1er août 1852 — La Bohême galante III, dans L’Artiste, Ve série, t. IX, p. 5-6.
Le chapitre VI de cette troisième livraison de La Bohême galante est la continuation de la reprise de l’Introduction au Choix de poésies de Ronsard publié en 1830
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LA BOHÊME GALANTE
III
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VI
LES POÈTES DU SEIZIÈME SIÈCLE
— suite —
Dubellay conseille encore l’introduction dans la langue française de mots composés du latin et du grec, recommandant principalement de s’en servir dans les arts et sciences libérales. Il recommande, avec plus de raison, l’étude du langage figuré dont la poésie française avait jusqu’alors peu de connaissance ; il propose de plus quelques nouvelles alliances de mots accueillies depuis en partie : « d’user hardiment de l’infinitif pour le nom, comme l’aller, le chanter, le vivre, le mourir ; de l’adjectif substantivé, comme le vide de l’air, le frais de l’ombre, l’épais des forêts ; des verbes et des participes, qui de leur nature n’ont point d’infinitifs après eux, avec des infinitifs, comme : tremblant de mourir pour craignant de mourir, etc. Garde-toi encore de tomber en un vice commun, même aux plus excellents de notre langue : c’est l’omission des articles.
« Je ne veux oublier l’émendation, partie certes la plus utile de nos études ; son office est d’ajouter, ôter, ou changer à loisir ce que la première impétuosité et ardeur d’écrire n’avait permis de faire ; il est nécessaire de remettre à part nos écrits nouveau-nés, les revoir souvent, et, en la manière des ours, leur donner forme, à force de lécher. Il ne faut pourtant y être trop superstitieux, ou, comme les éléphants leurs petits, être dix ans à enfanter ses vers. Surtout nous convient avoir quelques gens savants et fidèles compagnons qui puissant connaître nos fautes et ne craignent pas de blesser notre papier avec leurs ongles. Encore te veux-je avertir de hanter quelquefois non-seulement les savants, mais aussi toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques, savoir leurs inventions, les noms des matières et termes usités en leurs arts et métiers pour tirer de là de belles comparaisons et descriptions de toutes choses. »
Les disputes littéraires de ce temps-là n’étaient pas moins animées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Dubellay s’écrie qu’il faudrait que tous les rois amateurs de leur langue défendissent d’imprimer les œuvres des poëtes surannés de l’époque.
« Oh ! combien je désire voir sécher ces printemps, châtier ces petites jeunesses, rabattre ces coups d’essai, tarir ces fontaines, bref abolir ces beaux titres suffisants pour dégoûter tout lecteur savant d’en lire davantage ! Je ne souhaite pas moins que ces dépourvus, ces humbles espérants, ces bannis de Liesse, ces esclaves, ces traverseurs (1), soient renvoyés à la table ronde, et ces belles petites devises aux gentilshommes et damoiselles, d’où on les a empruntées. Que dirai-je plus ? Je supplie à Phébus Apollon, que la France, après avoir été si longuement stérile, grosse de lui, enfante bientôt un poëte dont le luth bien résonnant fasse tarir ces enrouées cornemuses, non autrement que les grenouilles quand on jette une pierre en leur marais. »
Après une nouvelle exhortation aux Français d’écrire en leur langue, Dubellay finit ainsi : « Or nous voici, grâce à Dieu, après beaucoup de périls et de flots étrangers, rendus au port à sûreté. Nous avons échappé du milieu des Grecs et au travers des escadrons romains, pénétré jusqu’au sein de la France, France tant désirée France. Là, donc, Français, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine, et de ses serves dépouilles ornez vos temples et autels. Ne craignez plus ces oies criardes, ce fier Manlie et ce traître Camille, qui sous ombre de bonne foi vous surprennent tous nus comptant la rançon du Capitole. Donnez en cette Grèce menteresse et y semez encore un coup la fameuse nation des Gallo-Grecs. Pillez-moi sans conscience les sacrés trésors de ce temple Delphique, ainsi que vous avez fait autrefois, et ne craignez plus ce muet Apollon ni ses faux oracles.Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athènes, et de votre Hercule gallique tirant les peuples après lui par leurs oreilles avec une chaîne attachée à sa langue. »
C’est un livre bien remarquable que ce livre de Dubellay ; c’est un de ceux qui jettent le plus de jour sur l’histoire de la littérature française, et peut-être aussi le moins connu de tous les traités écrits sur ce sujet. Je n’aurais pas hasardé cette citation si je ne la regardais comme l’histoire la plus exacte que l’on puisse faire de l’école de Ronsard.
