5 mai 1844 — Le Boulevard du Temple, dans L’Artiste, 2e livraison, 4e série, t. 1, p. 6-8.

En flânant boulevard du Temple au long des spectacles forains, Nerval égrène les souvenirs personnels de son enfance et de son adolescence, qui éclairent l’évocation onirique qu’il en fera dans Pandora : « J’ai vu dans mon enfance un spectacle singulier. Un homme se présenta sur un théâtre et dit au public : voici douze fusils. Je prie douze dames de la société de vouloir bien les charger à poudre et d’ajouter à la charge leurs alliances d’or, que je recueillerai toutes les douze sur la pointe de mon épée. Cela se fit ainsi : douze dames tirèrent au cœur de cet homme, et les bagues s’enfilèrent sur la pointe de son épée noire. A ce spectacle se succédèrent des apparitions fantastiques, images des dieux souterrains. La salle était tendue de rouge et des rosaces de diamants noirs éclataient aux lueurs des ombres. »

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LE BOULEVARD DU TEMPLE.

SPECTACLES POPULAIRES.

 

1 – Les tréteaux. – Les saltimbanques. – Incendie du Diorama. – Paphos et Jardin. – Le Gymnase pittoresque. – L’épi-scié. – Une sylphide et un soldat. – La polka des noirs.

 

Il n’y a plus de tréteaux !... Où sont les tréteaux de Bobèche ? où sont ceux de Galimafré, son rival ? art perdu, noms éternels ! En vérité, la joie populaire s’en va : les règlements de police l’ont tuée. Le spectacle des bagatelles de la porte n’était-il pas le seul spectacle des pauvres gens, la consolation de leur soirée, l’attrait tout-puissant qui les empêchait de porter leur dernier sol au cabaret ? N’était-ce pas même toujours une représentation gratuite beaucoup plus amusante que celle du dedans ? Les provinciaux, les gobe-mouches, les conscrits se laissaient prendre à celle-là, et répondaient imprudemment à l’appel de la grosse caisse et aux instances ironiques de l’aboyeur ; mais les vrais connaisseurs, les Parisiens pur-sang, les vétérans de la goipe se bornaient à faire partie du public externe, payant après tout leur place en rires et en applaudissements, formant parfois de grands acteurs par des marques d’un goût épuré. Volange, Taconet et tant d’autres ont commencé par les tréteaux ; en Angleterre, le grand David Kean n’en était-il pas sorti ? — Et maintenant, demandez encore au boulevard ce qu’il a fait de cette forte femme qui se faisait casser des pierres sur le ventre, et du physicien Moreau, je veux dire même de toute la dynastie des Moreau. Et cette joile fille aux cheveux rouges, avec son intéressante famille et son frère vêtu en Grec : qui de nous ne l’a aimée et admirée, et ne lui a consacré quelques rêveries de sa jeunesse lycéenne, elle qui soulevait si gracieusement ses petits frères, étagés en pyramide sur sa poitrine blanche et forte, pendant que tout son corps se repliait en queue de dauphin, image classique de l’antique sirène ! Oh ! ses cheveux aux ondes pourprées comme ceux de la reine de Saba, qui n’a frémi de les voir tendus par des poids de cinquante, qu’elle enlevait en se jouant !... Cette fille étrange n’aura-t-elle pas inspiré bien des poëtes, qui n’ont pas osé le lui dire ? Ce fut la dernière des vraies bohémiennes de Paris. Il nous reste la Mignon de Goëthe, l’Esméralda de Victor Hugo et la Preciosa de Weber ; mais pour le peuple des boulevards, il n’est rien resté !

