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31 mars 1844 — Le Christ aux oliviers, dans L’Artiste, 3e série, t. V, p. 201.

Fin 1841 Nerval avait envoyé deux des cinq sonnets du Christ aux oliviers à Victor Loubens. L’ensemble des cinq sonnets sera repris en 1852 dans Petits Châteaux de Bohême, « Troisième Château, Mysticisme », et en 1854 dans Les Chimères, en supplément aux Filles du feu.

Conçu durant la crise de février-mars 1841, Le Christ aux oliviers est inspiré par Le Songe de Jean Paul Richter. Nerval est hanté jusqu'à l'angoisse et à la démence par la question faustienne de Dieu, père sourd aux appels de son fils et finalement grand absent de sa propre création. Le dieu biblique Jéhovah devient ainsi un père cruel et impuissant, violemment pris à partie dans un autre sonnet des Chimères cité dès 1841 dans la même lettre à Loubens, Antéros. Le même thème sera décvloppé dans L'Histoirede Soliman, prince des génies, et de la reine du matin des Nuits du Ramazan à travers l'histoire d'Adoniram. La crise de 1841 est pour Nerval identitaire et métaphysique. Bien loin de se prendre lui-même pour Dieu, ce que laisse supposer l'absurde diagnostic de théomanie, il interroge la grande absence divine, qui laisse la condition humaine orpheline.

Voir la notice BELLES PAGES, LE CHRIST AUX OLIVIERS.

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LE CHRIST AUX OLIVIERS.

IMITATION DE JEAN-PAUL

 

I

Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras,
Sous les arbres sacrés, comme font les Poëtes,
Se fut assez perdu dans ses douleurs muettes,
Et se jugea trahi par des amis ingrats,
 
Il se tourna vers ceux qui l’attendaient en bas,
Rêvant d’être des rois, des sages, des prophètes...
Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes,
Et se prit à crier : — Non, Dieu n’existe pas !
 
Ils dormaient. — Mes amis, savez-vous la nouvelle ?
J’ai touché de mon front à la voûte éternelle,
Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours...
 
Frères, je vous trompais : abîme ! abîme ! abîme !
Le Dieu manque à l’autel où je suis la victime :
Dieu n’est pas, Dieu n’est plus... Mais ils dormaient toujours !

 

II

Il reprit : — Tout est mort ! J’ai parcouru les mondes,
Et j’ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés,
Aussi loin que la vie en ses veines fécondes
Répand des sables d’or et des flots argentés !
 
Partout le sol désert côtoyé par des ondes,
Des tourbillons confus d’océans agités ;
Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,
Mais nul esprit n’existe en ces immensités.
 
En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite
Vaste, noir et sans fond, d’où la nuit qui l’habite
Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours ;
 
Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l’ancien chaos dont le néant est l’ombre,
Spirale engloutissant les mondes et les jours !

 

III

Immobile Destin, muette sentinelle,
Froide Nécessité, Hasard qui t’avançant
Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,
Refroidis par degrés l’univers pâlissant !
 
Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,
De tes soleils éteints, l’un l’autre se froissant...
Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,
Entre un monde qui meurt et l’autre renaissant ?
 
Ô mon père ! est-ce toi que je sens en moi-même ?
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la Mort ?
Aurais-tu succombé sous un dernier effort
 
De cet Ange des Nuits que frappa l’anathème ?...
Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir,
Hélas ! et si je meurs c’est que tout va mourir ! —

 

IV

Nul n’entendait gémir la céleste Victime,
Livrant au monde en vain tout son cœur épanché ;
Mais prêt à défaillir et sans force penché,
Il appela le seul qui veillait dans Solyme :
 
— Judas ! lui cria-t-il, tu sais ce qu’on m’estime,
Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché...
Je suis souffrant, ami ! sur la terre couché,
Viens, ô toi qui du moins as la force du crime ! —
 
Mais Judas s’en allait, mécontent et pensif ;
Se trouvant mal payé, plein d’un remords si vif
Qu’il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites !
 
Enfin Pilate seul, qui veillait pour César,
Sentant quelque pitié, se tourna par hasard :
— Allez chercher ce fou ! dit-il aux satellites.

 

V

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C’était bien lui, ce fou, cet insensé sublime,
Cet Icare oublié qui remontait aux cieux,
Ce Phaéton perdu sous la foudre des Dieux,
Cet Athys immolé que Cybèle ranime.
 
L’augure interrogeait le flanc de la victime,
La Terre s’enivrait de ce sang précieux,
L’univers étourdi penchait sur ses essieux,
Et l’Olympe un instant chancela vers l’abîme.
 
— Réponds ! criait César à Jupiter Ammon,
Quel est ce nouveau Dieu qu’on impose à la terre...
Et si ce n’est un Dieu, c’est au moins un Démon ! —
 
Mais l’Oracle invoqué pour jamais dut se taire ;
Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère...
Celui qui donna l’âme aux Enfants du limon.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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