<<< Le Marquis de Fayolle, livraisons 7 à 12

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16 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 13e livraison.

L’entrevue, embarrassée, aboutit pourtant au résultat escompté : Georges rend à Gabrielle la bague qu’elle lui avait donnée au temps où ils jouaient tous deux un simulacre de mariage (4e feuilleton).

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE X.

L’ENTREVUE. — (Suite.)

En revoyant Gabrielle, Georges avait senti s’envoler ses dernières hésitations ; il tournait la tête vers elle, pâle, tremblant, embarrassé, n’attendant qu’un regard, qu’une parole pour demander grâce et ressusciter un amour qu’il s’était efforcé d’étouffer sous des déclamations furibondes et insensées.

Pourtant, la méfiance qu’il avait du résultat de l’entrevue officielle qu’on avait ménagée entre lui et la noble demoiselle le forçait encore au silence ; — il se représentait la honte de son expulsion du château d’Epinay, il se disait que toute avance de sa part serait une lâcheté, et qu’alors surtout Gabrielle aurait le droit de le mépriser.

Il attendait.

Marianne, tout en souriant de leur embarras, ne pouvait sans cruauté prolonger plus longtemps cette situation pénible.

 Assieds-toi, dit-elle à la jeune fille, nous avons à causer longuement. — M. Georges, ajouta-t-elle, en se tournant vers le lit du malade, Gabrielle m’a confié tout ce qui s’était passé entre vous, et je l’ai priée de venir vous voir, parce que j’ai pensé qu’une dernière explication entre vous était indispensable... Il y a quelques mois, Mlle de Fayolle sortait du couvent, et ne soupçonnant pas même ce qu’était le monde, elle a pu, dans un moment d’oubli...

— Impardonnable ! dit Georges avec un ton d’imperceptible ironie.

— Vous laisser deviner des sentimens...

— Dont elle rougit à cette heure... N’est-il pas vrai, Mademoiselle ?...

Gabrielle détourna la tête avec un sentiment pénible.

— Ce n’est pas précisément ce que je voulais dire, Monsieur, reprit Marianne de Renac... mais dont elle ne soupçonnait pas toute l’imprudence.

— Hé ! mon Dieu, Mademoiselle, quelle imprudence y avait-il dans tout cela ? Des enfans qu’on laisse jouer ensemble et qui se voient grandir sans y songer, qui jouent au mariage pour imiter les grandes personnes ! cela doit-il préoccuper des gens graves, des ecclésiastiques, des parens ?... surtout quand les positions sont si différentes...

— Georges !... dit Gabrielle en sentant ses yeux se remplir de larmes.

— Je ne vous fais pas de reproche, Mademoiselle ; vous m’avez témoigné quelque intérêt, j’y ai été très sensible... et je vous jure que je suis infiniment reconnaissant. Mais, quant à vouloir prendre ce sentiment au sérieux, en faire le but de ma vie, mon rêve de bonheur, je confesse que ce serait folie trop ridicule... Il ferait beau voir, vraiment, que Mlle Gabrielle de Fayolle eût l’air de connaître un monsieur Georges !... — Qu’est-ce M. Georges, s’il vous plaît ?... — Mais, je ne sais... un pauvre diable, un enfant trouvé, élevé par charité au presbytère de Vitré. — Et c’est cela que Mlle de Fayolle a honoré de ses bontés ? D’honneur ! elle avait le cœur bas placé... Oh ! je l’avoue, mademoiselle, il n’y aurait pas assez de rouge pour cacher votre honte, votre humiliation...

— Malgré l’ironie et l’exagération de quelques-unes de vos paroles, dit Mlle de Renac, je suis ravie de voir, Monsieur, que vous comprenez, d’après la position de Gabrielle...

— Qu’il lui est impossible de penser à moi !... Je le comprends parfaitement, Mademoiselle... Il y a plus, c’est que Mlle Gabrielle eût-elle consenti à un pareil sacrifice, je ne pourrais l’accepter...

— Le monde, Monsieur, a ses exigences, qui souvent font taire la voix du cœur.

— Permettez, Mademoiselle, le cœur n’a rien à voir dans tout ceci... Mlle Gabrielle eut quelque temps la fantaisie de faire des visites à la ferme de Jean le Chouan. Le hasard a fait que nous nous sommes quelquefois rencontrés... Voilà tout... Ce serait, en vérité, attacher trop d’importance à ces enfantillages que de se les rappeler seulement une heure... Et j’ai trop bonne opinion de Mademoiselle pour la soupçonner d’une pareille faiblesse.

— Ainsi donc, M. Georges, je puis espérer que vous ne nous haïrez pas trop ? — demanda Gabrielle involontairement blessée de cette apparente résignation.

— Moi, vous haïr, mademoiselle !... Maintenant, je reconnais et j’avoue qu’il existe entre nous un abîme qui, chaque jour, se creuse davantage ; vous êtes de la noblesse, moi, je suis du peuple, et il y a entre le peuple et la noblesse un duel à mort... Le sang a déjà coulé, vous avez pu le voir, car vous étiez bien placée pour cela, et certes, ce n’est pas de ma faute si je n’ai point été tué par un des vôtres... qui sait ? par celui-là même que vous aimerez, que vous épouserez un jour et par qui vous serez heureuse !

— C’est possible, Monsieur, dit Gabrielle en s’efforçant de retenir ses larmes.

— Je le souhaite, Mademoiselle, dit Georges.

— Ce qui me fait peine en ceci, — dit Mlle de Renac, c’est de voir parmi nos ennemis un jeune homme que la famille de Gabrielle avait reçu avec confiance et bonté.

— Mais à qui la faute ?

— A moi, mon Dieu ! — dit Gabrielle avec un soupir douloureux.

— A moi d’abord, Mademoiselle, qui ai eu l’insolence de vous aimer... Mais soyez sans crainte : ami inutile, je ne puis être un ennemi bien dangereux.

— Ennemi, s’écria Mlle de Renac, et pourquoi donc ce mot funeste ? On n’est pas ennemis de gens dont le destin vous sépare. Allons, enfant que vous êtes, comprenez un peu que vous avez mené jusqu’ici une vie un peu sauvage. L’éducation que vous a donnée l’excellent abbé Huguet ne vous éclairait pas beaucoup sur les relations du monde. Son austérité bien connue, son amour de la solitude, son éloignement des choses vulgaires... composent une existence salutaire pour l’homme fort, et nuisible pour la jeunesse... Je parie que vous avez lu des mauvais livres...

Georges frémit d’impatience et se refusa à répondre. Il sentait qu’il y avait du vrai dans ce reproche, — au point de vue du moins de la dévote ; — il avait lu en effet bien des livres de philosophie transcendante, dérobés la plupart à la bibliothèque du recteur. Les platoniciens l’avaient initié dans les mystères du pur amour ; les poètes italiens de la Renaissance lui avaient rempli la tête de canzones et de sonnets langoureux ; les théosophes modernes l’avaient séduit par l’image des amours mystiques. — Mais un livre dont l’impression profonde dominait et absorbait tout cela, c’était la Nouvelle Héloïse, qu’il ne connaissait, il est vrai, que depuis son séjour à l’université de Rennes. Les souvenirs brûlans de cette lecture ranimaient en ce moment son amour pour Gabrielle, comme un courant d’air violent fait tout à coup jaillir de grandes flammes d’un brasier qui allait s’éteindre. Sa situation présente lui remettait en mémoire l’entrevue de Saint-Preux et de Julie gravement malade, — avec cette différence que la scène se trouvait renversée.

Gabrielle, sans être aussi savante, s’intéressait beaucoup, de son côté, à ce pauvre jeune homme blessé à cause d’elle, et dont le visage pâli se détachait tristement parmi les ombres de l’alcôve. Elle maudissait intérieurement la sévérité de son amie, et oubliait peu à peu les conseils prudens de son père.

— Je n’oserai jamais lui redemander ma bague, dit-elle d’une voix étouffée à l’oreille de Mlle de Renac.

Celle-ci voulut profiter de l’amour-propre blessé du jeune homme, et lui dit sévèrement :

— Dans les circonstances où vous vous êtes placé, monsieur Georges, vous comprendrez aisément que Mlle de Fayolle vous redemande l’anneau de sa mère, qu’elle vous a laissé garder après une scène d’enfantillage. C’est son père qui l’oblige à cette réclamation.

Mlle de Fayolle fit un signe de tête affirmatif, sans oser essuyer une larme qui coulait le long de ses joues.

— Gabrielle, s’écria Georges, perdant tout à coup le sentiment de fierté blessée où il s’était réfugié jusque-là... Gabrielle ! cet anneau, par pitié, laissez-le-moi !

— Il ne m’appartenait pas, Georges, répondit Gabrielle.

— C’est l’anneau de mariage de ses parens, dit Marianne de Renac ; si la petite Gabrielle a eu l’imprudence de vous donner cette bague qui lui était confiée, Mlle de Fayolle la sollicite de votre loyauté.

