1er juillet-15 décembre 1852 — La Bohême galante, dans L’Artiste, signé Gérard de Nerval.

À la demande d’Arsène Houssaye qui en est le directeur, Nerval entreprend pour L’Artiste une série d’articles relatant son expérience de poète, en douze livraisons par quinzaine, de juillet à décembre 1852. C’est l’occasion pour lui, après avoir évoqué le souvenir des jours heureux du Doyenné (chapitres 1 à 5 ), de rappeler ses travaux passés sur les poètes du XVIe siècle, la composition des Odelettes qui s’ensuivit (chapitres 6 à 8 ), puis son étude sur les Vieilles ballades françaises, qui va l’entraîner à nouveau vers le Valois de son enfance (chapitres 9 à 15), reprise des livraisons 7 à 19 des Faux Saulniers. Nerval ne mentionne pas ici les sonnets qu’il a pourtant déjà publiés (Le Christ aux Oliviers, Pensée antique, Vers dorés,). Il ne le fera qu’un an plus tard, dans Petits Châteaux de Bohême, « Troisième Château »

À partir du 9 octobre, La Bohême galante sera publiée dans L’Artiste en alternance avec Les Nuits d’octobre dans L’Illustration.

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1er juillet 1852 — La Bohême galante I, dans L’Artiste, Ve série, t. VIII, p. 167-169, signé Gérard de Nerval.

Cette première livraison évoque le souvenir des jours heureux du Doyenné, partagés en 1835 avec Houssaye, Gautier et Rogier, cour du Carrousel, dans le petit îlot de constructions anciennes promises à la démolition qui jouxtait la Galerie du bord de l’eau du Louvre (emplacement actuel du pavillon Mollien)

Ce texte sera repris en 1853 dans Petits Châteaux de Bohême, « Premier château ».

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LA BOHÊME GALANTE

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A ARSÈNE HOUSSAYE

 

O Primavera, gioventù de l’anno
Belle madre di fiori
D’herbe novelle e di novelli amori ;
Tu torni ben, ma teco
Non tornano i sereni
E fortunati di delle mie gioie :
Tù torni ben, tù torni,
Ma teco altro non torna,
Che del perduto moi caro tesoro
Che delle mie care e felici gioie
La rimembranza misera, e dolente !...

Le cavalier GUARINI (Pastor fido.)

 

Mon ami, vous me demandez si je pourrais retrouver quelques-uns de mes anciens vers, et vous vous inquiétez même d’apprendre comment j’ai été poëte, longtemps avant de devenir un humble prosateur. — Ne le savez-vous donc pas ? vous, qui avez écrit ces vers :

Ornons le vieux bahut de vieilles porcelaines
Et faisons refleurir roses et marjolaines.
Qu’un rideau de lampas embrasse encore ces lits
Où nos jeunes amours se sont ensevelis.
 
Appendons au beau jour le miroir de Venise :
Ne te semble-t-il pas y voir la Cydalise
Respirant une fleur qu’elle avait à la main,
Et pressentant déjà le triste lendemain ?

 

I

PREMIER CHÂTEAU

Rebâtissons, ami, ce château périssable
Que le souffle du monde a jeté sur le sable.
Replaçons le sopha sous les tableaux flamands...

C’était dans notre logement commun de la rue du Doyenné, que nous nous étions reconnus frères — Arcades ambo, — bien près de l’endroit où exista l’ancien hôtel de Rambouillet.

Le vieux salon du doyen, restauré par les soins de tant de peintres, nos amis, qui sont depuis devenus célèbres, retentissait de nos rimes galantes, traversées souvent par les rires joyeux ou les folles chansons des Cydalises. Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d’une échelle, où il peignait sur un des quatre dessus de glace un Neptune, — qui lui ressemblait ! Puis, les deux battants d’une porte s’ouvraient avec fracas : c’était Théophile. Il cassait, en s’asseyant, un vieux fauteuil Louis XIII. On s’empressait de lui offrir un escabeau gothique, et il lisait, à son tour, ses premiers vers, — pendant que Cydalise Ire, ou Lorry, ou Victorine, se balançaient nonchalamment dans le hamac de Sarah la blonde, tendu à travers l’immense salon.

Quelqu’un de nous se levait parfois, et rêvait à des vers nouveaux en contemplant, des fenêtres, les façades sculptées de la galerie du Musée, égayées de ce côté par les arbres du manège.

Vous l’avez bien dit :

Théo, te souviens-tu de ces vertes saisons
Qui s’effeuillaient si vite en ces vieilles maisons,
Dont le front s’abritait sous une aile du Louvre ?

Ou bien, par les fenêtres opposées, qui donnaient sur l’impasse, on adressait de vagues provocations aux yeux espagnols de la femme du commissaire, qui apparaissaient assez souvent au-dessus de la lanterne municipale.

