28 juin 1839 — Le Fort de Bitche. Souvenir de la Révolution française, dans Le Messager, 3e livraison, signé G...
La nouvelle sera reprise en volume en 1854 dans Les Filles du feu, sous le titre : Émilie
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LE FORT DE BITCHE.
SOUVENIR DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
« — Mais on nous a raconté cette histoire, dit le major.
« —Eh bien ! dit le capitaine Vallier, c’est toute l’aventure du sergent prussien tué par Desroches.
« — Desroches ! s’écria Wilhelm ; est-ce du lieutenant Desroches que vous parlez ?
« — Oh ! non, non, se hâta de dire un officier, qui s’aperçut qu’il allait y avoir là quelque révélation terrible ; ce Desroches dont nous parlons était un chasseur de la garnison, mort il y a quatre ans, car son premier exploit ne lui a pas porté bonheur.
« — Ah ! il est mort, dit Wilhelm en appuyant son front d’où tombaient de larges gouttes de sueur.
« Quelques minutes après, les officiers le saluèrent et le laissèrent seul. Desroches ayant vu par la fenêtre qu’ils s’étaient tous éloignés, descendit dans la salle à manger, où il trouva son beau-frère accoudé sur la longue table et la tête dans ses mains.
« — Eh bien, eh bien, nous dormons déjà ?... Mais je veux souper, moi, ma femme s’est endormie enfin, et j’ai une faim terrible... Allons, un verre de vin, cela nous réveillera et vous me tiendrez compagnie.
« — Non, j’ai mal à la tête, dit Wilhelm, je monte à ma chambre. A propos, ces messieurs m’ont beaucoup parlé des curiosités du fort. Ne pourriez-vous pas m’y conduire demain ?
« — Mais sans doute mon ami.
« — Alors, demain matin je vous éveillerai.
« Desroches soupa, puis il alla prendre possession du second lit qu’on avait préparé dans la chambre où son beau-frère venait de monter (car Desroches couchait seul, n’étant mari qu’au civil). Wilhelm ne put dormir de la nuit, et tantôt il pleurait en silence, tantôt il dévorait de regards furieux le dormeur, qui souriait dans ses songes.
« Ce qu’on appelle le pressentiment ressemble fort au poisson précurseur qui avertit les cétacés immenses et presque aveugles que là pointille une roche tranchante, ou qu’ici est un fond de sable. Nous marchons dans la vie si machinalement que certains caractères, dont l’habitude est insouciante, iraient se heurter ou se briser sans avoir pu se souvenir de Dieu, s’il ne paraissait un peu de limon à la surface de leur bonheur. Les uns s’assombrissent au vol d’un corbeau, les autres sans motifs, d’autres, en s’éveillant, restent soucieux sur leur séant, parce qu’ils ont fait un rêve sinistre. Tout cela est pressentiment. Vous allez courir un danger, dit le rêve ; prenez garde, crie le corbeau ; soyez triste, murmure le cerveau qui s’alourdit.
« Desroches, vers la fin de la nuit, eut un songe étrange. Il se trouvait au fond d’un souterrain, derrière lui marchait une ombre blanche dont les vêtements frôlaient ses talons ; quand il se retournait, l’ombre reculait ; elle finit par s’éloigner à une telle distance que Desroches ne distinguait plus qu’un point blanc, ce point grandit, devint lumineux, emplit toute la grotte et s’éteignit. Un léger bruit se faisait entendre, c’était Wilhelm qui rentrait dans la chambre, le chapeau sur la tête et enveloppé d’un long manteau bleu.
« Desroches se réveilla en sursaut.
« — Diable ! s’écria-t-il, vous étiez déjà sorti ce matin ?
« — Il faut vous lever, répondit Wilhelm.
« — Mais nous ouvrira-t-on au fort ?
« — Sans doute, tout le monde est à l’exercice ; il n’y a plus que le poste de garde.
« — Déjà ! eh bien, je suis à vous... Le temps seulement de dire bonjour à ma femme.
« — Elle va bien, je l’ai vue ; ne vous occupez pas d’elle.
« Desroches fut surpris de cette réponse, mais il la mit sur le compte de l’impatience, et plia encore une fois devant cette autorité fraternelle qu’il allait bientôt pouvoir secouer.