Georges tira l’anneau de son doigt, et dit gravement à Mlle de Renac : « Je ne sais si le mot loyauté n’est pas trop noble pour un pauvre garçon de mon espèce, — il me suffit de savoir que Mademoiselle redemande cet anneau... Le lui remettre en cette circonstance, ce n’est que de la probité.

Gabrielle tourna vers lui, avec reproche, son visage mouillé de larmes. Renonçant à son rôle de grande et noble demoiselle, elle pleurait, cette fois, comme un enfant.

— Vous souvenez-vous, Mademoiselle, dit Georges tenant toujours l’anneau entre ses doigts, des circonstances dans lesquelles vous m’aviez donné ce bijou ? c’était à la ferme d’Yvonne...

— Oui, Georges, je me le rappelle.

— Cette bonne femme, ajouta le jeune homme d’une voix presque attendrie, nous avait conduits dans sa chambre, et elle nous avait fait voir les vêtemens de noces d’elle et de son mari. Vous rappelez-vous ? ce n’était que velours et taffetas... Si bien que nous eûmes l’idée de nous en revêtir, et nous nous trouvions déjà assez grands pour avoir l’air de deux petits mariés.

Gabrielle sourit à travers ses larmes.

— Ce fut pour compléter notre déguisement que vous me fîtes passer au doigt cet anneau, que plus tard je ne voulus plus vous rendre... C’était bien un enfantillage, comme le disait Mlle de Renac ; voilà pourquoi je rends l’anneau. Mais, Gabrielle, il y a eu depuis entre nous quelque chose de plus significatif qu’un anneau, c’est un serment... Et celui-là, je ne vous le rends pas encore.

Gabrielle, touchée des paroles du jeune homme, se pencha vers son lit et lui dit d’une voix tremblante :

— Que voulez-vous que je fasse, parlez !

— Oh ! lui dit-il en lui prenant la main de sa main brûlante, ce serment-là même, je suis prêt à vous le rendre... si vous l’exigez.

— Ce n’est pas moi qui demande, ce n’est pas moi qui exige... dit Gabrielle, malgré les regards sévères de Mlle de Renac.

— Eh bien ! jurez-moi seulement... non, promettez-moi que vous garderez votre serment deux ans encore ; deux ans seulement, Gabrielle ! On ne sait, dans le temps où nous sommes, ce qui peut arriver en deux années... et puis, qui sait même si je serai encore, à cette époque, le pauvre et obscur Georges que vous avez connu ?... S’élever par le talent, par le courage, ce ne serait pas assez peut-être pour vaincre un préjugé terrible... Mais il y a encore autre chose, et l’on m’a donné un espoir, c’est de n’être plus relégué parmi les malheureux que la société repousse... Oh ! Gabrielle, donnez-moi cette consolation... cette promesse...

— Il est souffrant ! c’est la fièvre qui le reprend, dit Mlle de Renac en essayant d’entraîner Gabrielle.

— Georges ! dit Mlle de Fayolle, debout près de la porte, je vous promets de faire ce que vous demandez. Je le jure par l’anneau de ma mère, que vous m’avez rendu !... Adieu.

Et Georges resta seul, le cœur plein d’une douce espérance.

 

CHAPITRE XI.

LA FERME DE JEAN LE CHOUAN.

Le marquis s’en allait fort irrité contre l’abbesse et l’abbé Huguet.

Qu’ils n’eussent pas voulu introduire un étranger dans la famille des Maurepas, il comprenait ce scrupule, et même il trouvait dans cette délicatesse un motif d’estimer Huguet.

Mais vouloir lui imposer, à lui, une ligne de conduite, lui défendre d’aimer et de protéger cet enfant, et d’adoucir les malheurs de sa naissance, voilà ce qui le révoltait.

Enfin, il avait un fils, c’est tout ce qu’il avait pu comprendre des paroles entrecoupées de Huguet.

Mais où le trouver ?

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18 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 14e livraison.

C’est auprès le Jean le Chouan et de sa femme, qui servaient à l’époque le comte et la comtesse de Maurepas, que le marquis de Fayolle tente d’apprendre la vérité sur son enfant caché.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE XI.

LA FERME DE JEAN LE CHOUAN. — (Suite.)

La position exceptionnelle du comte son frère, les malheurs de l’abbesse, imposaient au marquis la plus grande réserve.

Il maudissait de grand cœur les abbesses et leurs confesseurs, — pourtant, il n’était au fond pas trop fâché d’avoir une difficulté à vaincre, un obstacle à surmonter.

Le marquis était une de ces natures qui ont besoin de lutte pour développer toute leur énergie, toute leur puissance.

Avoir un fils, cette idée le poursuivait depuis plusieurs années au sein de sa vie aventureuse, depuis surtout que les atteintes de l’âge commençaient à se faire sentir, — et qu’il n’avait pu ramener d’Amérique qu’une fille, — et quant à se ranger désormais sous le joug du mariage, il n’y songeait même pas.

Après quarante ans, se disait-il, l’homme est fini. Mais avoir à cet âge un enfant tout élevé, tout grandi, un compagnon plus jeune dans lequel on se sent revivre... Légitime ou non, qu’importe ! Ce n’était pas au point de vue de son nom ni de sa fortune... c’est son cœur, son caractère, son esprit qu’il aurait voulu transmettre en héritage. Il comptait dans son esprit l’âge que cet enfant pouvait avoir... Il faisait son portrait, il lui donnait des passions, des vices charmans, une santé de fer, surtout une fierté sauvage, un orgueil de race qui bondit à l’intérieur...

Tous les jeunes gens qu’il voyait, il les suivait et les examinait avec une expression étrange...

Puis, las de l’inutilité de ses recherches, il rentrait abattu et se disait avec découragement :

— Tombé entre les mains d’un prêtre et d’une abbesse ! Ils en auront fait un moine !

Comment fouiller tous les cloîtres et tous les séminaires de la Bretagne ?... Et puis, sous la soutane du prêtre, sous le froc du moine ou sous la capote du soldat, tous les hommes se ressemblent à peu près.

Pour arriver à son but, il avait donc besoin d’une première donnée...

Le comte et la comtesse disparus, il devait rester encore d’autres personnes du château.

Le marquis ne tarda pas à apprendre que Jean, le domestique du comte, et Yvonne, la femme de chambre de la comtesse, étaient devenus fermiers.

Un matin, la neige tombait fine et serrée ; — le marquis partit de Rennes, au pas de son cheval, pour se rendre au village de Champeaux.

Vers le milieu de la journée environ, il trouva sur sa droite un petit chemin creux, et sur le bord de la route un grand chêne sous lequel il s’était abrité pendant un orage, un soir qu’il se rendait mystérieusement au château d’Epinay.

A tout hasard, le marquis s’engagea dans ce chemin, et un peu plus loin, il aperçut la fumée d’une ferme, à travers un massif de châtaigniers.

Il mit pied à terre dans la cour couverte d’une épaisse litière, au milieu de trois ou quatre chiens qui aboyaient. A gauche, sous un hangard, des hommes pilaient dans une auge de pierre des ajoncs pour les chevaux.

Un homme d’une quarantaine d’années, en veste et culotte de gros drap brun mêlé, et coiffé d’un bonnet rouge, entrouvrit la porte de la maison et fit signe à un garçon de ferme qui vint prendre par la bride le cheval du voyageur.

Le marquis entra dans une grande salle blanchie à la chaux, éclairée par une petite fenêtre défendue par des barreaux de fer. De grandes armoires en chêne, brunies par la fumée et enjolivées de ferrures de fer, propres et luisantes, des chaises en paille dégrossies, — une grande table brillante et cirée, avec ses deux bancelles frottées ; à un bout, la batterie de cuisine en étain et en grosse faïence vernissée de couleurs éclatantes ; — à l’extrémité opposée, le chanteau de pain, roulé dans une nappe de toile jaune et recouvert d’une cage à pain.

Sur les murailles, des images de saints grossièrement enluminées.

Et, accroché au-dessus de la cheminée, un fusil à deux coups à pierre : ce qui, pour le temps, était une chose rare et précieuse.

Çà et là, les poules becquetaient les miettes tombées de la table, et de temps en temps les chiens quittaient leur chenil pour se faufiler auprès de la cheminée. — Cette maison réjouissait l’œil par l’aisance et la propreté exquise qui se remarquaient jusques dans les moindres détails.

Un femme à genoux devant la cheminée faisait de la galette de blé noir.

Le paysan alla s’asseoir auprès du feu, sur un banc adossé contre un lit de chêne à couvertures et rideaux verts, — et reprit tranquillement une poignée du chanvre qu’il tenait, — pendant que le marquis jetait de côté son manteau et son chapeau couverts de neige.

Le paysan breton, en général, a pour les gens des villes une haine et un dédain profond qu’il prend rarement la peine de dissimuler, à moins pourtant qu’il n’ait l’espoir d’en profiter. — Dans ce cas, il devient d’une politesse servile, — il est souple, liant, adroit, rusé, fripon et menteur.

S’ils sont entre eux d’une probité douteuse, les paysans bretons n’ont pas de plus grand bonheur que de voler un villotin (habitant des villes).

— Il y a loin d’ici au village de Champeaux ? — demanda le marquis.