Quels temps heureux ! On donnait des bals, des soupers, des fêtes costumées, — on jouait de vieilles comédies, où mademoiselle Plessy, étant encore débutante, ne dédaigna pas d’accepter un rôle : — c’était celui de Béatrice dans Jodelet. — Et que notre pauvre Édouard était comique dans les rôles d’Arlequin (1) !

Nous étions jeunes, toujours gais, souvent riches... Mais je viens de faire vibrer la corde sombre : notre palais est rasé. J’en ai foulé les débris l’automne passé. Les ruines mêmes de la chapelle, qui se découpaient si gracieusement sur le vert des arbres, et dont le dôme s’était écroulé un jour, au dix-septième siècle, sur onze malheureux chanoines réunis pour dire un office, n’ont pas été respectées. Le jour où l’on coupera les arbres du manège, j’irai relire sur la place la Forêt coupée de Ronsard :

Écoute, bûcheron, arreste un peu le bras :
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes, qui vivaient dessous la dure écorce.

Cela finit ainsi, vous le savez :

La matière demeure et la forme se perd !

Vers cette époque, je me suis trouvé, un jour encore, assez riche pour enlever aux démolisseurs et racheter en deux lots les boiseries du salon, peintes par nos amis. J’ai les deux dessus de porte de Nanteuil, le Watteau de Vattier, signé ; les deux panneaux longs de Corot, représentant deux Paysages de Provence, le Moine rouge, de Châtillon, lisant la Bible sur la hanche cambrée d’une femme nue, qui dort (2) ; les Bacchantes, de Chassériau, qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens ; les deux trumeaux de Rogier, où la Cydalise, en costume régence, — en robe de taffetas feuille morte, — triste présage, — sourit, de ses yeux chinois, en respirant une rose, en face du portrait en pied de Théophile, vêtu à l’espagnole. L’affreux propriétaire, qui demeurait au rez-de-chaussée, mais sur la tête duquel nous dansions trop souvent, après deux ans de souffrances, qui l’avaient conduit à nous donner congé, a fait couvrir depuis toutes ces peintures d’une couche à la détrempe, parce qu’il prétendait que les nudités l’empêchaient de louer à des bourgeois. — Je bénis le sentiment d’économie qui l’a porté à ne pas employer la peinture à l’huile.

De sorte que tout cela est à peu près sauvé. Je n’ai pas retrouvé le Siège de Lérida, de Lorentz, où l’armée française monte à l’assaut, précédée par des violons ; ni les deux petits Paysages de Rousseau, qu’on aura sans doute coupés d’avance ; mais j’ai, de Lorentz, une maréchale poudrée, en uniforme Louis XV. — Quant à mon lit renaissance, à ma console médicis, à mes buffets (3), à mon Ribeira (4), à mes tapisseries des quatre éléments, il y a longtemps que tout cela était dispersé. — Où avez-vous perdu tant de belles choses ? me dit un jour Balzac. — Dans les malheurs ! lui répondis-je en citant un de ses mots favoris.

 

(1) Notamment dans le Courrier de Naples, du théâtre des grands boulevards.

(2) Même sujet que le tableau qui se trouvait chez Victor Hugo.

(3) Heureusement, Alphonse Karr possède le buffet aux trois femmes et aux trois Satyres, avec des ovales de peinture du temps sur les portes.

(4) La Mort de saint Joseph est à Londres, chez Gavarni.

II

LE THÉOPHILE

Reparlons de la Cydalise, ou plutôt, n’en disons qu’un mot : — Elle est embaumée et conservée à jamais, dans le pur cristal d’un sonnet de Théophile, — du Théo, comme nous disions.

Le Théophile a toujours passé pour gras ; il n’a jamais cependant pris de ventre, et s’est conservé tel encore que nous le connaissions. Nos vêtements étriqués sont si absurdes, que l’Antinoüs, habillé d’un habit, semblerait énorme, comme la Vénus, habillée d’une robe moderne : l’un aurait l’air d’un fort de la halle endimanché, l’autre d’une marchande de poisson. L’armature solide du corps de notre ami (on peut le dire, puisqu’il voyage en Grèce aujourd’hui) lui fait souvent du tort près des dames abonnées aux journaux de modes ; une connaissance plus parfaite lui a maintenu la faveur du sexe le plus faible et le plus intelligent ; il jouissait d’une grande réputation dans notre cercle, et ne se mourait pas toujours aux pieds chinois de la Cydalise.

