Novembre ?1841 — Lettre à Victor Loubens.

Quelques mois après la crise nerveuse de février-mars, sans doute en même temps qu’il écrit à Ida Ferrier-Dumas (lettre du 9 novembre 1841, date conjecturale), Nerval adresse à Victor Loubens, ami du temps du Doyenné, une lettre passionnante dans laquelle il explique, avec le recul du retour à la « normale », ce qu’il a ressenti durant la crise qui pour lui ne fut pas maladie, mais au contraire état exceptionnel de perception des choses et des idées, « transfiguration » de la pensée, « carnaval de toutes les philosophies et de tous les dieux », et surtout état hallucinatoire créateur. De ce jaillissement poétique, il donne pour exemple à Loubens deux sonnets du Christ aux oliviers, Antéros et Tarascon, titre donné ici au sonnet A George Sand de la lettre à Muffe.

Voir la notice LA CRISE NERVEUSE DE 1841.

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O mon cher Loubens, que vous avez dû être étonné de tout le pauvre bruit que j’ai fait, il y a quelques mois. Mais jugez de ma surprise à moi-même quand je me suis réveillé tout à coup d’un rêve de plusieurs semaines aussi bizarre qu’inattendu. J’avais été fou, cela est certain, si toutefois la conservation complète de la mémoire et d’une certaine logique raisonnante qui ne m’a pas quitté un seul instant ne peut donner à mon mal d’autre caractère que ce triste mot : folie ! Pour le médecin c’était cela sans doute bien qu’on m’ait toujours trouvé des synonymes plus polis ; pour mes amis cela n’a pu guère avoir d’autre sens ; pour moi seul, cela n’a été qu’une sorte de transfiguration de mes pensées habituelles, un rêve éveillé, une série d’illusions grotesques ou sublimes, qui avaient tant de charme que je ne cherchais qu’à m’y replonger sans cesse, car je n’ai pas souffert physiquement un seul instant, hormis du traitement qu’on a cru devoir m’infliger. Ne me plaignez donc pas même d’avoir perdu toutes les belles idées que je m’étais faites, car elles subsistent et subsisteront malgré tout, seulement le reste de ma vie sera pénible, puisque je crois et j’espère sincèrement en la mort, je veux dire en la vie future. Vous savez, ce sont de ces choses qu’on ne peut persuader aux autres et vous voyez trop où mènent ces idées, mais on ne m’ôtera pas de l’esprit que ce qui m’est arrivé ne soit une inspiration et un avertissement. N’allez pas croire que je sois devenu dévot ou néo-chrétien. Cela n’a pas pris un instant ce caractère, mais il y avait dans ma tête comme un carnaval de toutes les philosophies et de tous les dieux. Dévot ! mais au contraire, je me croyais Dieu moi-même, et je me voyais seulement emprisonné dans une bien triste incarnation. Il y avait pourtant des esprits qui me jetaient dans les étoiles et avec lesquels je conversais par des figures tracées sur les murailles, ou par des cailloux et des feuilles que je rassemblais à terre comme font d’ailleurs tous les insensés ; ce qu’il y avait de plus étonnant et ce qui a maintenu le plus longtemps mes illusions, c’est que les autres fous me semblaient parfaitement raisonnables, et qu’entre nous, nous nous expliquions parfaitement toutes nos actions, tandis que c’étaient les médecins et nos amis qui nous semblaient aveuglés et déraisonnants. Mon cher, que dire en effet à cela ? On voit des esprits qui vous parlent en plein jour, des fantômes bien formés, bien exacts pendant la nuit, on croit se souvenir d’avoir vécu sous d’autres formes, on s’imagine grandir démesurément et porter la tête dans les étoiles, l’horizon de Saturne ou de Jupiter se développe devant vos yeux, des êtres bizarres se produisent à vous avec tous les caractères de la réalité, mais ce qu’il y a d’effrayant c’est que d’autres les voient comme vous ! Si c’est l’imagination qui crée avec une telle réalité, si c’est une sorte d’accord magnétique qui place plusieurs esprits sous l’empire d’une même vision, cela est-il moins étrange que la supposition d’êtres immatériels agissant autour de nous. S’il faut que l’esprit se dérange absolument pour nous mettre en communication avec un autre monde, il est clair que jamais les fous ne pourront prouver aux sages qu’ils sont au moins des aveugles ! Du reste en reprenant la santé, j’ai perdu cette illumination passagère qui me faisait comprendre mes compagnons d’infortune ; la plupart même des idées qui m’assaillaient en tout ont disparu avec la fièvre et ont emporté le peu de poésie qui s’était réveillé dans ma tête. Il faut vous dire que je parlais en vers toute la journée, et que ces vers étaient très beaux. Pour vous prouver du reste combien il y avait de lecture ou d’imagination dans mon état, je vais vous écrire quelques sonnets que j’ai conservés, mais dont je ne me charge pas de vous expliquer aujourd’hui tout le sens ; ils ont été fait non au plus fort de ma maladie, mais au milieu même de mes hallucinations. Vous le reconnaîtrez facilement :

