24 octobre-22 décembre 1850 — Les Faux-Saulniers en 27 livraisons dans Le National.

En quête d'informations sur le personnage historique de l'abbé de Bucquoy qui doit être le sujet du feuilleton promis au National, Nerval se lance dans la recherche d’un livre introuvable, L’Histoire de l’abbé de Bucquoy, dont il a besoin pour donner un tour historique à son feuilleton. C'est ainsi qu'il tombe un peu par hasard sur le manuscrit du journal d'Angélique de Longueval, grand-tante de l'abbé de Bucquoy. Mais avant d'en venir à l'histoire d'Angélique proprement dite, puis à celle de l’abbé de Bucquoy, Nerval va entraîner son lecteur de digressions en digressions à la poursuite du livre introuvable, livrant ainsi quasi quotidiennement au National un texte stupéfiant, certes révélateur de ses recherches d’archives sur l’histoire d’Angélique de Longueval et celle du fameux aventurier prisonnier de la Bastille, mais aussi de la résurgence de souvenirs personnels, première incursion de Nerval dans ses souvenirs d’enfance valoisiens. Le récit, exemplaire de l’écriture excentrique, sera ensuite divisé et publié en plusieurs parties : la part personnelle fut reprise en 1852 dans La Bohême galante VII à XII, l’histoire de l’abbé de Bucquoy (feuilletons du 7 au 22 décembre des Faux Saulniers) fut intégrée en 1852 aux Illuminés, et celle d’Angélique (feuilletons du 24 octobre au 6 décembre des Faux Saulniers) prit place en 1854 dans Les Filles du feu, sous la forme de douze « lettres » adressées à « M.L.D », soit « Monsieur le Directeur », sous-entendu « du National »

Le National a publié le feuilleton de Nerval en tiré à part pour ses abonnés. C’est ce texte que nous suivons, en indiquant les dates de chaque livraison, mais sans répéter le titre générique.

Pour la partie valoisienne du feuilleton, voir la notice RETOURS EN VALOIS, LES FAUX SAULNIERS

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24 octobre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 1re livraison.

De passage à Francfort (objet du feuilleton du 9 septembre 1850 intitulé Excursion rhénane dans La Presse), Nerval a négligé d’y acheter un livre intitulé Histoire de l’abbé de Bucquoy, dont il souhaite s’inspirer pour donner une assise historique à son feuilleton et échapper ainsi aux récentes lois sur la presse concernant le roman-feuilleton. Mais à Paris, le fameux livre se révèle introuvable. Première incursion pleine d’humour dans le monde des bibliothèques et des bibliophiles.

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LES FAUX SAULNIERS.

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HISTOIRE DE L’ABBÉ DE BUCQUOY,

PAR GÉRARD DE NERVAL.

 

Au Directeur du National.

 

Je crains d’avoir pris envers vous un engagement téméraire en vous promettant quelques détails sur un personnage curieux qui vivait dans les dernières années du règne de Louis XIV.

Je sais qu’au National la rédaction est soumise à une exactitude toute militaire, c’est pourquoi je n’hésite pas un instant à accomplir ma promesse ; — cependant, elle se trouve un peu subordonnée à des circonstances imprévues.

Il y a un mois environ, je passais à Francfort. — Obligé de rester deux jours dans cette ville que je connaissais déjà, — je n’eus d’autre ressource que de parcourir les rues principales, encombrées alors par les marchands forains. La place du Rœmer, surtout, resplendissait d’un luxe inouï d’étalages, et, près de là, le marché aux fourrures étalait des dépouilles d’animaux sans nombre, venues soit de la Haute-Sibérie, soit des bords de la mer Caspienne. — L’ours blanc, le renard bleu, l’hermine étaient les moindres curiosités de cette incomparable exhibition ; plus loin, les verres de Bohême aux mille couleurs éclatantes, montés, festonnés, gravés, incrustés d’or, s’étalaient sur des rayons de planches de cèdre, — comme les fleurs coupées d’un paradis inconnu.

Une plus modeste série d’étalages régnait le long de sombres boutiques, entourant les parties les moins luxueuses du bazar, — consacrées à la mercerie, à la cordonnerie et aux divers objets d’habillement. C’étaient des libraires, venus de divers points d’Allemagne, et dont la vente la plus productive paraissait être celle des almanachs, des images peintes et des lithographies : le Wolks-Kalender (almanach du peuple), avec ses gravures sur bois, — représentant les luttes populaires de Francfort et de Bade, les portraits de Hecker, des principaux membres de l’Assemblée nationale allemande, — les chansons politiques, les lithographie de Robert Blum et des héros de la guerre de Hongrie, voilà ce qui attirait les yeux et les kreutzers de la foule. Un grand nombre de vieux livres, étalés sous ces nouveautés, ne se recommandaient que par leurs prix modiques, — et je fus étonné d’y trouver beaucoup de livres français.

C’est que Francfort, ville libre, a servi long-temps de refuge aux protestans, — comme les principales villes des Pays-Bas, elle fut long-temps le siège d’imprimeries qui commencèrent par répandre en Europe les œuvres hardies des philosophes et des mécontens français, — et qui sont restés, sur certains points, des ateliers de contrefaçon pure et simple, qu’on aura bien de la peine à détruire.

Il est impossible, pour un Parisien, de résister au désir de feuilleter de vieux ouvrages étalés par un bouquiniste. Cette partie de la foire de Francfort me rappelait les quais, — souvenirs pleins d’émotion et de charme. J’achetai quelques vieux livres, — ce qui me donnait le droit de parcourir longuement les autres. Dans le nombre, j’en rencontrai un, imprimé moitié en français, moitié en allemand, et dont voici le titre, que j’ai pu vérifier depuis dans le Manuel du libraire de Brunet :

« Événement des plus rares, ou histoire du sieur abbé Comte de Bucquoy, singulièrement son évasion du fort l’Évêque et de la Bastille, avec plusieurs ouvrages vers et prose, et particulièrement la game des femmes, se vend chez Jean de la France, rue de la Réforme, à l’Espérance, à Bonnefoy. — 1719 »

Le libraire m’en demanda un florin et six kreutzers (on prononce cruches). Cela me parut cher pour l’endroit, et je me bornai à feuilleter le livre, — ce qui, grâce à la dépense que j’avais déjà faite, m’était gratuitement permis. Le récit des évasions de l’abbé de Bucquoy était plein d’intérêt ; mais je me dis enfin : je trouverai ce livre à Paris, aux bibliothèques ou dans ces mille collections où sont réunis tous les mémoires possibles relatifs à l’histoire de France. Je pris seulement le titre exact, et j’allai me promener au Meinlust, sur le quai du Mein en feuilletant les pages du Wolks-Kalender.

A mon retour à Paris, je trouvai la littérature dans un état de terreur inexprimable. Par suite de l’amendement Riancey à la loi sur la presse, il était défendu aux journaux d’insérer ce que l’assemblée s’est plu à appeler le feuilleton-roman. J’ai vu bien des écrivains, étrangers à toute couleur politique, désespérés de cette résolution qui les frappait cruellement dans leurs moyens d’existence.

Moi-même, qui ne suis pas un romancier, je tremblais en songeant à cette interprétation vague qu’il serait possible de donner à ces deux mots bizarrement accouplés : feuilleton-roman. Je m’étais engagé, depuis long-temps, à faire pour vous un travail littéraire, tel que ceux que j’ai pu faire insérer dans plusieurs revues ou journaux ; — et, lorsque vous m’avez rappelé ma promesse, je vous ai donné ce titre : L’Abbé de Bucquoy, pensant bien que je trouverais très vite à Paris les documens nécessaires pour parler de ce personnage de façon historique et non romanesque, — car il faut bien s’entendre sur les mots.

Le double intérêt scientifique et littéraire qui devait s’attacher à l’appréciation de la vie et des écrits de l’abbé de Bucquoy vous décida en faveur de ce travail, lequel rentre dans une série d’études dont j’ai publié déjà quelques parties.

Voici maintenant ce qui m’est arrivé depuis que l’abbé de Bucquoy a été annoncé dans le National. — Je m’étais assuré de l’existence du livre en France, et je l’avais vu classé non seulement dans le manuel de Brunet, mais aussi dans la France littéraire de Quérard. — Il paraissait certain que cet ouvrage, noté il est vrai comme rare, se rencontrerait facilement, soit dans quelque bibliothèque publique, soit encore chez un amateur, soit chez les libraires spéciaux.

Du reste, ayant parcouru le livre, — ayant même rencontré un second récit des aventures de l’abbé de Bucquoy dans les lettres si spirituelles et si curieuses de Mme Dunoyer, — je ne me sentais pas embarrassé pour donner le portrait de l’homme et pour écrire sa biographie selon des données irréprochables.

