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8 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 7e livraison.

Le marquis de Fayolle, revenu d’Amérique, donne une grande réception dans sa demeure de Rennes où il a convié la noblesse bretonne et qu’illumine la grâce de Gabrielle.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS

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CHAPITRE IV.

LE CAFÉ DE L’UNION. — (Suite.)

Georges sentit son front rougir, et la colère brillait déjà dans ses regards ; — mais la réflexion, dans cette âme déjà forte, suffit pour arrêter sur ses lèvres une réponse provocante.

Il comprit que l’intention de Chassebœuf n’avait pas été de le blesser, — et d’ailleurs, la plupart de ses camarades savaient déjà qu’il n’était qu’un orphelin recueilli par l’abbé Huguet. Dans une telle réunion même, si au dessus des vulgaires préjugés, son malheur lui devenait un titre de sympathie générale.

Du reste, s’il y avait un côté blessant pour lui dans l’hypothèse du savant, est-il sûr que la supposition d’une illustre origine n’en compensât pas en partie l’amertume ?... Il sentit cependant le besoin de dire en relevant la tête :

— Un bâtard, Monsieur ! qui vous dit que je sois un bâtard ? J’ai été exposé dans la rue et recueilli par charité. Mais croyez-vous que, dans ces temps de misère, il n’y ait pas d’honnêtes familles du peuple réduites à abandonner leurs enfans faute de pouvoir les nourrir ? Je sens en moi vibrer l’âme et la loyauté d’un homme du peuple ; et quant aux indices donnés par les physionomies, c’est une rêverie folle qu’il faut laisser à Lavater.

— Il ne s’agit pas ici de physionomie, dit Chassebœuf peu touché de l’interruption et s’adressant à l’assemblée. Dans toutes les espèces animales, les diverses familles se reconnaissent à la forme particulière des pattes et des mâchoires. — C’est la forme du pied qui permet seule de distinguer l’homme des autres singes.

Un éclat de rire universel concilia de nouveau à l’orateur l’attention de tout le café.

— .... ou si vous voulez, des autres orangs, — continua le savant avec le plus grand sérieux. Etudiez chez ce jeune homme les types irrécusables de la race franke. La main est large, — l’ongle est long et taillé en amande, — et pourtant les doigts sont effilés, le pied doit être bombé et courbé en arc par dessous, ce qui est le propre des races militaires habituées à l’usage du cheval.

— C’est bien cela, dit Omnes-Omnibus, regardant le pied de son camarade.

— Les narines se dilatent dans la colère ; — comme chez les carnassiers, le nez est fort, l’œil est perçant... Tels sont les signes les plus communs de la race pure... Presque toujours le front est fuyant, ce qui n’indique qu’une intelligence ordinaire...

— Allons, finissons, dit Jouault qui sentait ce que cette énumération avait de pénible au fond pour celui qui en était l’objet ; — il est tard et nous avons à préparer pour demain des choses sérieuses... Assez de paradoxes pour aujourd’hui.

Volney, qui s’était laissé aller complaisamment à ses hypothèses favorites, sentit que la science devenait déplacée et qu’il était inutile de prolonger sa démonstration.

Nous saurons plus tard ce qui fut résolu au sortir du café, où il n’était pas prudent de faire connaître ses projets.

 

CHAPITRE V.

L’HÔTEL FAYOLLE.

Pendant que ces choses se passaient au café de l’Union, — un bal des plus brillans avait lieu à l’hôtel Fayolle.

Le marquis de Fayolle n’était point mort en Amérique, comme l’avait supposé Péchard ; — arrivé depuis quelques jours, il venait d’inviter toute la noblesse de Rennes et des environs, pour célébrer son retour, à une grande fête qu’il donnait.

Du milieu d’une rosace à ornemens historiés, pendait un lustre en cuivre doré, chargé d’une profusion de bougies ; au dessus de la cheminée en marbre blanc veiné, dessinée en arc d’amour, s’élevait jusqu’au plafond un trumeau encadré par un fouillis de branchages, de nids de tourterelles et de canaris dorés, dans lequel se miraient deux grands bras en cuivre doré, chargés de bougies.

Sur les fauteuils, sur les causeuses, sur le sofa en satin cerise et doré, se tenaient raides, guindées, poudrées, peinturées de blanc de céruse et vermillonnées, les plus grandes dames de la noblesse bretonne. C’étaient Mmes de Farcy, de Mué, de Genouillac, de Cormullier, de Coradens, Mlle de La Bintenaye et Mlle Gabrielle de Fayolle. Autour d’elles, les élégans, les heureux de cette société privilégiée, en habit et culotte de satin aurore, gris perle ou gorge de pigeon, soigneusement poudrés, papillonnaient, pirouettaient, chiffonnaient avec grâce la dentelle de leur jabot, faisaient glisser du bras droit sous le bras gauche, et réciproquement, leur petit tricorne galonné, ou s’occupaient à maintenir la pointe en l’air leurs épées à poignée de nacre ou d’ivoire. Parmi les plus élégans, on remarquait le marquis Tuffin de la Rouërie, — dont le marquisat était fort contesté parmi la noblesse d’alors ; MM. du Maz-Lamotte, de Batheul, de Piré, d’Epinay, de la Salle, de la Bourdonnaye, de Cintré-La Houssaye, etc.

Le marquis de Fayolle faisait les honneurs de son salon en homme façonné de longue main aux usages de la cour et du grand monde.

Tout le monde l’entourait : les femmes par curiosité, pour l’interroger sur les merveilles de l’Amérique, sur ses aventures qui devaient être fort étranges, sur une jeune enfant aux grands yeux noirs qu’il avait ramenée avec lui...

Messieurs du parlement trouvaient surprenant qu’un gentilhomme breton de bonne maison, — au lieu de rester à défendre les droits et prérogatives de sa province, eût été jusqu’au bout du monde prêter à des révoltés le secours de son épée. — Qu’étaient les Américains, après tout ?... des sujets en révolte contre les Anglais leurs suzerains.

— L’esprit révolutionnaire est partout aujourd’hui, — dit M. de la Houssaye ; — il a tourné toutes les têtes, bouleversé tous les esprits, — et d’Amérique il vient de passer jusqu’en Bretagne.

— Connaissez-vous le cahier des charges du tiers-état, marquis ? demanda M. de la Houssaye au marquis de Fayolle.

— Il y a quelque exagération, — répondit le marquis ; ces gens-là demandent plus pour avoir quelque chose.

— Comment, de l’exagération ? Dites plutôt de l’extravagance, de la folie ! s’écria M. de la Houssaye, pourpre d’indignation. Vouloir nous faire contribuer aux dépenses publiques ! vouloir taxer nos châteaux, nos parcs, nos jardins, nous faire payer les fouages !... c’est violer la propriété... Demander une représentation aux Etats égale aux deux nôtres ! Nous réduire à députer comme des roturiers ! à délibérer par tête encore ! c’est renverser la Constitution ! c’est ébranler le trône... Car nous sommes les soutiens du roi, Messieurs, et, quoique nous ne soyons que deux mille gentilshommes en Bretagne, c’est nous qui lui maintenons la province fidèle.

— Cela est évident ! dit M. de Cintré.

— Cependant, observa M. Tuffin de la Rouërie, je serais d’avis qu’on leur fît quelques concessions.

— Des concessions à ces gens-là, fi donc ! répondit M. de la Houssaye.

— Messieurs, les circonstances sont peut-être plus difficiles que vous ne paraissez le penser, dit le marquis de Fayolle... Le peuple crie...

— Eh bien ! c’est son rôle, dit M. de la Houssaye.

— Le peuple ! — dit M. de Boisgelin, voulez-vous dire une douzaine d’avocats et de marchands enrichis, qui s’en vont pérorant à tous les carrefours, déclamant dans les cafés, parlant beaucoup de liberté, d’égalité, de droits et d’impôts, pour flatter les passions de la multitude, les exploiter à leur profit et usurper nos privilèges ?

— C’est aussi mon avis, — ajouta M. de Botherel ; — une centaine de lettres de cachet nous auraient bientôt débarrassés de leurs criailleries.

— Des lettres de cachet ! — y songez-vous, monsieur le comte ? dit M. de la Houssaye ; des lettres de cachet pour ces gens-là !... Mais que resterait-il donc à la noblesse ?

— Mon cher, — dit M. de Fayolle en prenant le bras de La Rouërie, faisons un tour dans le bal, et laissons ces messieurs se lamenter à cœur-joie.

— Et surtout taisons-nous, — dit Tuffin, ils nous croiraient devenus républicains pendant notre séjour en Amérique !

Tous deux s’arrêtèrent un instant à l’entrée de la salle de bal.

Gabrielle, en ce moment, faisait face à la porte d’entrée et dansait une gavotte avec M. de Tinteniac.

La Rouërie la contemplait avec admiration.

Le marquis de Fayolle suivit la direction de son regard, et eut peine à reconnaître sa nièce, tant il la trouva embellie et comme transfigurée par l’animation et le plaisir ; puis un nuage passa sur ses yeux, et ses sourcils se contractèrent... Un souvenir venait de traverser son esprit comme une flèche.

— Qu’elle est belle !... se disait-il à part soi. — Belle comme Héloïse ; comme Héloïse s’épanouissant à sa première pensée d’amour !