« Comme ils passaient sur la place pour aller au fort, Desroches jeta les yeux sur les fenêtres de l’auberge. Émilie dort sans doute, pensa-t-il. Cependant le rideau tremble, se ferme, et le lieutenant crut remarquer qu’on s’était éloigné du carreau pour n’être pas aperçu de lui.
« Les guichets s’ouvrirent sans difficulté. Un capitaine invalide, qui n’avait pas assisté au souper de la veille, commandait l’avant-poste. Desroches prit une lanterne et se mit à guider de salle en salle son compagnon silencieux.
« Après une visite de quelques minutes sur différents points où l’attention de Wilhelm ne trouva guère à se fixer :
« — Montrez-moi donc les souterrains, dit-il à son beau-frère.
« — Avec plaisir, mais ce sera, je vous jure, une promenade peu agréable ; il règne là-dessous une grande humidité. Nous avons les poudres sous l’aile gauches, et là, on ne saurait pénétrer sans ordre supérieur. A droite sont les conduits d’eau réservés et les salpêtres bruts ; au milieu, les contre-mines et les galeries... Vous savez ce que c’est qu’une voûte ?
« — N’importe, je suis curieux de visiter des lieux où se sont passés tant d’événements sinistres... Où même vous avez couru des dangers, à ce qu’on m’a dit.
« — Il ne me fera pas grâce d’un caveau, pensa Desroches. — Suivez-moi, frère, dans cette galerie qui mène à la poterne ferrée.
« La lanterne jetait une triste lueur aux murailles moisies, et tremblait en se reflétant sur quelques lames de sabre et quelques canons de fusil rongés par la rouille.
« — Qu’est-ce que ces armes ? demanda Wilhelm.
« — Les dépouilles des Prussiens tués à la dernière attaque du fort, et dont mes camarades ont réunis les armes en trophées.
« — Il est donc mort plusieurs Prussiens ici ?
« — Il en est mort beaucoup dans ce rond-point...
« — N’y tuâtes-vous pas un sergent, vieillard de haute taille, à moustaches rousses ?
« — Sans doute, ne vous en ai-je pas conté l’histoire ?
« — Non, pas vous ; mais hier à table on m’a parlé de cet exploit... que votre modestie nous avait caché.
« — Qu’avez-vous donc, frère, vous pâlissez ?
« Wilhelm répondit d’une voix forte :
« — Ne m’appelez pas frère, mais ennemi !... Regardez, je suis un Prussien ! je suis le fils de ce sergent que vous avez assassiné.
« — Assassiné !
« — Ou tué, qu’importe ! Voyez ; c’est là que votre sabre a frappé.
« Wilhelm avait rejeté son manteau et indiquait une déchirure dans l’uniforme vert qu’il avait revêtu, et qui était l’habit même de son père, pieusement conservé.
« — Vous êtes le fils de ce sergent ! Oh ! mon Dieu, me raillez-vous ?
« — Vous railler ? Joue-t-on avec de pareilles horreurs ?... Ici a été tué mon père, son noble sang a rougi ces dalles ; ce sabre est peut-être le sien ! Allons, prenez-en un autre et donnez-moi la revanche de cette partie !... Allons, ce n’est pas un duel, c’est le combat d’un Allemand contre un Français ; en garde !
« — Mais vous êtes fou, cher Wilhelm, laissez donc ce sabre rouillé. Vous voulez me tuer, suis-je coupable ?
« — Aussi, vous avez la chance de me frapper à mon tour, et elle est double pour le moins de votre côté. Allons, défendez-vous.
« — Wilhelm ! tuez-moi sans défense ; je perds la raison moi-même, la tête me tourne... Wilhelm ! j’ai fait comme tout soldat doit faire ; mais songez-y donc... D’ailleurs, je suis le mari de votre sœur ; elle m’aime ! Oh ! ce combat est impossible.
« — Ma sœur !... et voilà justement ce qui rend impossible que nous vivions tous deux sous le même ciel ! Ma sœur ! elle sait tout ; elle ne reverra jamais celui qui l’a faite orpheline. Hier, vous lui avez dit le dernier adieu.
« Desroches poussa un cri terrible et se jeta sur Wilhelm pour le désarmer ; ce fut une lutte assez longue, car le jeune homme opposait aux secousses de son adversaire la résistance de la rage et du désespoir.
« — Rends-moi ce sabre, malheureux, criait Desroches, rends-le-moi ! Non, tu ne me frapperas pas, misérable fou !... rêveur cruel !...