Mais je commence à m’effrayer aujourd’hui des condamnations suspendues sur les journaux pour la moindre infraction au texte de la loi nouvelle. Cinquante francs d’amende par exemplaire saisi, c’est de quoi faire reculer les plus intrépides : car, pour les journaux qui tirent seulement à vingt-cinq mille, et il y en a plusieurs, — cela représenterait plus d’un million. On comprend alors combien une large interprétation de la loi donnerait au pouvoir de moyens pour éteindre toute opposition. Le régime de la censure serait de beaucoup préférable. Sous l’Ancien Régime, avec l’approbation d’un censeur, — qu’il était permis de choisir, — on était sûr de pouvoir sans danger produire ses idées, et la liberté dont on jouissait était extraordinaire quelquefois. J’ai lu des livres contresignés Louis et Phélippeaux qui seraient saisis aujourd’hui incontestablement.

Le hasard m’a fait vivre à Vienne sous le régime de la censure. Me trouvant quelque peu gêné par suite de frais de voyage imprévus, et en raison de la difficulté de faire venir de l’argent de France, j’avais recouru au moyen bien simple d’écrire dans les journaux du pays. On payait cent cinquante francs la feuille de seize colonnes très courtes. Je donnai deux séries d’articles, qu’il fallut soumettre aux censeurs.

J’attendis d’abord plusieurs jours. On ne me rendait rien. — Je me vis forcé d’aller trouver M. Pilat, le directeur de cette institution, en lui exposant qu’on me faisait attendre trop long-temps le visa : — il fut pour moi d’une complaisance rare, — et il ne voulut pas, comme son quasi-homonyme, se laver les mains de l’injustice que je lui signalais. J’étais privé, en outre, de la lecture des journaux français, car on ne recevait dans les cafés que le Journal des Débats et la Quotidienne. M. Pilat me dit : « Vous êtes ici dans l’endroit le plus libre de l’empire (les bureaux de la censure), et vous pouvez venir y lire, tous les jours, même Le National et Le Charivari ».

Voilà des façons spirituelles et généreuses qu’on ne rencontre que chez les fonctionnaires allemands, et qui n’ont que cela de fâcheux qu’elle font supporter plus long-temps l’arbitraire.

Je n’ai jamais eu tant de bonheur avec la censure française — je veux parler de celle des théâtres, — et je doute que si l’on rétablissait celle des livres et des journaux, nous eussions plus à nous en louer. Dans le caractère de notre nation, il y a toujours une tendance à exagérer la force, quand on la possède, ou les prétentions du pouvoir, quand on le tient en main. — Qu’attendre donc d’une situation qui attaque si gravement les intérêts et la sécurité même des écrivains non politiques ?

Je parlais dernièrement de mon embarras à un savant, qu’il est inutile de désigner autrement qu’en l’appelant bibliophile. Il me dit : Ne vous servez pas des lettres galantes de Mme Dunoyer pour écrire l’histoire de l’abbé de Bucquoy. Le titre seul du livre empêchera qu’on le considère comme sérieux ; attendez la réouverture de la bibliothèque (elle était alors en vacances), et vous ne pouvez manquer d’y trouver l’ouvrage que vous avez lu à Francfort.

Je ne fis pas attention au malin sourire qui, probablement, pinçait alors la lèvre du bibliophile, — et, le 1er octobre, je me présentais l’un des premiers à la bibliothèque nationale.

M. D*** est un homme plein de savoir et de complaisance. Il fit faire des recherches qui, au bout d’une demi-heure, n’amenèrent aucun résultat. Il feuilleta Brunet et Quérard, y trouva le livre parfaitement désigné, et me pria de revenir au bout de trois jours ; — on n’avait pas pu le trouver. Peut-être cependant, me dit M. D***, avec l’obligeante patience qu’on lui connaît, — peut-être se trouve-t-il classé parmi les romans.

Je frémis : — Parmi les romans ?... mais c’est un livre historique !... cela doit se trouver dans la collection des Mémoires relatifs au siècle de Louis XIV. Ce livre se rapporte à l’histoire spéciale de la Bastille : il donne des détails sur la révolte des Camisards, sur l’exil des protestans, sur cette célèbre ligue des Faux Saulniers de Lorraine, dont Mandrin se servit plus tard pour lever des troupes régulières qui furent capables de lutter contre des corps d’armée et de prendre d’assaut des villes telles que Beaune et Dijon !...

— Je le sais, me dit M. D***, mais le classement des livres, fait à diverses époques, est souvent fautif. On ne peut en réparer les erreurs qu’à mesure que le public fait la demande des ouvrages. Il n’y a ici que M. R*** qui puisse vous tirer d’embarras... Malheureusement, il n’est pas de semaine.

J’attendis la semaine de M. R***. — Par bonheur, je rencontrai, le lundi suivant, dans la salle de lecture, quelqu’un qui le connaissait, et qui m’offrit de me présenter à lui. M. R*** m’accueillit avec beaucoup de politesse, et me dit ensuite : «  Monsieur, je suis charmé du hasard qui me procure votre connaissance, et je vous prie seulement de m’accorder quelques jours. Cette semaine, j’appartiens au public. La semaine prochaine, je serai tout à votre service. »

Comme j’avais été présenté à M. R***, je ne faisais plus partie du public ! Je devenais une connaissance privée, — pour laquelle on ne pouvait se déranger du service ordinaire.

Cela était parfaitement juste d’ailleurs, — mais admirez ma mauvaise chance !... Et je n’ai eu qu’elle à accuser.

On a souvent parlé des abus de la Bibliothèque. Ils tiennent en partie à l’insuffisance du personnel, en partie aussi à de vieilles traditions qui se perpétuent. Ce qui a été dit de plus juste, c’est qu’une grande partie du temps et de la fatigue des savans distingués qui remplissent là des fonctions peu lucratives de bibliothécaires, est dépensée à donner aux six cents lecteurs quotidiens des livres usuels qu’on trouverait dans tous les cabinets de lecture, — ce qui ne fait pas moins de tort à ces derniers qu’aux éditeurs et aux auteurs, dont il devient inutile dès lors d’acheter ou de louer les livres.

On l’a dit encore avec raison, un établissement unique au monde comme celui-là ne devrait pas être un chauffoir public, une salle d’asile, — dont les hôtes sont, en majorité, dangereux pour l’existence et la conservation des livres. Cette quantité de désœuvrés vulgaires, de bourgeois retirés, d’hommes veufs, de solliciteurs sans places, d’écoliers qui viennent copier leur version, de vieillards maniaques, — comme l’était ce pauvre Carnaval qui venait tous les jours avec un habit rouge, bleu clair, ou vert pomme et un chapeau orné de fleurs, — mérite sans doute considération, mais n’existe-t-il pas d’autres bibliothèques, et même des bibliothèques spéciales à leur ouvrir ?...

Il y avait aux imprimés dix-neuf éditions de Don Quichotte. Aucune n’est restée complète. Les voyages, les comédies, les histoires amusantes, comme celles de M. Thiers et de M. Capefigue, l’Almanach des adresses, — sont ce que ce public demande invariablement, — depuis que les bibliothèques ne donnent plus de romans en lecture.

Puis, de temps en temps, une édition se dépareille, un livre curieux disparaît, grâce au système trop large qui consiste à ne pas même demander les noms des lecteurs.

La République des lettres est la seule qui doive être quelque peu imprégnée d’aristocratie, — car on ne contestera jamais celle de la science et du talent.

La bibliothèque d’Alexandrie n’était ouverte qu’aux savans ou poètes connus par des ouvrages d’un mérite quelconque… Mais aussi l’hospitalité y était complète, et ceux qui venaient y consulter les auteurs étaient logés et nourris gratuitement pendant tout le temps qu’il leur plaisait d’y séjourner.

Et à ce propos, — permettez à un voyageur qui en a foulé les débris et interrogé les souvenirs, de venger la mémoire de l’illustre calife Omar de cet éternel incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, qu’on lui reproche communément. Omar n’a jamais mis le pied à Alexandrie — quoi qu’en aient dit bien des académiciens. Il n’a pas même eu d’ordre à envoyer sur ce point à son lieutenant Amrou. — La bibliothèque d’Alexandrie et le Sérapeon, ou maison de secours, qui en faisait partie, avaient été brûlés et détruits au IVe siècle par les chrétiens, — qui, en outre, massacrèrent dans les rues la célèbre Hypathie, philosophe pythagoricienne. — Ce sont là sans doute des excès qu’on ne peut reprocher à la religion, — mais il est bon de laver du reproche d’ignorance ces malheureux Arabes dont les traductions nous ont conservé les merveilles de la philosophie, de la médecine et des sciences grecques, en y ajoutant leurs propres travaux, — qui sans cesse perçaient de vifs rayons la brume obstinée des époques féodales.

Pardonnez-moi ces digressions, — et je vous tiendrai au courant du voyage que j’entreprends à la recherche de l’abbé de Bucquoy. — Ce personnage excentrique et éternellement fugitif ne peut échapper toujours à une investigation rigoureuse.

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25 octobre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 2e livraison.

À la Bibliothèque nationale, l’Histoire de l’abbé de Bucquoy demeure introuvable, occasion pour Nerval de se moquer gentiment du monde des bibliophiles. On finit par lui conseiller de consulter les archives de police du ministre Pontchartrain, dans lesquelles il trouve et rapporte — première digression — l’étrange affaire Le Pileur.