— Comment trouvez-vous cette jeune personne en robe de satin blanc qui danse avec M. de Tinteniac ? demanda La Rouërie en se penchant à l’oreille du marquis.

— Gabrielle ?... ma nièce ? — Je la trouve jolie, et vous ?

— Comment, jolie ?... dites ravissante !... C’est la plus adorable personne que j’ai vue de ma vie... Voyez les beaux, les grands yeux bleus... et ses longs cils bruns relevés, et ses sourcils si finement dessinés !

— Ce sont de bien beaux yeux !

— Que de grâce et de fierté dans ce nez droit et fin, aux ailes mobiles et rosées !...

— C’est vrai, son nez est à ravir !

— Puis quand elle sourit, voyez donc les belles dents !...

— On dirait des perles, n’est-ce pas ?

— Je suis sûr que sous la poudre, ses cheveux sont du plus beau blond. Oh ! je donnerais dix ans de ma vie pour y plonger mes doigts et voir ses grands yeux humides s’arrêter sur les miens avec bonheur, avec volupté...

— Tudieu, le gaillard ! comme il prend feu ! Est-ce que, par hasard, vous seriez amoureux, mon ami ?

— Moi ! fit La Rouërie en protestant par un mouvement d’épaule ; mais, à mon avis, celui qui sera aimé de cette jeune fille sera heureux entre tous les hommes, car c’est une des plus belles personnes qu’il y ait au monde...

— Oh ! pour le coup, marquis, vous exagérez ; elle est un peu frêle, ceci soit dit entre nous.

— C’est de l’élégance et de la distinction, mon ami. Voyez quelle grâce dans la pose, dans les manières !

— Je la trouve très gracieuse, c’est vrai.

— Puis elle a je ne sais quel petit air dédaigneux qui lui sied à merveille ; on est tout heureux et tout fier, n’est-ce pas, quand elle veut bien vous regarder.

— Décidément, mon pauvre marquis, je vous plains... Vous êtes dangereusement amoureux, ou je ne m’y connais plus.

— Ah ! si j’avais vingt ans encore ! — s’écria La Rouërie avec un soupir de regret, si même je n’avais pas si follement gaspillé ma jeunesse...

— Il est certain qu’elle a été passablement tourmentée, votre jeunesse... Votre duel pour la Beaumesnil, de l’Opéra, qui refusa de vous épouser ; — votre duel avec le comte de Bourbon-Busset ; — votre empoisonnement, — votre entrée à la Trappe —, votre voyage en Amérique, votre dernière aventure avec Mlle de Moëlien... tout cela, que diable ! a dû calmer la fougue de votre caractère et vous guérir des femmes pour toujours.

— Est-ce qu’on guérit jamais de ces choses-là ?

— Je le crains bien... A chaque déception, on se dit qu’on est à jamais revenu de ces contrées utopiques de l’amour, qu’on est las de courir après cet Eldorado qui vous fuit toujours, — ce mirage des illusions qui danse devant vos yeux sans qu’on puisse l’atteindre... Comme on se rira sans pitié de ces doux regards, de ces émotions feintes, de ces trompeuses paroles... Oh ! les femmes ! elles peuvent venir à présent avec leur attirail de fausseté, leur arsenal d’armes émoussées et impuissantes !...

Et tout-à-coup, avant qu’on ait même songé à se mettre en garde, on voit surgir de nouveau tous ces blancs fantômes de la jeunesse, dont le souffle fait revivre mille pensées mortes, et reverdir l’arbre dépouillé par l’automne.

La danse venait de finir ; — le bal tirait à sa fin...

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9 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 8e livraison.

Bientôt, une échauffourée va se produire entre les gentilshommes réunis chez le marquis de Fayolle et les étudiants révolutionnaires. Occasion pour Nerval, qui écrit, ne l’oublions pas, pour un journal républicain, de rappeler les revendications légitimes du Tiers-État.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE V.

L’HÔTEL FAYOLLE. — (Suite.)

Le marquis de Fayolle emmena La Rouërie dans un petit salon à l’écart :

— Eh bien ! sérieusement, si ma nièce vous plaisait à ce point... nous verrions. Quant à moi, j’en serais charmé... Je ne vois pour vous d’autre rival que ce Tinteniac, garçon assez nul. Voulez-vous que j’en parle à mon frère ?

— Hum ! fit La Rouërie.

— Hein ?

— Je n’ai rien dit.

— Mais qu’est-ce que vous pensez ?

— J’admire beaucoup Mademoiselle de Fayolle, mais...

— Vous reculez encore devant le mariage... Bah ! il faut bien finir... par en finir. Nous ne sommes plus très jeunes, mon ami ; — mais qu’importe ?... On épouse, et cela vous fait une seconde jeunesse ; — on échappe au triste rôle de vieux garçon, — et l’on fait encore des conquêtes... en qualité de jeune mari.

— Fort bien ! mais écoutez ; — à un compagnon de voyage, à un frère d’armes, on peut tout dire... Je sais de bonne part que votre nièce a le cœur pris ailleurs.

— Je suis sûr qu’elle n’aime pas M. de Tinteniac.

— Aussi n’est-ce pas de lui que l’on parle...

Tinteniac, qui passait près du petit salon, entendant prononcer son nom, s’était retourné et s’avançait vers le marquis croyant qu’il l’appelait.

— Je crois même, continua La Rouërie sans le remarquer, que vous ne ferez pas mal de conseiller à votre frère de la marier le plus tôt possible...

— Pourquoi ?

— Je ne sais... des bruits de petite ville, des commérages de duègne, — des enfantillages...

— Enfin ?... dit Fayolle inquiet.

Tinteniac posa la main sur son cœur pour en comprimer les battemens.

— Mon Dieu ! rien, — reprit La Rouërie ; — vous savez qu’entre nous ces choses-là n’ont aucune importance, mais les épouseurs sont parfois plus exigeans.

— Est-ce que ma nièce ?...

— Non... on m’a seulement parlé de fleurs échangées, de petits sermens, de rendez-vous avec...

— Avec ?...

— Je ne sais qui... un bâtard, un enfant trouvé...

— Ceux qui disent cela ont menti et calomnié, — dit Tinteniac en se dressant devant La Rouërie.

— Monsieur !... dit La Rouërie.

— Comme ceux qui répètent ces mensonges !

De la main, La Rouërie lui montra une porte ouverte sur l’escalier.

—Un duel ! s’écria le marquis de Fayolle en se sentant pâlir et arrêtant les deux hommes à la porte. Tudieu, Messieurs ! prenez garde ! il suffit d’un duel pour empoisonner une vie entière ! pour briser d’un coup plusieurs existences à la fois... Vous ! La Rouërie... vous savez aussi, mon ami, combien pèse sur le cœur la mémoire d’un homme tué dans un duel...

La Rouërie et Tinteniac semblaient irrésolus encore, quand l’escalier se trouva envahi par une foule de gens venus du dehors :

— A nous, Messieurs ! à nous ! crièrent-ils ; — les étudians font le siège de l’hôtel du comte de Lamotte.

On avertit ce dernier, qui répondit :

— C’est une vengeance... C’est pour la sotte affaire de ce sergent de marine que j’ai fait châtier hier par mes gens !

— Eh bien ! allons tous à l’hôtel de Lamotte ! s’écrièrent les gentilshommes qui se répandirent en habit de bal, dans la ville, suivis par leurs laquais armés.

Il faisait jour déjà. L’expédition des étudians s’était bornée à briser quelques fenêtres ; la garde prévenue avait pu arriver à temps pour empêcher un plus grand ravage.

Il faut raconter maintenant ce qui résulta de cette échauffourée, dont la cause, si petite en apparence, fut cependant le germe de grands événemens.

 

CHAPITRE VI.

LA PLACE PUBLIQUE.

Echauffés par la dispute, irrités par la haine, les partis ne devaient pas tarder à se rencontrer sur la place publique.

Ce fut le 26 janvier 1789 que se joua sur la place des Cordeliers le prologue du grand drame révolutionnaire.

Mais pour bien apprécier les faits, il faut savoir quelle était alors la position respective de la Noblesse et du Tiers Etat.

Le Tiers avait porté aux Etats de la Province deux demandes :

1° Que le tiers-Etat, qui ne comptait à cette Assemblée que quarante-deux députés, souvent nobles ou anoblis, et presque jamais librement élus, y fût représenté par un nombre égal à celui des deux ordres qui opineraient par tête.

2° Que les impositions supportées presque en entier par le Tiers seul fussent réparties entre tous les citoyens suivant leurs facultés.

Prévoyant bien que messieurs de la noblesse et du clergé ne feraient pas de bon cœur le sacrifice de leurs propres privilèges, le Tiers-Etat avait formellement interdit à ses députés de prendre part à aucune délibération jusqu’à ce que les Etats se fussent prononcés sur leurs réclamations.

Ce fut à cette occasion que Volney écrivait dans la Sentinelle du peuple :

« Amis et citoyens, il n’en coûte pas plus de bâtir à neuf que de rebâtir du vieux, et l’on est beaucoup mieux logé. Nous avons toujours vu se repentir ceux qui, par économie, réparaient les baraques. 

« Si nous ne rasons pas de fond en comble notre gothique constitution, nous aurons toujours une tournure gothique, et nous devrions aussi rebâtir Rennes comme il était avant l’incendie.