En remontant plus haut dans mes souvenirs, je retrouve un Théophile maigre... Vous ne l’avez pas connu. Je l’ai vu, un jour, étendu sur un lit, — long et vert, — la poitrine chargée de ventouses. Il s’en allait rejoindre, peu à peu, son pseudonyme, Théophile de Viau, dont vous avez décrit les amours panthéistes, — par le chemin ombragé de l’Allée de Sylvie. Ces deux poëtes, séparés par deux siècles, se seraient serré la main, aux Champs- Élysées de Virgile, beaucoup trop tôt.

Voici ce qui s’était passé à ce sujet :

Nous étions plusieurs amis, d’une Bohême antérieure, qui menions gaiement l’existence que nous menons encore quoique plus rassis. Le Théophile, mourant, nous faisait peine, — et nous avions des idées nouvelles d’hygiène, que nous communiquâmes aux parents. Les parents comprirent, chose rare ; mais ils aimaient leur fils. On renvoya le médecin, et nous dîmes à Théo : « Lève-toi... et viens boire. » La faiblesse de son estomac nous inquiéta d’abord. Il s’était endormi et senti malade à la première représentation de Robert de Diable.

On rappela le médecin. Ce dernier se mit à réfléchir, et, le voyant plein de santé au réveil, dit aux parents : « Ses amis ont peut-être raison. »

Depuis ce temps-là, le Théophile refleurit. — On ne parla plus de ventouses, et on nous l’abandonna. La nature l’avait fait poëte, nos soins le firent presque immortel. Ce qui réussissait le plus sur son tempérament, c’était une certaine préparation de cassis sans sucre, que ses sœurs lui servaient dans d’énormes amphores en grès de la fabrique de Beauvais ; Ziégler a donné depuis des formes capricieuses à ce qui n’était alors que de simples cruches au ventre lourd. Lorsque nous nous communiquions nos inspirations poétiques, on faisait, par précaution, garnir la chambre de matelas, afin que le paroxysme, dû quelquefois au Bacchus du cassis, ne compromît pas nos têtes avec les angles des meubles.

Théophile, sauvé, n’a plus bu que de l’eau rougie, et un doigt de champagne dans les petits soupers.

 

III

LA REINE DE SABA

Revenons-y. — Nous avions désespéré d’attendrir la femme du commissaire. — Son mari, moins farouche qu’elle, avait répondu, par une lettre fort polie, à l’invitation collective que nous leur avions adressée. Comme il était impossible de dormir dans ces vieilles maison, à cause des suites chorégraphiques de nos soupers, — munis du silence complaisant des autorités voisines, — nous invitions tous les locataires distingués de l’impasse, et nous avions une collection d’attachés d’ambassades, en habits bleus à boutons d’or, de jeunes conseillers d’État (1), de référendaires en herbe, dont la nichée d’hommes déjà sérieux, mais encore aimables, se développait dans ce pâté de maisons, en vue des Tuileries et des ministères voisins. Ils n’étaient reçus qu’à condition d’amener des femmes du monde, protégées, si elles y tenaient, par des dominos et des loups.

Les propriétaires et les concierges étaient seuls condamnés à un sommeil troublé par les accords d’un orchestre de guinguette choisi à dessein, et par les bonds éperdus d’un galop monstre, qui, de la salle aux escaliers, et des escaliers à l’impasse, allait aboutir nécessairement à une petite place entourée d’arbres, — où un cabaret s’était abrité sous les ruines imposantes de la chapelle du Doyenné. Au clair de lune, on admirait encore les restes de la vaste coupole italienne qui s’était écroulée au dix-septième siècle, sur les onze malheureux chanoines, — accident duquel le cardinal Mazarin fut un instant soupçonné.

Mais vous me demanderez d’expliquer encore, en pâle prose, ces quatre vers de votre pièce intitulée : Vingt ans.

D’où vous vient, ô Gérard, cet air académique ?
Est-ce que les beaux yeux de l’Opéra-Comique
S’allumerait ailleurs ? La reine du Sabbat,
Qui, depuis deux hivers, dans vos bras se débat,
Vous échapperait-elle ainsi qu’une chimère ?
Et Gérard répondait : « Que la femme est amère ! »

Pourquoi du Sabbat... mon cher ami ? et pourquoi jeter maintenant de l’absinthe dans cette coupe d’or, moulée sur un beau sein ?

Ne vous souvenez-vous plus des vers de ce Cantique des Cantiques, où l’Ecclésiaste nouveau s’adresse à cette même reine du matin :

La grenade qui s’ouvre au soleil d’Italie,
N’est pas si gaie encore, à mes yeux enchantés,
Que ta lèvre entr’ouverte, ô ma belle folie,
Où je bois à longs flots le vin des voluptés.

Nous reprendrons plus tard ce discours littéraire et philosophique.

 

(1) L’un d’eux s’appelait Van Daël, jeune homme charmant, mais dont le nom a porté malheur à notre château.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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La Bohême galante II >>>

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