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Il est certain que la plus grande complaisance règne à la Bibliothèque nationale. Aucun savant sérieux ne se plaindra de l’organisation actuelle ; — mais quand un feuilletoniste ou un romancier se présente, « tout le dedans des rayons tremble ». Un bibliographe, un homme appartenant à la science régulière savent juste ce qu’ils ont à demander. Mais l’écrivain fantaisiste, exposé à perpétrer un roman-feuilleton, fait tout déranger et dérange tout le monde pour une idée biscornue qui lui passe par la tête.

C’est ici qu’il faut admirer la patience d’un conservateur, — l’employé secondaire est souvent trop jeune encore pour s’être fait à cette paternelle abnégation. Il vient souvent des gens grossiers qui se font une idée exagérée des droits que leur confère cet avantage de faire partie du public, — et qui parlent à un bibliothécaire avec le ton qu’on emploie pour se faire servir dans un café. — Eh bien, un savant illustre, un académicien, répondra à cet homme avec la résignation bienveillante d’un moine. Il supportera tout de lui de dix heures à deux heures et demie, inclusivement.

Prenant pitié de mon embarras, on avait feuilleté des catalogues, remué jusqu’à la réserve, jusqu’à l’amas indigeste des romans, — parmi lesquels avait pu se trouver classé par erreur l’abbé de Bucquoy ; tout d’un coup, un employé s’écria : « Nous l’avons en hollandais ! » Il me lut ce titre : « Jacques de Bucquoy, — Evénemens remarquables... »

— Pardon, fis-je observer, le livre que je cherche commence par « Evénement des plus rares… »

— Voyons encore, il peut y avoir une erreur de traduction : « … d’un voyage de seize années fait aux Indes, Harlem 1744. »

— Ce n’est pas cela.... et cependant le livre se rapporte à une époque où vivait l’abbé de Bucquoy ; le prénom Jacques est bien le sien. Mais qu’est-ce que cet abbé fantastique a pu aller faire dans les Indes ? »

Un autre employé arrive : on s’est trompé dans l’orthographe du nom ; ce n’est pas de Bucquoy, c’est Du Bucquoy, et comme il peut avoir été écrit Dubucquoy, il faut recommencer toutes les recherches à la lettre D.

Il y avait véritablement de quoi maudire les particules des noms de famille ! Dubucquoy, disais-je, serait un roturier... et le titre du livre le qualifie comte de Bucquoy.

 

Un paléographe qui travaillait à la table voisine leva la tête et me dit : « La particule n’a jamais été une preuve de noblesse ; au contraire, le plus souvent, elle indique la bourgeoisie propriétaire, qui a commencé par ceux que l’on appelait les gens de franc alleu. On les désignait par le nom de leur terre, et l’on distinguait même les branches diverses par la désinence variée des noms d’une famille. Les grandes familles historiques s’appellent Bouchard (Montmorency), Bozon (Périgord), Beaupoil (Saint-Aulaire), Capet (Bourbon). Les de et les du sont pleins d’irrégularités et d’usurpations. Il y a plus : dans toute la Flandre et la Belgique, de est le même article que le der allemand, et signifie le. — Ainsi, de Muller veut dire : le meunier, etc. — Voilà un quart de la France remplie de faux gentilshommes. Béranger s’est raillé lui-même très gaiement sur le de qui précède son nom, et qui indique l’origine flamande. »

On ne discute pas avec un paléographe ; on le laisse parler.

 

Cependant, l’examen de la lettre D dans les diverses séries de catalogues n’avait pas produit de résultat.

— D’après quoi supposez-vous que c’est Du Bucquoy ? dis-je à l’obligeant bibliothécaire qui était venu en dernier lieu.

— C’est que je viens de chercher ce nom aux manuscrits, dans le catalogue des archives de la police : 1709, est-ce l’époque ?

— Sans doute ; c’est l’époque de la troisième évasion du comte de Bucquoy.

— Du Bucquoy !... c’est ainsi qu’il est porté au catalogue des manuscrits. Montez avec moi, vous consulterez le livre même. »

Je me suis vu bientôt maître de feuilleter un gros in-folio en maroquin rouge, et réunissant plusieurs dossiers de rapports de police de l’année 1709. Le second du volume portait ces noms : « Le Pileur, François Bouchard, dame de Boulainvilliers, Jeanne Massé, — Comte du Buquoy. »

Nous tenons le loup par les oreilles, — car il s’agit bien là d’une évasion de la Bastille, et voici ce qu’écrit M. d’Argenson dans un rapport à M. de Ponchartrain :

« Je continue à faire chercher le prétendu comte du Buquoy dans tous les endroits qu’il vous a plu de m’indiquer, mais on n’a peu en rien apprendre, et je ne pense pas qu’il soit à Paris. »

Il y a dans ce peu de lignes quelque chose de rassurant et quelque chose de désolant pour moi. — Le comte de Buquoy ou de Bucquoy, sur lequel je n’avais que des données vagues ou contestables prend, grâce à cette pièce, une existence historique certaine. Aucun tribunal n’a plus le droit de le classer parmi les héros du roman-feuilleton.

D’un autre côté, pourquoi M. d’Argenson écrit-il : le prétendu comte de Bucquoy ?

Serait-ce un faux Bucquoy, qui se serait fait passer pour l’autre... dans un but qu’il est bien difficile aujourd’hui d’apprécier ?

Serait-ce le véritable, qui aurait caché son nom sous un pseudonyme ?

Réduit à cette seule preuve, la vérité m’échappe, — et il n’y a pas un légiste qui ne fût fondé à contester même l’existence matérielle de l’individu !

Que répondre à un procureur de la République qui s’écrirait devant un tribunal : « Le comte de Bucquoy est un personnage fictif, créé par la romanesque imagination de l’auteur !... » et qui réclamerait l’application de la loi, c’est-à-dire, peut-être un million d’amende ! ce qui se multiplierait encore par la série quotidienne de numéros saisis, si on les laissait s’accumuler ?

Sans avoir droit au beau nom de savant, tout écrivain est forcé parfois d’employer la méthode scientifique, je me mis donc à examiner curieusement l’écriture jaunie, sur papier Hollande, du rapport signé d’Argenson. A la hauteur de cette ligne : « Je continue de faire chercher le prétendu comte... » il y avait sur la marge ces trois mots écrits au crayon, et tracés d’une main rapide et ferme : « L’on ne peut trop ». Qu’est-ce que l’on ne peut trop ? — Chercher l’abbé de Bucquoy, sans doute...

C’était aussi mon avis.

 

Toutefois, pour acquérir la certitude, en matière d’écritures, il faut comparer. Cette note se reproduisait sur une autre page à propos des lignes suivantes du même rapport :

« Les lanternes ont été posées sous les guichets du Louvre suivant votre intention, et je tiendrai la main à ce qu’elles soient allumées tous les soirs. »

La phrase était terminée ainsi dans l’écriture du secrétaire, qui avait copié le rapport. Une autre main moins exercée avait ajouté à ces mots : « allumés tous les soirs » ceux-ci : « fort exactement. »

A la marge se retrouvaient ces mots de l’écriture évidemment du ministre Pontchartrain : « L’on ne peut trop. »

La même note que pour l’abbé de Bucquoy.

Cependant, il est probable que M. de Pontchartrain variait ses formules. Voici autre chose :

« J’ai fait dire aux marchands de la foire Saint-Germain qu’ils aient à se conformer aux ordres du roy, qui défendent de donner à manger durant les heures qui conviennent à l’observation du jeusne, suivant les règles de l’Eglise. »

Il y a seulement à la marge ce mot au crayon : « Bon. »

Plus loin, il est question d’un particulier, arrêté pour avoir assassiné une religieuse d’Évreux. On a trouvé sur lui une tasse, un cachet d’argent, des linges ensanglantés et un gand — Il se trouve que cet homme est un abbé (encore un abbé !) ; mais les charges se sont dissipées selon M. d’Argenson, qui dit que cet abbé est venu à Versailles pour y solliciter des affaires qui ne lui réussissent pas, puisqu’il est toujours dans le besoin. « Aincy, ajoute-t-il, je crois qu’on peut le regarder comme un visionnaire plus propre à renvoyer dans sa province qu’à tolérer à Paris, où il ne peut être qu’à charge au public. »

Le ministre écrit au crayon : «  Qu’il luy parle auparavant. » Terribles mots, qui ont peut-être changé la face de l’affaire du pauvre abbé.

Et si c’était l’abbé de Bucquoy lui-même ! — Pas de nom ; seulement ce mot : Un particulier. — Il est question plus loin de la nommée Lebeau, femme du nommé Cardinal, connue pour une prostituée... Le sieur Pasquier s’intéresse à elle...

Au crayon, en marge : « A la maison de Force. Bon pour six mois. »

 

Je ne sais si tout le monde prendrait le même intérêt que moi à dérouler ces pages terribles intitulées : Pièces diverses de police. Ce petits nombre de faits peint le point historique où se déroulera la vie de l’abbé fugitif. Et moi, qui le connais, ce pauvre abbé, — mieux peut-être que ne pourront le connaître les lecteurs de ce journal, j’ai frémi en tournant les pages de ces rapports impitoyables qui avaient passé sous la main de ces deux hommes, d’Argenson et Pontchartrain (1).