« Les enfans qui regardent trop le fossé avant de sauter prennent la peur et y tombent ; si les Quarante-Deux n’avancent pas rondement, ils feront la culbute.

« Au lancer d’un vaisseau, tant que l’on tien la cheville, on est maître de la machine ; mais une fois partie, il est trop tard pour revirer, et si les Quarante-Deux accordent le premier sou, il n’y a pas de raison de refuser cent millions.

« Quand on veut prendre les oiseaux, il faut porter le filet tout fait, et les Quarante-Deux doivent porter le leur dans leur poche avec ces mots : — « Rien, ou signez… »

« On n’a jamais fait tant de choses avec si peu de mots, et NON est devenu l’art de gouverner.

« Quand les bons généraux ont de mauvaises troupes, ils mettent du monde à la queue pour sabrer ceux qui fuient, et pendant la bataille des Etats, les communes devront se tenir derrière, afin que si les Quarante-Deux reculent elles les cassent sur la place. — Mais que faire de ces gens cassés ?... — Des nobles de Bretagne.

« La bataille des Trente, si célèbre, ne fut qu’un combat de coqs pour le divertissement de la compagnie. Mais la bataille des Quarante-Deux, s’ils ont du courage, sera comme celle des Suisses, qui secouèrent le joug des Allemands vingt fois plus forts qu’eux... »

Les Etats ouvrirent le 29 décembre. Le 30, le don gratuit fut accordé, et la régie provisoire des fermes fut ordonnée.

La noblesse et le clergé voulurent engager d’autres délibérations. — Le Tiers demanda à être entendu, on le lui refusa. — Alors il déclara n’avoir pas pouvoir de délibérer sur aucun autre objet.

« Quelle fut, sire, notre surprise, — dirent la noblesse et le clergé dans leur mémoire au roi, — lorsqu’au lieu de nommer ses commissaires, l’ordre du Tiers déclara qu’il était sans pouvoir pour concourir à une délibération, jusqu’à ce que l’assemblée eût entendu la lecture du cahier des charges « et y eût fait droit ».

On se propose d’abolir les distinctions et les droits dont jouissent l’ordre de la noblesse et du clergé !... On ose proposer aux deux premiers ordres de sacrifier l’influence que chacun d’eux a toujours eue dans les Assemblées nationales !... Non, sire, le clergé de votre province de Bretagne, ni l’ordre de la noblesse ne peuvent consentir à un pareil changement.

Contrariée de ces obstacles, la noblesse résolut d’avoir recours à l’intimidation. Sept ou huit cents laquais et porteurs, ivres et armés de bâtons, se rendent sur le Champ-de-Mars.

Le domestique de la commission des Etats, pour la navigation intérieure, Dominique Hélandais, monte sur un banc et lit un long discours dans lequel il demande : le maintien de la Constitution, que leurs maîtres conservent leurs privilèges, et que le haut Tiers les soulage des corvées.

L’orateur finit sa harangue en criant :

— On vous attend au Parlement ! — Vive la noblesse ! vive le pain à quatre sous !

Puis l’assemblée se répandit par la ville en criant :

— Mort aux étudians ! A la lanterne les bazochiens ! — S’il n’y a pas de bourreau, nous en servirons !…

La cour reçut ces étranges pétitionnaires et leur promit de délibérer sur leurs demandes. Ils allaient se séparer quand Hélandais aperçut à la porte du café de l’Union une douzaine d’étudians.

— Haro ! haro ! ce sont des bazochiens !

Ils lancent sur les jeunes gens des bûches que l’on venait de décharger devant les Cordeliers. Des gardes de ville arrêtent quelques séditieux et les remettent à la maréchaussée qui les relâche à l’instant.

Un garde de ville veut arrêter un des valets qui venait d’abattre un étudiant à ses pieds. M. le marquis de Tremargent lui ordonne, le pistolet sur la gorge, de le lâcher. Deux autres gentilshommes et un monsieur du Parlement, en robe rouge, se fourrent dans la mêlée, maltraitent les gardes, trop respectueux pour le trouver mauvais, frappent à qui mieux sur les bazochiens, et par leur exemple excitent le courage de leurs laquais.

Avertis de ce guet-apens, Moreau, Berger et Ulliac accoururent au secours des étudians.

Les nobles, un peu calmés, rougirent de s’être mêlés à la canaille, et apaisèrent les plus irrités ; enfin, M. le comte de Thiars envoya un détachement de chasseurs qui rétablit la tranquillité. Mais le bon ordre n’était qu’apparent, chaque parti passa la nuit en préparatifs hostiles.

Ceci se passait le 26.

Le 27 au matin, le Procureur général, au nom du Parlement, ordonna aux officiers de justice de cesser toute information sur les troubles de la ville. Les laquais et les porteurs en conclurent qu’ils étaient sûrs de l’impunité et recommencèrent de plus belle.

De leur côté, les jeunes gens se réunirent sur la place du palais, l’épée au côté et le pistolet à la ceinture.

Au milieu des groupes, on voyait Moreau, Georges, Ulliac, Omnes, Blin, Jouault, et les plus ardens pérorer et gesticuler avec feu, en criant vengeance.

Le parlement se rendait au Palais en corps et en robes rouges.

— Messieurs, leur dit Moreau, vous savez que notre vie n’est pas en sûreté ; nous sommes traqués et poursuivis par vos laquais, et vous protégez nos assassins.

— Tout à l’heure, ajouta Georges, un teinturier vient de recevoir un coup de couteau... Nous demandons justice !

Une trentaine de gentilshommes sortirent au même instant des Cordeliers, l’épée au poing, et criant :

Que demandent ces drôles ?...

Plusieurs dames de la noblesse étaient aux fenêtres et montraient du doigt la jeunesse des Ecoles :

— Voyez donc, disaient-elles en riant, comme ils ont l’air méchant et terrible !... Ces enfans se blesseront... Vraiment, les parens ont tort de les laisser jouer avec des armes.

En levant la tête, Georges aperçut à une fenêtre, parmi ces dames, Mlle Gabrielle de Fayolle qui riait, causait et paraissait prendre le plus grand plaisir à ce spectacle.

Auprès d’elle et accoudé sur le même balcon était M. de Tinteniac.

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10 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 9e livraison.

Au cours de l’algarade devenue une véritable bataille rangée, Georges est blessé, sous les yeux de Gabrielle qui du balcon assiste à la scène. Son trouble n’a pas échappé au marquis de Fayolle qui en avertit son frère le comte de Fayolle, père de la jeune fille.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE VI.

LA PLACE PUBLIQUE. — (Suite.)

La place des Cordeliers où se passait la scène que nous essayons de peindre — et qui porte aujourd’hui le nom de place du Palais — n’avait pas alors cette physionomie symétrique et régulière que lui ont donnée les constructions modernes.

Vis-à-vis la rue de Bourbon qui conduit aux quais de la Villaine, on voyait, comme on le voit encore, le Palais-de-Justice, commencé sous Louis XIV sur les dessins de Jacques Desbrosses.

Les sommes que coûta ce temple de la bazoche, assez médiocre en réalité, paraissaient si exagérées que Louis XVI, avec ses idées d’économies bourgeoises, regrettait que le grand roi ne l’eût pas fait construire en écus de six livres.

Mais rien n’était assez beau, assez grandiose pour messieurs du Parlement.

A gauche, en sortant du palais, on trouvait le couvent des Cordeliers (démoli en 1830), qui communiquait par un souterrain au vieux couvent de Saint Georges, agrandi sous Louis XV par la piété d’une dame de Lafayette, et converti depuis la révolution en une caserne d’infanterie.

Un couvent de moines et un couvent de nonnes communiquent par un souterrain. — Quel scandale cela devait produire trois ans plus tard.

Le reste de la place, formant un grand carré, avait gardé sa physionomie du moyen-âge ; les boutiques n’étaient alors que des rez-de-chaussée, humides et obscurs, de maisons en bois et en torchis, avec de petites portes, lourdes et massives, des fenêtres étroites et de longues allées obscures.

En face du couvent des Cordeliers, — on voyait, sur une petite enseigne de bois, noire, deux mains enlacées peintes en jaune, c’était là le café de l’UNION, auquel nous avons déjà rendu visite.

C’est sur cette place, telle que nous venons de la décrire, qu’allait avoir lieu cette lutte étrange des jeunes gens de la bourgeoisie, — plutôt que du peuple — contre ceux de la noblesse. On se serait cru dans une de ces villes italiennes du moyen-âge, — où se livraient des combats entre les grandes maisons rivales, divisées par des haines purement politiques ou religieuses. — Ici un élément nouveau apparaissait, — deux castes ennemies se trouvaient en présence. Quant au peuple, il se divisait en deux partis, — les laquais du côté des nobles, les ouvriers du côté des étudians.

Beau spectacle, pourtant ! — offrant l’image d’un tournoi chevaleresque, — sous les regards des nobles dames, qui encourageaient du regard leurs champions, — tandis que les pauvres bazochiens n’avaient à attendre d’elles que mépris et qu’injures.

Cependant, Gabrielle avait remarqué Georges dans la foule qui s’était rangée devant le café de l’Union. Elle se retourna avec crainte du côté de M. de Tinteniac ; il avait disparu. — Un instant après elle le vit reparaître sur la place, où il se mêla parmi les gentilshommes.