En effet, tout est là : à voir comme les réformes prêchées, les théories développées dans La Défense et Illustration de la langue française, ont été fidèlement adoptées depuis et mises en pratique dans tous leurs points, il est même difficile de douter qu’elle ne soit l’œuvre de cette école tout entière : je veux dire de Ronsard, Ponthus de Thiard, Rémi Belleau, Étienne Jodelle, J. Antoine de Baïf, qui, joints à Dubellay, composaient ce qu’on appela depuis la Pléiade (2). Du reste, la plupart de ces auteurs avaient déjà écrit beaucoup d’ouvrages dans le système prêché par Dubellay, bien qu’ils ne les eussent point fait encore imprimer : de plus il est question des odes dans l’Illustration, et Ronsard dit plus tard dans une préface avoir le premier introduit le mot ode dans la langue française ; ce qu’on n’a jamais contesté.
Mais soit que ce livre ait été de plusieurs mains, soit qu’une seule plume ait exprimé les vœux et les doctrines de toute une association de poëtes, il porte l’empreinte de la plus complète ignorance de l’ancienne littérature française ou de la plus criante injustice. Tout le mépris que Dubellay professe, à juste titre, envers les poëtes de son temps, imitateurs des vieux poëtes, y est, à grand tort, reporté aussi sur ceux-là qui n’en pouvaient mais. C’est comme si, aujourd’hui, on en voulait aux auteurs du grand siècle de la platitude des rimeurs modernes qui marchent sous leur invocation.
Se peut-il que Dubellay, qui recommande si fort d’enter sur le tronc national prêt à périr des branches étrangères, ne songe point même qu’une meilleure culture puisse lui rendre la vie et ne le croie pas capable de porter des fruits par lui-même ? Il conseille de faire des mots d’après le grec et le latin, comme si les sources eussent manqué pour en composer de nouveaux d’après le vieux français seul ; il appuie sur l’introduction des odes, élégies, satires, etc., comme si toutes ces formes poétiques n’avaient pas existé déjà sous d’autres noms ; du poëme antique, comme si les chroniques normandes et les romans chevaleresques n’en remplissaient pas toutes les conditions, appropriées de plus au caractère et à l’histoire du moyen âge ; de la tragédie, comme s’il eût manqué aux mystères autre chose que d’être traités par des hommes de génie pour devenir la tragédie du moyen âge, plus libre et plus vraie que l’ancienne. Supposons en effet un instant les plus grands poëtes étrangers et les plus opposés au système classique de l’antiquité, nés en France au seizième siècle, et dans la même situation que Dubellay et ses amis. Croyez-vous qu’ils n’eussent pas été là, et avec les seules ressources et les éléments existant alors dans la littérature française, ce qu’ils furent à différentes époques et dans différents pays ? Croyez-vous que l’Arioste n’eût pas aussi bien composé son Roland furieux avec nos fabliaux et nos poëmes chevaleresques ; Shakspeare, ses drames avec nos romans, nos chroniques, nos farces et même nos mystères ; le Tasse sa Jérusalem, avec nos livres de chevalerie et les éblouissantes couleurs poétiques de notre littérature romane, etc. Mais les poëtes de la réforme classique n’étaient point de cette taille, et peut-être est-il injuste de vouloir qu’ils aient vu dans l’ancienne littérature française ce que ces grands hommes y ont vu, avec le regard du génie, et ce que nous n’y voyons aujourd’hui sans doute que par eux. Au moins