Je parle ici de cette portion des allées qui avoisinent le Château-d’Eau ; ce n’est pas encore le boulevard du Temple, mais c’en était jadis le prodrome joyeux et animé. A gauche, dans la rue basse, se trouvait l’entrée du Vauxhall (de l’allemand volks-saal, salle du peuple), où l’on dansait le dimanche dans un jardin aujourd’hui couvert de bâtisses. Il y avait là des ombrages frais et parfumés, et même un petit lac sillonné par des nacelles : tout cela a disparu depuis cinq ans. En même temps, le Diorama voisin (l’ancien) s’abîmait dans les flammes. Je l’ai vu flamber et crouler en dix minutes, et j’ai rédigé la réclame qui apprenait cette nouvelle à tout Paris ; cela commençait ainsi : « Un nouveau sinistre vient d’affliger la capitale... » Le feu s’était vengé ainsi de ce pauvre Daguerre qui pendant ce temps lui dérobait ses secrets et faisait travailler les rayons du soleil à des planches en manière noire. Je dirais plus de mal encore de cet élément perfide, s’il ne m’avait fourni là un motif de rédaction.

Mais comment oublier ses ravages en songeant au Cirque-Olympique, brûlé deux fois, d’abord dans le faubourg, puis sur le boulevard du Temple, et à l’Ambigu, dont la façade, seule respectée des flammes, sert aujourd’hui aux Folies-Dramatiques, et à la Gaîté, consumée aussi en quelques instants !

Je parle de mes souvenirs seuls ; en consultant les vieillards, on apprend que Paphos faisait le coin de la rue du Temple, et qu’un restaurateur nommé Jardin formait celui du faubourg. En face, du côté de la rue de Bondy, était le théâtre des Variétés-Amusantes ; ensuite venait Bobèche, puis Galimafré, puis le théâtre éphébique, Audinot, Nicolet... Nous avons parlé de tout cela. Aujourd’hui un bâtiment neuf, étincelant le soir de lumières à tous ses étages, remplace l’illustre restaurant Jardin par un café toujours rempli. Après vient Deffieux. La maison qui suit est un hôtel de la fin du XVIIIe siècle, mais cet élégant débris ne fait plus qu’abriter des cabarets : « Au Rendez-vous et à la Descente des théâtres, » et quelque établissement de pâtisserie : « A l’Épi-scié. » Mais, je n’y songeais pas, voici un nouveau théâtre forain sous le titre de Gymnase pittoresque. Une étoile illuminée par le gaz l’annonce de loin à la foule ; on s’amasse autour d’un péristyle orné d’affiches et de tableaux : c’est l’Incendie de Hambourg, le Tremblement de terre de la Guadeloupe ; le Guide des Alpes, drame à spectacle ; ce sont encore des évocations, des prestiges... Il n’y a plus de tréteaux ! disais-je tout à l’heure ; mais ceci est une terrasse élégante, où se donne pourtant la représentation d’une parade épurée. Un monsieur en habit noir, qui ne déparerait aucune société, fait assaut de calembours et de dissertations plaisantes avec un nain bizarre, homme par la tête et marionnette par le reste du corps ; on parle de sujets fort élevés, d’histoire, de philosophie, de magnétisme ; il n’est plus question là de coups de bâton ni de coups de savate : le spectacle même de l’intérieur vise à l’instruction et à la morale... Je regrette seulement d’avoir entendu dire au Guide des Alpes qu’il se plaisait à chasser le chameau dans les montagnes ; autrement, son drame est rempli d’intérêt. Ce brave guide s’expose à la mort pour sauver une belle infortunée qui périssait dans les neiges ; il la recueille dans sa chaumière, et, s’apercevant qu’elle veut quitter ses vêtements pour reposer, il s’éloigne modestement et va sortir malgré l’orage ; mais la maligne beauté le rappelle et se montre à ses yeux dans le costume léger des sylphides ; puis elle lui fait présent d’un talisman et d’un petit démon pour le servir. Ce troisième personnage est muet de par M. le préfet de police, qui ne permet que le dialogue aux théâtres dits forains. Une foule d’incidents, de transformations et de péripéties jettent de l’intérêt dans ce drame naïf. Au milieu d’une scène touchante, où l’honnête guide, effrayé par quelque malice du jeune lutin, craint d’avoir hébergé une fille de l’enfer au lieu d’une aimable sylphide, cette dernière répond au scrupuleux Savoyard que ses prodiges n’ont rien qui puisse offenser la religion : « Et, ajoute-t-elle, je vais t’en donner une preuve. »

