15 juillet 1852 — La Bohême galante II, dans L’Artiste, Ve série, t. VIII, p. 180-184.

Nerval laisse provisoirement inachevé le souvenir du Doyenné. Il en donnera l’épilogue dans Petits Châteaux de Bohême, et enchaîne avec le rappel de son étude sur les poètes du XVIe siècle, donné en 1830 en Introduction au Choix de Poésies de Ronsard.

Les chapitres IV et V seront repris en 1853 dans Petits Châteaux de Bohême, « Premier Château ». Le chapitre VI reprend partiellement l’Introduction au Choix de poésies de Ronsard publié en 1830.

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LA BOHÊME GALANTE

II

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IV

UNE FEMME EN PLEURS

La reine de Saba, c’était bien celle, en effet, qui me préoccupait alors, — et doublement. — Le fantôme éclatant de la fille des Hémiarites tourmentait mes nuits sous les hautes colonnes de ce grand lit sculpté, acheté en Touraine, et qui n’était pas encore garni de sa brocatelle rouge à ramages. Les salamandres de François Ier me versaient leur flamme du haut des corniches où se jouaient des amours imprudents. ELLE m’apparaissait radieuse, comme au jour où Salomon l’admira s’avançant vers lui dans les splendeurs pourprées du matin (1). Elle venait me proposer l’éternelle énigme que le Sage ne put résoudre, et ses yeux que la malice animait plus que l’amour, tempéraient seuls la majesté de son visage oriental. — Qu’elle était belle ! non pas plus belle cependant qu’une autre reine du matin, dont l’image tourmentait mes journées.

Cette dernière réalisait vivante mon rêve idéal et divin. Elle avait, comme l’immortelle Balkis, le don communiqué par la huppe miraculeuse. Les oiseaux se taisaient en entendant ses chants, — et l’auraient certainement suivie à travers les airs.

La question était de la faire débuter à l’Opéra. Le triomphe de Meyerbeer devenait le garant d’un nouveau succès. J’osai en entreprendre le poëme. J’aurais réuni ainsi dans un trait de flamme les deux moitiés de mon double amour. — C’est pourquoi, mon ami, vous m’avez vu si préoccupé dans une de ces nuits splendides où notre Louvre était en fête. — Un mot de Dumas m’avait averti que Meyerbeer nous attendait à sept heures du matin.

Je ne songeais qu’à cela au milieu du bal. Une femme, que vous vous rappelez sans doute, pleurait à chaudes larmes dans un coin du salon, et ne voulait, pas plus que moi, se résoudre à danser. Cette belle éplorée ne pouvait parvenir à cacher ses peines. Tout à coup, elle me prit le bras et me dit : « Ramenez-moi, je ne puis rester ici. »

Je sortis en lui donnant le bras. Il n’y avait pas de voiture sur la place. Je lui conseillai de se calmer et de sécher ses yeux, puis de rentrer ensuite dans le bal : elle consentit seulement à se promener sur la petite place. Je savais ouvrir une certaine porte en planches qui donnait sur le manège, et nous causâmes longtemps au clair de lune, sous les tilleuls. Elle me raconta longuement tous ses désespoirs.

Celui qui l’avait amenée s’était épris d’une autre ; de là une querelle intime ; puis elle avait menacé de s’en retourner seule, ou accompagnée ; il lui avait répondu qu’elle pouvait bien agir à son gré. De là les soupirs, de là les larmes.

Le jour ne devait pas tarder à poindre. La grande sarabande commençait. Trois ou quatre peintres d’histoire, peu danseurs de leur nature, avaient fait ouvrir le petit cabaret et chantaient à gorge déployée : Il était un raboureur, ou bien : C’était un calonnier qui revenait de Flandre, souvenir des réunions joyeuses de la mère Saguet (2). — Notre asile fut bientôt troublé par quelques masques qui avaient trouvé ouverte la petite porte. On parlait d’aller déjeuner à Madrid — au Madrid du bois de Boulogne — ce qui se faisait quelquefois. Bientôt le signal fut donné, on nous entraîna, et nous partîmes à pied, escortés par trois gardes françaises, dont deux étaient simplement Messieurs d’Egmont et de Beauvoir ; — le troisième, c’était Giraud, le peintre ordinaire des gardes françaises.