— Une demi-lieue à travers les champs, — quand on sait la route, — répondit le paysan.

Le marquis feignit d’être très fatigué, prit une chaise et s’approcha du feu. Après quelques paroles sur le mauvais temps, il engagea la conversation sur le sujet qui lui tenait au cœur :

— Avez-vous connu l’ancien propriétaire du château d’Epinay ? — demanda-t-il au paysan.

— Monsieur de Maurepas ?... j’étais son domestique...

Le marquis eut un mouvement de satisfaction, le hasard le servait à souhait, — il examina attentivement les traits du paysan, — il ne le reconnut pas, — le temps avait recourbé son nez crochu et creusé ses petits yeux bordés de rouge, entre un front plus bombé et des pommettes plus saillantes.

Ce type traditionnel avait fait donner à sa famille le nom de Chouan, — à cause de sa ressemblance avec le chat-huant.

— Le comte a eu une fin bien malheureuse, — reprit le marquis en se rapprochant du feu.

— Bien malheureuse, — répondit le paysan.

— Il y a de cela une vingtaine d’années ?

— Environ...

— A-t-on appris au juste pourquoi la comtesse s’était enfermée dans un couvent ?

— Pourrais-je savoir, sans être trop envieux, à qui j’ai l’honneur de parler ? demanda le paysan.

— Je suis le marquis de Fayolle, mon ami.....

— Ah ! dit le paysan en ôtant respectueusement son bonnet ; vous êtes le frère de M. le comte... Approchez-vous donc... Yvonne, mets du bois dans le feu... Derrière, les chiens, — dit-il. M. le marquis voudra bien me faire l’honneur de boire un coup de notre cidre ?...

— De grand cœur... Je viens dans ce pays, où mon frère veut se porter candidat aux élections, et pour me rendre à son château, j’ai voulu couper à la traverse... la neige s’est prise à tomber de telle force que je suis à tout hasard entré ici, sans savoir où ni chez qui je me trouve...

— Vous êtes ici chez Jean le Chouan, monsieur le marquis, à la ferme de la Haie, que nous a donnée Mme la comtesse de Maurepas dont vous parliez tout à l’heure, quand elle m’a marié avec Yvonne, son ancienne femme de chambre.

Le Chouan sortit après ces paroles.

Yvonne fit remonter au plancher la cage à pain, fit glisser le dessus de la table, et servit très prestement du beurre, des noix, des poires et des échaudés.

Jean rentra avec un énorme piché, qu’il déposa sur la table.

Les deux hommes s’assirent au bout de la table, devant un âtre où pétillait un bon feu.

— On n’a jamais su bien positivement comment le comte était mort ? — demanda le marquis.

— Jamais... — dit Yvonne, — on n’a eu là-dessus que des soupçons.

— C’est selon... — dit le Chouan en hochant la tête.

— Je vous ai toujours dit que vous vous trompiez, Jean...

— C’est possible, dit Jean d’un air peu convaincu.

— Mais vous étiez au château cette nuit-là ?

— Après avoir soigné le cheval de M. le comte, j’étais allé me coucher dans un petit cabinet qui donnait sur les jardins. Au milieu de la nuit, je m’entendis appeler...

— C’était moi ! dit Yvonne, qui cherchais du secours.

— Nous descendons, reprit le Chouan, et nous trouvons Mme la comtesse qui se tordait sur son lit, s’arrachait les cheveux et poussait des cris horribles.

— C’était une attaque de nerfs, dit Yvonne, et si nous n’étions pas venus, elle se serait étouffée.

— Nous cherchons M. le comte partout... nous l’appelons... Personne... Enfin, je retrouvai à la cuisine ses guêtres et son manteau que j’avais mis le soir à sécher devant le feu.

Le marquis se sentit frissonner à tous ces détails, que pourtant il accueillait avec une certaine avidité.

— Il pouvait être à ce moment-là quatre heures du matin, reprit Jean le Chouan. Je courus au presbytère, et je ramenai l’abbé Huguet, — qui était avant M. Péchard recteur de Champeaux. Il s’enferma seul avec Yvonne dans la chambre de la comtesse... Une heure après, il montait plus pâle qu’un déterré... Puis, prenant la lanterne que j’avais laissée en rentrant toute allumée sur la table de la cuisine, il ouvrit la porte en me disant : — Suis-moi... A cent pas du château, dans ce petit bois de sapins, à droite en sortant, presque au bord du chemin, nous trouvons M. le comte étendu à terre, la poitrine traversée d’une balle... De peur de se compromettre, l’assassin n’avait pas osé emporter son pistolet, que nous retrouvâmes à côté du corps.

— Et qui vous prouve que le comte fut assassiné ? — demanda le marquis.

— Rien, monsieur le marquis ; — M. Huguet pensa, et nous fûmes tous de son avis, — que M. de comte avait pu se tuer par suite de chagrins domestiques et de pertes considérables.

— Chacun a ses idées là-dessus, dit Jean le Chouan d’un air capable ; — J’ai toujours cru, moi, qu’il y avait dans le pays des gens qui devenaient d’un jour à l’autre riches sans travailler. — Aujourd’hui ils portent sur les épaules, dans une petite boîte en bois, du savon, de la résine, des épingles et des mouchoirs qu’ils troquent contre des cheveux et de vieux chiffons, et six mois après ils achètent dans les foires des chevaux, des vaches, et prêtent de l’argent à la petite semaine.

— Vous voilà encore avec vos idées sur ce pauvre père Martinet, dit Yvonne.

— Je ne nomme personne, dit le Chouan ; mais je dis qu’il y a des fortunes bien rapides et bien singulières.

Le marquis leva ses yeux au ciel et poussa un profond soupir en pensant qu’un innocent était soupçonné et avait pu être accusé pour un malheur dont il était la cause.

— Et monsieur le comte est mort sans héritiers ? demanda le marquis en regardant tour à tour Yvonne et Jean le Chouan.

— Sans cela, dit le Chouan en riant, monsieur le comte de Fayolle, votre frère, n’aurait pas hérité du château d’Epinay...

Yvonne parut légèrement se troubler, et, pour éviter les regards scrutateurs du marquis, elle se leva de table et prit une brassée de genêts qu’elle jeta dans le feu.

— Evidemment, se dit le comte, le secret est là...

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20 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 15e livraison. Pas de feuilleton de Nerval le 19 mars.

Tandis qu’à la ferme de Jean le Chouan, les paysans s’apprêtent à fêter le mardi gras, le marquis de Fayolle cherche à obtenir des informations de l’unique témoin de la naissance de l’enfant, Yvonne, la femme de Jean le Chouan, mais, se dérobe-t-elle, c’est au recteur Huguet qu’il faut s’adresser.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE XII.

UNE SOIRÉE A LA FERME.

L’hiver de 1788, le plus rigoureux qu’ait éprouvé la France, avait causé en 1789 une disette épouvantable. Des bandes de paysans affamés parcouraient les campagnes, demandant du pain et menaçant d’incendie les fermes et les châteaux.

Le parlement de Rennes venait de nommer des commissaires chargés de parcourir les différentes villes de la frontière pour empêcher les accaparemens, prendre connaissance des dépôts de blé et de farine, et contraindre les marchands à venir vendre dans les marchés les quantités nécessaires à la consommation.

Au village de Champeaux, cependant, on ne souffrait pas encore de la détresse générale. Le pays même était en fête à l’époque dont nous parlons. On venait de réparer la tour écroulée au commencement de l’hiver, et, à l’occasion de cette cérémonie, le révérend Péchard avait fait cadeau à l’église de saint Mathurin et de saint Yves, complètement neufs et peinturlurés des couleurs les plus éclatantes. Saint Gildas et saint Corentin avaient été rafraîchis, mais dans des proportions plus modestes.

C’était, de plus, la semaine du carnaval ; on avait tiré les pigeons dans la cour et les canards dans l’étang d’Epinay. Les paysans endimanchés couraient les fermes et les cabarets des environs.

C’est ce qui explique en partie comment la conversation du marquis et de Jean le Chouan fut interrompue par une pétarade d’une douzaine de coups de feu tirés dans la cour ; c’étaient les fermiers de M. de Fayolle qui, prévenus par le garçon de ferme de Jean le Chouan, venaient saluer son arrivée.

Le marquis n’était pas dans une situation d’esprit à se montrer fort sensible à ces honneurs, cette ovation improvisée contrariait ses projets ; puis il réfléchit aussitôt que c’était un motif de prolonger de quelques heures son séjour à la ferme, — et il espérait, dans l’entrain de la conversation, surprendre un aveu qu’Yvonne ne lui ferait très probablement pas de bonne volonté.

Une douzaine de paysans couverts de peaux de chèvre, avec des plumes de paon enroulées autour de leurs chapeaux, vinrent humblement saluer M. le marquis.

En un instant, la table fut couverte d’andouilles, de gouliers, de pieds et d’oreilles de cochon fumés, des pots de cidre circulèrent de main en main, à tour de rôle, tous les paysans buvaient dans le même verre. Par privilège, M. le marquis conservait le sien.

