiers ornés de renflemens bizarres, minces silhouettes panoramiques toujours découpées sur un horizon qui n’a pas de second plan. — La branche, ou, si vous voulez, la brame de Damiette, baigne des villes considérables, et traverse partout des campagnes fécondes ; les palmiers sont plus beaux et plus touffus ; les figuiers, les grenadiers et les tamarins présentent partout des nuances infinies de verdure. Les bords du fleuve, aux affluens des nombreux canaux d’irrigation, sont revêtus d’une végétation toute primitive ; du sein des roseaux qui jadis fournissaient le papyrus et des nénuphars variés, parmi lesquels peut-être on retrouverait le lotus pourpré des anciens, on voit s’élancer des milliers d’oiseaux et d’insectes. Tout papillote, étincelle et bruit, sans tenir compte de l’homme, car il ne passe pas là dix Européens par année ; ce qui veut dire que les coups de fusil viennent rarement troubler ces solitudes populeuses. Le cygne sauvage, le pélican, le flamant rose, le héron blanc et la sarcelle se jouent autour des djermes et des canges ; mais des vols de colombes, plus facilement effrayées, s’égrènent çà et là en longs chapelets dans l’azur du ciel.

Nous avions laissé à droite Charakhanieh situé sur l’emplacement de l’antique Cercasorum ; Dagoueh, vieille retraite des brigands du Nil qui suivaient, la nuit, les barques à la nage en cachant leur tête dans la cavité d’une courge creusée ; Atrib, qui couvre les ruines d’Atribis, et Methram, ville moderne fort peuplée, dont la mosquée surmontée d’une tour carrée, fut, dit-on, une église chrétienne avant la conquête arabe.

Sur la rive gauche on retrouve l’emplacement de Busiris sous le nom de Bouzir, mais aucune ruine ne sort de la terre ; de l’autre côté du fleuve, Semenhoud, autrefois Sebennitus, fait jaillir du sein de la verdure ses dômes et ses minarets. Les débris d’un temple immense, qui paraît être celui d’Isis, se rencontrent à deux lieues de là. Des têtes de femmes servaient de chapiteau à chaque colonne ; la plupart de ces dernières ont servi aux Arabes à fabriquer des meules de moulin.

Nous passâmes la nuit devant Mansourah, et je ne pus visiter les fours à poulets célèbres dans cette ville, ni la maison de Ben-Lockman où vécut saint Louis prisonnier. Une mauvaise nouvelle m’attendait à mon réveil ; le drapeau jaune de la peste était arboré sur Mansourah, et nous attendait encore à Damiette, de sorte qu’il était impossible de songer à faire des provisions autres que d’animaux vivans. C’était de quoi gâter assurément le plus beau paysage du monde ; malheureusement aussi les rives devenaient moins fertiles ; l’aspect des rizières inondées, l’odeur malsaine des marécages, dominaient décidément au-delà de Pharescour, l’impression des dernières beautés de la nature égyptienne. Il fallut attendre jusqu’au soir pour rencontrer enfin le magique spectacle du Nil élargi comme un golfe, — des bois de palmiers plus touffus que jamais, de Damiette enfin, bordant les deux rives de ses maisons italiennes et de ses terrasses de verdure ; spectacle que l’on ne peut comparer qu’à celui qu’offre l’entrée du grand canal de Venise, et où de plus les mille aiguilles des mosquées se découpaient dans la brume colorée du soir.

On amarra la cange au quai principal, devant un vaste bâtiment décoré du pavillon de France ; mais il fallait attendre le lendemain pour nous faire reconnaître et obtenir le droit de pénétrer avec notre belle santé dans le sein d’une ville malade. Le drapeau jaune flottait sinistrement sur le bâtiment de la marine, et la consigne était toute dans notre intérêt. Cependant nos provisions étaient épuisées, et cela ne nous annonçait qu’un triste déjeuner pour le lendemain.

Au point du jour toutefois, notre pavillon avait été signalé, ce qui prouvait l’utilité du conseil de Mme Bonhomme, — et le janissaire du consulat français venait nous offrir ses services. J’avais une lettre pour le consul, et je demandai à lui être présenté. Après être allé l’avertir, le janissaire vint me prendre et me dit de faire grande attention, afin de ne toucher personne et de ne point être touché pendant la route. Il marchait devant moi avec sa grande canne à pomme d’argent, et faisait écarter les curieux. — Nous montons enfin dans un vaste bâtiment de pierre, fermé de portes énormes, et qui avait la physionomie d’un okel ou caravansérail. C’était pourtant la demeure du consul ou plutôt de l’agent consulaire de France qui est en même temps l’un des plus riches négocians en riz de Damiette.

J’entre dans la chancellerie, le janissaire m’indique son maître, et j’allais bonnement lui remettre ma lettre dans la main. — Aspetta ! me dit-il d’un air moins gracieux que celui du colonel Barthélemy quand on voulait l’embrasser, et il m’écarte avec un bâton blanc qu’il tenait à la main. Je comprends l’intention, et je présente simplement la lettre. Le consul sort un instant sans rien dire, et revient tenant une paire de pincettes ; il saisit ainsi la lettre, en met un coin sous son pied, déchire très adroitement l’enveloppe avec le bout des pinces, et déploie ensuite la lettre qu’il tient à distance devant ses yeux en s’aidant du même instrument.