Les sentinelles des Tuileries ne pouvaient comprendre cette apparition inattendue qui semblait le fantôme d’une scène d’il y a cent ans, où des gardes françaises auraient mené au violon une troupe de masques tapageurs. De plus, l’une des deux petites marchandes de tabac si jolies, qui faisaient l’ornement de nos bals, n’osa se laisser emmener à Madrid sans prévenir son mari, qui gardait la maison. Nous l’accompagnâmes à travers les rues. Elle frappa à sa porte. Le mari parut à une fenêtre de l’entresol. Elle lui cria : — Je vais déjeuner avec ces messieurs. Il répondit : — Va-t-en au diable !... c’était bien la peine de me réveiller pour cela !

La belle désolée faisait une résistance assez faible pour se laisser entraîner à Madrid, et moi je faisais mes adieux à Rogier en lui expliquant que je voulais aller travailler à mon scenario : — Comment ! tu ne nous suis pas ; cette dame n’a plus d’autre cavalier que toi... et elle t’avait choisi pour la reconduire. — Mais j’ai rendez-vous à sept heures chez Meyerbeer, entends-tu bien ! 

Rogier fut pris d’un fou rire. Un de ses bras était pris par la Cydalise ; il offrit l’autre à la belle dame, qui me salua d’un petit air moqueur. J’avais servi du moins à faire succéder un sourire à ses larmes.

J’avais quitté la proie pour l’ombre... comme toujours !

 

(1) Vous connaissez le beau tableau de Glaize [sic pour Gleyre], qui représente la scène.

(2) Les soirées chez la mère Saguet seront publiées sous ce titre : La Vieille Bohême.

 

V

INTERRUPTION

Je vous conterai le reste de l’aventure. mais vous m’avez rappelé, mon cher Houssaye, qu’il s’agissait de causer poésie, et j’y arrive incidemment. — Reprenons cet air académique que vous m’avez reproché.

Je crois bien que vous vouliez faire allusion au Mémoire que j’ai adressé autrefois à l’Institut, à l’époque où il s’agissait d’un concours sur l’histoire de la poésie au seizième siècle. J’en ai retrouvé quelques fragments qui intéresseront peut-être les lecteurs de L’ARTISTE, comme le sermon que le bon Sterne mêla aux aventures macaroniques de Tristram Shandy.

 

VI

LES POÈTES DU SEIZIÈME SIÈCLE

Il faut l’avouer, avec tout le respect possible pour les auteurs du grand siècle, ils ont trop resserré le cercle des compositions poétiques ; sûrs pour eux-mêmes de ne jamais manquer d’espace et de matériaux, ils n’ont point songé à ceux qui leur succéderaient, ils ont dérobé leurs neveux, selon l’expression du Métromane : au point qu’il ne nous reste que deux partis à prendre, ou de les surpasser, ainsi que je viens de dire, ou de poursuivre une littérature d’imitation servile qui ira jusqu’où elle pourra ; c’est-à-dire qui ressemblera à cette suite de dessins si connue, où, par des copies successives et dégradées, on parvient à faire du profil d’Apollon une tête hideuse de grenouille.

De pareilles observations sont bien vieilles, sans doute, mais il ne faut pas se lasser de les remettre devant les yeux du public, puisqu’il y a des gens qui ne se lassent pas de répéter les sophismes qu’elles ont réfutés depuis longtemps. En général, on paraît trop craindre, en littérature, de redire sans cesse les bonnes raisons ; on écrit trop pour ceux qui savent ; et il arrive de là que les nouveaux auditeurs qui surviennent tous les jours à cette grande querelle, ou ne comprennent point une discussion déjà avancée, ou s’indignent de voir tout à coup, et sans savoir pourquoi, remettre en question des principes adoptés depuis des siècles.

Il ne s’agit donc pas (loin de nous une telle pensée !) de déprécier le mérite de tant de grands écrivains à qui la France doit sa gloire ; mais, n’espérant point de faire mieux qu’eux, de chercher à faire autrement, et d’aborder tous les genres de littérature dont ils ne se sont point emparés.

Et ce n’est pas à dire qu’il faille pour cela imiter les étrangers ; mais seulement suivre l’exemple qu’ils nous ont donné, en étudiant profondément nos poëtes primitifs, comme ils ont fait des leurs.

Car toute littérature primitive est nationale, n’étant créée que pour répondre à un besoin, et conformément au caractère et aux mœurs du peuple qui l’adopte ; d’où il suit que, de même qu’une graine contient un arbre entier, les premiers essais d’une littérature renferment tous les germes de son développement futur, de son développement complet et définitif.