— Hors d’ici les lâches !... cria-t-il en faisant tournoyer son épée.

— Oui !... répondit Georges avec amertume, — ceux-là sont des lâches qui arment leurs valets pour nous assommer...

Les épées furent tirées, — les pistolets armés.

— Retirez-vous ! M. de Boishüe, — dit Moreau avec sang-froid, — votre mère est là au balcon, ne nous forcez pas de vous tuer sous ses yeux.

— Feu !... s’écria Tinteniac.

— Feu !... répéta Moreau.

Vingt coups de feu partirent en même temps des deux côtés... MM. de Saint-Riveul et Boishüe tombèrent morts.

Georges s’élança au premier rang et croisa l’épée avec Tinteniac. Celui-ci, plus expert dans l’art de l’escrime, écarta le fer, lui porta un coup droit et l’atteignit profondément à l’épaule.

Georges tomba.

Un mouvement tumultueux se faisait en ce moment dans la foule, de sorte qu’aucun de ses camarades ne put lui porter secours. Bernadotte venait d’apercevoir le comte de Lamotte, et, perçant jusqu’à lui, à l’aide d’un groupe d’amis, il l’avait pris à la gorge et précipité à genoux. L’épée impuissante du comte roula à terre, et Bernadotte accabla son adversaire des coups du pommeau de la sienne, brisée la veille, en criant : — Tiens, lâche ! tu ne vaux pas un coup de pointe... Ah ! tu ne te bats pas avec un sergent, — mais le sergent a bien le droit de t’assommer, n’est-ce pas ?

Puis, le voyant à terre, il le poussa du pied sans daigner l’achever.

Tels furent les deux épisodes les plus saillans de cette journée.

De tous côtés, gentilshommes et étudians accouraient au bruit et se battaient partout où ils se rencontraient ; — chaque rue, chaque place devint le théâtre d’un duel, et la mêlée ne cessa qu’avec le jour.

La nuit, les nobles enfoncèrent la boutique de l’armurier Jourgeon, brisèrent les banquettes des Etats, et se barricadèrent dans le cloître des Cordeliers.

Le lendemain, la place du Palais était pleine de jeunes gens, accourus de Saint-Malo et des villes voisines.

Enfin, grâce à l’intervention de M. le comte de Thiard, la paix fut rétablie pour quelque temps, et les Nobles consentirent à quitter le couvent des Cordeliers à des conditions assez insolentes, qui pourtant furent acceptées.

 

CHAPITRE VII.

LES DEUX FRÈRES.

Les Cordeliers venaient d’être évacués par les gentilshommes ; la lutte était finie dans la rue, et la bonne ville de Rennes était retombée dans sa léthargie accoutumée.

Il était près de minuit.

Le comte de Fayolle se promenait seul, soucieux et pensif, dans la chambre qu’il occupait depuis quelques jours à l’hôtel de son frère.

Le marquis entra.

Les premiers jours de son arrivée avaient été complètement absorbés par les visites de ses amis qu’il revoyait après une absence de dix-huit années.

C’était à peine s’il avait trouvé quelques heures pour causer avec le comte son frère.

— Tout est calme ? demanda le comte.

— Pour le moment, du moins.

— Oh ! cela ne peut aller bien loin.

— Qui sait ?

— Le général Thiard est un esprit ferme et prudent à la fois.

— Les soldats répriment les émeutes — et précipitent les révolutions.

— Nous n’en sommes pas encore là, Dieu merci.

— Je l’espère... Pourtant les haines me semblent bien vives, entre la noblesse et le peuple... J’ai déjà remarqué les mêmes symptômes à Paris.

— Enfin, Dieu protège la France !

— Dieu protège la France !

— Assieds-toi là, dit le comte, en indiquant à son frère un fauteuil de l’autre côté de la cheminée. Nous avons à causer de choses très sérieuses. — Qu’est-ce donc que cette petite fille que tu nous as ramenée d’Amérique ?

— C’est ma fille.

— Je le suppose... Mais, tu ne t’es pas marié là-bas, je pense.

— Sa mère est morte, — dit le marquis, en évitant de répondre.

— Je comprends, — dit le comte avec un mouvement de satisfaction intérieure, tu as toujours été de ceux qui aiment souvent... mais qui n’épousent jamais.

— D’ici à quelques jours, j’aurai besoin d’argent, dit le marquis avec l’embarras d’un homme qui méprise les détails et qui commence à prévoir le moment où il lui faudra compter.

— De l’argent !... et où veux-tu que j’en prenne ?

— Mais, il me semble que ma fortune...

— Ta fortune ? elle est dans un tel état !... Tu étonnes Paris par un luxe de prince... tu fais des voyages d’Amérique... tu donnes des fêtes magnifiques... Tout cela est fort beau, mais cela coûte, mon cher ! L’argent est rare en Bretagne... et pour éviter le scandale des emprunts hypothécaires, j’ai été forcé d’emprunter, sous main, à des taux fabuleux.

— C’est bon... nous paierons tout cela.

— Comment ?

— Je n’en sais rien... nous verrons.

— Prends garde, mon frère ; quand une fois on a des dettes, on peut se regarder comme ruiné : ce n’est pas qu’une question de temps ; c’est la pelotte de neige qui grossit... c’est la tache d’huile qui s’étend.

Le marquis fit un mouvement d’impatience.

— Voyons, dit le comte, combien te faut-il ?

— Un bagatelle... une vingtaine de mille livres...

— Vingt mille livres !... c’est beaucoup dans ce moment—ci... enfin, j’en parlerai au père Martinet...

— Qu’est-ce que le père Martinet ?... Un usurier ?...

— C’est un fripon de bas étage qui prête pour ces coquins de premier ordre que l’on nomme traitans.

— Demandes-en au diable si tu veux, pourvu que j’en aie...

— Tu es mon maître... c’est toi l’aîné, la fortune t’appartient... Seulement je te répète de prendre garde... tu vas vite...

— Eh ! mon Dieu ! cela me regarde, — dit le marquis impatienté... Mais toi-même, tu ferais bien de surveiller un peu mieux les affaires de ta maison.

— Que veux-tu dire ?

— On parle beaucoup d’une aventure de ta fille avec un nommé Georges... qui n’a pas d’autre nom...

— Une aventure ?... Un enfantillage tout au plus !

— Tu ne sais pas tout... et cela probablement a été plus loin que tu ne l’imagines.

— Pourquoi cela ?

— Cet après-midi, Gabrielle était à une fenêtre pendant qu’on se battait sur la place du Palais, et, en voyant Georges tomber blessé par Tinteniac, elle a jeté un cri et s’est évanouie.

— Ne veux-tu pas qu’une jeune fille de seize ans voie une bataille du même œil que le prince de Condé ou le maréchal de Saxe ?

— Cette émotion a été jugée différemment par plusieurs personnes... On a parlé de rendez-vous, de sermens.

— Bergerades que tout cela ! et, mieux que personne, tu dois savoir qu’en penser, toi le plus mauvais sujet que je connaisse.

— C’est possible, mais celui qui épouse a le droit de se montrer plus exigeant... et je ne serais pas surpris que, maintenant, M. de Tinteniac n’y regardât à deux fois...

— Comme il lui plaira... je n’ai pas d’ailleurs l’intention de marier ma fille avant un couple d’années... ce n’est encore qu’une enfant...

— Mais après tout, si elle l’aime, ce Georges, pourquoi ne la lui donnerais-tu pas ?...

— Sais-tu ce que c’est que ce garçon ?

— Un enfant trouvé, je crois... un bâtard ?

— Et tu veux que je lui donne ma fille ?

— Pourquoi pas ?

— A un bâtard ?...

— Sans doute... ne sais-tu pas qu’en Espagne, tout bâtard est de droit gentilhomme...

— Parce que ?...

— Parce qu’il est possible qu’il le soit.

— Donner ma fille à ce petit bonhomme, il y aurait de quoi me faire montrer au doigt par tout le monde... et tout le monde aurait raison... Nous ne sommes pas en Espagne, mon cher ami, nous sommes en Bretagne, c’est-à-dire dans un pays où la noblesse est le plus entichée de ses privilèges... Tu me pardonneras de n’avoir pas encore tout à fait dépouillé tous mes vieux préjugés de gentilhomme ; je n’ai pas comme toi passé ma jeunesse à courir le monde et les aventures... Je suis resté claquemuré comme un seigneur du douzième siècle — dans mon vieux château d’Epinay, que j’ai fait restaurer de mon mieux.

— Ton château d’Epinay ?... dit le marquis avec un mouvement de surprise.

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13 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 10e livraison. Pas de feuilleton de Nerval le 12 mars.

Les deux frères en viennent à se remémorer la tragique histoire du comte et de la comtesse de Maurepas, le comte assassiné, la comtesse désormais cloîtrée dans un couvent de Bénédictines. Et tandis que le marquis se rappelle ces événements passés, le comte morigène sa fille.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE VII.

LES DEUX FRÈRES. — (Suite).

Le comte de Fayolle reprit :

— Comment ! est-ce que tu ne sais pas que j’ai par ma femme hérité du comte de Maurepas, mort sans héritiers et sans testament ?

— Mais... le comte avait un fils, ou une fille... je ne sais.

— Qui t’a dit cela ?....