Il y a un endroit où le premier écrit après quelques protestations de dévouement :

« Je saurais même comme je le dois recevoir les reproches et les réprimandes qu’il vous plaira de me faire... »

Le ministre répond, à la troisième personne, et cette fois, en se servant d’une plume. « Il ne les méritera pas quand il voudra ; et je serais bien fâché de douter de son dévouement, ne pouvant douter de sa capacité. »

Il restait une pièce dans ce dossier. « Affaire Le Pileur. » Tout un drame effrayant se déroula sous mes yeux.

Ne craignez rien, — ce n’est pas un roman.

 

L’action représente une de ces terribles scènes de famille qui se passent au chevet des morts, ou quand ils viennent de rendre souffle. — Dans ce moment, dans une scène si bien rendue jadis sur une scène des boulevards, – où l’héritier, quittant son masque de componction et de tristesse, se lève fièrement et dit aux gens de la maison : « Les clés ? »

Ici nous avons deux héritiers après la mort de Binet de Villiers : son frère Binet de Basse-Maison, légataire universel, et son beau-frère Le Pileur.

Deux procureurs, celui du défunt et celui de Le Pileur travaillaient à l’inventaire, assistés d’un notaire et d’un clerc. Le Pileur se plaignit de ce qu’on n’avait pas inventorié un certain nombre de papiers que Binet de Basse-Maison déclarait de peu d’importance. Ce dernier dit à Le Pileur qu’il ne devait pas soulever de mauvais incidens et pouvait s’en rapporter à ce que dirait Châtelain, son procureur.

Mais Le Pileur répondit qu’il n’avait que faire de consulter son procureur ; qu’il savait ce qui était à faire, et que s’il formait de mauvais incidens, il était assez gros seigneur pour les soutenir.

Basse-Maison, irrité de ce discours, s’approcha de Le Pileur et lui dit, en le prenant par les deux boutonnières du haut de son justaucorps, qu’il l’en empêcherait bien ; — Le Pileur mit l’épée à la main, Basse-Maison en fit autant....

(1) Voici à quoi rimait en ce temps-là le nom de Pontchartrain :

C’est un pont de planches pourries,
Un char traîné par les furies
Dont le diable emporte le train.

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26 octobre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 3e livraison.

Après avoir achevé le récit du fait-divers Le Pileur, et toujours en quête de l'Histoire de l'abbé de Bucquoy, Nerval poursuit ses investigations dans les bibliothèques parisiennes, la Mazarine puis l'Arsenal, où affleure le souvenir de Nodier mêlé à l'étrange histoire — nouvelle digression — de la sonnette enchantée. La quête demeurant vaine dans les bibliothèques, Nerval entreprend de consulter les libraires de livres anciens qui lui annoncent une vente où figurera le livre qu’il recherche.

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Basse-Maison et Le Pileur se portèrent quelques coups d’épée sans beaucoup s’approcher. La dame Le Pileur se jeta entre son mari et son père ; les assistans s’en mêlèrent et l’on parvint à les pousser chacun dans une chambre différente, que l’on ferma à clé.

Un moment après l’on entendit s’ouvrir une fenêtre ; c’était Le Pileur qui criait à ses gens restés dans la cour « d’aller quérir ses deux neveux ».

Les hommes de loi commençaient un procès-verbal sur le désordre survenu, quand les deux neveux entrèrent le sabre à la main. — C’étaient deux officiers de la maison du roi ; — ils repoussèrent les valets, présentèrent la pointe aux procureurs et au notaire, demandant où était Basse-Maison.

On refusait de le leur dire, quand Le Pileur cria de sa chambre : « A moi, mes neveux ! »

Les neveux avaient déjà enfoncé la porte de la chambre de gauche et accablaient de coups de plat de sabre l’infortuné Binet de Basse-Maison, lequel était, selon le rapport « hasthmatique ».

Le notaire, qui s’appelait Dionis, crut alors que la colère de Le Pileur serait satisfaite et qu’il arrêterait ses neveux ; — il ouvrit donc la porte et lui fit ses remontrances. A peine dehors Le Pileur s’écria : « On va voir beau jeu ! » Et arrivant derrière ses neveux, qui battaient toujours Basse-Maison, il lui porta un coup d’épée dans le ventre.

La pièce qui relate ces faits est suivie d’une autre plus détaillée, avec les dépositions de treize témoins, — dont les plus considérables étaient les deux procureurs et le notaire.

Il est juste de dire que ces treize témoins avaient lâché pied au moment critique. Aussi, aucun ne rapporte qu’il soit absolument certain que Le Pileur ait donné le coup d’épée.

Le premier procureur dit qu’il n’est sûr que d’avoir entendu de loin les coups de plat de sabre.

Le second dépose comme son confrère.

Un laquais nommé Barry s’avance davantage : — il a vu le meurtre de loin par une fenêtre, mais il ne sait si c’était Le Pileur ou un habillé de gris blanc qui a donné à Basse-Maison un coup d’épée dans le ventre. Louis Calot, autre laquais, dépose à peu près de même.

Le dernier de ces treize braves, qui est le moins considérable, le clerc du notaire a veu la dame Le Pileur faire main basse sur plusieurs des papiers du défunt. Il a ajouté qu’après la scène, Le Pileur est venu tranquillement chercher sa femme dans la salle où elle était, et « qu’il s’en alla dans son carrosse avec elle et les deux hommes qui avaient fait la violence ».

 

La moralité manquerait à ce récit instructif, touchant les mœurs du temps, — si l’on ne lisait à la fin du rapport cette conclusion remarquable : « Il y a peu d’exemples d’une violence aussi odieuse et aussi criminelle... Cependant, comme les héritiers des deux frères morts se trouvent aussi beaux-frères du meurtrier, on peut craindre avec beaucoup d’apparence que cet assassinat ne demeure impuni et ne produise d’autre effet que de rendre le sieur Le Pileur beaucoup plus traitable sur des propositions d’accommoder qui lui seront faites de la part de ses cohéritiers par rapport à leurs intérêts communs. »

On a dit que dans de grand siècle, le plus petit commis écrivait aussi pompeusement que Bossuet. Il est impossible de ne pas admirer ce beau détachement du rapport, qui fait espérer que le meurtrier deviendra plus traitable sur le règlement de ses intérêts... Quant au meurtre, à l’enlèvement des papiers, aux coups mêmes, distribués probablement aux hommes de loi, ils ne peuvent être punis, parce que ni les parens ni d’autres n’en porteront plainte : — M. Le Pileur étant trop gros seigneur pour ne pas soutenir même ses mauvais incidens...

Voici un noble reste des mœurs féodales qui traîne comme une queue dans les dernières années du grand siècle, sous le règne de Mme de Maintenon.

Il n’est plus question ensuite de cette histoire, — qui m’a fait oublier un instant le pauvre abbé ; — mais, à défaut d’enjolivements romanesques, on peut du moins découper des silhouettes historiques pour le fond du tableau. Tout déjà, pour moi, vit et se recompose. Je vois d’Argenson dans son bureau, Pontchartrain dans son cabinet, le Pontchartrain de Saint-Simon, qui se rendit si plaisant en se faisant appeler de Pontchartrain, et qui, comme bien d’autres, se vengeait du ridicule par la terreur.

Mais à quoi bon ces préparations ? Me sera-t-il permis seulement de mettre en scène les faits, à la manière de Froissart ou de Monstrelet ? — On me dirait que c’est le procédé de Walter Scott, un romancier, et je crains bien qu’il ne faille me borner à une analyse pure et simple de l’histoire de l’abbé de Bucquoy... quand je l’aurai trouvée.

 

J’avais bon espoir : M. R*** devait s’en occuper ; — ce n’était plus que huit jours à attendre. Et, du reste, je pouvais, dans l’intervalle, trouver encore le livre dans quelque autre bibliothèque publique.

Malheureusement, toutes étaient fermées, — hors la bibliothèque Mazarine. J’allai donc troubler le silence de ces magnifiques et froides galeries. Il y a là un catalogue fort complet, que l’on peut consulter soi-même, et qui, en dix minutes, vous signale clairement le oui ou le non de toute question. Les garçons eux-mêmes sont si instruits qu’il est presque toujours inutile de déranger les employés et de feuilleter le catalogue. Je m’adressai à l’un d’eux, qui fut étonné, chercha dans sa tête et me dit : « Nous n’avons pas le livre... pourtant, j’en ai une vague idée. »

Le conservateur est un homme plein d’esprit, que tout le monde connaît, et de science sérieuse. Il me reconnut. « Qu’avez-vous donc à faire de l’abbé de Bucquoy ? Est-ce pour un livret d’opéra ? J’en ai vu un charmant de vous il y a dix ans ; la musique était ravissante. Le second acte est plus grandiose. Vous aviez là une actrice admirable... Mais la censure, aujourd’hui, ne vous laissera pas mettre au théâtre un abbé.

— C’est pour un travail historique que j’ai besoin du livre. »

 

Il me regarda avec attention, comme on regarde ceux qui demandent des livres d’alchimie. « Je comprends, dit-il enfin, c’est pour un roman historique, genre Dumas.