 

I

Quant le Seigneur tendant au ciel ses maigres bras
Sous les arbres sacrés, comme font les poètes,
Se fût assez perdu dans ses douleurs muettes,
Et se jugea trahi par des amis ingrats ;
 
Il se tourna vers ceux qui l’attendaient en bas,
Rêvant d’être des rois, des sages, des prophètes
Mais endormis, perdus dans le sommeil des bêtes,
Et se prit à crier : « Non Dieu n’existe pas ! »
 
(Ils dormaient.) « Mes amis ! savez-vous la nouvelle,
J’ai frappé de mon front à la voûte éternelle
Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours !
 
Frères ! je vous trompais : Abyme ! Abyme ! Abyme !
Le Dieu manque à l’autel où je suis la victime...
Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus !... » (Mais ils dormaient toujours !)

 

II

Et comme il se souvint par un effort sublime
Qu’il était Dieu lui-même... il craignit de mourir...
Et se voyant saigner, et se sentant souffrir,
Il appela le seul qui veilla dans Solyme :
 
« Judas, lui cria-t-il, tu sais ce qu’on m’estime,
Hâte-toi de me vendre et finis ce marché...
Je suis souffrant, ami, sur la terre couché
Viens, ô toi qui du moins as la force du crime ! »
 
Mais Judas s’en allait mécontent et pensif,
Se trouvant mal payé, plein d’un remords si vif
Qu’il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites.
 
Enfin Pilate seul, qui veillait pour César,
Sentant quelque pitié, se tourna par hasard :
Allez chercher ce fou ! dit-il aux satellites.

 

En voici un autre que vous vous expliquerez plus difficilement peut-être : cela tient toujours à cette mixture semi-mythologique et semi-chrétienne qui se brassait dans mon cerveau.

Antéros

Tu demandes pourquoi j’ai tant de haine au cœur,
Et sur un col flexible une tête indomptée,
C’est que je suis issu de la race d’Antée,
Je retourne les dards contre le Dieu vainqueur !
 
Oui je suis de ceux-là qu’inspire le Vengeur ;
Il m’a marqué le front de sa lèvre irritée ;
Sous la pâleur d’Abel, hélas ensanglantée,
Je porte de Caïn l’implacable rougeur !
 
Jéhovah ! le dernier vaincu par ton génie
Qui du fond des enfers criait : « O tyrannie ! »
C’est mon aïeul Bélus ou mon père Mammon.
 
Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte ;
Et protégeant tout seul ma mère amalécyte,
Je ressème à ses pieds les dents du vieux Dragon !

Tarascon

« Ce roc voûté par art, chef-d’œuvre d’un autre âge,
Ce roc de Tarascon hébergeait autrefois
Les géants descendus des montagnes de Foix
Dont tant d’os excessifs rendent sûr témoignage. »
 
O seigneur Dubartas ! suis-je de ce lignage
Moi qui soude mon vers à ton vers d’autrefois...
Mes les vrais descendants des vieux hôtes de Foix
Ont besoin de témoins pour parler dans notre âge.
 
J’ai passé près Salzbourg sous des rochers géants,
La Cigogne d’Autriche y nourrit les Milans,
Barberousse et Richard ont sacré ce refuge ;
 
La neige règne au front de ces rocs infranchis
Et ce sont, m’a-t-on dit, les ossements blanchis
Des anciens monts rongés par la mer du déluge.

Adieu — mon cher Loubens. Je vous écrirai les autres quelque jour. Il ne serait pas improbable que j’allasse vous voir en Italie. Mais c’est encore vague.

 

Adieu.

Je vous embrasse.

Gérard.

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