1er octobre 1852 — La Bohême galante VII, dans L’Artiste, Ve série, t. IX, p. 70-72.
Après avoir évoqué ses poèmes de jeunesse inspirés par l’esprit de la Renaissance française, Nerval en vient à la poésie des chansons populaires, dont quelques-unes ont rythmé sa randonnée avec Sylvain en Valois, dans Les Faux-Saulniers. À partir du chapitre IX, Nerval reprend en effet le texte des Faux-Saulniers, 9e et 10e livraisons, publiés les 8 et 9 novembre 1850, où s’exprime clairement l’importance capitale qu’a revêtu pour lui le retour aux sources maternelles : « je reprends des forces sur cette terre maternelle. Quoi qu’on puisse dire philosophiquement, nous tenons au sol par bien des liens. On n’emporte pas les cendres de ses pères à la semelle de ses souliers, — et le plus pauvre garde quelque part un souvenir sacré qui lui rappelle ceux qui l’ont aimé. »
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LA BOHÊME GALANTE
VII
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Il est difficile de devenir un bon prosateur si l’on n’a pas été poëte — ce qui ne signifie pas que tout poëte puisse devenir un prosateur. Mais comment s’expliquer la séparation qui s’établit presque toujours entre ces deux talents ? Il est rare qu’on les accorde tous les deux au même écrivain : du moins l’un prédomine l’autre. Pourquoi aussi notre poésie n’est-elle pas populaire comme celle des Allemands ? C’est, je crois, qu’il faut distinguer toujours ces deux styles et ces deux genres — chevaleresque — et gaulois, dans l’origine, qui, en perdant leurs noms, ont conservé leur division générale. On parle en ce moment d’une collection de chants nationaux recueillis et publiés à grands frais. Là, sans doute, nous pourrons étudier les rhythmes anciens conformes au génie primitif de la langue, et peut-être en sortira-t-il quelque moyen d’assouplir et de varier ces coupes belles mais monotones que nous devons à la réforme classique. La rime riche est une grâce, sans doute, mais elle ramène trop souvent les mêmes formules. Elle rend le récit poétique ennuyeux et lourd le plus souvent, et est un grand obstacle à la popularité des poëmes.
Je voudrais citer quelques chants d’une province où j’ai été élevé et qu’on appelle spécialement « la France ». C’était en effet l’ancien domaine des empereurs et des rois, aujourd’hui découpé en mille possessions diverses. Permettez-moi d’abord de fixer le lieu de la scène, en citant un fragment de lettre que j’écrivais l’an dernier.
IX
UN JOUR À SENLIS.
Ceux qui ne sont pas chasseurs ne comprennent point assez la beauté des paysages d’automne. — En ce moment, malgré la brume du matin, j’aperçois des tableaux dignes des grands maîtres flamands. Dans les châteaux et dans les musées, on retrouve encore l’esprit des peintres du Nord. Toujours des points de vue aux teintes roses ou bleuâtres dans le ciel, aux arbres à demi effeuillés, — avec des champs dans le lointain ou, sur le premier plan, des scènes champêtres.
Le Voyage à Cythère, de Watteau a été conçu dans les brumes transparentes et colorées de ce pays. C’est une Cythère calquée sur quelque îlot de ces étangs créés par les débordements de l’Oise et de l’Aisne, — ces rivières si calmes et si paisibles en été.
Le lyrisme de ces observations ne doit pas vous étonner ; — fatigué des querelles vaines et des stériles agitations de Paris, je me repose en revoyant ces campagnes si vertes et si fécondes ; — je reprends des forces sur cette terre maternelle.
Quoi qu’on puisse dire philosophiquement, nous tenons au sol par bien des liens. On n’emporte pas les cendres de ses pères à la semelle de ses souliers, — et le plus pauvre garde quelque part un souvenir sacré qui lui rappelle ceux qui l’ont aimé. Religion ou philosophie, tout indique à l’homme ce culte éternel des souvenirs.
C’est le jour des Morts que je vous écris ; — pardon de ces idées mélancoliques. Arrivé à Senlis la veille, j’ai passé par les paysages les plus beaux et les plus tristes qu’on puisse voir dans cette saison. La teinte rougeâtre des chênes et des trembles sur le vert foncé des gazons, les troncs blancs des bouleaux se détachant du milieu des bruyères et des broussailles, — et surtout la majestueuse longueur de cette route de Flandre, qui s’élève parfois de façon à vous faire admirer un vaste horizon de forêts brumeuses, — tout cela m’avait porté à la rêverie. En arrivant à Senlis, j’ai vu la ville en fête. Les cloches, — dont Rousseau aimait tant le son lointain, — résonnaient de tous côtés ; — les jeunes filles se promenaient par compagnies dans la ville, ou se tenaient devant les portes des maisons en souriant et caquetant. Je ne sais si je suis victime d’une illusion : je n’ai pu rencontrer encore une fille laide à Senlis... celles-là peut-être ne se montrent pas !
Non ; — le sang est beau généralement, ce qui tient sans doute à l’air pur, à la nourriture abondante, à la qualité des eaux. Senlis est une ville isolée de ce grand mouvement du chemin de fer du Nord qui entraîne les populations vers l’Allemagne.
Il est naturel, un jour de fête à Senlis, d’aller voir la cathédrale. Elle est fort belle, et nouvellement restaurée, avec l’écusson semé de fleurs de lis qui représente les armes de la ville, et qu’on a eu soin de replacer sur la porte latérale. L’évêque officiait en personne, — et la nef était remplie des notabilités châtelaines et bourgeoises qui se rencontrent encore dans cette localité.