— Je n’en ai jamais fait ; je n’en veux pas faire : je ne veux pas grever les journaux où j’écris de quatre ou cinq cents francs par jour de timbre... Si je ne sais pas faire de l’histoire, j’imprimerai le livre tel qu’il est !

Il hocha la tête et me dit : « Nous l’avons.

— Ah !

— Je sais où il est. Il fait partie du fonds de livres qui nous est venu de Saint-Germain-des-Prés. C’est pourquoi il n’est pas encore catalogué... Il est dans les caves.

— Ah ! si vous étiez assez bon...

— Je vous chercherai cela : donnez-moi quelques jours.

— Je commence le travail après-demain.

— Ah ! c’est que tout cela est l’un sur l’autre : c’est une maison à remuer. Mais le livre y est : je l’ai vu.

— Ah ! faites bien attention, dis-je, à ces livres du fonds de Saint-Germain-des-Prés, — à cause des rats... On en a signalé tant d’espèces nouvelles sans compter le rat gris de Russie venu à la suite des cosaques. Il est vrai qu’il a servi à détruire le rat anglais ; mais on parle à présent d’un nouveau rongeur arrivé depuis peu. C’est la souris d’Athènes. Il paraît qu’elle peuple énormément, et que la race en a été apportée dans des caisses envoyées ici par l’université que la France entretient à Athènes...

Le conservateur sourit de ma crainte et me congédia en me promettant tous ses soins.

 

Il m’est venu encore une idée : la bibliothèque de l’Arsenal est en vacances ; mais j’y connais un conservateur. — Il est à Paris : il a les clés. Il a été autrefois très bienveillant pour moi, et voudra bien me communiquer exceptionnellement ce livre, qui est de ceux que sa bibliothèque possède en grand nombre.

Je m’étais mis en route. Une pensée terrible m’arrêta. C’était le souvenir d’un récit fantastique qui m’avait été fait il y a longtemps.

Le conservateur que je connais avait succédé à un vieillard célèbre, qui avait la passion des livres, et qui ne quitta que fort tard et avec grand regret ses chères éditions du 17e siècle ; il mourut, cependant, et le nouveau conservateur prit possession de son appartement.

Il venait de se marier et reposait en paix près de sa jeune épouse, lorsque tout à coup il se sent réveillé, à une heure du matin, par de violens coups de sonnette. La bonne couchait à un autre étage. Le conservateur se lève et va ouvrir.

Personne.

Il s’informe dans la maison : tout le monde dormait ; — le concierge n’avait rien vu.

Le lendemain, à la même heure, la sonnette retentit de la même manière avec une longue série de carillons.

Pas plus de visiteurs que la veille. Le conservateur, qui avait été professeur quelque temps auparavant, suppose que c’est quelque écolier rancuneux, affligé de trop de pensums, qui se sera caché dans la maison, — ou qui aura même attaché un chat par la queue à un nœud coulant qui se serait relâché par l’effet de la traction...

Enfin, le troisième jour, il charge le concierge de se tenir sur le palier, avec une lumière, jusqu’au-delà de l’heure fatale, et lui promet une récompense si la sonnerie n’a pas lieu.

A une heure du matin, le concierge voit avec consternation le cordon de sonnette se mettre en branle de lui-même, le gland rouge danse avec frénésie le long du mur. Le conservateur ouvre, de son côté, et ne voit devant lui que le concierge faisant des signes de croix.

— C’est l’âme de votre prédécesseur qui revient !

— L’avez-vous vu ?

— Non ! mais des fantômes cela ne se voit pas à la chandelle.

— Eh bien, nous essaierons demain sans lumière.

— Monsieur, vous pourrez bien essayer tout seul...

Après mûre réflexion, le conservateur se décida à ne pas essayer de voir le fantôme, et probablement on fit dire une messe pour le vieux bibliophile, car le fait ne se renouvela plus.

Et j’irais, moi, tirer cette sonnette !... Qui sait si ce n’est pas le fantôme qui m’ouvrira ?

Cette bibliothèque est, d’ailleurs, pleine pour moi de tristes souvenirs : j’y ai connu trois bibliothécaires, — dont le premier était l’original du fantôme supposé ; le second, si spirituel et si bon... qui fut un de mes tuteurs littéraires ; le dernier qui me révélait si complaisamment ses belles collections de gravures, et à qui j’ai fait présent d’un Faust illustré de planches allemandes !

Non, je ne me déciderai pas facilement à retourner à l’Arsenal.

 

D’ailleurs, nous avons encore à visiter les vieux libraires. Il y a France, il y a Merlin, il y a Techener...

M. France m’a dit : « Je connais bien le livre ; je l’ai eu dans les mains dix fois... Vous pouvez le trouver par hasard sur les quais : je l’y ai trouvé pour dix sous. »

Courir les quais plusieurs jours pour trouver un livre noté comme rare.... J’ai mieux aimé aller chez Merlin. « Le Bucquoy ? me dit son successeur ; nous ne connaissons que cela ; j’en ai même un sur ce rayon… »

 

Il est inutile d’exprimer ma joie. Le libraire m’apporta un livre in 12, du format indiqué ; seulement, il était un peu gros (949 pages). Je trouvai, en l’ouvrant, ce titre, en regard d’un portrait : « Eloge du comte de Bucquoy ». Autour du portrait, on retrouvait en latin : COMES. A. BUCQUOY.

Mon illusion ne dura pas longtemps ; c’était une histoire de la rébellion de Bohême, avec le portrait d’un Bucquoy en cuirasse, ayant barbe coupée à la mode de Louis XIII. C’est probablement l’aïeul du pauvre abbé. — Mais il n’était pas sans intérêt de posséder ce livre ; car souvent les goûts et les traits de famille se reproduisent. Voilà un Bucquoy né dans l’Artois qui fait la guerre de Bohême ; — sa figure révèle l’imagination et l’énergie avec un grain de tendance au fantasque. L’abbé de Bucquoy a dû lui succéder comme les rêveurs succèdent aux hommes d’action.

En me rendant chez Techener pour tenter une dernière chance, je m’arrêtai à la porte d’un oiselier. Une femme d’un certain âge, en chapeau, vêtue avec ce soin à demi luxueux qui révèle qu’on a vu de meilleurs jours, offrait au marchand de lui vendre un canari avec sa cage.

Le marchand répondit qu’il était bien embarrassé seulement de nourrir les siens. La vieille dame insistait d’une voix oppressée. L’oiselier lui dit que son oiseau n’avait pas de valeur. — La dame s’éloigna en soupirant.

J’avais donné tout mon argent pour les exploits en Bohême du comte de Bucquoy ; sans cela, j’aurais dit au marchand : Rappelez cette dame, et dites-lui que vous vous décidez à acheter l’oiseau....

La fatalité qui me poursuit à propos des Bucquoy m’a laissé le remords de n’avoir pu le faire.

 

M. Techener m’a dit : Je n’ai plus d’exemplaires du livre que vous cherchez ; mais je sais qu’il s’en vendra un prochainement dans la bibliothèque d’un amateur.

— Quel amateur ?

— X, si vous voulez, le nom ne sera pas sur le catalogue.

— Mais, si je veux acheter l’exemplaire maintenant ?...

— On ne vend jamais d’avance les livres catalogués et classés dans les lots. La vente aura lieu le 11 novembre.

Le 11 novembre !

Hier, j’ai reçu une note de M. R***, conservateur de la bibliothèque, à qui j’avais été présenté. Il ne m’avait pas oublié, et m’instruisait du même détail. Seulement il paraît que la vente a été remise au 20 novembre.

Que faire d’ici-là. — Et encore, à présent, le livre montera peut-être à un prix fabuleux...

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27 octobre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 4e livraison

Sans doute un peu à court d’informations sur l’abbé de Bucquoy, Nerval entreprend en digression le récit de sa visite, à Versailles, d’une fête foraine où se trouve un phoque apprivoisé, ce qui l’amène à raconter, sous forme d’une courte scène de comédie à la manière de Restif, la très étrange histoire du phoque.

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DIGRESSION OBLIGÉE. — VOYAGE À VERSAILLES. —

LE PHOQUE PARLANT. — VISITE AU PARQUET.

 

Je crains vraiment de fatiguer l’attention du public avec mes malheureuses pérégrinations à la recherche de l’abbé de Bucquoy. Toutefois, les lecteurs de feuilletons ne doivent plus s’attendre à l’intérêt certain qui résultait naguère des aventures attachantes, dues à la liberté qui nous était laissée de peindre des scènes d’amour.

J’apprends qu’on menace en ce moment un journal pour avoir dépeint une passion, — réelle pourtant, — qui se développe dans les récits d’un voyage au Groenland.

Ceci m’empêcherait peut-être de vous entretenir d’un détail curieux que je viens d’observer à Versailles, où je m’étais rendu pour voir si la bibliothèque de cette ville contenait l’ouvrage que je cherche.

La Bibliothèque est située dans les bâtimens du château. Je me suis assuré de ce fait, qu’elle est encore, — comme la plupart des nôtres, — en vacance.

En revenant du château par l’allée de Saint-Cloud, je me suis trouvé au milieu d’une fête foraine, qui a lieu tous les ans à la même époque.

Mes yeux se sont trouvés invinciblement attirés par l’immense tableau qui indique les exercices du phoque savant.