Aujourd’hui l’esprit voltairien, sceptique et railleur, s’est infiltré jusqu’au paysan breton. Déshérité des biens immenses qu’il possédait avant la révolution, le clergé a perdu beaucoup de son influence dans les campagnes. — Aujourd’hui, il rentre dans la catégorie des fonctionnaires salariés. Le sacerdoce n’est plus guère qu’une profession et, aux sermons de la chaire, on entend souvent des paysans répondre : — Le recteur fait son métier, — ou bien, il est payé pour cela...

Mais avant 89, la noblesse et le clergé avaient encore tout leur prestige, et les causeries dans les veillées ne roulaient guère que sur les malices de Jeannotin, espèce de diable campagnard, dont les fonctions se bornaient à brouiller les crinières des chevaux qu’il pansait du reste avec le plus grand soin, — à danser la nuit des danses capricieuses dans les carrefours, et à faire le désespoir des tailleurs et des prêteurs à la petite semaine.

Puis sur les apparitions des revenans, sur les bruits mystérieux entendus la nuit, — signes certains de mort ou d’accidens fâcheux.

La vie des saints de Bretagne surtout, le pays le plus fertile dans ce genre de productions, prêtait au merveilleux l’irrécusable authenticité de la religion.

De tous les paysans réunis ce jour-là à la ferme, Mathurin Jarry était, sauf Jean le Chouan, le seul qui sût lire : aussi son érudition lui donnait-elle dans le pays une assez haute considération. Aux grandes fêtes, il dînait au presbytère à la table de Péchard, et partageait avec Jean le Chouan l’honneur d’être trésorier et marguillier de la fabrique.

Il avait pour saint Mathurin, son patron, une adoration qui frisait presque l’intolérance. — Selon lui, saint Mathurin était le personnage le plus important du Paradis. — Le bon Dieu, pendant quelque temps, l’avait chargé d’administrer la Bretagne ; aussi les prés ne manquaient jamais d’eau, les pommes et les blés étaient dorés par le plus beau soleil de la terre. mais les autres saints furent jaloux, et pour ne pas faire de mécontens, il quitta le gouvernement de la province.

— On s’en aperçoit bien ! — dit le père Hangeard — un petit homme sec et pâle, à l’œil fixe et au sourire perfide.

— Je voudrais bien voir aussi saint Fiacre dans notre église, dit Pierre Coureuil, — c’est le patron des cultivateurs.

Ce personnage était un homme long, pâle, maigre et osseux, avec de grands yeux ternes, de longs cheveux plats et huileux. Il passait pour le plus intrépide fumeur de la contrée. Il était froid, impassible et paresseux par-dessus tout. — Toute la journée, il suçait en grimaçant un brûle-gueule dont la fumée l’aveuglait, — occupation qui, dès cette époque, lui avait mérité le sobriquet de Grand-fumeur.

— D’autant plus, dit Chenel, — un petit homme rose et blond avec une voix d’enfant — que saint Fiacre est, avec saint Yves, un des saints qui ont le plus contribué à ce que saint Mathurin ne fût pas chassé du Paradis.

— Chassé du Paradis ! — s’écria le marquis, pour prendre part à la conversation.

— Saint Mathurin, dit Jarry avec l’aplomb de l’homme à qui la lecture des livres saints est familière, était un ménétrier très connu dans toute la Bretagne ; saint Pierre fut très étonné, un jour, en le voyant arriver au Paradis avec son bignou.

— Est-ce dans les pardons et les cabarets que vous avez fait votre salut ? lui demanda-t-il d’un ton de mauvaise humeur.

— Dans les noces, et partout, répondit saint Mathurin sans se déconcerter.

— En ce cas, retournez-y, dit saint Pierre ; nous avons assez de musiciens ici.

— Au moins, dit saint Mathurin, vous me laisserez bien regarder un peu... Ça doit être bien beau, le Paradis !

Choqué de ses façons familières, saint Pierre lui enlève son bonnet de dessus la tête et le jette à terre. Saint Mathurin se baisse pour le ramasser et se glisse sous le bras de saint Pierre.

— Assez de plaisanteries comme ça, dit saint Pierre qui commençait à se fâcher ; faites-moi le plaisir de vous en aller !

— Une fois en Paradis, on n’en sort plus, répondit saint Mathurin en jouant un air de son bignou.

Saint Yves et saint Fiacre accoururent avec plusieurs autres bienheureux.

— Saint Yves !... cria saint Pierre. — Faites sortir ce ménétrier du Paradis.

— Par quel moyen ? demanda saint Yves.

— En adressant une requête au bon Dieu.

— Une requête ? Mais, pour une requête, il faut un huissier, répondit saint Yves, et vous savez bien qu’il n’y en a pas en Paradis.

A cette objection, saint Pierre ne trouva rien à répondre. — Saint Fiacre et saint Yves prirent saint Mathurin par le bras et le présentèrent aux autres bienheureux, qui commençaient à s’ennuyer de la musique des archanges et des séraphins.

La compagnie poussa de grands éclats de rire aux dépens des huissiers. — Le marquis, cependant, commençait à s’impatienter.

La nuit était venue.

Le verre circulait plus rapidement entre les doigts des buveurs, et pour fêter la visite du noble seigneur, Jean le Chouan avait remplacé le piché par une bouteille d’eau-de-vie.

Au même instant, on entendit dans la cour un grand bruit de voix d’hommes et de chiens qui criaient et aboyaient.

Une autre troupe de paysans, hommes, femmes et enfans, apportaient le père Carnaval, que le lendemain, mercredi des Cendres, on devait noyer dans l’étang d’Epinay en expiation de ses gloutonneries des jours gras.

C’était un mannequin en paille, — moitié homme et moitié femme : depuis trois jours on le promenait dans les environs, et chaque ferme avait ajouté une pièce ou un chiffon à sa toilette. Son chapeau, dans le goût de ceux que portent les cerisiers, était enjolivé de rubans de toutes couleurs, et à son chapeau était passé une écharpe de bouts de saucisson et de houlons. Il avait une pipe à la bouche, pour montrer qu’il n’était point de fête sans tabac.

On l’installa en grande cérémonie à la place d’honneur comme le squelette voilé au banquet des Egyptiens — seulement l’allégorie était moins triste ; — au lieu de la mort, c’était le simulacre de la joie qui présidait au festin.

Tout le monde se pressait autour du marquis, on voulait le voir et surtout être remarqué par lui. Cela établissait tout naturellement des relations et des précédens que l’avenir peut-être permettrait de rappeler utilement...

M. de Fayolle fut d’abord assez vivement contrarié de cette invasion qui rendait plus difficile encore son entretien avec Yvonne. — Puis, prenant résolument son parti, il voulut profiter de l’occasion pour se populariser dans un pays où il était encore à peu près inconnu ; et, apercevant dans un coin, perdu dans l’ombre, le petit gars frais et vermeil, à la mine éveillée, qui avait pris son cheval au moment où il arrivait à la ferme, il lui commanda d’aller au château demander de sa part un panier de vin, pour célébrer le mardi gras à la ferme de Jean le Chouan.

L’enfant partit, tout fier de l’importance que lui donnait la confiance de M. le marquis de Fayolle.

Pendant ce temps-là, on avait recommencé une seconde histoire. Jean le Chouan, jaloux du succès que venait d’obtenir Mathurin Jarry, racontait l’histoire du merveilleux poisson de saint Corentin, se reproduisant miraculeusement, comme les saints poissons de l’Evangile, et servant pendant plusieurs années à défrayer la table du roi de Bretagne et des seigneurs de sa cour...

Profitant de ce qu’il n’était plus le point de mire de tous les regards et de l’attention qu’éveillait cette légende, le marquis s’approcha d’Yvonne, qui se tenait seule à l’écart, assise sur un banc au coin de la cheminée.

— Yvonne ! lui dit-il, il me semble que vous ne me reconnaissiez pas... et cependant le secret que vous gardez fidèlement n’en doit pas être un pour moi... Cet enfant, qu’est-il devenu ?...

Quel enfant ?

— Avez-vous oublié que je sais tout ?... que le jour où le comte de Maurepas revint au château, la comtesse, après bien des hésitations, avait consenti à me suivre pour cacher les suites évidentes de sa faute ? Et si, plus tard, elle refusa de revoir l’infortuné, couvert du sang de son mari, — si moi-même je fus forcé de m’expatrier pour échapper aux soupçons, ne pensez pas que j’aie ignoré le résultat de la maladie feinte de votre maîtresse. Cet enfant, je sais qu’il existe, et je conçois qu’on ait résolu de le cacher à tous, — excepté à son père !

— A son père surtout, — répondit Yvonne d’une voix ferme, et j’ai fait un serment !...

— Yvonne, dit le marquis d’un ton suppliant, un tel serment serait impie... Les précautions qu’on a prises, je les comprends et je n’accuse personne... On a voulu me faire expier la jeunesse folle et dissipée ; mais près de vingt ans se sont passés depuis cette époque ; j’ai lutté, j’ai souffert, je ne suis plus le même homme. Pourquoi ravir à cet orphelin mon appui... la fortune que je pourrais lui donner... C’est l’abbé Huguet qui l’a élevé, je le sais...