Alors sa physionomie se déride un peu, il appelle son chancelier, qui seul parle français, et me fait inviter à déjeuner, mais en me prévenant que ce sera en quarantaine. Je ne savais trop ce que pouvait valoir une telle invitation, mais je pensai d’abord à mes compagnons de la cange, et je demandai ce que la ville pouvait leur fournir.

Le consul donna des ordres au janissaire, et je pus obtenir pour eux du pain, du vin et des poules, seuls objets de consommation qui soient supposés ne pouvoir transmettre la peste. La pauvre esclave se désolait dans sa cabine ; je l’en fis sortir pour la présenter au consul.

En me voyant revenir avec elle, ce dernier fronça le sourcil :

— Est-ce que vous voulez emmener cette femme en France ? me dit le chancelier.

— Peut-être, si elle y consent et si je le puis ; en attendant, nous partons pour Beyrouth.

— Vous savez qu’une fois en France elle est libre ?

— Je la regarde comme libre dès à présent.

— Savez-vous aussi que si elle s’ennuie en France, vous serez obligé de la faire revenir en Égypte à vos frais ?

— J’ignorais ce détail.

— Vous ferez bien d’y songer. Il vaudrait mieux la revendre ici.

— Dans une ville où est la peste ? ce serait peu généreux !

— Enfin, c’est votre affaire. 

Il expliqua le tout au consul, qui finit par sourire et qui voulut présenter l’esclave à sa femme. En attendant, on nous fit passer dans la salle à manger, dont le centre était occupé par une grande table ronde. Ici commença une cérémonie nouvelle.

Le consul m’indiqua un bout de la table où je devais m’asseoir ; il prit place à l’autre bout avec son chancelier et un petit garçon, son fils sans doute, qu’il alla chercher dans la chambre des femmes. Le janissaire se tenait debout à droite de la table pour bien marquer la séparation.

Je pensais qu’on inviterait aussi la pauvre Zeynëby ; mais elle s’était assise, les jambes croisées, sur une natte, avec la plus parfaite indifférence, comme si elle se trouvait encore au bazar. Elle croyait peut-être au fond que je l’avais amenée là pour la revendre.

Le chancelier prit la parole et me dit que notre consul était un négociant catholique natif de Syrie, et que l’usage n’étant pas, même chez les chrétiens, d’admettre les femmes à table, on allait faire paraître la khanoun (maîtresse de la maison) seulement pour me faire honneur.

En effet, la porte s’ouvrit ; une femme d’une quarantaine d’années et d’un embonpoint marqué s’avança majestueusement dans la salle, et prit place en face du janissaire sur une chaise haute avec escabeau, adossée au mur. Elle portait sur la tête une immense coiffure conique, drapée d’un cachemire jaune avec des ornemens d’or. Ses cheveux nattés et sa poitrine découverte étincelaient de diamans. Elle avait l’air d’une madone, et son teint de lis pâle faisait ressortir l’éclat sombre de ses yeux, dont les paupières et les sourcils étaient peints selon la coutume.

Des domestiques, placés de chaque côté de la salle, nous servaient des mets pareils dans des plats différens, et l’on m’expliqua que ceux de mon côté n’étaient pas en quarantaine, et qu’il n’y avait rien à craindre si par hasard ils touchaient mes vêtemens. Je comprenais difficilement comment, dans une ville pestiférée, il y avait des gens tout à fait isolés de la contagion. J’étais cependant moi-même un exemple de cette singularité.

Le déjeuner fini, la khanoun, qui nous avait regardé silencieusement sans prendre place à notre table, avertie par son mari de la présence de l’esclave amenée par moi, lui adressa la parole, lui fit des questions et ordonna qu’on lui servît à manger. On apporta une petite table ronde pareille à celle du pays, et le service en quarantaine s’effectua pour elle comme pour moi.

Le chancelier voulut bien ensuite m’accompagner pour me faire voir la ville. La magnifique rangée des maisons qui bordent le Nil n’est pour ainsi dire qu’une décoration de théâtre ; tout le reste est poudreux et triste ; la fièvre et la peste semblent transpirer des murailles. Le janissaire marchait devant nous en faisant écarter une foule livide vêtue de haillons bleus. Je ne vis de remarquable que le tombeau d’un santon célèbre, honoré par les marins turcs, une vieille église bâtie par les croisés dans le style byzantin, et une colline aux portes de la ville entièrement formée, dit-on, des ossemens de l’armée de saint Louis.

Je craignais d’être obligé de passer plusieurs jours dans cette ville désolée. Heureusement le janissaire m’apprit le soir même que la bombarde la Santa-Barbara allait appareiller au point du jour pour les côtes de Syrie. Le consul voulut bien y retenir mon passage et celui de l’esclave ; le soir même, nous quittions Damiette pour aller rejoindre en mer ce bâtiment commandé par un capitaine grec.

 

GÉRARD DE NERVAL.

_______

item1a1
item2