26 juin 1839 — Le Fort de Bitche. Souvenir de la Révolution française, dans Le Messager, 2e livraison, signé G...

La nouvelle sera reprise en volume en 1854 dans Les Filles du feu, sous le titre : Émilie.

<<< Le Fort de Bitche, 1re livraison

******

 

LE FORT DE BITCHE.

SOUVENIR DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

 

Après cette histoire, il se fit un long silence, et puis l’on parla d’autre chose. C’était un triste et curieux spectacle pour le penseur, que toutes ces physionomies de soldats assombries par le récit d’une infortune si vulgaire en apparence... et l’on pouvait savoir au juste ce que vaut la vie d’un homme, même d’un Allemand, docteur, en interrogeant les regards intimidés de ces tueurs de profession.

— Il est certain, répondit le docteur un peu étourdi, que le sang de l’homme crie bien haut, de quelque façon qu’il soit versé ; cependant Desroches n’a point fait de mal ; il se défendait.

— Qui le sait ? murmura Arthur.

— Vous qui parliez de capitulation de conscience, docteur, dites-nous si cette mort du sergent ne ressemble pas un peu à un assassinat. Est-il sûr que le Prussien eût tué Desroches ?

— Mais c’est la guerre, que voulez-vous ?

— A la bonne heure, oui, c’est la guerre. On tue à trois cents pas dans les ténèbres un homme qui ne vous connaît pas et ne vous voit pas ; on égorge en face et avec la fureur dans le regard des gens contre lesquels on n’a pas de haine, et c’est avec cette réflexion qu’on s’en console et qu’on s’en glorifie ! Et cela se fait honorablement entre des peuples chrétiens !...

« L’aventure de Desroches sema donc différentes impressions dans l’esprit des assistants. Puis l’on fut se mettre au lit. Notre officier oublia le premier sa lugubre histoire, parce que de la petite chambre qui lui était donnée on apercevait parmi les massifs d’arbres une certaine fenêtre de l’hôtel du Dragon éclairée de l’intérieur par une veilleuse. Là dormait tout son avenir. Lorsqu’au milieu de la nuit, les rondes et le qui-vive venaient le réveiller, il se disait qu’en cas d’alarme son courage ne pourrait plus comme autrefois galvaniser tout l’homme, et qu’il s’y mêlerait un peu de regret et de crainte. Avant l’heure de la diane, le lendemain, le capitaine de garde lui ouvrit là une porte, et il trouva ses deux amies qui se promenaient en l’attendant le long des fossés extérieurs. Je les accompagnai jusqu’à Neunhoffen, car ils devaient se marier à l’état civil d’Haguenau, et revenir à Metz pour la bénédiction nuptiale.

« Wilhelm, le frère d’Émilie, fit à Desroches un accueil assez cordial. Les deux beaux-frères se regardaient parfois avec une attention opiniâtre. Wilhelm était d’une taille moyenne, mais bien prise. Ses cheveux blonds étaient rares déjà, comme s’il eût été miné par l’étude ou par les chagrins ; il portait des lunettes bleues à cause de sa vue, si faible, disait-il, que la moindre lumière le faisait souffrir. Desroches apportait une liasse de papiers que le jeune praticien examina curieusement, puis il produisit lui-même tous les titres de sa famille, en forçant Desroches à s’en rendre compte, mais il avait affaire à un homme confiant, amoureux et désintéressé, les enquêtes ne furent donc pas longues. Cette manière de procéder parut flatter quelque peu Wilhelm ; aussi commença-t-il à prendre le bras de Desroches, à lui offrir une de ses meilleures pipes, et à le conduire chez tous ses amis d’Haguenau. Partout on fumait et l’on buvait force bière. Après dix présentations, Desroches demanda grâce, et on lui permit de ne plus passer ses soirées qu’auprès de sa fiancée.

« Peu de jours après, les deux amoureux du banc de l’esplanade étaient deux époux unis par M. le Maire d’Haguenau, vénérable fonctionnaire qui avait dû être bourgmestre avant la révolution française, et qui avait tenu dans ses bras bien souvent la petite Émilie, que peut-être il avait enregistrée lui-même à sa naissance ; aussi lui dit-il bien bas, la veille de son mariage :

« Pourquoi n’épousez-vous donc pas un bon Allemand ? 

« Émilie paraissait peu tenir à ces distinctions. Wilhelm lui-même s’était réconcilié avec la moustache du lieutenant, car, il faut le dire, au premier abord, il y avait eu réserve de la part de ces deux hommes ; Mais Desroches y mettant beaucoup du sien, Wilhelm faisant un peu pour sa sœur, et la bonne tante pacifiant et adoucissant toutes les entrevues, on réussit à fonder un parfait accord. Wilhelm embrassa de fort bonne grâce son beau-frère après la signature du contrat. Le jour même, car tout s’était conclu vers neuf heures, les quatre voyageurs partirent pour Metz. Il était six heures du soir quand la voiture s’arrêta à Bitche, au grand hôtel du Dragon.