— Eh bien ! c’est à l’abbé Huguet qu’il faut dire vos intentions, répliqua Yvonne vivement émue ; quant à moi, je vous l’ai dit, j’ai juré... et sur un morceau de la vraie croix !...

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21 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 16e livraison.

Point n’est besoin cependant d’un aveu, le marquis fait de lui même le lien entre l’abbé Huguet et Georges. Pendant ce temps, l’abbé Péchard, jaloux de son confrère Huguet, cherche à le discréditer auprès de Georges en semant le doute dans son esprit sur le sujet qui lui importe le plus, ses origines : « Il connaît ta famille, et il te la cache avec soin. Pourquoi ? »

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE XII.

UNE SOIRÉE A LA FERME. — (Suite.)

Le marquis s’aperçut bien qu’il n’y avait rien à gagner sur l’obstination d’une paysanne bretonne liée par un serment de cette importance. Mais l’idée même de ce serment exigé par Huguet réunit tout à coup dans son esprit deux idées dont il n’avait jamais saisi le rapport jusque-là. Il se souvint d’avoir entendu dire à Jean le Chouan, dans l’entretien qu’ils avaient eu précédemment, qu’avant Péchard, Huguet avait été le recteur du village de Champeaux. Par conséquent, c’était lui qui avait dû recueillir l’enfant à sa naissance, — par conséquent aussi, ce dernier se trouvait être le même que le Georges amoureux de sa nièce, dont il avait entendu parler à l’hôtel Fayolle, dans la nuit qui précéda la lutte des gentilshommes et des étudians. — Le blessé dont la chute avait ému la sensibilité de Gabrielle, c’était donc son propre fils !

Dès lors, il n’y eut plus besoin d’interroger Yvonne, — tout le secret lui était révélé ; à son incertitude précédente succéda seulement l’inquiétude du sort de Georges et le désir de le retrouver, ce à quoi il espérait dès lors arriver facilement. — Profitant du tumulte joyeux qu’excita l’arrivée du panier de vin qu’on venait d’envoyer du château d’Epinay, le marquis alla prendre son cheval, et s’élança, malgré la nuit, sur la route de Vitré. Arrivé à la maison de Huguet, il apprit que le recteur n’y était pas rentré depuis la veille.

— A Rennes donc ! se dit le marquis.

Voici maintenant ce qui s’était passé là pendant cette même journée :

Le mardi gras — pendant que M. de Fayolle était à la ferme de Jean le Chouan, Péchard apprit d’un de ses amis du bailliage de Vitré que Huguet serait très certainement nommé par le clergé à l’assemblée des états-généraux.

Huguet nommé ! c’était pour Péchard l’abomination de la désolation... Il ne lui restait plus qu’à répandre le sel du temple et à se voiler la face d’un pan de sa soutane.

Huguet le traitait avec un dédain superbe, et quoi qu’il eût pu faire, Péchard n’avait encore pu hausser sa haine jusqu’à lui. L’idée lui vint tout à coup qu’il avait un degré pour arriver jusqu’à son cœur ; il savait l’affection toute paternelle que le recteur portait à Georges. C’était là qu’il fallait frapper pour humilier, pour blesser le superbe. Le matin même, Péchard partait pour Rennes.

Désormais, la chose était facile, la paix était faite entre eux ; — il avait habilement isolé l’étudiant de tous ses amis ; — il avait capté sa confiance en flattant sa passion, en dorant son avenir.

Jusqu’à un certain point, Georges devait se croire sous sa dépendance à cause de l’autorité qu’il lui savait sur le père de Gabrielle.

Pour la centième fois, il refaisait son rêve quand Péchard entra.

Il prit les mains de Georges, s’informa de son état, qu’il trouva satisfaisant, et s’assit auprès de lui. Le malade commençait à se lever.

Comme c’était le seul homme qui entrât chez les demoiselles de Renac, Georges s’informa de ce qui se passait au dehors.

— L’ordre est rétabli, mon bon ami, — répondit Péchard ; les mauvaises passions ont été comprimées, — l’autorité s’est montrée indulgente et tout nous fait espérer que les fauteurs de l’anarchie et du désordre renonceront à leurs criminels projets.

— Amen, dit Georges à mi-voix — pour soulager ses convictions froissées et pour éviter toute discussion politique avec l’abbé.

— Mon fils, — reprit Péchard, après quelques minutes de recueillement ; malgré le vif intérêt que je porte à votre santé, je vous dirai que ce n’est pas pour cela seulement que je suis venu vous voir : je crois vous avoir prouvé hier combien mon affection pour vous est sincère. — Depuis, mes recherches n’ont pas été interrompues. Je veux faire le bonheur de toute votre vie, Georges, et pour cela rien ne me paraîtra impossible.

L’injustice me révolte, et je hais comme péché la haine hypocrite qui se cache sous le masque de la bienveillance et de l’amitié.

Aujourd’hui, mon ami, je crois pouvoir venir vous dire : Je connais votre mère...

— Ma mère !... s’écria Georges en se sentant tressaillir à cette parole magique.

— Votre famille est noble et des plus riches du pays... et vous pouvez, par conséquent, prétendre à la main de Mademoiselle Gabrielle de Fayolle...

— Ah ! l’abbé... vous ne me trompez pas ?... dit Georges avec anxiété... Pourquoi donc ne pas déjà m’avoir dit son nom afin que j’aille me jeter dans ses bras et lui pardonner l’abandon où elle m’a laissé ?...

— Il y a là, dit Péchard, un mystère d’iniquité que mon esprit encore se refuse à comprendre... Comment a-t-elle pu consentir à vous laisser dépouiller de votre fortune et de votre nom ?...

— Comment a-t-elle pu vivre sans moi ?...

— Un grand crime pèse sur votre naissance, Georges, j’en ai la conviction bien sincère... Mais les coupables, quels sont-ils ?... J’ai peur de le deviner...

— Nommez-les !... s’écria Georges, l’œil en feu... je me vengerai !

— Enfant ! dit Péchard... Le prêtre prie et pardonne, et laisse au Seigneur le soin de la vengeance... D’ailleurs ton esprit est encore aveuglé par des préventions injustes : tu ne saurais pas distinguer le vrai du faux, — reconnaître tes amis d’avec tes ennemis...

— Et qu’ai-je fait, mon Dieu ! pour avoir des ennemis ?... Que suis-je pour qu’on prenne la peine de me tromper ?...

— Quelque impuissante qu’elle paraisse, toute arme peut devenir terrible entre les mains des méchans...

— De qui donc voulez-vous me parler ?... demanda Georges épouvanté.

— Georges, dit Péchard en lui prenant la main qu’il étreignit avec feu, il faut enfin que je te confie toutes mes pensées, tous mes soupçons ; et fasse le Ciel que ton esprit ne soit pas frappé d’aveuglement au point de mettre en doute la sincérité de mes paroles...

— Je vous écoute, répondit Georges, au comble de l’étonnement.

— Ne t’es-tu jamais demandé quel pouvait être le motif de cette grande amitié que t’a toujours témoignée Huguet ?...

— Je n’y ai jamais vu qu’une pitié généreuse pour un pauvre enfant abandonné.

— Eh bien ! moi, — dit Péchard avec force, — j’y ai vu le calcul d’un ambitieux qui veut profiter d’un secret arraché à la faiblesse, d’un crime dont peut-être il s’est fait le complice, pour dominer une famille puissante — et qui, dévoré par l’orgueil, cherche un enfant crédule et ignorant pour l’infester de ses doctrines corrompues et un apôtre pour les propager...

— Mon esprit se refuse à croire une pareille infamie ! s’écria Georges en se sentant le cœur douloureusement serré.

— Et crois-tu donc, enfant, que je n’aie pas longtemps combattu ces soupçons qui t’épouvantent, et fatigué mon esprit à la recherche de la vérité, avant de venir arracher le voile qui couvre tes yeux et obscurcit ton intelligence ? Crois-tu qu’il ne m’a pas fallu des preuves certaines pour venir accuser de fraude et de perfidie un ministre des autels...

Georges secouait la tête d’un air de doute. — Il connaissait trop Huguet pour ne pas repousser comme une calomnie toute insinuation contre la noblesse et la loyauté de son beau caractère.

— Réfléchis un instant, — dit Péchard, décidé à porter un grand coup, et juge-nous tous deux, avec sévérité ; mais aussi avec impartialité. Il connaît ta famille, et il te la cache avec soin. Pourquoi ? Dans quel but ? — Il refuse de te le dire. — Moi, je ne perds pas un jour, pas une heure pour te faire retrouver ton nom et ta fortune, et te rendre à tes parens peut-être aussi désolés que toi. — Il te fait chasser d’une famille, — je t’y ai fait rentrer. Il t’élève comme l’enfant d’un pauvre, — et moi je veux te rendre tous les avantages d’une haute naissance et d’une grande fortune... Vois... lequel de nous deux est ton ami ?...

Malgré lui, Georges se trouva un instant ébranlé par l’air d’autorité de Péchard et par son accent convaincu... C’était à son influence, au moins autant qu’à son amour, qu’il devait la visite de Gabrielle...