— Ma mémoire peut me tromper... mais pourtant il me semble...

— Il te semble... — dit le comte avec un mouvement d’épaules, mais moi, je le sais mieux que personne, puisque j’en ai hérité...

Le marquis demeura un instant pensif, les yeux fixés à terre...

— Tu ne connais pas l’histoire de Maurepas ? — demanda le comte.

— J’ai peu connu le comte... seulement j’ai quelquefois rencontré la comtesse à Paris, chez Mme de Penguern, et je croyais me rappeler...

— Le comte de Maurepas, mon cher, a été assassiné à la porte de son château.

— Assassiné !... s’écria le marquis, qui aussitôt comprima son émotion.

— Je te l’écrivis dans le temps ; mais tu l’auras oublié... peut-être même n’avais-tu pas le temps de lire mes lettres. — Après sa mort, la comtesse resta six mois dans son château sans vouloir voir personne... puis un jour elle alla s’enfermer au couvent des Bénédictines, qui est au milieu de la forêt de Rennes. 

Le marquis prit son chapeau et sortit sans laisser une parole d’adieu, sans même prendre garde à ce qu’il faisait... La nuit fatale du 13 janvier venait tout-à-coup de se dresser devant lui avec son drame sanglant, et les conséquences si terribles...

Il revoit la grande salle du château d’Epinay : les portraits de famille, roides et rébarbatifs, s’ennuyant dans leurs cadres enfumés ; la comtesse, évanouie sur le sofa, — le comte debout, l’œil en feu, ses habits en désordre, l’air terrible et menaçant... puis les événemens se suivent, se précipitent avec la rapidité de la foudre...

A dix pas du château, sur la lisière du bois, deux pistolets sont jetés à terre... deux coups de feu partent... Il entend le bruit sourd d’un corps qui tombe lourdement, — le dernier râle de l’agonie.

Il se sent pâlir, une sueur froide perle à son front... et il fuit dans l’ombre, se cachant lâchement, comme un voleur, comme un assassin.

Le marquis, tout à ses souvenirs, laissa tomber son front dans ses deux mains et se prit à pleurer comme un enfant...

 

CHAPITRE VIII.

CONSEILS D’UN PÈRE À SA FILLE.

La nuit passée au bal de l’hôtel de Fayolle avait étrangement modifié les idées de Gabrielle. Une jeune fille dans un bal, c’est l’ange dans le camp des Philistins : que d’enfans pures qui ignoraient leur beauté, et comme Eve ne savaient pas qu’elles étaient nues, sont revenues de ces fêtes, le corps brûlant, le cœur défloré, la tête agitée.

La lumière des bougies les avaient éclairées sur des choses inconnues : maintenant, enfermées dans leurs robes montantes, elles jalousent les jeunes femmes qui découvrent leurs gorges. La puissance du corset leur est révélée : elles s’étudient à le serrer autour de leur taille, à se plier, se dresser, marcher, prendre des poses gracieuses et irritantes ; la chaleur du bal amollit leur âme, fond leur innocence ; leur imagination inquiète s’égare à la recherche d’un monde inconnu... Des sensations nouvelles, incomprises, les font frissonner, et des rêves étranges tourmentent leurs couches solitaires. Alors, elles parfument leurs corps, frisent leurs cheveux, stylent leurs paroles, dirigent leurs regards, et les dressent à la conquête d’un mari.

Rentrée chez elle, Gabrielle, encore émerveillée des splendeurs de la fête, avait refait toute sa nuit, s’était rappelé le plus léger incident, les paroles les plus insignifiantes... et elle réfléchit longuement.

Quelle différence entre les jugemens du monde auquel elle venait d’être initiée, et l’Eldorado fantastique dans lequel elle s’était endormie jusque-là !... Comme elle eût rougi, la chère enfant, si quelqu’un de ces beaux seigneurs de velours et de satin, ou de ces grandes dames diamantées, avait pu lire au fond de son cœur et connaître son secret !

Quelle figure aurait faite le pauvre Georges, parmi tous ces beaux seigneurs, si fiers, si élégans !... Il y avait donc entre eux une immense différence ! Evidemment, son amour n’avait été qu’une surprise, qu’un rêve... et ce serait vraiment folie à elle que de sacrifier des prérogatives dont elle ne soupçonnait pas l’importance.

A cause d’elle, Georges avait, il est vrai, éprouvé une sanglante injure ; mais aussi à qui la faute ? Pourquoi s’était-il avisé de l’aimer ? Ne devait-il pas sentir la distance que la naissance et la fortune avait mise entre eux ? et même, cet amour — si toutefois on peut appeler amour un enfantillage de quelques mois, — Georges l’avait sans doute oublié, puisqu’on le voyait au premier rang parmi les ennemis les plus acharnés de la noblesse. Voilà ce que disait la raison.

Mais tout aussitôt l’amour lui rappelait Georges tombant sous ses yeux, blessé par Tinteniac, — et, malgré elle, la pauvre enfant, elle se prenait à haïr Tinteniac, et à s’attendrir sur le sort de Georges...

Que pensait-il d’elle à cette heure ? souffrant et malheureux, elle ne pouvait que le plaindre... Arrogant et fier, elle eût pu le haïr et le mépriser, mais la pensée que Georges se mourait peut-être en la maudissant comme une femme fausse et perfide, troublait son sommeil et la faisait cruellement souffrir.

L’entrée de son père chez elle vint interrompre ces profondes méditations.

Malgré la sécurité apparente du comte, les révélations de son frère l’avaient légèrement inquiété ; et il n’était pas fâché de voir jusqu’à quel point ses craintes étaient fondées.

Après quelques paroles insignifiantes, il alla s’asseoir sur un fauteuil auprès de la fenêtre où Gabrielle travaillait habituellement ; et donnant à sa voix l’inflexion la plus caressante :

— Viens ici, dit-il en attirant la jeune fille sur ses genoux, nous avons à causer de choses qui t’intéressent profondément : hier, pendant que M. de Tinteniac et Georges se battaient, tu es tombée évanouie.

— J’ai eu peur, — dit Gabrielle en se sentant rougir.

— Pour lequel ?

— Je n’ai pas pensé...

— Ecoute, mon enfant, nous ne sommes plus au fond des bois, au château d’Epinay, où l’on peut vivre et penser à sa guise ; ici, nos paroles, nos gestes, nos regards même sont jugés, commentés et sévèrement appréciés. — C’est toute une vie à apprendre... Souvent même il nous faut cacher comme des crimes nos pensées les plus innocentes en réalité : ainsi, par exemple, au château, tu aimais M. Georges.

— Je l’aimais... dit Gabrielle avec une petite moue et un mouvement d’épaules... c’est-à-dire qu’il me plaisait un peu…

— Tu sais si là-bas je t’ai jamais fait la moindre observation à cet égard... mais le monde sera moins indulgent peut-être, et tôt ou tard il te jugera sévèrement.

— Que puis-je craindre ?

— Je ne sais, mais sois sûre que M. de Tinteniac recevra d’étranges confidences...

— Que m’importe ?

— Prends garde ! nous autres de la noblesse, nous vivons pour le monde d’abord, et pour nous ensuite. Nous avons un nom qu’il faut transmettre pur et honoré à nos descendans. Aujourd’hui, je puis te parler sérieusement, parce que tu n’es plus une petite fille.

Gabrielle prit la pose et la dignité qui convenait à une grande demoiselle.

Qu’une femme de la bourgeoisie épouse l’homme qui lui plaît, il n’y a aucun inconvénient à cela... mais, nous avons, nous autres, un rang à tenir dans le monde... la chose la plus importante pour nous est donc la fortune... J’en ai très peu, n’étant pas l’aîné, — et tu comprends... Ainsi, admettons que tu aimes ce petit Georges...

— Je ne l’aime pas, mon père, balbutia Gabrielle.

— Quand tu l’aimerais, il n’y aurait pas grand mal à cela... car, comme me disait l’autre jour l’abbé Péchard, on n’est pas maître d’aimer ou de haïr qui l’on veut.

— L’abbé Péchard disait cela !

— Oui, ma fille... tu sais que je n’aime pas beaucoup les prêtres. « Ils ne sont pas ce qu’un vain peuple pense. » C’était l’opinion de M. de Voltaire, et c’est aussi la mienne... mais il en faut. — Péchard est fort tolérant et de bon conseil... Quant à toi, ma fille, tu dois avant tout te garder de compromettre ton avenir... La réputation d’une jeune personne est fragile comme le verre, on ne lui tient aucun compte de son inexpérience, le monde est pour elle d’une sévérité impitoyable, — et la moindre étourderie peut compromettre l’honneur de toute une famille respectable... Une fois mariée, c’est autre chose...

— Mon père...

— Enfin, on fait comme on veut... Dans la noblesse, le mariage, c’est l’indépendance de la femme... elle peut voir et aimer qui bon lui semble, elle a le beau rôle ; — mais avant tout, il faut se marier.

— Oh ! je ne suis pas pressée...

— Je le sais... seulement, il faut, pour l’avenir, te montrer prudente et circonspecte à l’excès... éviter avec le plus grand soin tout ce qui pourrait prêter aux insinuations perfides, aux suppositions malveillantes...

— Je ne vous comprends pas, mon père...

— Pour cela, il faut commencer par avoir en l’abbé Péchard et en moi une confiance illimitée...