Je l’avais vu à Paris l’an dernier, — et j’avais admiré la grâce avec laquelle il disait papa-maman et embrassait une jeune personne, — dont il exécutait tous les commandemens.

J’ai toujours eu de la sympathie pour les phoques, depuis que j’ai entendu raconter en Hollande l’anecdote suivante :

Ce n’est pas un roman, — si l’on en croit les Hollandais. — Ces animaux servent de chiens aux pêcheurs ; ils ont la tête du dogue, l’œil du veau et les fanons du chat. — Dans la saison de la pêche, ils suivent les barques, et rapportent le poisson, quand le pêcheur le manque ou le laisse échapper.

En hiver, ils sont très frileux, et chaque pêcheur en a un, qu’il laisse se traîner dans sa cabane, et qui, le plus souvent, garde le coin du feu, en attendant quelque chose de ce qui cuit dans la marmite.

 

HISTOIRE D’UN PHOQUE.

Un pêcheur et sa femme se trouvaient très pauvres, — l’année avait été mauvaise, et les subsistances manquant pour la famille, le pêcheur dit à sa femme : — Ce poisson mange la nourriture de nos enfans. J’ai envie de l’aller jeter au loin dans la mer, il ira retrouver ses pareils, qui se retirent l’hiver dans des trous, sur des lits d’algues, et qui trouvent encore des poissons à manger dans des parages qu’ils connaissent. 

La femme du pêcheur supplia en vain son mari en faveur du phoque. — La pensée de ses enfans mourant de faim arrêta bientôt ses plaintes.

Au point du jour, le pêcheur plaça le phoque au fond de sa barque, et arrivé à quelques lieues en mer, il le déposa dans une île. Le phoque se mit à folâtrer avec d’autres, sans s’apercevoir que la barque s’éloignait.

En rentrant dans sa cabane le pêcheur soupirait de la perte de son compagnon. — Le phoque, revenu plus vite, l’attendait en se séchant devant le feu. — On supporta encore la misère quelques jours, puis, troublé par les cris de détresse de ses enfans, le pêcheur prit une plus forte résolution.

Il alla fort loin, cette fois, et précipita le phoque dans la haute mer, loin des côtes.

Le phoque essaya, à plusieurs reprises, avec ses nageoires, qui ont la forme d’une main, à s’accrocher au bordage. Le pêcheur, exaspéré, lui appliqua un coup de rame qui lui cassa une nageoire. Le phoque poussa un cri plaintif presque humain, et disparut dans l’eau teinte de son sang.

Le pêcheur revint chez lui le cœur navré. — Le phoque n’était plus au coin de la cheminée, cette fois.

Seulement, la nuit même, le pêcheur entendit des cris dans la rue. Il crut qu’on assassinait quelqu’un et sortit pour porter secours.

Sur le pas de la porte, il trouva le phoque, — qui s’était traîné jusqu’à la maison, et qui criait lamentablement, – en levant au ciel sa nageoire saignante.

On le recueillit, on le pansa, et l’on ne songea plus à l’exiler de la famille ; — car de ce moment la pêche était devenue meilleure.

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Cette légende ne vous paraîtra pas sans doute dangereuse. — Il ne s’y trouve pas un mot d’amour.

Mais je suis embarrassé pour vous raconter ce que j’ai entendu dans l’établissement où l’on montre le phoque à Versailles. Vous jugerez du danger que ce récit peut présenter.

Je fus étonné, au premier abord, de ne pas retrouver celui que j’avais vu l’année passée. Celui que l’on montre aujourd’hui est d’une autre couleur, et plus gros.

Il y avait là deux militaires du camp de Satory, un sergent et un fusilier, qui exprimaient leur admiration dans ce langage mélangé d’alsacien et de charabia, qui est commun à certains régimens.

— Excité par un coup de baguette du maître, le phoque avait déjà fait plusieurs tours dans l’eau. Le sergent n’avait jeté dans la cuve que le coup d’œil dédaigneux d’un homme qui a vu beaucoup de poissons savans :

Le sergent : Ça n’est pas toi que tu te tournerais comme cela dans l’eau de la merr.

Le fusilier : Je m’y retournerais tout de même, si l’eau n’était pas si froide ou si j’avais un paletot en poil comme le poisson.

Le sergent : Qu’est-ce que tu dis d’un paletot en poil qu’il a, le poisson ?

Le fusilier : Tâtez, sergent.

Le sergent s’apprête à tâter.

— N’y touchez pas ! dit le maître du phoque... Il est féroce quand il n’a pas mangé...

Le sergent, avec dédain : J’en ai vu en Algerr des poissons, qu’ils étaient deux et trois fois plus longs ; il est vrai de dire qu’ils n’avaient pas de poils, mais des écailles... Je ne crois pas même qu’il y en ait de ceux-là en Afrrique !

Le maître : Faites excuse, sergent ; celui-là a été pris au Cap-Vert.

Le sergent : Alors, s’il a été pris au Cap-Verrt... c’est différent... Mais je crois que les hommes qui ont retiré ce poisson de la merr... ont dû avoir du mal !...

Le maître : Oh ! sergent, je vous en réponds. C’était moi et mon frère... Il n’y faisait pas bon à le toucher.

Le sergent au fusilier : Tu vois que c’était bien véritable ce que je t’avais dit (1).

Le fusilier, étourdi par le raisonnement, mais avec résignation : C’est vrai tout de même, sergent.

Le sergent, flatté, donna un sou pour voir le déjeuner du phoque, soumis aux chances de la libéralité des visiteurs.

Bientôt, grâce à la cotisation des autres spectateurs, on fut à la tête d’un assez grand nombre de harengs pour que le phoque commençât ses exercices dans son baquet peint en vert.

— Il s’approche du bord, dit le maître. Il faut qu’il sente si les harengs sont bien frais... Autrement, si on le trompe, il refuse d’amuser la société.

Le phoque parut satisfait et dit : Papa et maman, avec un accent du Nord qui laissait cependant percevoir les syllabes prononcées.

— Il parle en hollandais, dit le sergent..., et vous disiez que vous l’aviez pris au Cap-Vert !

— C’est vrai. Mais il ne peut perdre son accent même en s’approchant du Midi... Ce sont des voyages qu’ils font dans la belle saison, pour leur santé. Ensuite, ils retournent au Nord, — à moins qu’on ne les pêche, comme on a fait de celui-ci, pour leur faire visiter Versailles.

Après les exercices phonétiques, récompensés chacun par l’ingurgitation d’un hareng, on commença la gymnastique ; — le poisson se dressa debout sur sa queue, dont les phalanges régulières représentent presque des pieds humains ; puis il fit encore diverses évolutions dans l’eau, guidé par l’aspect de la badine et moyennant d’autres harengs.

J’admirais combien l’esprit des pays du Nord agissait, même sur ces êtres mixtes. Le pouvoir ne peut rien obtenir d’eux sans de fortes garanties.

Les exercices terminés, le maître nous montra étendue sur la muraille la peau du phoque qu’il avait fait voir à Paris l’année dernière. Le soldat triompha en ce moment de son supérieur, dont les regards avaient été peut-être éblouis précédemment par le champagne de Satory.

Ce que le soldat avait appelé le paletot de ces sortes de poissons était véritablement un bonne peau couverte de poils tachetés de la longueur de ceux d’un jeune veau. Le sergent ne songea plus à maintenir le privilège de l’autorité.

 

En sortant, j’écoutai le dialogue suivant entre la directrice et une dame de Versailles :

«  Et cela mange beaucoup de harengs, ces animaux-là ?

— Ne m’en parlez pas, Madame, celui-ci nous coûte vingt-cinq francs par jour (comme un représentant). Chaque hareng vaut trois sous, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, dit la dame en soupirant... le poisson est si cher à Versailles ! »

Je m’informai des causes de la mort du phoque précédent.

— J’ai marié ma fille, dit la directrice et c’est ce qui en est cause, le phoque en a pris du chagrin, et il est mort. On l’avait cependant mis dans des couvertures et soigné comme une personne.... mais il était trop attaché à ma fille. Alors, j’ai dit à mon fils : Va-t-en en chercher un autre... et que ce ne soit plus un mâle, — parce que les femelles s’attachent moins. Celle-ci a des caprices, — mais avec des harengs frais, on en fait tout ce que l’on veut !

 

Que cela est instructif, l’observation des animaux ! et combien cela se lie étroitement aux hypothèses soulevées par des milliers de livres du siècle dernier ! — En parcourant à Versailles les étalages des bouquinistes, j’ai rencontré un in-12 intitulé : « Différence entre l’homme et la bête ». Il y est dit que pendant l’hiver les Grœnlandais enterraient sous la neige des phoques, « pour les manger ensuite crus et gelés, tels qu’ils les en retirent. »

Ici le phoque me paraît supérieur à l’homme, puisqu’il n’aime que le poisson frais.

À la page 93, j’ai trouvé cette pensée délicate : « Dans l’amour on se connaît parce qu’on s’aime ; dans l’amitié on s’aime parce qu’on se connaît. »

Et cette autre ensuite : « Deux amans se cachent mutuellement leurs défauts et se trahissent ; deux amis, au contraire, se les avouent et se les pardonnent. »

J’ai laissé sur l’étalage ce moraliste qui aime les bêtes, — et qui n’aime pas l’amour !