Pourtant Huguet... son père !... cela n’était pas possible...

En ce moment la porte s’ouvrit, Huguet entra...

Les deux prêtres se regardèrent fixement...

Péchard baissa les yeux et se sentit dominé par un sentiment plus fort que sa volonté.

Huguet s’arrêta un instant, promenant ses regards dans la chambre, pendant que Péchard, surpris et intimidé, cherchait en lui-même des moyens de conjurer cette redoutable apparition.

— Je suis bien reconnaissant, dit Huguet à Mlle de Renac, des soins qui ont été donnés à Georges dans cette maison. — Eh bien ! mon ami, ajouta-t-il en se tournant vers ce dernier, grâce à l’humanité de Mademoiselle, je te vois assez bien remis pour que tu puisses m’accompagner.

— Il ne serait pas prudent de le faire sortir encore, dit Péchard.

Huguet, sans répondre, prit le bras de Georges en se dirigeant vers la porte.

— Le malade sent bien qu’il n’aura pas la force de quitter cette maison, observa Péchard en lançant au jeune homme un regard d’intelligence.

Georges, hésitant, retira son bras, laissant Huguet au comble de l’étonnement.

— Ce pauvre jeune homme, dit Péchard, a fait d’amères réflexions sur la carrière dangereuse qui s’était ouverte devant lui. Je doute que le séjour de l’université de Rennes et le contact des impies lui soient agréables désormais. De nouvelles lumières ont brillé devant ses yeux... Il faut qu’il choisisse entre la vérité et le mensonge...

— Il le faut, en effet ! s’écria Huguet, qui pénétra l’intention de son adversaire. Le droit que j’ai de préparer l’avenir de Georges n’admet pas de discussion pour le moment, c’est à lui de voir s’il veut me suivre.

— De quelle nature sont ces droits ? dit Péchard, qui, se voyant deviné, n’avait plus de ménagemens à garder.

— C’est à d’autres que j’en dois compte, répondit Huguet avec dédain.

— Songe à ce que je t’ai révélé, dit Péchard à l’oreille de Georges... Si tu suis cet homme, tu perds tout l’avenir que je t’ai promis !

Mais l’accent résolu, la figure révérée de Huguet exerçaient aussi leur influence sur le jeune homme : — Mon bienfaiteur ! s’écria-t-il en saisissant la main du prêtre. Non ! je ne puis croire que vous me cachiez volontairement le secret de mon origine... Vous connaissez ma mère ! Oh ! dites-moi seulement que vous la connaissez !

— Je n’ai rien à te répondre, dit Huguet.

— Mais c’est m’apprendre, du moins, que je suis autre chose qu’un enfant trouvé dans la rue... car il serait si simple de me répondre cela...

Huguet vit avec désespoir le progrès que les insinuations de Péchard avaient fait dans l’esprit de Georges et comprit aussi qu’il devait soupçonner une partie de la vérité.

— Georges, dit-il, d’une voix grave et vivement émue, il y a des instans dans la vie où l’on se trouve en face de deux routes, où l’on hésite entre deux principes, entre deux sympathies, — tout l’avenir se trouve résumé dans cet instant. C’est le bien ou le mal, c’est le bonheur ou l’infortune, c’est l’honneur ou la honte. On prétend ici tout te révéler... moi, je n’ai rien à te dire. Une dernière fois — choisis !

— Je vous suis ! mon père ! s’écria Georges, se jetant tout en pleurs au cou de l’abbé Huguet, — puis sans se retourner du côté de Péchard, il accompagna le recteur jusqu’à la rue, où une voiture les attendait.

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22 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 17e livraison.

Deux ans ont passé, Huguet a emmené Georges avec lui à Paris pour le soustraire aux recherches du marquis de Fayolle. Nous sommes en janvier 1791. À Rennes, où le club des amis de la Constitution tient ses séances dans la salle des Cordeliers, un homme, Martinet, se fait remarquer par son enthousiasme républicain.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE XIII.

LE CLUB DE RENNES.

Deux années s’étaient écoulées depuis le jour où l’abbé Huguet était parti de Rennes, emmenant avec lui Georges à Paris pour le soustraire aux recherches du marquis de Fayolle.

La Révolution, comme un torrent, tombait des hauteurs de la montagne, menaçant d’entraîner tous les débris de la vieille société.

Quoiqu’en apparence indifférent et résigné, le clergé n’avait pas perdu sans un profond chagrin ses grands biens et ses privilèges.

Il jeta un long cri d’alarme et se leva en masse, quand parut la nouvelle constitution civile du clergé.

Alors, il répandit, avec une profusion étonnante, des mandemens incendiaires, des bulles, des ordonnances ; fulmina l’anathème et la damnation éternelle, et accusa de schisme, d’hérésie, d’intrusion, d’apostasie, de sacrilège, de simonie, — les prêtres qui juraient fidélité à la constitution.

De ce moment, les campagnes se soulèvent : des paysans armés commettent des crimes isolés, mais se rattachant tous à une même pensée, convergeant tous vers un même but.

Disséminés sur les points les plus importans de la Bretagne et de la Vendée, les prêtres fouillent adroitement le terrain, flattent les intérêts blessés, les croyance froissées, et préparent de longue main ce brigandage si fameux sous le nom de CHOUANNERIE.

Cette guerre fut-elle ainsi nommée à cause des quatre frères Chouan dont le nom est assez connu dans cette partie de la Bretagne, et qui, les premiers, acquirent une triste célébrité ? ou à cause du chat-huant, du Chouan, dont le cri leur servait de signal ?...

C’est ce que les vieux chouans eux-mêmes n’ont pu nous dire.

Mais le clergé ne pouvait, comme au temps de Jules II, descendre dans l’arène, le casque en tête et l’épée au poing, il lui fallait un moyen d’action sur les paysans simples et crédules qu’il avait soulevés.

Cet auxiliaire était trouvé : la noblesse, en général, était peu enthousiaste des bienfaits de la révolution ; et si quelques-uns étaient venus avec M. Le Prévost de la Voltais, réclamer devant la municipalité de Rennes le titre de citoyen, la plus grande partie n’avait vu s’évanouir qu’avec rage ses prérogatives et ses privilèges, et cherchait tous les moyens de les reconquérir.

Les circonstances politiques étaient on ne peut plus favorables à l’accomplissement de leurs projets : le pouvoir n’était nulle part ; l’ennemi partout.

Dans cette cour, qui entretenait des correspondance avec l’Europe coalisée contre nous ;

Dans les pétitions des Girondins ;

Dans l’émigration qui fomentait la résistance intérieure, payait la trahison, et laissait nos places fortes sans défense, quand les Prussiens étaient à nos frontières.

Alors, blessée au cœur, la France avait rugi d’indignation, et des points les plus opposés était parti ce cri sublime :

LA PATRIE EST EN DANGER !

La Patrie est en danger, et les navires anglais croisent en vue de nos côtes, laissées sans défense.

En Bretagne, les Chouans étaient devenus fiers et arrogans. Chaque jour, de nouveaux crimes, de nouvelles tentatives d’insurrection étaient dénoncées à la municipalité de Rennes par les districts environnans.

On saisissait chez le maire de Moisdon des cocardes blanches, un drapeau blanc, des armes et des munitions... A Mordelles, aux portes de Rennes, les paysans se soulevaient. — A Redon, Saint-Brice, Louvigné, des rassemblemens considérables parcouraient les campagnes, égorgeaient les patriotes aux cris de Vive le roi ! vivent les aristocrates !

Pas un bourg, pas un village, pas un hameau, qui ne soit le foyer d’une insurrection partielle, où il ne se commette des horreurs... et toujours à la tête des insurgés ce sont des prêtres réfractaires qui poussent au meurtre et au pillage de pauvres paysans égarés.

Ces excès expliquent et justifient les précautions que dut prendre la municipalité de Rennes et la surveillance active qu’elle dut exercer.

Les églises des paroisses soulevées et les chapelles des religieux furent fermées « afin, dit le rapport du conseil municipal, qu’elles cessent d’être plus longtemps le rendez-vous scandaleux des ennemis de la nation. »

Si le danger était pressant, la surveillance était active et la résistance opiniâtre. Depuis la fuite du roi, des clubs s’étaient organisés dans toutes les villes. Là se rassemblait cette fraction généreuse et intelligente du peuple qui avait formulé ses plaintes aux Etats-Généraux.

Affiliées au club des Jacobins de Paris et aux clubistes de Londres, les sociétés populaires d’Angers, Brest, Fougères, Rennes, Carhaix, Montfort, Lorient, Morlaix, Nantes, Pontivy, Quimper, Saint-Malo, Saint-Brieuc, Vannes, entretenaient une correspondance active, où l’on discutait tous les intérêts particuliers et généraux : l’on s’informait des mesures prises pour la sûreté générale... Dévoûmens obscurs et ignorés de patriotes qui, chargés par leurs concitoyens de veiller à l’indépendance du pays, exposent hardiment leurs vies et leurs fortunes, et envoient, sur tous les points menacés, des armes, des gardes nationaux et des cartouches !

Le club des amis de la Constitution tenait ses séances à Rennes, dans la salle des Cordeliers.