En sortant, j’ai pu admirer, sous un rayon de soleil couchant, les vieilles tours des fortifications romaines, à demi démolies et revêtues de lierre. — En passant près du prieuré, j’ai remarqué un groupe de petites filles, qui s’étaient assises sur les marches de la porte.
Elles chantaient sous la direction de la plus grande, qui, debout devant elles, frappait des mains en réglant la mesure.
— Voyons, mesdemoiselles, recommençons ; les petites ne vont pas !... Je veux entendre cette petite-là qui est à gauche, la première sur la seconde marche : — Allons, chante toute seule.
Et la petite se met à chanter avec une voix faible, mais bien timbrée :
Encore un air avec lequel j’ai été bercé. Les souvenirs d’enfance se ravivent quand on a atteint la moitié de la vie. — C’est comme un manuscrit palympseste dont on fait reparaître les lignes par des procédés chimiques.
Les petites filles reprirent ensemble une autre chanson, — encore un souvenir :
— Scélérats d’enfants ! dit un brave paysan qui s’était arrêté près de moi à les écouter... Mais vous êtes trop gentilles !... Il faut danser à présent.
Les petites filles se levèrent de l’escalier et dansèrent une danse singulière qui m’a rappelé celle des filles grecques dans les îles.
Elles se mettent toutes, — comme on dit chez nous, — à la queue leleu ; puis un jeune garçon prend les mains de la première et la conduit en reculant, pendant que les autres se tiennent les bras, que chacune saisit derrière sa compagne. Cela forme un serpent qui se meut d’abord en spirale et ensuite en cercle, et qui se resserre de plus en plus autour de l’auditeur, obligé d’écouter le chant, et quand la ronde se finit, d’embrasser les pauvres enfants, qui font cette gracieuseté à l’étranger qui passe.
Je n’étais pas un étranger, mais j’étais ému jusqu’aux larmes en reconnaissant, dans ces petites voix, des intonations, des roulades, des finesses d’accent, autrefois entendues, — et qui, des mères aux filles, se conservent les mêmes...
La musique, dans cette contrée, n’a pas été gâtée par l’imitation des opéras parisiens, des romances de salon ou des mélodies exécutées par les orgues. On en est encore, à Senlis, à la musique du seizième siècle, conservée traditionnellement depuis les Médicis. L’époque de Louis XIV a aussi laissé des traces. Il y a, dans les souvenirs des filles de la campagne, des complaintes — d’un mauvais goût ravissant. On trouve là des restes de morceaux d’opéras du seizième siècle, peut-être, — ou d’oratorios du dix-septième.
J’ai assisté autrefois à une représentation donnée à Senlis dans une pension de demoiselles.
On jouait un mystère, — comme aux temps passés. — La vie du Christ avait été représentée dans tous ses détails, et la scène dont je me souviens était celle où l’on attendait la descente du Christ dans les enfers.
Une très-belle fille blonde parut avec une robe blanche, une coiffure de perles, une auréole et une épée dorée, sur un demi-globe, qui figurait un astre éteint.
Elle chantait :
Et elle parlait de la gloire du Messie, qui allait visiter ces sombres lieux. — Elle ajoutait :
X
VIEILLES LÉGENDES.
On voit que ces rimes riches n’appartiennent pas à la poésie populaire. Écoutez un chant sublime de ce pays, — tout en assonances dans le goût espagnol.
Le duc Loys est sur son pont (1), — Tenant sa fille en son giron. — Elle lui demande un cavalier, — Qui n’a pas vaillant si deniers ! « — Oh ! oui, mon père, je l’aurai — Malgré ma mère qui m’a porté. — Aussi malgré tous mes parens, — Et vous, mon père... que j’aime tant ! »
C’est le caractère des filles dans cette contrée ; — le père répond :
Réplique de la demoiselle :
Le père reprend :
L’auteur de la romance ajoute :
Il est malheureux de ne pouvoir vous faire entendre les airs, — qui sont aussi poétiques que ces vers sont musicalement rhythmés.
En voici une autre :
On a gâté depuis cette légende en y refaisant des vers, et en prétendant qu’elle était du Bourbonnais. On l’a même dédiée, avec de jolies illustrations, à l’ex-reine des Français... Je ne puis vous la donner entière ; voici encore les détails dont je me souviens :
Les trois capitaines passent à cheval près du rosier blanc :
On voit encore, par ces quatre vers, qu’il est possible de ne pas rimer en poésie ; — c’est ce que savent les Allemands, qui, dans certaines pièces, emploient seulement les longues et les brèves, à la manière antique.
Les trois cavaliers et la jeune fille, montée en croupe derrière le plus jeune, arrivent à Senlis. « Aussitôt arrivés, l’hôtesse la regarde :
Quand la belle comprend qu’elle a fait une démarche un peu légère, — après avoir présidé au souper, — elle fait la morte, et les trois cavaliers sont assez naïfs pour se prendre à cette feinte. — Ils se disent : « Quoi ! notre mie est morte ! » et se demandent où il faut la reporter :
dit le plus jeune ; — et c’est sous le rosier blanc qu’ils s’en vont déposer le corps.
Le narrateur continue :
Le père est en train de souper avec toute la famille. On accueille avec joie la jeune fille dont l’absence avait beaucoup inquiété ses parents depuis trois jours, — et il est probable qu’elle se maria plus tard fort honorablement.
(1) Les anciens seigneurs se tenaient le soir devant la porte de leur château, c’est-à-dire sur le pont, et recevaient là les hommages de leurs vassaux. Leur famille les entourait.
GÉRARD DE NERVAL.
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