— Mais, mon père, je n’ai rien à vous cacher, dit Gabrielle.

— Bien vrai ?

— Je vous jure...

— Attends... Qu’as-tu fait de l’anneau de ta mère que je te donnai quand tu sortis du couvent ?

— J’avais eu peur de le perdre, et je l’ai laissé au château...

— Tu ne mens pas ? dit le marquis lentement.

Gabrielle se troubla sous le regard profond et pénétrant de son père.

— Je l’ai égaré il y a quelque temps, — dit-elle en détournant les yeux. — Je ne voulais pas vous le dire de crainte de vous affliger...

— Tu sais que j’y tenais beaucoup... C’était l’alliance de ta mère... Nos deux noms sont gravés à l’intérieur... Il est très fâcheux que tu l’aies perdu... Mais ce qui serait plus malheureux encore, c’est que cet anneau fût tombé entre les mains d’un jeune homme qui, par fatuité, pourrait le montrer à ses amis... Tu comprends, n’est-ce pas, quelles présomptions cela ferait peser sur toi, et quelle apparence de vérité cela donnerait à ses mensonges...

Gabrielle rougit et pâlit tour à tour. En ce moment elle maudissait Georges et l’inexplicable folie qui l’avait entraînée vers lui...

— Que répondrais-tu, par exemple, à quelqu’un qui viendrait te dire que M. Georges l’a montré à ses amis du café de l’Union ?

— Que c’est un misérable et un lâche ! s’écria Gabrielle avec indignation.

— On ne te croirait pas, ou du moins on ferait semblant de te plaindre d’avoir si mal placé ton affection... Voyons, ma fille, avoue-moi franchement que tu lui as donné cet anneau, et nous verrons ce qui nous reste à faire pour prévenir les suites de ton étourderie...

Touchée par tant de bonté, Gabrielle cacha en pleurant son front rouge de honte dans le sein de son père.

— Il faut redemander cet anneau, — dit le comte, c’est indispensable. — Seulement, si Péchard ou moi exigions que ce jeune homme le rendît — il est probable qu’il nous le refuserait... Il faudrait que la demande soit faite par toi.

— Je n’oserai jamais ! mon père, dit Gabrielle en sanglotant.

— C’est pénible, je le comprends ; mais enfin c’est un mal nécessaire... Tu ne veux pas te retrouver seule avec lui ?

— Oh ! jamais... J’aimerais mieux mourir.

— Eh bien, tu iras trouver Marianne de Renac ; c’est une excellente femme, prudente et de bon conseil ; et elle lui fera comprendre, de ta part, l’indélicatesse et la lâcheté qu’il y aurait à abuser de l’étourderie, de l’inexpérience d’une jeune fille, de son imprudence même...

— Ah ! mon père, c’est une faute que je ne me pardonnerai pas !...

— Aie seulement cet anneau, dit le comte en la baisant au front, et nous verrons, Péchard et moi, ce qui reste à faire.

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14 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 11e livraison.

Remonté à sa mémoire, l’épisode tragique rappelé par son frère suscite chez le marquis de Fayolle le désir d’en savoir plus sur l’enfant né de ses amours adultères. Il se rend donc au couvent des Bénédictines dont Mme de Maurepas est devenue abbesse. Mais, soutenue par le recnt teur Huguet, cette dernière se montre muette sur l’identité de l’enfant.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE IX.

LES BÉNÉDICTINES.

Rentré dans son appartement, le marquis se promena toute la nuit, le front soucieux et penché, les bras croisés sur la poitrine. Il éprouvait pour le sommeil cet insurmontable dégoût que donnent les passions violemment surexcitées.

Oubliés pendant près de vingt années, chassés chaque jour par des distractions nouvelles, ses souvenirs se réveillaient tout-à-coup, vifs et pénétrans comme s’ils étaient de la veille... Jusque-là le marquis n’avait pas attaché plus d’importance à cette aventure qu’aux mille bonnes fortunes qui avaient accidenté sa vie folle et dissipée. Une bonne fortune et un duel, M. de Fayolle ne s’étonnait pas pour si peu... Mais le nom du château d’Epinay, la suppression de l’enfant, brusquement tombés dans la conversation, l’avaient violemment impressionné. Pour la première fois de sa vie, peut-être, il se prenait à réfléchir aux conséquences d’un caprice, d’une fantaisie...

Un mari tué, une femme aimée, un moment du moins, arrachée à une vie douce et tranquille, et ensevelie pour toujours dans l’horreur d’un cloître... Un enfant...

Qu’était devenu cet enfant ?...

Il ne pouvait l’oublier, la comtesse était enceinte, — et même c’était afin de cacher une faute pour laquelle toute excuse était impossible, qu’elle s’était résignée d’abord à suivre le marquis à Paris.

L’arrivée imprévue du marquis de Maurepas avait détruit leurs projets et précipité le dénouement de cette aventure sanglante.

Si l’enfant était mort en venant au monde, pourquoi avoir caché sa naissance ?... S’il était vivant, — pourquoi ne pas lui avoir laissé le nom et la fortune des Maurepas ?...

Pourquoi, enfin, tous ces biens étaient-ils passés entre les mains de son frère ?...

Le lendemain matin, le marquis sortait seul, à cheval, et se dirigeait vers le couvent des Bénédictines, qui se trouvait au milieu de la forêt de Rennes, à quatre lieues de la ville environ.

Les chemins étaient tristes et déserts, le vent se lamentait dans les grands chênes et les bouleaux, courbait les genêts, les bruyères et les ronces, et balayait une petite pluie froide et pénétrante.

Après avoir hermétiquement fermé son manteau et enfoncé son feutre sur ses yeux, le marquis mit son cheval au galop, et une heure après, il voyait à travers les arbres se dessiner les tourelles aiguës du couvent.

Il mit pied à terre, passa la bride de son cheval dans un anneau de fer scellé dans la muraille, et heurta fortement à la petite porte.

— Qui frappe ?... demanda la tourière à travers le guichet grillé.

— Le marquis de Fayolle.

— Que désirez-vous ?

— Voir Mme la comtesse de Maurepas.

— Nous n’avons pas de comtesse dans cette maison, Monsieur ; — il n’y a que des sœurs Bénédictines, et il n’est possible de leur parler qu’en présence de Mme l’abbesse et avec sa permission.

Le marquis tira un calepin et écrivit son nom sur une feuille qu’il déchira :

— Veuillez, je vous prie, demander à madame l’abbesse quelle est celle de vos sœurs qui a porté le nom de comtesse de Maurepas.

La tourière regarda le marquis avec surprise et lui dit :

— Mais c’est l’abbesse elle-même.

— Eh bien ! c’est à elle que je désire parler.

La tourière prit le papier et ouvrit la porte.

Le marquis la suivit au parloir.

Demeuré seul, il se trouva assailli, dominé par de douloureuses pensées.

Après vingt ans, son passé entr’ouvrait le sépulcre d’un cloître pour lui rappeler les fautes de sa jeunesse : son crime se parait des formes les plus séduisantes, les plus gracieuses...

Il retrouvait Hélène comme il l’avait vue à Paris, dans le salon de Mme de Penguern, avec ses grands yeux noirs, si doux et si tristes à la fois, comme si elle eût déjà pressenti tous les malheurs qui l’attendaient.

En levant les yeux, il vit venir vers lui une femme enveloppée d’une large robe noire, et la tête entièrement couverte d’un long voile blanc.

C’était comme un fantôme glissant sans bruit sur les losanges noirs et blancs du cloître.

Un grillage de bois, peint en noir, les séparait :

— Vous avez demandé à me parler, Monsieur, dit Hélène en écartant légèrement son voile.

D’un regard, le marquis comprit toutes les souffrances passées de cette femme.

Ses grands yeux, cerclés de noir, étaient fatigués par les larmes, et une idée fixe avait creusé, entre ses sourcils, une ride perpendiculaire. Son nez maigri s’était légèrement recourbé sur ses lèvres serrées, et le menton paraissait plus vigoureusement accentué.

Dans ce regard froid, sur ces joues pâlies, il lisait une fierté que rien n’avait pu dompter : mais, sous ce masque impénétrable, il lui était impossible de lire ce qui se passait au fond du cœur.

— Je vous demande pardon, Madame, d’avoir troublé la paix de votre solitude, dit le marquis en s’efforçant de cacher son émotion ; mais vous comprenez, j’espère, que je n’ai cédé qu’à un sentiment impérieux et irrésistible.

— J’ai moi-même hésité longtemps à vous recevoir, monsieur, dit la comtesse d’une voix parfaitement claire ; mais l’abbé Huguet, mon directeur, m’a fait comprendre qu’une dernière entrevue était nécessaire.

— Vous comprenez alors, Madame, le motif de ma visite ?...

— Je le pense, Monsieur.

— Voudrez-vous bien m’apprendre, Madame, ce qu’est devenu l’enfant...

Une vive rougeur colora subitement le front de la comtesse.

— Impossible, Monsieur, — dit-elle en reprenant aussitôt toute son impassibilité.

— Permettez-moi, Madame, — dit le marquis, avec une politesse froide et pleine de dignité, — de vous rappeler que je ne suis pas tout-à-fait un étranger pour vous.

— Je le sais, Monsieur.

— Cet enfant, Madame, vous l’avez abandonné.