Nous venons de voir pourtant que le phoque est capable et d’amour et d’amitié.

 

Qu’arriverait-il cependant si l’on saisissait ce feuilleton pour avoir parlé un instant de l’amour d’un phoque pour sa maîtresse : heureusement je n’ai fait qu’effleurer le sujet.

L’affaire du journal inculpé pour avoir parlé d’amour dans un voyage chez les Esquimaux est sérieuse, — si l’on en croit cette réponse d’un substitut auquel on a demandé ce qui distinguait le feuilleton de critique, de voyages ou d’études historiques, du feuilleton-roman, et qui aurait dit :

« Ce qui constitue le feuilleton-roman, c’est la peinture de l’amour. Le mot roman vient de romance. Tirez la conclusion. »

La conclusion me paraît fausse ; si elle devait prévaloir, le public répéterait ces vers des Rêveries renouvelées des Grecs :

Sans un petit brin d’amour
Finit la tragédie...
Ah! Quant à moi je suis pour
Un petit brin d’amour !

Je suis honteux véritablement d’entretenir vos lecteurs de pareilles balivernes. Après avoir terminé cette lettre, je demanderai une audience au procureur de la République. La justice chez nous est sévère, — dure souvent comme la loi latine (dura lex sed lex), mais elle est française, c’est-à-dire capable de comprendre plus que toute autre ce qui est du ressort de l’esprit....

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Admirez, s’il vous plaît, ma fermeté ; — je viens de me rendre au Palais-de-Justice.

On a souvent peur, — en pareil cas, — de ne sortir du parquet du procureur de la République que pour être guillotiné. — Je dois à la vérité de dire que je n’ai trouvé là que des façons gracieuses et des visages bienveillans.

Je me suis entièrement trompé en rapportant la réponse d’un substitut à la question qui lui était faite touchant le roman-feuilleton. C’était sans doute un substitut de province en vacances, qui n’exposait qu’une opinion privée dans un salon quelconque, — où, certes, il n’a pu conquérir l’assentiment des dames.

Par bonheur, j’ai pu m’adresser au substitut officiel chargé des questions relatives aux journaux et il m’a dit : « Que l’appréciation des délits relatifs au roman-feuilleton ne concernait nullement le parquet. »

Le parquet n’agit que d’après les déclarations de contraventions qui lui sont faites par la direction du Timbre, — lequel a des agens chargés d’apprécier le cas où un simple feuilleton pourrait mériter le titre de roman et se trouver soumis aux exigences du timbre.

Le parquet n’a connaissance encore que d’une seule contravention relative à l’Evénement pour la production du roman Dieu dispose, d’Alexandre Dumas, qui n’était publié qu’en supplément. — C’est une affaire sans gravité.

Il en est ainsi de la saisie du journal les Villes et Campagnes, à l’occasion de la reproduction d’un feuilleton de M. Marie Aycard, — et de l’avertissement donné au Droit pour un feuilleton du même auteur, arrêté à la poste, mais qu’on a pu faire partir en consignant le prix de l’excédent de timbre qu’il était supposé avoir encouru.

Ce sont des affaires qui se termineront administrativement.

Rassurons-nous donc pour le présent, — sans oublier qu’il nous faut encore aller consulter la direction du Timbre, laquelle ressort de l’administration de l’enregistrement et des domaines.

(1) Ici le sergent parle en vertu du principe qui veut que le supérieur ait toujours le dernier mot.

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31 octobre 1850 — Les Faux Saulniers, dans Le National, 5e livraison.

Toujours apparemment à court d’inspiration concernant l’abbé de Bucquoy, ou se laissant aller aux libertés de l’écriture excentrique en faisant de la digression un jeu littéraire, Nerval va utiliser cette fois une lettre que lui a adressée le journal Le Corsaire mettant en cause ses options politiques. De fil en aiguille, Nerval est amené à se rappeler le parcours du combattant que furent ses démêlés avec la censure pour faire admettre en 1839 son drame Léo Burckart, puis avec Harel, le directeur du théâtre de la Porte-Saint-Martin où fut représenté la pièce.

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AUTRE DIGRESSION FORCÉE. — AMÉNITÉS LITTÉRAIRES. — RÉPONSE AU « CORSAIRE ». — LA CENSURE. — LE THÉÂTRE. — LES MASQUES D’ARLEQUIN.

 

Je suis encore obligé de parler de moi-même et non de l’abbé de Bucquoy. La compensation est mince. Il faut cependant que le public admette que l’impossibilité où nous sommes d’écrire du roman nous oblige à devenir les héros des aventures qui nous arrivent journellement, comme à tout homme, — et dont l’intérêt est sans doute fort contestable le plus souvent.

Enfin, nous nous essayons sur un terrain mobile et glissant, — il faut donc nous guider ou nous avertir...

De plus, il est certaines observations personnelles qui se rattachent à bien des idées et à bien des choses auxquelles tout le monde est intéressé plus ou moins, — et d’où il est bon de faire sortir des observations utiles.

La polémique fait la puissance de la presse et détermine son utilité. Un journal dans lequel j’ai travaillé autrefois, lorsqu’il était sous la direction de M. Lepage, — le Corsaire — me reproche aujourd’hui d’avoir changé de couleur. Je sais que, dans tous les journaux, ces variations apparentes tiennent surtout aux changemens de propriétaires ou de directeur, — qui donnent à la feuille une marche quelconque, selon leurs convictions ou leurs intérêts. — Pour un écrivain, le reproche est plus grave.

On argue quelquefois du changement de conviction : ce que les gens religieux et monarchiques admettent surtout volontiers, d’après le Nouveau-Testament et d’après l’histoire ; mais celui qui écrit ces lignes se trouve, par hasard peut-être, dans une autre situation.

Il y a eu, dans les renseignemens qu’a pu prendre le rédacteur du Corsaire, confusion entre deux noms. Je ne suis pas le même que M. Gérard qui faisait partie du bureau de l’esprit public, et qui, sans doute, écrivait d’après ses opinions personnelles. Étranger toujours aux luttes des partis, je dois même dire que j’ai connu cet homonyme, auquel mon nom a pu faire du tort dans son parti, comme le sien risquerait de m’en faire aujourd’hui, — si j’appartenais à un parti.

Je n’ai jamais reçu de mission d’aucun ministère. J’en aurais sollicité même ou accepté quelqu’une que je ne m’en sentirais pas embarrassé, — l’argent consacré à ces travaux souvent utiles étant voté par les chambres ou les assemblées, et ne venant nullement des souverains.

Il est des gens qui crient très haut qu’ils n’ont jamais voulu se vendre ; — c’est peut-être qu’on ne se serait jamais soucié de les acheter.

Pour tout écrivain arrivé à cette notoriété que, même sans grand talent, on acquiert avec le travail et l’étude, il y a quelquefois du mérite à ne rien solliciter des monarques, bien que l’argent même qui vient de ce côté appartienne encore à la nation. Seulement, cela devient une faveur ; — dans les autres cas, c’est souvent un droit.

Je n’ai jamais fait de politique, sauf quelques articles sur des nouvelles étrangères, écrits récemment. Les ouvrages littéraires que j’ai publiés depuis longtemps ont toujours porté l’empreinte du libéralisme avant la République comme depuis. Je pense qu’à moins de fortes convictions dans un sens donné, tout écrivain doit avertir le pouvoir s’il se trompe, — et le peuple qu’il est trompé.

 

En 1839, revenant d’Allemagne, j’avais écrit une pièce pour la Porte-Saint-Martin. Jamais, avant cette époque, je n’avais eu de rapport avec un ministre ; — la pièce, reçue par Harel, était en répétition depuis un mois, lorsqu’il fallut, selon l’usage, envoyer deux manuscrits à la censure. C’était une dépense de soixante francs pour cinq actes et un prologue. Il est vrai qu’on rendait l’un des deux manuscrits. Mais il faut toujours remarquer ici que les écrivains sont grevés en tout plus que les autres producteurs. Exemplaires de livres pour les bibliothèques, exemplaires de manuscrits pour la censure.

 

Pardon, — je m’amuse en répondant au Corsaire, — et je le remercie de m’avoir fourni ce moyen de ne pas avoir cherché aujourd’hui l’abbé de Bucquoy. — Je dis donc que, grevés déjà dans les publications de nos travaux par les privilèges d’imprimerie, qui prélèvent sur notre profession une sorte d’impôt représenté par ce qu’on appelle les étoffes, c’est-à-dire le tiers du prix de main d’œuvre — en doutez-vous ? —, nous le sommes encore par l’existence des privilèges de théâtre, donnés assez souvent à des gens bien pensans, mais ignorans des choses de théâtre, — lesquels prélèvent encore un bénéfice sur le talent des auteurs et des artistes ; — nous le sommes encore par suite du cautionnement et du timbre des journaux, qui souvent imposent à l’écrivain un directeur ou un rédacteur en chef entièrement illettré. — Cela est devenu rare aujourd’hui... mais cela s’est vu.

