25 juin 1839 — Le Fort de Bitche. Souvenir de la Révolution française, dans Le Messager, 1re livraison, non signé.
La nouvelle sera reprise en volume en 1854 dans Les Filles du feu sous le titre : Émilie.
La nouvelle se présente comme le récit rétrospectif du malheureux destin du lieutenant Desroches, qui vient de mourir au combat. Engagé dès l’âge de quatorze ans dans les armées de la République, un terrible « coup de sabre prussien » l’a laissé défiguré. Pourtant, en convalescence à Metz, il touche le cœur d’une jeune fille, Émilie, originaire de Hagenau où doit se célébrer le mariage. À l’étape, près du fort de Bitche, le lieutenant Desroches est amené à raconter comment il tua au corps à corps un sergent prussien. Wilhelm, le frère d’Émilie, comprend bientôt que Desroches est le meurtrier de son père, le sergent prussien. Desroches rendra sa liberté à Émilie en se faisant tuer au combat. Nerval a prêté à Desroches quelques traits de son propre père : le docteur Labrunie s’engagea à 16 ans dans les armées révolutionnaires, et, pendant la Campagne de Russie, il appartenait à la divisioin Partouneaux.
La mise en abyme de la narration, par le jeu de deux narrateurs, un abbé qui fut témoin du tragique destin de Desroches, et par Desroches lui-même selon la technique du récit dans le récit, témoigne d’une recherche très moderne sur la gestion romanesque du temps de l’histoire et du temps du récit.
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LE FORT DE BITCHE.
SOUVENIR DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Personne n’a jamais bien su l’histoire du lieutenant Desroches, qui se fit tuer l’an passé au combat de Hausbergen, deux mois après ses noces. Si ce fut là un véritable suicide, que Dieu veuille lui pardonner ! Mais, certes, celui qui meurt en défendant sa patrie ne mérite pas que son action soit nommée ainsi, quelle qu’ait été sa pensée d’ailleurs.
— Nous voilà retombés, dit le docteur, dans le chapitre des capitulations de conscience. Desroches était un philosophe : décidé à quitter la vie, il n’a pas voulu que sa mort fût inutile ; il s’est élancé bravement dans la mêlée ; il a tué le plus d’Allemands qu’il a pu, en disant : « Je ne puis mieux faire à présent ; je meurs content »; et il a crié : « Vive l’empereur ! » en recevant le coup de sabre qui l’a abattu. Dix soldats de sa compagnie vous le diront.
— Et ce n’en fut pas moins un suicide, répliqua Arthur. Toutefois je pense qu’on aurait eu tort de lui fermer l’église...
— A ce compte, vous flétririez le dévouement de Curtius. Ce jeune chevalier romain était peut-être ruiné par le jeu, malheureux dans ses amours, las de la vie, qui sait ? Mais, assurément, il est beau en songeant à quitter le monde de rendre sa mort utile aux autres, et voilà pourquoi cela ne peut s’appeler un suicide, car le suicide n’est autre chose que l’acte suprême de l’égoïsme, et c’est pour cela seulement qu’il est flétri parmi les hommes... A quoi pensez-vous, Arthur ?
— Je pense à ce que vous disiez tout à l’heure, que Desroches, avant de mourir, avait tué le plus d’Allemands possible...
— Eh bien ?
— Eh bien, ces braves gens sont allés rendre devant Dieu un triste témoignage de la belle mort du lieutenant, vous me permettrez de dire que c’est là un suicide bien homicide.
— Eh ! Qui va songer à cela ? Des Allemands, ce sont des ennemis.
— Mais y en a-t-il pour l’homme résolu à mourir ? A ce moment-là, tout instinct de nationalité s’efface, et je doute que l’on songe à un autre pays que l’autre monde, et à un autre empereur que Dieu. Mais l’abbé nous écoute sans rien dire, et cependant j’espère que je parle ici selon ses idées. Allons, l’abbé, dites-nous votre opinion, et tâchez de nous mettre d’accord ; c’est là une mine de controverse assez abondante, et l’histoire de Desroches, ou plutôt ce que nous en croyons savoir, le docteur et moi, ne paraît pas moins ténébreuse que les profonds raisonnements qu’elle a soulevés parmi nous.
— Oui, dit le docteur, Desroches, à ce qu’on prétend, était très affligé de sa dernière blessure, celle qui l’avait si fort défiguré ; et peut-être a-t-il surpris quelque grimace ou quelque raillerie de sa nouvelle épouse ; les philosophes sont susceptibles. En tous cas, il est mort et volontairement.