C’était une grande pièce froide et nue, blanchie à la chaux. — A un bout, dans un grand cadre de bois noir, la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. En face, un grand poële de fonte servait plus à orner qu’à chauffer la salle.

Autour d’une grande table ronde, couverte d’un tapis de serge verte, sur lequel étaient jetés çà et là des encriers de faïence, des canifs, du papier et les derniers décrets de l’Assemblée nationale, vinrent s’asseoir, sur de maigres chaises de paille, les citoyens Nouaïl, Denoual, Jouslain, Bouaissier, Montillon, percepteur à Fougères ; Martinet, l’ardent, le fougueux Martinet, dont le patriotisme donnait la chair de poule aux modérés...

Il vous était permis de nier le soleil ; à la rigueur, cela ne pouvait pas avoir grand inconvénient ; mais si, par malheur, vous aviez eu l’air de soupçonner sa pureté et son incorruptibilité, ou si vous l’aviez flétri de l’épithète de modéré, il vous en aurait infailliblement passé son sabre au travers du corps.

C’était un de ces hommes que Robespierre lui-même appelait les ultra-révolutionnaires, de ces hommes perfides que la tyrannie soudoie pour compromettre, par des actions fausses et funestes, les principes sacrés de nos Constitutions.

Martinet, par sa naissance et ses antécédens, pouvait satisfaire les exigences les plus démocratiques ; mais il avait à se faire pardonner les deux dernières années de sa vie, passées à Paris, dont l’emploi n’était pas suffisamment justifié, et qui même, nous devons le dire, étaient diversement motivées.

Or, dans ce temps-là, les actions les plus innocentes pouvaient être soupçonnées et envenimées ; mais qu’était-il allé faire à Paris, le brocanteur campagnard, le marchand forain, l’usurier anonyme, enfin le petit marchand de vaches ?

— Soumissionner des fournitures pour le gouvernement, se débarrasser de ses vieux préjugés et s’éclairer au flambeau révolutionnaire, — répondait Martinet.

— Espionner pour le compte des nobles, négocier des bons de la caisse de Calonne, confiés par Armand Tuffin de la Rouërie, — assuraient les révolutionnaires ombrageux.

Au reste, s’il avait décrassé son esprit, sa transformation physique n’était pas moins étonnante.

Ce n’était plus le paysan en blouse, marchant le menton sur la poitrine, la tête enfoncée dans son chapeau de toile cirée, et précédé de son barbet Sans-Gêne.

Son costume était propre, sinon élégant.

Une petite queue poudrée s’échappait de son grand chapeau à la française et frétillait sur le collet d’une longue redingote grenat à taille courte et à boutons d’acier taillés à facettes. Un gilet de piqué blanc et une culotte de satin noir attachée aux genoux par de petites boucles d’argent, et des bottes à retroussis jaunes complétaient un accoutrement qui pouvait au besoin le faire prendre pour un émigré ou pour un officier municipal.

Parmi les citoyens qui se pressaient dans les clubs, un paysan de haute taille, couvert d’une peau de bique, se tenait debout, adossé à l’angle de la porte d’entrée, les deux mains appuyées sur son bâton. Il avait l’air somnolent et ennuyé, et ses petits yeux gris ne s’entr’ouvraient que pour se fixer sur Martinet avec une expression indéfinissable.

Le président Bouaissier ouvrit la séance :

— Le citoyen Martinet, dit-il, a la parole pour donner au club communication d’une dépêche du comité de Salut public.

— Citoyens, — dit Martinet au milieu du plus grand silence, — le comité de Salut public rend justice à notre patriotisme, mais notre aveuglement lui paraît étrange. — Comme l’araignée immonde, un homme a ourdi la trame d’une vaste conspiration, nous a enlacés dans ses filets, — et nous n’avons pas encore brisé dans la coque l’œuf impur de la contre-Révolution !... Dans toutes les villes, des chefs se concertent entre eux et nous ne les avons pas fait arrêter !... Des prêtres parcourent les campagnes et soufflent le feu de l’insurrection, et nous laissons faire !... Le ci-devant marquis Tuffin de la Rouërie  est l’âme de ce complot, comment n’est-il pas à notre barre ? Comment la loi n’en a-t-elle pas fait justice ?... Le comité n’accuse personne, citoyens, mais il me prie de lui rendre compte de notre inaction...

— Citoyen, répondit Bouaissier en se levant, tu arrives de Paris, mais tu sais ce que c’est que la Bretagne... Ici le patriotisme est ardent, sublime de dévoûment, mais aussi le peuple des campagnes est aveugle, crédule et fanatique ; la liberté lui brûle les yeux ; il les ferme pour ne pas la voir... Quant à La Rouërie, tout le monde sait comme toi qu’il conspire, mais peut-être n’est-il pas aussi facile de l’arrêter que tu parais le supposer... Tu ne connais pas Tuffin La Rouërie : marcheur infatigable et toujours armé jusqu’aux dents. Il s’en va de forêts en forêts, s’abrite sous la hutte du sabotier, passe les nuits dans les champs de genêts, dans les creux d’un chêne, sans prendre jamais deux fois le même gîte, sans suivre deux fois le même sentier. Demande des renseignemens aux paysans, ils te tromperont et riront de toi. — La conspiration, nous le savons, étend ses ramifications par toute la Bretagne ; mais dis-nous comment l’étouffer.

Dans presque toutes les localités, les administrations sont suspectes, mais leurs membres sont trop influens, trop nombreux pour qu’on puisse les faire arrêter tous à la fois ; nous manquons de troupes, et les gardes nationales refuseront certainement d’arrêter leurs parens, leurs amis, ou leur faciliteront des moyens d’évasion... Voilà les difficultés de l’entreprise, citoyen, c’est à ton patriotisme éclairé à nous donner les moyens de les surmonter.

— Citoyen, — dit Martinet, — je pense comme toi, l’entreprise offre les plus grands obstacles, mais il faut les vaincre... il le faut !... le salut public en dépend... et si personne ne peut s’emparer de La Rouërie, moi je m’en charge !

Des applaudissemens frénétiques répondirent à cette chaleureuse allocution.

La séance fut levée.

Martinet sortit, entouré des félicitations de ses nombreux amis, sans remarquer le paysan aux petits yeux, à la peau de chèvre et au nez crochu qui épiait tous ses mouvemens et le suivait à distance respectueuse.

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23 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 18e livraison.

En même temps, au château qui porte son nom, le marquis Armand Tuffin de La Rouërie (personnage historique) tient conseil avec le marquis de Fayolle et l’abbé Péchard pour organiser en Bretagne la contre-révolution, avec l’appui du clergé.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE XIV.

LE CHÂTEAU DE LA ROUËRIE.

Le château de La Rouërie est situé dans la commune de Saint-Ouen-la-Rouërie, à une lieue d’Antrain, sur un mamelon assez élevé, d’où l’on découvre le pays de Sougeal, — Vieux-Val, — La Fontenelle, berceau de la chouannerie, — les hauteurs de Saint-Georges, qui ouvrent une communication avec toute la côte, depuis Roz jusqu’à Saint-Malo, et de là, Jersey et l’Angleterre.

Le château est tout moderne, comme son histoire.

Au milieu, sur le fronton triangulaire, s’étalent sur deux écus oblongs les armes de La Rouërie, — d’argent à une bande de sable, chargée de trois croissans d’or, — les ailes du bâtiment, symétriquement dentelées de granit bleu, se détachent fort bourgeoisement sur un affreux enduit jaune.

C’est une sorte de transition maçonnée entre le château et la maison de campagne, entre la noblesse et la bourgeoisie.

A droite, en entrant, au milieu d’un bouquet de lilas, de sorbiers et d’acacias, une petite chapelle élève sa campanille qui se perd dans les branches d’un ormeau : tout près sont d’immenses écuries en brique, à grandes portes cintrées.

Devant le château s’étendent de beaux tapis de gazon où vient aboutir une longue suite de vieux chênes aux bras tordus et noueux, formant une longue voûte de verdure jusqu’à la route qui mène d’Antrain à Saint-James.

Le château est au milieu d’un jardin dans le goût anglais, de proportions assez mesquines, défendu par un fossé sans eau, de quatre pieds de profondeur environ, dont les terres sont supportées par un petit mur qui vient mourir à fleur de terre, — comme dans les fortifications modernes. — Des sentinelles échelonnées dans ce fossé préservaient le château de toute surprise.

Le 3 janvier de l’année 1791, — à neuf heures du soir, — trois hommes, assis devant la cheminée de la grande salle du château de La Rouërie, causaient les jambes croisées ou les pieds sur les chenets. Les portes étaient soigneusement fermées, et les volets calfeutrés ne laissaient filtrer à l’extérieur aucun rayon lumineux.

Sur la table encore couverte de sa nappe de fine toile blanche, plusieurs bouteilles d’âges et de physionomies différentes attestaient que le souper avait été copieux et les libations nombreuses. Ces trois hommes étaient :

Le marquis de Fayolle, — son ami Armand Tuffin de La Rouërie — et l’abbé Péchard.