Il suffit pour faire comprendre ceci, de rappeler ce qui s’est passé chez nos voisins : après des littératures d’imitation étrangère, comme était notre littérature dite classique, après le siècle de Pope et d’Adisson, après celui de Vieland et de Lessing, quelques gens à courte vue ont pu croire que tout était dit pour l’Angleterre et pour l’Allemagne...

Tout ! excepté les chefs-d’œuvre de Walter Scott et de Byron, excepté ceux de Schiller et de Goëthe ; les uns, produits spontanés de leur époque et de leur sol ; les autres, nouveaux et forts rejetons de la souche antique : tous abreuvés à la source des traditions, des inspirations primitives de leur patrie, plutôt qu’à celle de l’Hippocrène.

Ainsi, que personne ne dise à l’art : Tu n’iras pas plus loin ! au siècle : Tu ne peux dépasser les siècles qui t’ont précédé !... C’est là ce que prétendait l’antiquité en posant les bornes d’Hercule : le moyen âge les a méprisées et il a découvert un monde.

Peut-être ne reste-t-il plus de mondes à découvrir ; peut-être le domaine de l’intelligence est-il au complet aujourd’hui et peut-on en faire le tour, comme du globe ; mais il ne suffit pas que tout soit découvert ; dans ce cas même, il faut cultiver, il faut perfectionner ce qui est resté inculte ou imparfait. Que de plaines existent que la culture aurait rendues fécondes ! que de riches matériaux auxquels il n’a manqué que d’être mis en œuvre par des mains habiles ! que de ruines de monuments inachevés... Voilà ce qui s’offre à nous, et dans notre patrie même, à nous qui nous étions bornés si longtemps à dessiner magnifiquement quelques jardins royaux, à les encombrer de plantes et d’arbres étrangers conservés à grands frais, à les surcharger de dieux de pierre, à les décorer de jets d’eau et d’arbres taillés en portiques.

Mais arrêtons-nous ici, de peur qu’en combattant trop vivement le préjugé qui défend à la littérature française, comme mouvement rétrograde, un retour d’étude et d’investigation vers son origine, nous ne paraissions nous escrimer contre un fantôme, ou frapper dans l’air comme Entelle : le principe était plus contesté au temps où un célèbre écrivain allemand envisageait ainsi l’avenir de la poésie française.

« Si la poésie (nous traduisons M. Schlegel) pouvait plus tard refleurir en France, je crois que cela ne serait point par l’imitation des Anglais ni d’aucun autre peuple, mais par un retour à l’esprit poétique en général, et en particulier à la littérature française des temps anciens. L’imitation ne conduira jamais la poésie d’une nation à son but définitif, et surtout l’imitation d’une littérature étrangère parvenue au plus grand développement intellectuel et moral dont elle est susceptible ; mais il suffit à chaque peuple de remonter à la source de sa poésie, et à ses traditions populaires, pour y distinguer et ce qui lui appartient en propre et ce qui lui appartient en commun avec les autres peuples. Ainsi, l’inspiration religieuse est ouverte à tous, et toujours il en sort une poésie nouvelle, convenable à tous les esprits et à tous les temps : c’est ce qu’a compris Lamartine, dont les ouvrages annoncent à la France une nouvelle ère poétique, etc. »

Mais avions-nous en effet une littérature avant Malherbe ? observent quelques irrésolus, qui n’ont suivi de cours de littérature que celui de Laharpe. — Pour le vulgaire des lecteurs, non ! Pour ceux qui voudraient voir Rabelais et Montaigne mis en français moderne ; pour ceux à qui le style de La Fontaine et de Molière paraît tant soit peu négligé, non ! Mais pour ces intrépides amateurs de poésie et de langue française, que n’effraye pas un mot vieilli, que n’égaye pas une expression triviale ou naïve, que ne démontent point les oncques, les ainçois, et les ores, oui ! Pour les étrangers qui ont puisé tant de fois à cette source, oui !... Du reste, ils ne craignent point de le reconnaître (1), et rient bien fort de voir souvent nos écrivains s’accuser humblement d’avoir pris chez eux des idées qu’eux-mêmes avaient dérobées à nos ancêtres.