— Ç’a été la plus cruelle punition que le ciel ait pu m’infliger.

Le marquis crut voir une larme dans ses yeux...

— Mais il avait, en venant au monde, un nom, une position, une famille... Pourquoi l’avoir déshérité de tout cela ? Vous avez été bien cruelle, Madame !

— N’est-ce pas ? dit la comtesse, — avec un sourire ironique, — à ce crime d’adultère, il fallait joindre le vol... jeter dans une famille, qui m’avait donné son nom, — l’enfant d’un autre homme...

— Et de quel droit, Madame, avez-vous puni cet enfant d’une faute qui n’était pas la sienne ?

— Je n’ai rien fait, Monsieur, que d’après les conseils de personnes plus sages et plus éclairées que moi.

— Enfin, Madame, je ne veux point ajouter mes reproches aux remords que vous avez dû éprouver... Je suis seul coupable, et je veux seul réparer autant qu’il sera en mon pouvoir — tout le mal que j’ai fait... Est-ce une fille ?...

La comtesse baissa les yeux et demeura impassible.

— Je veux lui rendre possible son entrée dans le monde, dans le cas où ses goûts ne lui permettraient pas de passer sa vie dans un cloître...

La comtesse ne leva pas les yeux.

— Si c’est un garçon... dit le marquis en accentuant lentement ses paroles, en cherchant à pénétrer cette femme plus froide en apparence que les dalles de marbre du parloir, — si c’est un garçon, je le placerai à Kergus (1), sous le nom d’un de nos parens éloignés... et peut-être qu’un jour il pourra, par quelque action d’éclat, effacer la tache de.... sa naissance.

La comtesse n’eut pas l’air de comprendre... Seulement un observateur plus attentif eût pu voir ses lèvres frémir et un frisson courir par tous ses membres.

— Mais répondez-moi donc, Madame, dit le marquis, exaspéré de cette froideur glaciale, de cette insensibilité de statue... C’est de mon enfant que je vous parle !...

La comtesse laissa retomber son voile et fit un mouvement pour se retirer. Derrière elle la porte d’une cellule s’ouvrit.

Huguet entra.

Les deux hommes se regardèrent en face un instant. Ils ne s’étaient pas vus jusque-là. Huguet ne connaissait le marquis que par ce qu’il en avait ouï raconter au château d’Epinay.

Il salua le marquis avec une dignité froide, et s’approchant de la grille :

— Madame n’a pas de secrets pour moi, Monsieur, je suis son directeur... et elle m’a confié les douleurs de sa vie passée...

— Ah ! dit le marquis en le toisant du regard, — c’est vous, Monsieur, qui avez pu conseiller à une mère d’abandonner son enfant ?...

— C’est moi, Monsieur — dit Huguet avec fierté, qui n’ai pas voulu que le fils d’un étranger héritât d’un nom et d’une fortune qui ne lui appartenaient pas... C’est moi qui n’ai pas voulu que l’enfant du crime souillât les saintes joies de la maternité...

Hélène cacha son front dans ses deux mains et laissa couler ses larmes qu’elle ne pouvait plus comprimer.

— Je crois, comme vous à la nécessité d’une expiation, M. l’abbé, — dit le marquis, voulant essayer la persuasion, — et je viens vous supplier de m’en donner la possibilité.

— Vous avez attendu dix-neuf ans, monsieur le marquis ?...

— Il n’est jamais trop tard pour se repentir, monsieur l’abbé.

— C’est vrai, Monsieur ; mais de quel droit venez-vous réclamer un bonheur dont vous n’êtes pas digne ?

— Monsieur !... dit le marquis avec fierté. — Puis, se radoucissant tout à coup. — En venant ici, j’ai cru accomplir un devoir que me prescrivait ma conscience... J’ai offert une réparation, vous la refusez... Vous avez sans doute, pour vous montrer aussi sévère, des motifs que je ne connais pas... Mais permettez-moi de vous faire une dernière observation. — Dans toute la France, les esprits sont irrités, la lutte des parlemens contre la royauté peut amener une guerre civile... Hier, Monsieur, sur la place des Cordeliers, le sang a coulé.

— Le sang a coulé !... dit Huguet en pâlissant.

— Les gentilshommes se sont battus contre le peuple et les étudians... des deux côtés, il y a eu des morts et des blessés...

La comtesse poussa un cri étouffé et se sentit chanceler...

Huguet prit son bras pour l’empêcher de tomber... et regardant le comte avec anxiété, il fut un instant sur le point de tout lui avouer...

— Voyez, monsieur l’abbé, ajouta le marquis avec émotion, — si vous voulez m’exposer à tuer mon fils ou à être tué par lui... 

— Votre fils !... dit l’abbé d’une voix attendrie et tendant à travers les barreaux une main tremblante...

Il s’arrêta tout à coup ; — il venait de voir Péchard qui sortait de la sacristie et se dirigeait de leur côté...

— Dieu ne l’a pas voulu !... ajouta-t-il en soutenant la comtesse qui s’affaissait, brisée par sa douleur. — Encore ce sacrifice, Madame, et Dieu veuille que ce soit le dernier !...

Huguet entraîna la comtesse demi-morte. Un instant le marquis les regarda s’éloigner, — puis il sortit sans remarquer le salut obséquieux que lui adressait l’abbé Péchard.

Depuis longtemps déjà, il y avait entre ces deux prêtres une haine sourde, une inimitié violente qui s’était plus nettement dessinée, plus vigoureusement accusée le jour où Georges fut chassé du château d’Epinay.

Huguet avait pour Péchard ce froid dédain, cette profonde indifférence, qu’ont les hommes supérieurs par l’intelligence et par le cœur pour les natures mauvaises et les esprits bornés : ce sentiment toutefois, n’allait pas jusqu’à troubler la parfaite sérénité de son cœur et à diminuer l’amour immense qu’il avait pour l’humanité tout entière.

(1) C’était une sorte d’école militaire où l’on plaçait les enfants nobles, illégitimes ou sans fortune..

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15 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 12e livraison.

À Rennes, à la suite de l’échauffourée, Georges, blessé, a été conduit chez les demoiselles de Renac, « de saintes filles qui auront pour lui tous les soins que réclame sa position » sur les ordres de Péchard qui fait miroiter aux yeux de Georges la perspective d’apprendre le secret de sa haute naissance et arrange une entrevue avec Gabrielle.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE IX.

LES BÉNÉDICTINES. — (Suite.)

Le recteur voyait en Péchard une créature méchante, dont il se bornait à éviter le contact, sans chercher à lui rendre les coups détournés qu’il en avait reçus déjà.

Mais dans le crâne étroit de Péchard, la haine pour Huguet était devenue une passion violente, un tourment continuel.

Il souffrait à la fois de cette supériorité, qui le rapetissait à ses yeux, et de ce dédain qu’il sentait mérité.

Malgré ses fréquentes insinuations sur les croyances peu orthodoxes du recteur, et quoiqu’il eût énergiquement et savamment combattu plusieurs de ses opinions entachées d’hérésie, — Péchard n’avait pu détruire l’influence que ce dernier exerçait sur l’abbesse, — ce qui, par conséquent, le reléguait dans une position secondaire.

Plusieurs fois déjà, il avait éveillé les scrupules de la comtesse, alarmé sa conscience, inquiété son esprit, et toujours, quoi qu’il eût pu faire, elle s’obstinait à garder Huguet pour confesseur, bien que Péchard fût le directeur de la plupart des autres religieuses.

Avec la finesse et la pénétration qu’acquièrent les esprits étroits tournant sans cesse dans le même cercle d’idées, Péchard venait de comprendre qu’il y avait entre Huguet et la comtesse un secret terrible.

La mort de M. de Maurepas, tué à la porte de son château le soir même de son arrivée ; le silence de Jean le Chouan et de sa femme qui avaient toujours refusé de répondre à ses questions ; cette ferme de la Haie que la comtesse leur avait donnée en les renvoyant... cette vocation subite qui l’avait fait s’enfermer dans un couvent, à vingt-deux ans, belle, riche, veuve et sans enfans... Si encore elle avait eu pour son mari une de ces passions violentes qui rendent le monde odieux et la solitude nécessaire... Mais tout le monde savait que leur mariage n’avait été qu’une affaire de convenance arrangée par les grands-parens et subie par les époux.

L’arrivée du marquis au couvent et sa visite à la comtesse qu’il avait fort peu fréquentée, jetaient sur ces conjectures une demi-clarté.

Comment expliquer aussi cet amour si profond de Huguet pour Georges ?

D’où venait-il ce Georges ?... un enfant trouvé...

Mais, en y réfléchissant davantage, Péchard se disait :

S’il était le fils de la comtesse, Georges aurait le nom et les biens des Maurepas... Pour quel motif la mère l’en eût-elle dépouillé ?...

Les âmes inférieures, habituées à tout juger au point de vue de l’intérêt, ne soupçonnent pas même chez les autres les sentimens dont elles-mêmes n’auraient jamais été capables. Le conseil donné par Huguet à la comtesse de ne point donner le nom et la fortune de son mari à un enfant étranger, — que cependant la loi des hommes eût reconnu pour légitime, — était donc lettre close pour Péchard.

Il imaginait plutôt que l’enfant avait dû naître quelque temps avant la mort du comte.