Ici cette jolie personne, vêtue de gaze pailletée, descend de la scène dans l’orchestre, et reprend avec grâce : « Y a-t-il quelqu’un dans l’aimable société qui veuille choisir une carte ? » Un militaire se dévoue et prend le neuf de cœur ; la sylphide remonte et fait sortir d’un autre jeu la même carte, qu’elle n’a point vue. Le jeune héros rougit de cette sympathique divination. On continue par d’autres exercices de magie blanche, qui procurent au guide la conviction qu’il ne risque point son salut en usant de la protection qui lui est offerte, si bien que la sylphide l’enlève dans un char attelé de dragons, pour aller recevoir au ciel la récompense de son humanité.

J’avoue que cette intervention du spectateur dans le drame, ce frottement inattendu d’un soldat du 17e léger et d’une personne fantastique, m’avait enlevé un instant à l’illusion de la pièce. Le public a paru au contraire charmé de cet intermède, qui lui procure l’avantage de voir de près une jolie fille et de toucher du doigt son idéal. Bien des sylphides de nos grands théâtres ne gagneraient rien à se faire voir de si près.

Le tremblement de terre de la Guadeloupe appartient au genre créé par M. Pierre ; le mouvement des vaisseaux et des chaloupes est habilement imité. Pendant le plus fort du sinistre, des noirs délivrés dansent la Polka. Quelle protestation contre l’esclavage ! M. Schœlcher applaudirait — si un tel philanthrope osait descendre à ces humbles délassements.

 

II — Vivres dramatiques. — La pluie au parterre. — Les ruines de Paris.

— L’infanterie du Cirque. — Le nez impérial de M. Edmond.

 

Une odeur pénétrante de saucisses et de friture invite plus loin le promeneur à s’attabler au Père de Famille, le Deffieux des bourses légères. C’est là que viennent en outre s’approvisionner les habitués de l’amphithéâtre suprême, vulgairement dit poulailler. Ces nourritures substantielles, dont nos habits à l’orchestre recueillent souvent les débris, constituent généralement le dîner de cette population intelligente qui s’entasse aux queues dès quatre heures, ou qui prends part avidement à la première des deux ou trois représentations que donnent les petits théâtres. Rousseau mettait son suprême bonheur à lire pendant son dîner ; n’est-il pas aussi spirituel, quand on ne sait pas lire, d’écouter en dînant un spectacle qui intéresse ? Le vrai peuple a toutes les fantaisies des grands hommes et des grands seigneurs.

Ces saucisses odorantes m’ont rappelé les Vurschell du bon peuple viennois — dont je parlais dans l’Artiste il y a cinq ans. A Léopoldstadt de même, à Josephstadt, au théâtre de la Vienne, la saucisse est spécialement la nourriture dramatique, et s’accompagne de petits gâteaux glacés de sel qui poussent à boire. — Maintenant que voulez-vous qu’on fasse d’un débris de saucisse quend on dîne à l’amphithéâtre ; — on le jette négligemment sur les messieurs de l’orchestre et des galeries : tous les peuples sont faits ainsi.

Plaisir du peuple, direz-vous ; eh non, plaisir de seigneur. Bonstetten raconte qu’au plus beau temps de l’aristocratie vénitienne, les bourgeois du parterre étaient forcés de tendre des parapluies, parce que les seigneurs des loges ne se gênaient point pour cracher sur eux.

Et que fait cependant, dira-t-on, l’employé aux trognons de pommes ? Ce fonctionnaire se renferme dans sa spécialité ; le trognon de pomme est plus qu’une épluchure, c’est un projectile agressif, saisissez la nuance et passons.