— Volontairement, puisque vous y persistez ; mais n’appelez pas suicide la mort qu’on trouve dans une bataille ; vous ajouteriez un contresens de mots à celui que peut-être vous faites en pensée ; on meurt dans une mêlée parce qu’on y rencontre quelque chose qui tue ; ne meurt pas qui veut.
— Eh bien ! voulez-vous que ce soit la fatalité ?
— A mon tour, interrompit l’abbé, qui s’était recueilli pendant cette discussion : il vous semblera singulier peut-être que je combatte vos paradoxes ou vos suppositions...
— Eh bien ! parlez, parlez ; vous en savez plus que nous, assurément. Vous habitez Bitche depuis longtemps ; on dit que Desroches vous connaissait, et peut-être même s’est-il confessé à vous...
— En ce cas, je devrais me taire ; mais il n’en fut rien, malheureusement, et, toutefois, la mort de Desroches fut chrétienne, croyez-moi ; et je vais vous en raconter les causes et les circonstances, afin que vous emportiez cette idée que ce fut là encore un honnête homme ainsi qu’un bon soldat, mort à temps pour l’humanité, pour lui-même, et selon les desseins de Dieu.
« Desroches était entré dans un régiment à quatorze ans, à l’époque où la plupart des hommes s’étant fait tuer sur la frontière, notre armée républicaine se recrutait parmi les enfants. Faible de corps, mince comme une jeune fille, et pâle, ses camarades souffraient de lui voir porter un fusil sous lequel ployait son épaule. Vous devez avoir entendu dire qu’on obtint du capitaine l’autorisation de le lui rogner de six pouces. Ainsi accommodé à ses forces, l’arme de l’enfant fit merveille dans les guerres de Flandre ; plus tard, Desroches fut dirigé sur Haguenau, dans ce pays où nous faisions, c’est-à-dire où vous faisiez la guerre depuis si longtemps.
« A l’époque dont je vais vous parler, Desroches était dans la force de l’âge et servait d’enseigne au régiment bien plus que le numéro d’ordre et le drapeau, car il avait à peu près seul survécu à deux renouvellements, et il venait enfin d’être nommé lieutenant quand, à Bergheim, il y a vingt-sept mois, en commandant une charge à la baïonnette, il reçut un coup de sabre prussien tout au travers de la figure. La blessure était affreuse ; les chirurgiens de l’ambulance, qui l’avaient souvent plaisanté, lui vierge encore d’une égratignure, après trente combats, froncèrent le sourcil quand on l’apporta devant eux. S’il guérissait, dirent-ils, le malheureux deviendrait imbécile ou fou.
« C’est à Metz que le lieutenant fut envoyé pour se guérir. La civière avait fait plusieurs lieues sans qu’il s’en aperçût ; installé dans un bon lit et entouré de soins, il lui fallut cinq ou six mois pour arriver à se mettre sur son séant, et cent jours encore pour ouvrir un œil et distinguer les objets. On lui commanda bientôt les fortifiants, le soleil, puis le mouvement, enfin la promenade, et un matin, soutenu par deux camarades, il s’achemina tout vacillant, tout étourdi, vers le quai Saint-Vincent, qui touche presque à l’hôpital militaire, et là, on le fit asseoir sur l’esplanade, au soleil du midi, sous les tilleuls du jardin public : le pauvre blessé croyait voir le jour pour la première fois.
« A force d’aller ainsi, il put bientôt marcher seul, et chaque matin, il s’asseyait sur un banc, au même endroit de l’esplanade, la tête ensevelie dans un amas de taffetas noir, sous lequel à peine on découvrait un coin de visage humain, et sur son passage, lorsqu’il se croisait avec des promeneurs, il était assuré d’un grand salut des hommes, et d’un geste de profonde commisération des femmes, ce qui le consolait peu.
« Mais une fois assis à sa place, il oubliait son infortune pour ne plus songer qu’au bonheur de vivre après un tel ébranlement, et au plaisir de voir en quel séjour il vivait. Devant lui la vieille citadelle, ruinée sous Louis XVI, étalait ses remparts dégradés ; sur sa tête les tilleuls en fleur projetaient leur ombre épaisse, à ses pieds, dans la vallée qui se déploie au-dessous de l’esplanade, les prés Saint-Symphorien que vivifie, en les noyant, la Moselle débordée, et qui verdissent entre ses deux bras ; puis le petit îlot, l’oasis de la poudrière, cette île du Saulcy, semée d’ombrages, de chaumières ; enfin, la chute de la Moselle et ses blanches écumes, ses détours étincelant au soleil, puis tout au bout, bornant le regard, la chaîne des Vosges, bleuâtre et comme vaporeuse au grand jour, voilà le spectacle qu’il admirait toujours davantage, en pensant que là était son pays, non pas la terre conquise, mais la province vraiment française, tandis que ces riches départements nouveaux, où il avait fait la guerre, n’étaient que des beautés fugitives, incertaines, comme celle de la femme gagnée hier, qui ne nous appartiendra plus demain.