Nous dirons donc maintenant : Existait-il une littérature nationale avant Ronsard ? mais une littérature complète, capable par elle-même, et à elle seule, d’inspirer des hommes de génie, et d’alimenter de vastes conceptions ? Une simple énumération va nous prouver qu’elle existait : qu’elle existait divisée en deux parties bien distinctes, comme la nation elle-même, et dont par conséquent l’une que les critiques allemands appellent littérature chevaleresque semblait devoir son origine aux Normands, aux Bretons, aux Provençaux et aux Francs ; dont l’autre, native du cœur même de la France, et essentiellement populaire, est assez bien caractérisée par l’épithète de gauloise.

La première comprend : les poëmes historiques, tels que les roumans de Rou (Rollon) et du Brut (Brutus), la Philippide, le Combat des 30 Bretons, etc. ; les poëmes chevaleresques, tels que le St-Graal, Tristan, Partenopex, Lancelot, etc. ; les poèmes allégoriques, tels que le roman de la Rose, du Renard, etc., et enfin toute la poésie légère, chansons, ballades, lais, chants royaux, plus la poésie provençale ou romane tout entière.

La seconde comprend les mystères, moralités et farces (y compris Patelin) ; les fabliaux, contes, facéties, livres satiriques, noels, etc., toutes œuvres où le plaisant dominait, mais qui ne laissent pas d’offrir souvent des morceaux profonds ou sublimes, et des enseignements d’une haute morale parmi des flots de gaieté frivole et licencieuse.

Eh bien ! qui n’eût promis un avenir à une littérature aussi forte, aussi variée dans ses éléments, et qui ne s’étonnera de la voir tout à coup renversée, presque sans combat, par une poignée de novateurs qui prétendaient ressusciter la Rome morte depuis seize cents ans, la Rome romaine, et la ramener victorieuse, avec ses costumes, ses formes et ses dieux, chez un peuple du nord, à moitié composé de nations germaniques, et dans une société toute chrétienne : ces novateurs, c’étaient Ronsard et les poëtes de son école ; le mouvement imprimé par eux aux lettres s’est continué jusqu’à nos jours.

Il serait trop long de nous occuper à faire l’histoire de la décadence de la haute poésie en France ; car elle était vraiment en décadence au siècle de Ronsard ; flétrie dans ses germes, morte sans avoir acquis le développement auquel elle semblait destinée ; tout cela, parce qu’elle n’avait trouvé pour l’employer que des poëtes de cour qui n’en tiraient que des chants de fêtes, d’adulation et de fade galanterie ; tout cela, faute d’hommes de génie qui sussent la comprendre, et en mettre en œuvre les riches matériaux. Ces hommes de génie se sont rencontrés cependant chez les étrangers, et l’Italie surtout nous doit ses plus grands poëtes du moyen âge ; mais, chez nous, à quoi avaient abouti les hautes promesses des douzième et treizième siècles ? À je ne sais quelle poésie ridicule, où la contrainte métrique, où des tours de force en fait de rime, tenaient lieu de couleur et de poésie ; à de fades et obscurs poëmes allégoriques, à des légendes lourdes et diffuses, à d’arides récits historiques rimés, tout cela recouvert d’un langage poétique, plus vieux de cent ans que la prose et le langage usuel, car les rimeurs d’alors imitaient si servilement les poëtes qui les avaient précédés, qu’ils en conservaient même la langue surannée. Aussi, tout le monde s’était dégoûté de la poésie dans les genres sérieux, et l’on ne s’occupait plus qu’à traduire les poëmes et romans du douzième siècle dans cette prose qui croissait tous les jours en grâce et en vigueur. Enfin, il fut décidé que la langue française n’était pas propre à la haute poésie, et les savants se hâtèrent de profiter de cet arrêt, pour prétendre qu’on ne devait plus la traiter qu’en vers latins et en vers grecs.

Quant à la poésie populaire, grâce à Villon et à Marot, elle avait marché de front avec la prose illustrée par les Joinville, les Froissart et les Rabelais : mais, Marot éteint, son école n’était plus de taille à le continuer : ce fut elle cependant qui opposa à Ronsard la plus sérieuse résistance, et certes, bien qu’elle ne comptât plus d’hommes supérieurs, elle était assez forte sur l’épigramme : la tenaille de Mellin (2), qui pinçait si fort Ronsard au milieu de sa gloire, a fait proverbe.