Nous voici devant la masse imposante du Cirque, bâtiment presque digne de ce nom. Nous voudrions bien là les arènes de Nîmes ou le cirque romain d’Arles, ou seulement l’un des deux théâtres de Pompéi : ni le Cirque du boulevard ni celui des Champs-Élysées ne réalisent encore ces proportions, et, pour la durée, c’est bien autre choses, hélas ! On s’est demandé quelquefois ce que seront les ruines de Paris : les ruines de Paris seront des amas de plâtre, de lattes et de moellons... La postérité ne dira point : C’était la demeure d’un grand peuple, mais tout au plus : Là vivaient des hordes sauvages, qui se construisaient des huttes de boue et de craie pétrie. — Toujours Lutèce ! nous n’en sortirons pas.

Le Cirque est cependant, grâce à la largeur de ses galeries et à la coupe heureuse de sa salle, le théâtre de Paris qui peut contenir le plus de spectateurs ; il en tient généralement trois mille. La décoration intérieure, en style moresque, ne manque pas d’originalité. Considéré comme spectacle, car il n’est Cirque vraiment qu’aux Champs-Élysées, cet établissement a de meilleurs acteurs qu’autrefois : mesdames Fierville et Atala Beauchêne ont régné déjà en des théâtres littéraires. L’acteur Chéri a partagé avec cette dernière l’honneur de figurer dans des pièces de Victor Hugo. Aujourd’hui ces artistes estimables se sont réduits à la condition de ces êtres dégradés qui servaient de bêtes de somme aux chevaux, dans ce pays où le bon docteur Swift a placé l’un de ses plus amusants voyages. Cependant qui empêcherait que l’on fît des pièces admirables dans le Cirque ? L’obstacle ne viendrai assurément pas de la part des bêtes ; les acteurs n’y verraient certes point une nouveauté repoussante ; il suffirait peut-être au Cirque de se débarrasser de certains auteurs qui ne sont bons que pour parler à des chevaux.

Encore un mot sur le Cirque. Ce théâtre pourrait être une grande chose. Consacré surtout aux tableaux de notre gloire militaire, il n’en devrait offrir que la pantomime héroïque. M. Edmond peut bien représenter l’Empereur d’une manière satisfaisante, — avec l’addition, comme on sait, d’un morceau de cire qui rend aquilin son nez naturellement retroussé ; — M. Gautier rappelle à merveille la stature et l’air belliqueux de Murat ; mais quel malheur ensuite quand ces messieurs ouvrent la bouche, et encore s’expriment dans la prose habituelle de l’endroit. Nous parlions plus haut des cirques de marbre de l’antiquité, mais la Grèce avait en outre pour y exposer poétiquement son histoire, — Eschyle, Sophocle et Euripide : la France a M. Ferdinand Laloue.

Et d’ailleurs, n’est-ce pas une profanation ? Moi-même, jeune encore et pourtant né sujet de l’Empire, j’aurai pu voir Napoléon deux fois dans un quart de siècle : une fois figurant en son champ de mai, une autre fois figuré par M. Edmond, dans un mimodrame de Franconi. Cela s’est vu, cela s’est permis ; — ce héros et ce sycophante se sont succédé en si peu de temps sous mon regard ! quel rêve de la vie pourtant.

Le roi de Prusse va consacrer, dit-on, un théâtre à la représentation des plus grands faits historiques de tous les temps ; le Cirque pourrait aussi réaliser cette pensée au profit de l’instruction et de la moralité populaires ; mais un tel établissement aurait besoin d’être encouragé par l’Etat. En attendant, le Cirque tire un profit beaucoup plus grand de son théâtre d’été que de celui de l’hiver : la cavalerie nourrit l’infanterie, comme dans la retraite de Moscou.

 

GÉRARD DE NERVAL.

 

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