« Vers le mois de juin, aux premiers jours, la chaleur était grande, et le banc favori de Desroches se trouvant bien à l’ombre, deux femmes vinrent s’asseoir près du blessé. Il salua tranquillement et continua de contempler l’horizon, mais sa position inspirait tant d’intérêt, que les deux femmes ne purent s’empêcher de le questionner et de le plaindre.
« L’une des deux, fort âgée, était la tante de l’autre qui se nommait Émilie, et qui avait pour occupation de broder des ornements d’or sur de la soie ou du velours. Desroches questionna comme on lui en avait donné l’exemple, et la tante lui apprit que la jeune fille avait quitté Haguenau pour lui faire compagnie, qu’elle brodait pour les églises, et qu’elle était depuis longtemps privée de tous ses autres parents.
« Le lendemain, le banc fut occupé comme la veille : au bout d’une semaine, il y avait traité d’alliance entre les trois propriétaires de ce banc favori, et Desroches, tout faible qu’il fût, tout humilié par les attentions que la jeune fille lui prodiguait comme au plus inoffensif vieillard, Desroches se sentit léger, en fonds de plaisanteries, et plus près de se réjouir que de s’affliger de cette bonne fortune inattendue.
« Alors, de retour à l’hôpital, il se rappela sa hideuse blessure, cet épouvantail dont il avait souvent gémi en lui-même, lui, et que l’habitude et la convalescence lui avaient rendu depuis longtemps moins déplorable.
« Il est certain que Desroches n’avait pu encore ni soulever l’appareil inutile de sa blessure, ni se regarder dans un miroir. De ce jour-là cette idée le fit frémir plus que jamais. Cependant il se hasarda à écarter un coin du taffetas protecteur, et il trouva dessous une cicatrice un peu rose encore, mais qui n’avait rien de trop repoussant. En poursuivant cette observation, il reconnut que les différentes parties de son visage s’étaient recousues convenablement entre elles, et que l’œil demeurait fort limpide et fort sain. Il manquait bien quelques brins du sourcil, mais c’était si peu de chose ! cette raie oblique qui descendait du front à l’oreille en traversant la joue, c’était... Eh bien ! c’était un coup de sabre reçu à l’attaque des lignes de Bergheim, et rien n’est plus beau, les chansons l’ont assez dit.
« Donc, Desroches fut étonné de se retrouver si présentable après la longue absence qu’il avait faite de lui-même. Il ramena fort adroitement ses cheveux qui grisonnaient du côté blessé, sous les cheveux noirs abondants du côté gauche, étendit sa moustache sur la ligne de la cicatrice, le plus loin possible, et ayant endossé son uniforme neuf, il se rendit le lendemain à l’esplanade d’un air assez triomphant.
« Dans le fait, il s’était si bien redressé, si bien tourné, son épée avait si bonne grâce à battre sa cuisse, et il portait le schako si martialement incliné en avant, que personne ne le reconnut dans le trajet de l’hôpital au jardin ; il arriva le premier au banc des tilleuls, et s’assit comme à l’ordinaire, en apparence, mais au fond bien plus troublé et bien plus pâle, malgré l’approbation du miroir.
« Les deux dames ne tardèrent pas à arriver ; mais elles s’éloignèrent tout à coup en voyant un bel officier occuper leur place habituelle. Desroches fut tout ému.
« — Eh quoi ! leur cria-t-il, vous ne me reconnaissez pas ?...
« Ne pensez pas que ces préliminaires nous conduisent à une de ces histoires où la pitié devient de l’amour, comme dans les opéras du temps. Le lieutenant avait désormais des idées plus sérieuses. Content d’être encore jugé comme un cavalier passable, il se hâta de rassurer les deux dames, qui paraissaient disposées, d’après sa transformation, à revenir sur l’intimité commencée entre eux trois. Leur réserve ne put tenir devant ses franches déclarations. L’union était sortable de tous points, d’ailleurs : Desroches avait un petit bien de famille près d’Épinal ; Émilie possédait, comme héritage de ses parents, une petite maison à Haguenau, louée au café de la ville, et qui rapportait encore cinq à six cents francs de rente. Il est vrai qu’il en revenait la moitié à son frère Wilhelm, principal clerc de notaire de Schennberg.