« — C’est cela, criait Wilhelm d’une voix étouffée, tuez aussi le fils dans la galerie !... Le fils est un Allemand... un Allemand !
« En ce moment des pas retentirent et Desroches lâcha prise. Wilhelm abattu ne se relevait pas...
« Ces pas étaient les miens, messieurs, ajouta l’abbé. Émilie était venue au presbytère me raconter tout pour se mettre sous la sauvegarde de la religion, la pauvre enfant. J’étouffai la pitié qui parlait au fond de mon cœur, et lorsqu’elle me demanda si elle pouvait aimer encore le meurtrier de son père, je ne répondis pas. Elle comprit, me serra la main et partit en pleurant. Un pressentiment me vint ; je la suivis, et quand j’entendis qu’on lui répondait à l’hôtel que son frère et son mari étaient allés visiter le fort, je me doutai de l’affreuse vérité. Heureusement j’arrivai à temps pour empêcher une nouvelle péripétie entre ces deux hommes égarés par la colère et par la douleur.
« Wilhelm, bien que désarmé, résistait toujours aux prières de Desroches ; il était accablé, mais son œil gardait encore toute sa fureur.
« — Homme inflexible ! lui dis-je, c’est vous qui réveillez les morts et qui soulevez des fatalités effrayantes ! N’êtes-vous pas chrétien, et voulez-vous empiéter sur la justice de Dieu ? Voulez-vous devenir ici le seul criminel et le seul meurtrier ? L’expiation sera faite, n’en doutez point ; mais ce n’est pas à nous qu’il appartient de la prévoir, ni de la forcer.
« Desroches me serra la main et me dit :
« — Émilie sait tout. Je ne la reverrai pas. Mais je sais ce que j’ai à faire pour lui rendre sa liberté.
« — Que dites-vous, m’écriai-je, un suicide ?
« A ce mot, Wilhelm s’était levé et avait saisi la main de Desroches.
« — Non ! disait-il, j’avais tort. C’est moi seul qui suis coupable et qui devais garder mon secret et mon désespoir !
« Je ne vous peindrai pas les angoisses que nous souffrîmes dans cette heure fatale ; j’employai tous les raisonnements de ma religion et de ma philosophie, sans faire naître d’issue satisfaisante à cette cruelle situation ; une séparation était indispensable dans tous les cas, mais le moyen d’en déduire les motifs devant la justice ! Il y avait là, non seulement un débat pénible à subir, mais encore un danger politique à révéler ces fatales circonstances. Je m’appliquai surtout à combattre les projets sinistres de Desroches et à faire pénétrer dans son cœur les sentiments religieux qui font un crime du suicide. Vous savez que ce malheureux avait été nourri à l’école des matérialistes du XVIIIe siècle. Toutefois, depuis sa blessure, ses idées avaient changé beaucoup. Il était devenu un de ces chrétiens à demi sceptiques comme nous en avons tant, qui trouvent qu’après tout un peu de religion ne peut nuire, et qui se résignent même à consulter un prêtre en cas qu’il y ait un Dieu ! C’est en vertu de cette religiosité vague qu’il acceptait mes consolations. Quelques jours s’étaient passés. Wilhelm et sa sœur n’avaient pas quitté l’auberge ; car Émilie était fort malade après tant de secousses. Desroches logeait au presbytère et lisait toute la journée des livres de piété que je lui prêtais. Un jour il alla seul au fort, y resta quelques heures et, en revenant, il me montra une feuille de papier où son nom était inscrit ; c’était une commission de capitaine dans un régiment qui partait pour rejoindre la division Partouneaux.
« Nous reçûmes au bout d’un mois la nouvelle de sa mort glorieuse autant que singulière. Quoi qu’on puisse dire de l’espèce de frénésie qui le jeta dans la mêlée, on sent que son exemple fut un grand encouragement pour tout le bataillon qui avait perdu beaucoup de monde à la première charge...
Tout le monde se tut après ce récit, chacun gardait la pensée étrange qu’excitait une telle vie et une telle mort. L’abbé reprit en se levant :
— Si vous voulez, messieurs, que nous changions ce soir la direction habituelle de nos promenades, nous suivrons cette allée de peupliers jaunis par le soleil couchant, et je vous conduirai jusqu’à la Butte-aux-Lierres, d’où nous pourrons apercevoir la croix du couvent où s’est retirée Mme Desroches.
G.
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