« On voyage difficilement dans ce pays entrecoupé de ruisseaux et de bouquets de bois ; il y a dix côtes par lieues, et la voiture du messager secoue rudement ses voyageurs. Ce fut là peut-être la meilleure raison du malaise qu’éprouva la jeune épouse en arrivant à l’auberge. Sa tante et Desroches s’installèrent auprès d’elle, et Wilhelm, qui souffrait d’une faim dévorante, descendit dans la petite salle où l’on servait à huit heures le souper des officiers.

« Cette fois, personne ne savait le retour de Desroches. La journée avait été employée par la garnison à des excursions dans les taillis de Huspoletden. Desroches, pour n’être pas enlevé au poste qu’il occupait près de sa femme, défendit à l’hôtesse de prononcer son nom. Réunis tous trois près de la petite fenêtre de la chambre, ils virent rentrer les troupes au fort, et la nuit s’approchant, les glacis se bordèrent de soldats en négligé qui savouraient le pain de munition, et le fromage de chèvre fourni par la cantine.

« Cependant Wilhelm, en homme qui veut tromper l’heure et la faim, avait allumé sa pipe, et sur le seuil de la porte il se reposait entre la fumée du tabac et celle du repas, double volupté pour l’oisif et pour l’affamé. Les officiers, à l’aspect de ce voyageur bourgeois dont la casquette était enfoncée jusqu’aux oreilles et les lunettes bleues braquées vers la cuisine, comprirent qu’ils ne seraient pas seuls à table et voulurent lier connaissance avec l’étranger ; car il pouvait venir de loin, avoir de l’esprit, raconter des nouvelles, et dans ce cas c’était une bonne fortune ; ou arriver des environs, garder un silence stupide, et alors c’était un niais dont on pouvait rire.

« Un sous-lieutenant des écoles d’approcha de Wilhelm avec une politesse qui frisait l’exagération.

« — Bonsoir, monsieur, savez-vous des nouvelles de Paris ?

« — Non, monsieur, et vous ? dit tranquillement Wilhelm.

« — Ma foi, monsieur, nous ne sortons pas de Bitche, comment saurions-nous quelque chose ?

« — Et moi, monsieur, je ne sors jamais de mon cabinet.

« — Seriez-vous dans le génie ?...

« Cette raillerie dirigée contre les lunettes de Wilhelm égaya beaucoup l’assemblée.

« — Je suis clerc de notaire, monsieur.

« — En vérité ? A votre âge c’est surprenant.

« — Monsieur, dit Wilhelm, est-ce que vous voudriez voir mon passeport ?

« — Non, certainement.

« — Eh bien ! dites-moi que vous ne vous moquez pas de ma personne et je vais vous satisfaire sur tous les points.

« L’assemblée reprit son sérieux.

« — Je vous ai demandé, sans intention maligne, si vous faisiez partie du génie, parce que vous portiez des lunettes. Ne savez-vous pas que les officiers de cette arme ont seuls le droit de se mettre des verres sur les yeux ?

« — Et cela prouve-t-il que je sois soldat ou officier, comme vous voudrez...

« — Mais tout le monde est soldat aujourd’hui. Vous n’avez pas vingt-cinq ans, vous devez appartenir à l’armée ; ou bien vous êtes riche, vous avez quinze ou vingt mille francs de rente, vos parents ont fait des sacrifices... et dans ce cas-là, on ne dîne pas à une table d’hôte d’auberge.

« — Monsieur, dit Wilhelm, en secouant sa pipe, peut-être avez-vous le droit de me soumettre à cette inquisition, alors je dois vous répondre catégoriquement. Je n’ai pas de rentes, puisque je suis un simple clerc de notaire, comme je vous l’ai dit. J’ai été réformé pour cause de mauvaise vue. Je suis myope, en un mot.

« Un éclat de rire général et intempéré accueillit cette déclaration.

« — Ah ! jeune homme, jeune homme ! s’écria le capitaine Vallier en lui frappant l’épaule, vous avez bien raison, vous profitez du proverbe : « Il vaut mieux être poltron et vivre plus longtemps ! »

« Wilhelm rougit jusqu’aux yeux : — Je ne suis pas un poltron, monsieur le capitaine ! et je vous le prouverai quand il vous plaira. D’ailleurs, mes papiers sont en règle, et si vous êtes officier de recrutement, je puis vous les montrer.