« Quand les dispositions furent bien arrêtées, on résolut de se rendre pour la noce à cette petite ville, car là était le domicile réel de la jeune fille, qui n’habitait Metz depuis quelque temps que pour ne point quitter sa tante. Toutefois, on convint de revenir à Metz après le mariage. Émilie se faisait un grand plaisir de revoir son frère. Desroches s’étonna à plusieurs reprises que ce jeune homme ne fût pas aux armées comme tous ceux de notre temps ; on lui répondit qu’il avait été réformé pour cause de santé. Desroches le plaignit vivement.
« Voici donc les deux fiancés et la tante en route pour Haguenau, ils ont pris des places dans la voiture publique qui relaie à Bitche, laquelle était alors une simple patache composée de cuir et d’osier. La route est belle, comme vous savez. Desroches, qui ne l’avait jamais faite qu’en uniforme, un sabre à la main, en compagnie de trois à quatre mille hommes, admirait les solitudes, les roches bizarres, les horizons bornés de cette dentelure des monts revêtus d’une sombre verdure, que de longues vallées interrompent seulement de loin en loin. Les riches plateaux de Saint-Avold, les manufactures de Sarreguemines, les petits taillis compacts de Limblingne, où les frênes, les peupliers et les sapins étalent leur triple couche de verdure nuancée du gris au vert sombre ; vous savez combien tout cela est d’un aspect magnifique et charmant.
« A peine arrivés à Bitche, les voyageurs descendirent à la petite auberge du Dragon, et Desroches me fit demander au fort. J’arrivai avec empressement ; je vis sa nouvelle famille et je complimentai la jeune demoiselle, qui était d’une rare beauté, d’un maintien doux, et qui paraissait fort éprise de son futur époux. Ils déjeunèrent tous trois avec moi, à la place où nous sommes assis dans ce moment. Plusieurs officiers, camarades de Desroches, attirés par le bruit de son arrivée, le vinrent chercher à l’auberge et le retinrent à dîner chez l’hôtelier de la redoute, où l’état-major payait pension. Il fut convenu que les deux dames se retireraient de bonne heure, et que le lieutenant donnerait à ses camarades sa dernière soirée de garçon.
« Le repas fut gai ; tout le monde savourait sa part du bonheur et de la gaieté que Desroches ramenait avec lui. On lui parla de l’Égypte, de l’Italie, avec transport, en faisant des plaintes amères sur cette mauvaise fortune qui confinait tant de bons soldats dans des forteresses de frontière.
« — Oui, murmuraient quelques officiers, nous étouffons ici, la vie est fatigante et monotone, autant vaudrait être sur un vaisseau, que de vivre ainsi sans combats, sans distractions, sans avancement possible. Le fort est imprenable, a dit Bonaparte quand il a passé ici en rejoignant l’armée d’Allemagne, nous n’avons donc rien que la chance de mourir d’ennui.
« — Hélas ! mes amis, répondit Desroches, ce n’était guère plus amusant de mon temps ; car j’ai été ici comme vous, et je me suis plaint comme vous aussi. Moi, soldat parvenu jusqu’à l’épaulette à force d’user les souliers du gouvernement dans tous les chemins du monde, je ne savais guère alors que trois choses : l’exercice, la direction du vent et la grammaire, comme on l’apprend chez le magister. Aussi, lorsque je fus nommé sous-lieutenant et envoyé au fort à Bitche avec le 2e bataillon du Cher, je regardais ce séjour comme une excellente occasion d’études sérieuses et suivies. Dans cette pensée, je m’étais procuré une collection de livres, de cartes et de plans. J’ai étudié la théorie et appris l’allemand sans étude, car dans ce pays français et bon français, on ne parle que cette langue. De sorte que ce temps, si long pour vous qui n’avez plus tant à apprendre, je le trouvais court et insuffisant, et quand la nuit venait, je me réfugiais dans un petit cabinet de pierre sous la vis du grand escalier ; j’allumais ma lampe en calfeutrant hermétiquement les meurtrières, et je travaillais ; une de ces nuits-là...
« Ici, Desroches s’arrêta un instant, passa la main sur ses yeux, vida son verre, et reprit son récit sans terminer sa phrase.