Je ne sais si le peu de phrases que je viens de hasarder suffit pour montrer la littérature d’alors dans cet état d’interrègne qui suit la mort d’un grand génie, ou la fin d’une brillante époque littéraire, comme cela s’est vu plusieurs fois depuis ; si l’on se représente bien le troupeau des écrivains du second ordre se tournant inquiet à droite et à gauche et se cherchant un guide : les uns fidèles à la mémoire des grands hommes qui ne sont plus et laissant dans les rangs une place pour leur ombre ; les autres tourmentés d’un vague désir d’innovation qui se produit en essais ridicules ; les plus sages faisant des théories et des traductions... Tout à coup un homme apparaît, à la voix forte, et dépassant la foule de la tête : celle-ci se sépare en deux partis, la lutte s’engage ; et le géant finit par triompher, jusqu’à ce qu’un plus adroit lui saute sur les épaules et soit seul proclamé très-grand.

Mais n’anticipons pas : nous sommes en 1549, et à peu de mois de distance apparaissent La Défense et Illustration de la langue française (3), et les premières Odes pindariques de Pierre de Ronsard.

La défense de la langue française, par J. Dubellay, l’un des compagnons et des élèves de Ronsard, est un manifeste contre ceux qui prétendaient que la langue française était trop pauvre pour la poésie, qu’il fallait la laisser au peuple et n’écrire qu’en vers grecs et latins ; Dubellay leur répond : « que les langues ne sont pas nées d’elles-mêmes en façon d’herbes, racines et arbres ; les unes infirmes et débiles en leurs espérances ; les autres saines et robustes, et plus aptes à porter le faix des conceptions humaines, mais que toute leur vertu est née au monde du vouloir et arbitre des mortels. C’est pourquoi on ne doit ainsi louer une langue et blâmer l’autre, vu qu’elles viennent toutes d’une même source et origine : c’est la fantaisie des hommes ; et ont été formées d’un même jugement à une même fin : c’est pour signifier entre nous les conceptions et intelligences de l’esprit. Il est vrai que par succession de temps, les unes pour avoir été plus curieusement réglées sont devenues plus riches que les autres ; mais cela ne se doit attribuer à la félicité desdites langues ; mais au seul artifice et industrie des hommes. À ce propos, je ne puis assez blâmer la sotte arrogance et témérité d’aucuns de notre nation, qui n’étant rien moins que grecs ou latins déprisent ou rejettent d’un sourcil plus que stoïque, toutes choses écrites en français. »

Il continue en prouvant que la langue française ne doit pas être appelée barbare, et recherche cependant pourquoi elle n’est pas si riche que les langues grecque et latine : « On le doit attribuer à l’ignorance de nos ancêtres, qui, ayant en plus grande recommandation le bien faire que le bien dire, se sont privés de la gloire de leurs bienfaits, et nous du fruit de l’imitation d’iceux, et, par le même moyen, nous ont laissé notre langue si pauvre et nue, qu’elle a besoin des ornements, et, s’il faut parler ainsi, des plumes d’autrui. Mais qui voudrait dire que la grecque et romaine eussent toujours été en l’excellence qu’on les a vues au temps d’Horace et de Démosthène, de Virgile et de Cicéron ? Et si ces auteurs eussent jugé que jamais pour quelque diligence et culture qu’on eût pu faire, elles n’eussent su produire plus grand fruit, se fussent-ils tant efforcés de les mettre au point où nous les voyons maintenant ? Ainsi puis-je dire de notre langue, qui commence encore à fleurir, sans fructifier ; cela, certainement, non pour le défaut de sa nature, aussi apte à engendrer que les autres, mais par la faute de ceux qui l’ont eue en garde et ne l’ont pas cultivée à suffisance. Que si les anciens Romains eussent été aussi négligés à la culture de leur langue, quand premièrement elle commença à pulluler, pour certain, en si peu de temps elle ne fût devenue si grande ; mais eux, en guise de bons agriculteurs, l’ont premièrement transmuée d’un lieu sauvage dans un lieu domestique, puis, afin que plutôt et mieux elle pût fructifier, coupant à l’entour les inutiles rameaux, l’ont pour échange d’iceux restaurée de rameaux francs et domestiques, magistralement tirés de la langue grecque, lesquels soudainement se sont si bien entés et faits semblables à leurs troncs, que désormais ils n’apparaissent plus adoptifs, mais naturels. »