« — Assez, assez, crièrent quelques officiers, laisse ce bourgeois tranquille, Vallier. Monsieur est un particulier paisible, il a le droit de souper ici.

« — Oui, dit le capitaine, ainsi mettons-nous à table, et sans rancune, jeune homme. Rassurez-vous, je ne suis pas chirurgien examinateur, et cette salle à manger n’est pas une salle de révision. Pour vous prouver ma bonne volonté, je m’offre à vous découper une aile de ce vieux dur à cuire qu’on nous donne pour un poulet.

« — Je vous remercie, dit Wilhelm, à qui la faim avait passé, je mangerai seulement de ces truites qui sont au bout de la table. Et il fit signe à la servante de lui apporter le plat.

« — Sont-ce des truites, vraiment ? dit le capitaine à Wilhelm, qui avait ôté ses lunettes en se mettant à table. Ma foi, monsieur, vous avez meilleure vue que moi-même, tenez, franchement, vous ajusteriez votre fusil tout aussi bien qu’un autre... Mais vous avez eu des protections, vous en profitez, très bien. Vous aimez la paix, c’est un goût tout comme un autre. Moi, à votre place, je ne pourrais pas lire un bulletin de la grande armée, et songer que les jeunes gens de mon âge se font tuer en Allemagne, sans me sentir le sang bouillir dans les veines. Vous n’êtes donc pas français ?

« — Non, dit Wilhelm avec effort et satisfaction à la fois, je suis né à Haguenau ; je ne suis pas Français, je suis Allemand.

« — Allemand ? Haguenau est situé en deçà de la frontière rhénane, c’est un bon et beau village de l’Empire français, département du Bas-Rhin. Voyez la carte.

« — Je suis de Haguenau, vous dis-je, village d’Allemagne il y a dix ans, aujourd’hui village de France ; et moi je suis Allemand toujours, comme vous seriez Français jusqu’à la mort, si votre pays appartenait jamais aux Allemands.

« — Vous dites là des choses dangereuses, jeune homme, songez-y.

« — J’ai tort peut-être, dit impétueusement Wilhelm ; mon sentiment à moi est de ceux qu’il importe, sans doute, de garder dans son cœur, si l’on ne peut les changer. Mais c’est vous-même qui avez poussé si loin les choses, qu’il faut, à tout prix, que je me justifie ou que je passe pour un lâche. Oui, tel est le motif qui, dans ma conscience, légitime le soin que j’ai mis à profiter d’une infirmité réelle, sans doute, mais qui peut-être n’eût pas dû arrêter un homme de cœur. Oui, je l’avouerai, je ne me sens point de haine contre les peuples que vous combattez aujourd’hui. Je songe que si le malheur eût voulu que je fusse obligé de marcher contre eux, j’aurais dû, moi aussi, ravager des campagnes allemandes, brûler des villes, égorger des compatriotes ou d’anciens compatriotes, si vous aimez mieux, et frapper, au milieu d’un groupe de prétendus ennemis, oui, frapper, qui sait ? des parents, d’anciens amis de mon père... Allons, allons, vous voyez bien qu’il vaut mieux pour moi écrire des rôles chez le notaire d’Haguenau... D’ailleurs, il y a assez de sang versé dans ma famille ; mon père a répandu le sien jusqu’à la dernière goutte, voyez-vous, et moi...

« — Votre père était soldat ? interrompit le capitaine Vallier.

« — Mon père était sergent dans l’armée prussienne, et il a défendu longtemps ce territoire que vous occupez aujourd’hui. Enfin, il fut tué à la dernière attaque du fort de Bitche.

« Tout le monde était fort attentif à ces dernières paroles de Wilhelm, qui arrêtèrent l’envie qu’on avait, quelques minutes auparavant, de rétorquer ses paradoxes touchant le cas particulier de sa nationalité.

« — C’était donc en 93 ?

« — En 93, le 17 novembre, mon père était parti la veille de Sirmasen pour rejoindre sa compagnie. Je sais qu’il dit à ma mère qu’au moyen d’un plan hardi, cette citadelle serait emportée sans coup férir. On nous le rapporta mourant vingt-quatre heures après ; il expira sur le seuil de la porte, après m’avoir fait jurer de rester auprès de ma mère qui lui survécut quinze jours. J’ai su que dans l’attaque qui eut lieu cette nuit-là, il reçut dans la poitrine le coup de sabre d’un jeune soldat, qui abattit ainsi l’un des plus beaux grenadiers de l’armée de prince de Hohenlohe.

 

G...

_______

Le Fort de Bitche, 3e livraison >>>

item1a1
item2