Il aimait à se dire même que Huguet pouvait bien être le père.

Mais alors, comment expliquer la visite du marquis de Fayolle au couvent ?

Enfin, il y avait sur tout cela un voile qu’il espérait ne pas tarder à soulever ; il se hâta de repartir pour Rennes, où il n’avait plus qu’à poursuivre une manœuvre déjà commencée.

 

CHAPITRE X.

L’ENTREVUE.

Voici ce qui était arrivé à la suite du combat de la place des Cordeliers. M. de Thiard, avec ses chasseurs, ayant fini par dissiper l’émeute, — des deux côtés l’on s’empressait de relever les morts et les blessés couchés sur la place du Palais.

Au coin de la rue Saint-François, Péchard avait aperçu deux étudians qui portaient sur un brancard Georges évanoui par suite du coup d’épée qu’il avait reçu de Tinteniac.

— Pauvre enfant ! dit l’abbé d’un ton paterne, il expie cruellement les malheurs d’une éducation vicieuse... Je connais ce jeune homme, dit-il aux étudians. Il est à Rennes seul, sans famille... Portez-le ici près, chez les demoiselles de Renac ; — ce sont de saintes filles qui auront pour lui tous les soins que réclame sa position.

Un quart d’heure après, Georges était couché dans une chambre, chez mesdemoiselles de Renac.

Un médecin pansait sa blessure, et Marianne, assise à son chevet, veillait sur lui avec la touchante sollicitude d’une sœur de charité.

Marianne et Madeleine de Renac occupaient une petite maison, entre cour et jardin, un peu au-dessous de la préfecture. La cour donnait sur la rue qui longe la promenade dite la Mothe-à-Madame, et le jardin du Thabor.

Il était midi ; Marianne était occupée à tricoter dans une grande pièce très propre, servant à la fois de salon et de chambre à coucher, lambrissée à hauteur d’appui et tapissée d’un papier fond bleu avec des fleurs impossibles et des oiseaux invraisemblables.

C’était une petite femme de trente ans, pâle, maigre et austère, vivant fort retirée et ne connaissant de la ville de Rennes, où pourtant elle était née, que le trajet de sa maison à l’église et de l’église à sa maison.

Madeleine, de quelques années plus jeune que sa sœur, avait pour elle une amitié qui était presque de l’adoration ; elle s’efforçait de l’imiter en tout et de s’effacer, pour ainsi dire, derrière elle.

Le lendemain, Georges était hors de danger, et sa blessure ne présentait plus beaucoup de gravité.

En reprenant connaissance, il avait été contrarié de se trouver chez les demoiselles de Renac, qui appartenaient à la noblesse. — Cela pouvait le compromettre auprès de ses amis.

Son mécontentement redoubla quand il apprit que c’était par les soins de Péchard qu’il avait été transporté dans cette maison.

Georges était peu favorablement prévenu en faveur de Péchard, dont il connaissait l’esprit cauteleux et dissimulé.

Mais il se rassura promptement : le médecin qui pansa sa blessure l’assura qu’il pourrait sortir sous quelques jours, en portant son bras en écharpe.

Un instant après, l’abbé Péchard lui faisait demander la permission de le voir.

Georges eût bien voulu éviter cette politesse ironique, mais comment ?... On avait eu pour lui, dans cette maison, les soins les plus affectueux et les plus empressés... seulement, il souffrait de se trouver forcément lié par la reconnaissance à la caste qu’il abhorrait, — en ce moment surtout.

Péchard entra.

Georges tourna la tête et prit un air très souffrant pour éviter toute explication.

Après quelques banalités dévotes sur les avertissemens envoyés par le ciel, sur les châtimens infligés par le Seigneur à ses enfans bien-aimés...

— Mon cher enfant, — dit Péchard d’un ton paterne, que le premier coup qui vous frappe vous mette en garde contre les mauvais exemples et les conseils perfides qui vous précipitent dans la voie de la perdition.

— Je ne suis pas encore guéri, monsieur l’abbé, répondit Georges d’une voix faible. — Les sermons me font mal... Une autre fois, si vous le permettez.

— J’ai quelques mots seulement à vous dire, mon enfant. — Il y a deux sortes d’amis : ceux qui approuvent toujours, et ceux qui ont une voix sévère, de salutaires conseils pour les fautes qu’ils voient commettre.

Georges ferma les yeux et n’eut pas l’air de comprendre.

— Aujourd’hui, mon fils, nous vous voyons avec peine parmi les ennemis les plus acharnés du trône et de l’autel... Déjà le Seigneur vous a châtié... prenez garde...

— Eh ! Monsieur, — dit Georges en rejetant brusquement la couverture, et le regardant avec des yeux brillans de fièvre, — si je suis l’ennemi des nobles, si j’ai juré de les combattre jusqu’à la mort, — à qui la faute ? — Avez-vous oublié la scène du château d’Epinay ?... Qui m’en a fait chasser ?... Qui donc a égayé la noble assemblée de mes aveux surpris, de mes confidences écoutées ?... Voyons, monsieur l’abbé, quand on est l’ennemi des gens, il faut avoir le courage de le leur dire en face.

— Moi, votre ennemi, Georges ?... Ah ! vous me connaissez mal ; je n’eus jamais dans le cœur d’inimitié pour personne, contre vous surtout, l’enfant d’adoption du révérend ecclésiastique que j’estime et honore plus que personne au monde, tout en déplorant souvent ses erreurs philosophiques...

Je vous aime, Georges, comme un fils bien-aimé ; j’espère un jour vous en donner des preuves irrécusables... Seulement, alors, je dus me montrer sévère et impitoyable pour une faiblesse qui ne pouvait que vous rendre malheureux. Sans le vouloir et par la force des choses, vous vous trouviez fatalement entraîné vers une jeune fille appartenant aux premières familles du pays... J’ignorais à cette époque le secret de votre naissance... Aujourd’hui...

— Aujourd’hui ?... s’écria Georges en se levant à demi, et regardant Péchard avec un inexprimable sentiment d’anxiété.

— Aujourd’hui, — reprit l’abbé. — Je n’ai encore que des soupçons, des pressentimens, graves à la vérité... mais j’attendrai d’avoir des preuves certaines, palpables, pour vous dire : voilà votre famille... voilà votre mère !...

— Eh ! Monsieur, — dit Georges en se laissant retomber affaissé sur son lit, — que puis-je attendre de parens qui m’ont abandonné pendant près de vingt années ?

— Si c’est une faute, si c’est un crime, nous appellerons l’expiation par le repentir... Et si, comme je l’espère, votre nom vous le permet, je serai le premier à bénir votre amour.

— Mon amour ?... dit Georges avec colère. J’ai pu aimer la jeune fille timide, l’ange que j’avais rêvé ; mais je n’ai plus que du dédain pour la femme qui vient froidement s’accouder à un balcon pendant que des hommes s’égorgent.

— Eh ! mon Dieu, mon enfant, qui peut sonder les replis mystérieux du cœur des femmes ? Qui vous assure que Gabrielle n’a été attirée que par une curiosité barbare ? N’y avait-il pas dans la foule quelqu’un à qui elle s’intéressait ? Croyez-vous que la haine puisse remplacer aussi subitement une tendre affection dans le cœur candide d’une jeune fille ?

— C’est vrai : M. de Tinteniac était là, dit Georges avec amertume.

— Mieux que moi, reprit l’abbé avec un sourire insinuant, — Mlle de Fayolle pourra vous expliquer le motif qui l’avait attirée à cette fenêtre.

Georges le regarda avec surprise... La porte s’ouvrit.

Gabrielle parut suivie de Mlle de Renac.

L’abbé se retira discrètement en leur adressant un salut.

Dans cette chambre haute et froide, à laquelle l’ordre minutieux répandu partout donnait une empreinte austère, après la visite d’un prêtre et les émotions étranges que ses paroles avaient excitées dans l’âme du jeune homme, l’apparition de Gabrielle avait quelque chose de céleste. Toute la méfiance de Georges, tout son ressentiment, toute son indifférence affectée disparurent comme un brouillard que percent les rayons du jour. Qui n’a admiré avec un charme mêlé de tristesse ces vieilles peintures de jeunes femmes du temps passé, dont la beauté fraîche et radieuse se détache sur le fond bruni d’une ancienne toile tout écaillée. L’œil est vert, le sourcil trace un arc délié qui fait ressortir la blancheur mate du front, la chevelure d’or crespelé fuit sur les tempes en boucles légèrement tordues, la bouche petite et ferme a pris la teinte du grenat, la ligne majestueuse du nez révèle une haute origine ; — il y a dans ces figures quelque chose de l’aïeule et quelque chose de l’enfant... Seulement, elles sont un peu pâles.

Mlle Gabrielle de Fayolle était déjà devenue telle à force d’inquiétude et de douleur, — ou, peut-être encore, à la suite des nuits passées au bal et des impressions du monde nouveau qui s’était ouvert devant elle.

Ce n’était plus, dans tous les cas, la petite fille, à demi paysanne, qui courait les prés avec Georges, qui l’accompagnait à la ferme, — si bien qu’il n’avait jamais pu songer, dans ce temps-là, à la différence de leurs conditions. La soie, le velours et la dentelle étaient aussi pour quelque chose dans cette transformation..

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Le Marquis de Fayolle, livraisons 13 à 18 >>>

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