— Messieurs, dit La Rouërie en repoussant la table, — il est temps, je crois, de nous occuper du motif pour lequel nous sommes réunis.

La révolution brise et renverse tout sur son passage... je veux l’arrêter... Le trône croule, je veux appuyer mon épaule pour le soutenir. — Je veux, dit-il, en portant la main à son front, que la contre-révolution sorte de là — toute armée comme Minerve du cerveau de Jupiter.

— Vous savez, mon ami, si vous pouvez compter sur moi, — dit le marquis de Fayolle en lui serrant la main.

— Je serai fier et heureux de pouvoir vous être utile à quelque chose, M. le marquis, — dit Péchard.

— L’entreprise, Messieurs, était grande et difficile, j’en conviens ; mais aujourd’hui le succès est certain. Il fallait réunir tous les mécontens, flatter tous les intérêts, toutes les passions, les grouper en un seul faisceau, les enlacer dans une vaste conspiration... C’est ce que j’ai fait... Toutes ces passions, toutes ces haines concentrées en un seul foyer s’enflammeront... Puis peu à peu l’incendie gagnera toute la France...

Les yeux noirs de La Rouërie jetaient des éclairs, et dans ce moment il était admirable de fanatisme et de passion.

— L’idée est chevaleresque, dit le marquis de Fayolle avec enthousiasme.

— Elle est sublime ! monsieur le marquis, s’écria l’abbé Péchard.

— La révolution, — reprit La Rouërie, a deux ennemis implacables, — la noblesse et le clergé ; ils seront, pour nous, deux leviers puissans : l’un pour soulever les masses, l’autre pour les diriger... Le clergé crée une armée, la noblesse la commande...

— Et le bras de Dieu sera avec nous ! — dit l’abbé ; — tant qu’on n’a fait que nous dépouiller des biens terrestres, nous avons courbé la tête avec résignation, et les yeux levés au ciel nous avons dit : « Deus dedit… deus abstulit, sit nomen domini benedictum… » Mais, non contens de nous dépouiller, vous venez nous dire avec insolence : « Vous jurerez d’être fidèles à la loi et au roi... et de maintenir de tout votre pouvoir la constitution du royaume !... » — Race !... soyez maudite !... victimes innocentes, nous mourrons sur le parvis avant que vos pieds aient profané le sanctuaire !...

— Les maladroits !... — s’écria La Rouërie, — s’attaquer au clergé !... Mais ces gens-là n’ont donc pas la plus légère idée de sa puissance !

— Ils ne savent pas, — reprit l’abbé, — que par la confession, nous gouvernons le monde... Il n’est point de famille dont nous ne connaissions les secrets les plus cachés, car il n’est point de famille dont un membre au moins ne comparaisse devant le tribunal sacré de la pénitence...

— La Bretagne n’entend pas grand’chose à la politique, — dit M. de Fayolle, mais elle est religieuse avant tout. Avec le clergé, nous pouvons tout.

— Tout ! Messieurs, s’écria Péchard. C’est en Bretagne surtout que le prêtre a conservé toute son influence ; avoir un prêtre dans sa famille est la plus grande ambition du fermier breton. Pour envoyer un fils aux écoles, il se résigne et condamne sa famille aux plus dures privations... Et quand son fils revient du séminaire, la famille tout entière l’entoure du plus grand respect ; pour lui on achète du pain blanc, la mère ou la sœur aînée lui apprête ses repas qu’il prend seul, sans que personne le jalouse.

— Maintenant, Messieurs, dit La Rouërie, permettez-moi de vous dire ce que j’ai fait :

J’arrive de Coblentz, — j’ai soumis aux princes le plan de mon association bretonne — ils l’ont approuvée, m’ont accordé tous les pouvoirs qui m’étaient nécessaires, et que je vous transmettrai en leur nom, Messieurs... Et alors on nous obéira sous peine de félonie et de trahison... Nous avons d’abord dressé une liste générale des mécontens en Bretagne ; puis les noms de tous ceux dont les intérêts, les croyances et les sympathies ont été blessés par la révolution..... Parmi ceux-là, nous avons choisi ceux dont les noms offrent de plus grandes garanties, ceux qui, par leur position, leur entourage, peuvent exercer une plus grande influence : ce seront là les chefs de l’entreprise, — qui seuls se connaîtront entre eux. Dans chaque localité, ils choisiront un sous-chef, avec lequel ils se concerteront pour soulever le plus de monde possible, distribuer les armes et les provisions de guerre, puis ils se réuniront en comité dans chaque ville... Voici, jusqu’à présent, les jalons que nous avons placés et autour desquels on devra se concerter... Ceci, marquis, sera votre rôle et le mien.

— Je ferai de mon mieux, mon ami.

— Je recevrai directement les ordres des princes et les secours du cabinet anglais ; nous aurons à les communiquer à nos généraux. Ce sont, dans la Mayenne, le prince de Talmont ; pour Avranches, Granville, Saint-James et Pontorson, le marquis de Saint-Gilles. Lahaye-Saint-Hilaire soulèvera le pays entre Rennes et Dol, Hédé, Combourg et les paroisses environnantes. MM. de Labourdonnaye et de Siltz armeront le Morbihan ; les Dubernord et les Caradeuc, postés à Redon, communiqueront facilement avec les Palierne et Labérillerois, chargés du pays nantais. Dubauberil-Dumoland est chargé de l’arrondissement de Montfort ; le baron Dampherné, du Finistère, et Charles Bois-Hardy des Côtes-du-Nord. Mon neveu Tuffin et le baron de Tinteniac visiteront tous ces Messieurs, les tiendront au courant des nouvelles qui nous parviendront, et leur feront part des résolutions que nous aurons concertées ensemble.

Bertin et Prigent nous faciliteront les relations avec Saint-Malo, et de là avec Jersey et l’Angleterre. Que vous semble de ce plan, marquis ?

— Il est d’une conception gigantesque, d’une admirable simplicité.

— De sorte qu’il obtient votre approbation ?

— De tout point, marquis.

— Et vous êtes prêt à le seconder ?

— De tous mes efforts.

— Quant à vous, l’abbé, votre rôle est tout tracé, vous représenterez l’Eglise, et l’Eglise militante ; vous ferez imprimer secrètement des petits livres religieux, des catéchismes, des oraisons, que nos prédicateurs répandront à millions dans les campagnes. Puis, pour la classe intelligente de la société, des proclamations, dans lesquelles nous ferons connaître les intentions des princes : comme les prêtres non assermentés sont forcés de résider à Rennes, vous choisirez parmi ces messieurs ceux qui vous paraîtront les plus intelligens et les plus dévoués.

L’abbé donna son approbation par un signe de tête.

— Nous aurons ici une réunion générale, le 6 janvier, jour des Rois, à minuit. — J’ai fait convoquer les principaux membres de l’association bretonne, à qui je communiquerai les plans que je viens de vous confier — et les pouvoirs qui m’ont été confiés par nos princes.

— Le 6 janvier, à minuit... Nous y serons, — dirent M. de Fayolle et Péchard.

— J’oubliais une chose importante, dit La Rouërie : voici le signe qui vous fera reconnaître de ces messieurs, et auquel vous les reconnaîtrez.

Il remit à chacun un anneau d’or sur lequel étaient gravés ces mots : Dum spiro, spero.

— Aux gars des environs de Vitré et de Fougères, vous ferez voir cet emblème que vous pourrez faire fabriquer et distribuer à profusion.

Et il leur remit un morceau d’étoffe violette, au milieu duquel était brodé un cœur en écarlate, surmonté d’une croix en soie cramoisie, traversé d’une flèche rose et entouré d’une couronne de soie blanche.

— Puis, quand vous voyagerez la nuit, je vous engage, de peur de surprise, à vous annoncer par le cri de la chouette que vous imiterez facilement... Les différentes modulations vous serviront d’avertissemens et de signaux... — Ainsi, le 6 janvier à minuit...

— Le 6 janvier à minuit, marquis !

 

CHAPITRE XV.

LE CABARET.

Le 6 janvier 1791, — quelques jours après la fameuse séance du club dans laquelle Martinet avait dénoncé avec tant d’éloquence les menées contre-révolutionnaires de la Rouërie à l’autorité municipale, — qui les connaissait aussi bien que lui, — la générale battait à la fois dans les villes de Rennes, de Vitré et de Fougères.

Les gardes nationales chargeaient leurs fusils, endossaient leurs costumes, et se mettaient en marche pour la commune de Saint-Ouen-la-Rouërie.

La garde nationale de Rennes comptait seule près de deux mille hommes, et traînaient après elle une pièce de canon pour enfoncer les portes du château.

Pendant ce temps-là, Martinet, le nez caché dans son manteau, sortait de la petite maison qu’il habitait rue Derval. — Arrivé auprès de l’église de Saint-Germain, il aperçut un mendiant qui grelottait sur les marches...

Il lui fit signe de le suivre.

Tous deux entrèrent dans l’allée étroite et sombre d’une mauvaise maison en terre, qui faisait le coin de la rue Griffon.

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Le Marquis de Fayolle, livraisons 19 à 24 >>>>

 

 

 

 

 

 

 

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