Me voilà donc, ayant éprouvé, comme nous tous, le malheur qui résulte d’une profession qui n’en est pas une, et d’une propriété que, selon le mot d’Alphonse Karr, on a toujours négligé de déclarer propriété, me voilà donc forcé, pendant six mois, de solliciter le visa du ministère de l’intérieur, et par conséquent de me mettre en rapport avec ses hôtes.

Il y avait là beaucoup d’anciens, gens d’esprit, que cela amusait fort de faire promener un écrivain non sérieux. M. Véron, dont j’avais fait la connaissance dans un restaurant, me dit un jour : « Vous vous y prenez mal. Je vais vous donner une lettre pour la censure » ; et il me remit un billet où se trouvaient ces mots : Je vous recommande un jeune auteur qui travaille dans nos journaux d’opposition constitutionnelle, et qui sollicite de vous un visa, etc. M. Véron, — dans le journal duquel j’ai en effet écrit quelques colonnes en l’honneur des grands philosophes du 18e siècle, — ne m’en voudra pas de révéler ce détail, qui lui fait honneur.

De ce jour, toutes les portes s’ouvrirent pour moi, et l’on voulut bien me dire le motif qu’on avait pour arrêter ma pièce et pour me priver, pendant tout un rude hiver, de son produit.

On en jugeait le spectacle dangereux, à cause surtout d’un quatrième acte qui représentait avec trop de réalité, et sous des couleurs trop purement historiques, le tableau d’une vente de charbonnerie. — On m’eût loué de rendre les conspirateurs ridicules ; on ne voulait pas supporter l’équitable point de vue que m’avait donné l’étude de Shakespeare et de Goëthe, — si faible que pût être mon imitation.

La pièce, il est vrai, concluait contre l’assassinat politique, mais en montrant l’impossibilité, pour un homme de cœur, de soutenir les idées arriérées d’une cour.

M. de Montalivet était ministre alors. Je ne pus pénétrer jusqu’à lui. Cependant, c’était sur ses décisions que les bureaux, très polis du reste et très bienveillans pour moi, rejetaient la responsabilité.

Les répétitions étaient suspendues toujours ; — Bocage, appelé par un engagement de province, avait laissé là le rôle, — dans lequel son talent eût été une fortune pour ce pauvre Harel et pour moi. Le printemps, saison peu avantageuse pour le théâtre, commençait à s’avancer. Je parlais de ma déconvenue à un écrivain politique, dans un de ces bureaux de journaux où la ligne qui sépare le premier Paris du feuilleton est souvent oubliée pour ne laisser subsister que les relations d’hommes qui se voient habituellement.

— Vous êtes bien bon, me dit-il, de vous donner tant de peine. La censure n’existe pas en ce moment.

— J’ai des raisons de penser le contraire.

— Elle existe de fait et non de droit..., comprenez-vous ?

— Comment ?

— Il y a trois ans, le ministère a obtenu un vote provisoire des chambres pour le rétablissement de la censure, mais sous la condition de présenter une loi définitive au bout de deux ans.

— Eh bien ?

—Eh bien, — il y a trois ans de cela. 

Sans être un homme processif, je sentis qu’il y avait là nécessité de soutenir, non pas mes intérêts, les écrivains y songent rarement, — mais ceux de ma production littéraire.

J’allai trouver M. Lefèvre, le défenseur agréé et attitré de l’association des auteurs dramatiques. M. Lefèvre me dit fort poliment : « Vous pouvez avoir raison.... Mais notre association évite prudemment de s’engager dans les questions politiques. De plus, mes opinions me font un devoir de m’abstenir. Vous trouverez d’autres agréés qui soutiendront votre affaire avec plaisir. »

J’allai trouver M. Schayé, qui me dit : « Vous avez raison : ils sont dans une position fausse. Nous allons leur envoyer du papier timbré. »

Le lendemain, je reçus une lettre qui m’accordait une audience du ministre de l’intérieur.... à cinq heures du soir.

Le ministre me reçut entre deux portes et me dit : « Je n’ai pu encore lire votre manuscrit ; je l’emporte à la campagne. Revenez, je vous prie, après-demain, à la même heure. »

Je fus obligé de prendre mon tour pour l’audience. J’attendis longtemps, et il était tard lorsque je fus introduit. — Mais que ne ferait pas un auteur pour sauver sa pièce et la tirer des griffes du ministre.

Le ministre m’adressa un salut froid et chercha mon manuscrit dans ses papiers. N’ayant alors jamais vu de près un ministre, j’examinai la figure belle mais un peu fatiguée de M. Montalivet. — Il appartenait à cette école politique qu’affectionnait le vieux monarque et que l’on pourrait appeler le parti des hommes gras. Abandonné à ses instincts, Louis-Philippe aurait tout sacrifié pour ces hommes qui lui donnaient une idée flatteuse de la prospérité publique. Comme César, qui n’aimait pas les maigres, il se méfiait des tempéramens nerveux comme celui de M. Thiers, ou bilieux comme celui de M. Guizot. On les lui imposa, — et ils le perdirent... soit en le voulant, soit sans le vouloir. M. de Montalivet avait retrouvé le manuscrit énorme qui contenait mon avenir dramatique. Il me le tendit par-dessus une table, et se privant avec bon sens de ces phrases banales que l’on prodigue trop légèrement aux auteurs, il me dit : « Reprenez votre pièce, faites-la jouer et, si elle cause quelque désordre, on la suspendra. » Je saluai et je sortis.

Si je ne savais pas, par des récits divers, que M. de Montalivet est un homme fort aimable dans les sociétés, je croirais avoir eu une entrevue avec ce même M. de Pontchartrain dont il sera question dans la Vie de l’abbé de Bucquoy.

La difficulté était de faire remonter la pièce, qui avait perdu une partie de ses acteurs primitifs. Il fallut attendre la fin d’un succès qui se soutenait au théâtre. L’été s’avançait ; Harel me dit : « J’attends un éléphant pour l’automne ; la pièce n’aura donc qu’un nombre limité de représentations. »

On la monta cependant avec les meilleurs acteurs de la troupe : Mme Mélingue, Raucour, Mélingue, Tournan et le bon Moessard. Ils furent tous pleins de bienveillance et de sympathie pour moi, et surent tirer grand parti d’une pièce un peu excentrique pour le boulevard.

Seulement les répétitions se prolongèrent encore beaucoup. Un directeur n’est pas dans une très belle position pécuniaire quand il attend un éléphant. Au cœur de la belle saison il comptait peu sur les recettes qu’il aurait pu recueillir si l’on eût joué la pièce à l’entrée de l’hiver. Une seule décoration nouvelle était indispensable, celle d’un tableau représentant des ruines éclairées par la lune, à Eisenach, près du château de la Wartburg.

J’avais rêvé cette décoration, — je l’ai vue en nature, il y a un mois, en quittant l’électorat de Hesse-Cassel pour me rendre à Leipzick.

Harel disait continuellement : « J’ai commandé le décor à Cicéri. On le posera aux répétitions générales. »

On le posa l’avant-veille de la représentation.

C’était un souterrain, fermé avec des statues de chevaliers, pareil à celui dans lequel on jouait Le Tribunal secret, à l’Ambigu.

Peut-être encore était-ce le même qu’on avait racheté et fait repeindre.

Je m’étais mis dans la tête de faire exécuter dans la pièce les chants de Kœrner, rendus admirablement en musique par Weber. — Je les avais entendus ; je les avais répétés en traversant à pied les routes de la Forêt-Noire, avec des étudians et des compagnons allemands. Celui de la Chasse de Lutzow avait été originairement dirigé contre la France ; mais ma traduction lui faisait perdre ce caractère, et je n’y voyais plus que le chant de l’indépendance d’un peuple qui lutte contre l’étranger. Celui de L’Épée était reproduit dans ce couplet :

Amour des nobles âmes,
Sur nous, répands tes flammes :
Au nom du Dieu vivant qu’ici nous implorons,
Jurons ! jurons ! jurons !
Et pour la liberté, qu’un jour nous espérons,
Mourons ! mourons ! mourons !...

J’avais consulté Auguste Morel sur les possibilités d’exécution de ces morceaux. Il voulut bien arranger une partition convenant aux exigences du théâtre, et pour laquelle il fallait nécessairement seize choristes.

Nous pensâmes aux ouvriers de Mainzer et à ceux de l’Orphéon. J’étais allé trouver les chefs de chœur dans leurs ateliers et dans leurs pauvres mansardes, et ils m’avaient donné libéralement leur concours moyennant seulement le prix de leurs journées que les répétitions leur faisaient ordinairement perdre. — Ils perdirent un mois.

Harel, un peu gêné pour le paiement des figurans ordinaires, les réduisit au nombre qui était indispensable, et les ouvriers se trouvaient forcés relativement de figurer, et de faire les évolutions ordinaires des comparses. Ils ne représentaient, du reste, que des étudians et avaient peu à faire. Toutefois, l’inexpérience nuisait souvent aux effets de la mise en scène.

Ils étaient ravis des deux chants populaires, — qui sont restés dans les concerts orphéonistes.

Le soir de la première représentation, j’étais inquiet des accessoires qui, — comme la marée de Vatel, — n’arrivaient pas...

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