rien ne peut-il justifier ce superbe dédain qui fait prononcer aux poëtes de la Pléiade qu’il n’y a absolument rien avant eux, non-seulement dans les genres sérieux, mais dans tous ; ne tenant pas plus compte de Rutebœuf que de Charles d’Anjou, de Villon que de Charles d’Orléans, de Clément Marot que de Saint-Gelais, et de Rabelais que de Joinville et de Froissart dans la prose. Sans cette ardeur d’exclure, de ne rebâtir que sur des ruines, on ne peut nier que l’étude et même l’imitation momentanée de la littérature antique, n’eussent pu être, dans les circonstances d’alors, très-favorables aux progrès de la nôtre et de notre langue aussi ; mais l’excès a tout gâté : de la forme on a passé au fond ; on ne s’est pas contenté d’introduire le poëme antique, on a voulu qu’il dît l’histoire des anciens et non la nôtre ; la tragédie, on a voulu qu’elle ne célébrât que les infortunes des illustres familles d’Œdipe et d’Agamemnon : on a amené la poésie à ne reconnaître et n’invoquer d’autres dieux que ceux de la mythologie : en un mot, cette expédition présentée si adroitement par Dubellay comme une conquête sur les étrangers, n’a fait, au contraire que les amener vainqueurs dans nos murs ; elle a tendu à effacer petit à petit notre caractère de nation, à nous faire rougir de nos usages et même de notre langue au profit de l’antiquité ; à nous amener, en un mot, à ce comble de ridicule, que nous ayons représenté longtemps nos rois et nos héros en costumes romains, et que nous ayons employé le latin pour les inscriptions de nos monuments. C’est certainement à ce défaut d’accord et de sympathie de la littérature classique avec nos mœurs et notre caractère national, qu’il faut attribuer, outre les ridicules anomalies que je viens de citer en partie, le peu de popularité qu’elle a obtenu.
Voici une digression qui m’entraîne bien loin : j’y ai jeté au hasard quelques raisons déjà rebattues, il y en a des volumes de beaucoup meilleures, et cependant que de gens refusent encore de s’y rendre ! Une tendance plus raisonnable se fait, il est vrai, remarquer depuis quelques années : on se met à lire un peu d’histoire de France ; et quand dans les collèges on sera parvenu à la savoir presque aussi bien que l’histoire ancienne, et quand aussi on consacrera à l’étude de la langue française quelques heures arrachées au grec et au latin, un grand progrès sera sans doute accompli pour l’esprit national, et peut-être s’ensuivra-t-il moins de dédain pour la vieille littérature française, car tout cela se tient.
(1) Allusion aux ridicules surnoms que prenaient les poëtes du temps : l’Humble espérant (Jehan le Blond) ; le Banni de Liesse (François Habert) ; l’Esclave fortuné (Michel d’Ambroise) ; le Traverseur des voies périlleuses (Jehan Bouchet). Il y avait encore le Solitaire (Jehan Gohorry) ; l’Esperonnier de discipline (Antoine de Saix), etc., etc.
Il s’agit là de Pierre de Ronsard, annoncé comme le Messie par ce nouveau saint Jean. Dubellay a-t-il voulu équivoquer sur le prénom de Ronsard avec cette figure de la pierre ? Ce serait peut-être aller trop loin que de le supposer.
(2) Il est à remarquer que l’Illustration ne parle nominativement d’aucun d’entre eux ; plusieurs cependant étaient déjà connus. Il me semble que Dubellay n’aurait pas manqué de citer ses amis, s’il eût porté seul la parole.
GÉRARD DE NERVAL.
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