Nous venons de voir ce qu’il pense des faiseurs de vers latins, et des traducteurs ; voici maintenant pour les imitateurs de la vieille littérature : « Et certes, comme ce n’est point chose vicieuse, mais grandement louable, d’emprunter d’une langue étrangère les sentences et les mots, et les approprier à la sienne : aussi, est-ce chose grandement à reprendre, voire odieuse à tout lecteur de libérale nature, de voir en une même langue une telle imitation, comme celle d’aucuns savants mêmes, qui s’estiment être des meilleurs plus ils ressemblent un Héroët ou un Marot. Je t’admoneste donc, ô toi qui désires l’accroissement de ta langue et veux y exceller, de n’imiter à pied levé, comme naguère a dit quelqu’un, les plus fameux auteurs d’icelle ; chose certainement aussi vicieuse, comme de nul profit à notre vulgaire, vu que ce n’est autre chose, sinon lui donner ce qui était à lui. »

Il jette un regard sur l’avenir, et ne croit pas qu’il faille désespérer d’égaler les Grecs et les Romains : « Et comme Homère se plaignait que de son temps les corps étaient trop petits, il ne faut point dire que les esprits modernes ne sont à comparer aux anciens ; l’architecture, l’art du navigateur et autres inventions antiques, certainement sont admirables, et non si grandes toutefois qu’on doive estimer les cieux et la nature d’y avoir dépensé toute leur vertu, vigueur et industrie. Je ne produirai pour témoin de ce que je dis [que] l’imprimerie, sœur des muses et dixième d’elles, et cette non moins admirable que pernicieuse foudre d’artillerie ; avec tant d’autres non antiques inventions qui montrent véritablement que par le long cours des siècles, les esprits des hommes ne sont point si abâtardis qu’on voudrait bien dire. Mais j’entends encore quelque opiniâtre s’écrier : « Ta langue tarde trop à recevoir sa perfection ; » et je dis que ce retardement ne prouve point qu’elle ne puisse la recevoir ; je dis encore qu’elle se pourra tenir certaine de la garder longuement, l’ayant acquise avec si longue peine : suivant la loi de nature qui a voulu que tout arbre qui naît fleurit et fructifie bientôt, bientôt aussi vieillisse et meure, et au contraire que celui-là dure par longues années, qui a longuement travaillé à jeter ses racines. »

Ici finit le premier livre, où il n’a encore été question que de la langue et du style poétique ; dans le second, la question est abordée plus franchement, et l’intention de renverser l’ancienne littérature et d’y substituer les formes antiques est exprimée avec plus d’audace :

« Je penserai avoir beaucoup mérité des miens si je leur montre seulement du doigt le chemin qu’ils doivent suivre pour atteindre à l’excellence des anciens : mettons donc pour le commencement ce que nous avons, ce me semble, assez prouvé au premier livre. C’est que, sans l’imitation des Grecs et Romains, nous ne pouvons donner à notre langue l’excellence et lumière des autres plus fameuses. Je sais que beaucoup me reprendront d’avoir osé, le premier des Français, introduire quasi une nouvelle poésie, ou ne se tiendraient pleinement satisfaits, tant pour la brièveté dont j’ai voulu user que pour la diversité des esprits dont les uns trouvent bon ce que les autres trouvent mauvais. Marot me plaît, dit quelqu’un, parce qu’il est facile et ne s’éloigne point de la commune manière de parler ; Héroët, dit quelqu’autre, parce que tous ses vers sont doctes, graves et élaborés ; les autres d’un autre se délectent. Quant à moi telle superstition ne m’a point retiré de mon entreprise, parce que j’ai toujours estimé notre poésie française être capable de quelque plus haut et merveilleux style que celui dont nous nous sommes si longuement contentés. Disons donc brièvement ce que nous semble de nos poëtes français.

« De tous les anciens poëtes français, quasi un seul, Guillaume de Loris et Jean de Meun (4), sont dignes d’être lus, non tant pour ce qu’il y ait en eux beaucoup de choses qui se doivent imiter des modernes, que pour y voir quasi une première image de la langue française, vénérable pour son antiquité. Je ne doute point que tous les pères crieraient la honte être perdue si j’osais reprendre ou émender quelque chose en ceux que jeunes ils ont appris, ce que je ne veux faire aussi ; mais bien soutiens-je que celui-là est trop grand admirateur de l’ancienneté qui veut défrauder les jeunes de leur gloire méritée : n’estimant rien, sinon ce que la mort a sacré, comme si le temps ainsi que les vins rendait les poésies meilleures. Les plus récents, même ceux qui ont été nommés par Clément Marot en une certaine épigramme à Salel, sont assez connus par leurs œuvres ; j’y renvoie les lecteurs pour en faire jugement. »

Il continue par quelques louanges et beaucoup de critiques des auteurs du temps, et revient à son premier dire, qu’il faut imiter les anciens, « et non point les auteurs français, pour ce qu’en ceux-ci on ne saurait prendre que bien peu, comme la peau et la couleur, tandis qu’en ceux-là on peut prendre la chair, les os, les nerfs et le sang.