« — Vous connaissez tous, dit-il, ce petit sentier qui monte de la plaine ici, et que l’on a rendu tout à fait impraticable, en faisant sauter un gros rocher, à la place duquel s’ouvre à présent un abîme. Eh bien ! ce passage a toujours été meurtrier pour les ennemis toutes les fois qu’ils ont tenté d’assaillir le fort ; à peine engagés dans ce sentier, les malheureux essuyaient le feu de quatre pièces de vingt-quatre, qu’on n’a pas dérangées sans doute, et qui rasaient le sol dans toute la longueur de cette pente... — Vous avez dû vous distinguer, dit un colonel à Desroches, est-ce là que vous avez gagné la lieutenance ? — Oui, colonel, et c’est là que j’ai tué le premier, le seul homme que j’aie frappé en face et de ma propre main. C’est pourquoi la vue de ce fort me sera toujours pénible.
« — Que nous dites-vous là ? s’écria-t-on ; quoi ! vous avez fait vingt ans de guerre, vous avez assisté à quinze batailles rangées, à cinquante combats peut-être, et vous prétendez n’avoir jamais tué qu’un seul ennemi ?
« — Je n’ai pas dit cela, messieurs : des dix mille cartouches que j’ai bourrées dans mon fusil, qui sait si la moitié n’a pas lancé une balle au but que le soldat cherche ? Mais j’affirme qu’à Bitche, pour la première fois, ma main s’est rougie du sang d’un ennemi, et que j’ai fait le cruel essai d’une pointe de sabre que le bras pousse jusqu’à ce qu’elle crève une poitrine humaine et s’y cache en frémissant.
« — C’est vrai, interrompit l’un des officiers, le soldat tue beaucoup et ne le sent presque jamais. Une fusillade n’est pas, à vrai dire, une exécution, mais une intention mortelle. Quant à la baïonnette, elle fonctionne peu dans les charges les plus désastreuses ; c’est un conflit dans lequel l’un des deux ennemis tient ou cède sans porter de coups, les fusils s’entrechoquent, puis se relèvent quand la résistance cesse ; le cavalier, par exemple, frappe réellement...
« — Aussi, reprit Desroches, de même que l’on n’oublie pas le dernier regard d’un adversaire tué en duel, son dernier râle, le bruit de sa lourde chute, de même, je porte en moi presque comme un remords, riez-en si vous pouvez, l’image pâle et funèbre du sergent prussien que j’ai tué dans la prtite poudrière du fort.
« Tout le monde fit silence, et Desroches commença son récit.
« — C’était la nuit, je travaillais, comme je l’ai expliqué tout à l’heure. A deux heures, tout doit dormir, excepté les sentinelles. Les patrouilles sont fort silencieuses, et tout bruit fait esclandre. Pourtant je crus entendre comme un mouvement prolongé dans la galerie qui s’étendait sous ma chambre ; on heurtait à une porte, et cette porte craquait. Je courus, je prêtai l’oreille au fond du corridor, et j’appelai à demi-voix la sentinelle ; pas de réponse. J’eus bientôt réveillé les canonniers, endossé l’uniforme, et prenant mon sabre sans fourreau, je courus du côté du bruit. Nous arrivâmes trente à peu près dans le rond-point que forme la galerie vers son centre, et à la lueur de quelques lanternes, nous reconnûmes les Prussiens, qu’un traître avait introduits par la poterne fermée. Ils se pressaient avec désordre, et en nous apercevant ils tirèrent quelques coups de fusil, dont l’éclat fut effroyable dans cette pénombre et sous ces voûtes écrasées. Alors on se trouva face à face ; les assaillants continuaient d’arriver ; les défenseurs descendirent précipitamment dans la galerie ; on en vint à pouvoir à peine se remuer, mais il y avait entre les deux partis un espace de six à huit pieds, un champ clos que personne ne songeait à occuper, tant il y avait de stupeur chez les Français surpris, et de défiance chez les Prussiens désappointés.
« Pourtant l’hésitation dura peu. La scène se trouvait éclairée par des flambeaux et des lanternes ; quelques canonniers avaient suspendu les leurs aux parois ; une sorte de combat antique s’engagea ; j’étais au premier rang, je me trouvais en face d’un sergent prussien de haute taille, tout couvert de chevrons et de décorations. Il était armé d’un fusil, mais il pouvait à peine le remuer, tant la presse était compacte ; tous ces détails me sont encore présents, hélas ! Je ne sais s’il songeait même à me résister ; je m’élançai vers lui, j’enfonçai mon sabre dans ce noble cœur ; la victime ouvrit horriblement les yeux, crispa ses mains avec effort, et tomba dans les bras des autres soldats.
« Je ne me rappelle pas ce qui suivit ; je me retrouvai dans la première cour tout mouillé de sang ; les Prussiens, refoulés par la poterne, avaient été reconduits à coups de canon jusqu’à leurs campements.
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