« Lis donc, et relis premièrement, ô poëte futur, les exemplaires grecs et latins : puis me laisse toutes ces vieilles poésies françaises aux jeux floraux de Toulouse et au Puy de Rouan : comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et telles autres épiceries qui corrompent le goût de notre langue, et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance. Jette-toi à ces plaisants épigrammes, non point comme font aujourd’hui un tas de faiseurs de contes nouveaux qui en un dixain sont contents n’avoir rien dit qui vaille aux neuf premier vers, pourvu qu’au dixième il y ait le petit mot pour rire, mais à l’imitation d’un Martial, ou de quelque autre bien approuvé ; si la lascivité ne te plaît, mêle le profitable avec le doux ; distille avec un style coulant et non scabreux de tendres élégies, à l’exemple d’un Ovide, d’un Tibulle et d’un Properce ; y entremêlant quelquefois de ces fables anciennes, non petit ornement de poésie. Chante-moi ces odes inconnues encore de la langue française, d’un luth bien accordé au son de la lyre grecque et romaine, et qu’il n’y ait rien où apparaissent quelques vestiges de rare et antique érudition. Quant aux épîtres, ce n’est un poëme qui puisse grandement enrichir notre vulgaire, parce qu’elles sont volontiers de choses familières et domestiques, si tu ne les voulais faire à l’imitation d’élégies comme Ovide, ou sentencieuses et graves comme Horace : autant te dis-je des satyres que les Français, je ne sais comment, ont nommées coqs-à-l’âne, auxquelles je te conseille aussi peu t’exercer, si ce n’est à l’exemple des anciens en vers héroïques, et, sous ce nom de satyre, y taxer modestement les vices de ton temps et pardonner aux noms des personnes vicieuses. Tu as pour ceci Horace, qui, selon Quintilien, tient le premier lieu entre les satyriques. Sonne-moi ces beaux sonnets (5) ; non moins docte que plaisante invention italienne, pour lequel tu as Pétrarque et quelques modernes Italiens. Chante-moi d’une musette bien résonnante les plaisantes églogues rustiques à l’exemple de Théocrite et de Virgile. Quant aux comédies et tragédies, si les rois et les républiques les voulaient restituer en leur ancienne dignité qu’ont usurpée les farces et moralités, je serais bien d’opinion que tu t’y employasses, et, si tu le veux faire pour l’ornement de la langue, tu sais où tu en dois trouver les archétypes. »

Je ne crois pas qu’on me reproche d’avoir cité tout entier ce chapitre où la révolution littéraire est si audacieusement proclamée ; il est curieux d’assister à cette démolition complète d’une littérature du Moyen Age, au profit de tous les genres de composition de l’antiquité et la réaction analogue qui s’opère aujourd’hui doit lui donner un nouvel intérêt.

 

(1) Tous les critiques étrangers s’accordent sur ce point. Citons entre mille un passage d’une revue anglaise, rapporté tout récemment par le Mercure, et qui faisait partie d’un article où notre littérature était fort maltraitée : « Il serait injuste cependant de ne point reconnaître que ce fut aux Français que l’Europe dut sa première impulsion poétique, et que la littérature romane, qui distingue le génie de l’Europe moderne du génie classique de l’antiquité, naquit avec les trouveurs et les conteurs du nord de la France, les jongleurs et les ménestrels de Provence.

(2) Mellin de Saint-Gelais.

(3) Par I.D.B.A. (Joachim Dubellay.) Paris, Arnoul Angelier, 1549. Le privilège date de 1548.

(4) Auteurs du roman de la Rose.

(5) Sonne-moi ces sonnets : ceci est un trait du mauvais goût d’alors, auquel le jeune novateur n’a pu entièrement se soustraire. Nous trouvons plus haut : Distille avec un style. Ronsard lui-même a cédé quelquefois à ce plaisir de jouer sur les mots : Dorat qui redore la langue française ; Mellin aux paroles de miel, etc.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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