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16 mars 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 7e livraison.

Nerval adore les rencontres imprévues où la réalité côtoie le fantastique, à la manière d’Hoffmann. C’est ainsi qu’un inconnu, assis à une table voisine dans le café où il s’est arrêté, va se révéler « un ancien page de l’impératrice Catherine II », et nous voilà partis en Russie, digression qui pourrait être un début de roman : « Vous avez entendu parler des fêtes qui se donnèrent dans ce pays, et où plusieurs de vos gentilshommes aventuriers assistèrent. » Mais avant que les aventures du vieil inconnu ne deviennent un véritable récit dans le récit, Nerval s’autocensure : « Il n’acheva pas. J’avais entendu parler déjà de ces sombres aventures attribuées à la sœur de l’un des derniers sultans. Je respectai la discrétion de ce Buridan glacé par l’âge. » Pendant ce temps, les fêtes féeriques qui marquent le début du Ramadan ont commencé.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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III.

San Dimitri.

Seulement bien des gens s’arrêtent dans les cafés élégans qui bordent la route. On en rencontre un sur la gauche ouvrant ses larges galeries d’un côté sur le grand champ et de l’autre sur un vaste espace de vallons et de collines chargées de constructions légères, et entremêlées de jardins. — Au delà reparaît la ligne lointaine dentelée par les mosquées et les minarets de Stamboul. Cette broderie de l’horizon, monotone à la longue, se retrouve dans la plupart des vues de l’entrée du Bosphore.

Ce café est le rendez-vous de la belle compagnie ; on dirait un café chantant de nos Champs-Elysées. Des rangées de tables des deux côtés de la route sont garnies des fashionables et des élégantes de Péra. Tout est servi à la française, les glaces, la limonade et le café. Le seul trait de couleur locale est la présence familière de trois ou quatre cigognes qui, dès que vous avez demandé du café, viennent se poser devant votre table comme des points d’interrogation. Leur long bec, emmanché d’un col qui domine de haut la table, n’oserait attaquer le sucrier. Elles attendent avec respect. — Ces oiseaux privés s’en vont ainsi de table en table, recueillant du sucre ou des biscuits.

A une table près de la mienne se trouvait un homme d’un certain âge, aux cheveux blancs comme sa cravate, vêtu d’un habit noir d’une coupe un peu arriérée, et portant à sa boutonnière un ruban rayé de diverses couleurs étrangères. Il avait accaparé tous les journaux du café, — posé le Journal de Constantinople sur L’Echo de Smyrne, le Portfolio maltese sur le Courrier d’Athènes, enfin tout ce qui aurait fait ma joie dans ce moment-là, en m’instruisant des nouvelles de l’Europe. — Par-dessus cette masse de feuilles superposées, il lisait attentivement le Moniteur ottoman.

J’osai tirer vers moi l’un des journaux, en le priant de m’excuser : il me lança un de ces regards féroces que je n’ai vu qu’aux habitués des plus anciens cafés de Paris...

— Je vais avoir fini le Moniteur ottoman, me dit-il.

J’attendis quelques minutes. Il fut clément, et me passa enfin le journal avec un salut qui sentait son dix-huitième siècle.

— Monsieur, ajouta-t-il, nous avons grande fête ce soir. Le Moniteur nous annonce la naissance d’une princesse, et cet événement, qui sera plein de charme pour tous les sujets de Sa Hautesse, coïncide par hasard avec l’ouverture du Ramazan. 

Je ne m’étonnai pas, de ce moment, de voir tout le monde en fête, et j’attendis patiemment, — tantôt en regardant la route animée par les voitures et les cavalcades, tantôt en parcourant les journaux francks que mon voisin me passait à mesure qu’il en avait terminé la lecture.

Il apprécia sans doute ma politesse et ma patience, et comme je me préparais à sortir, il me dit :

— Où allez-vous donc ? Au bal ?

— Est-ce qu’il y a un bal ? répondis-je.

— Vous en entendez d’ici la musique. 

En effet, les accords stridens d’un orchestre grec ou valaque arrivaient jusqu’à mon oreille. Mais cela ne prouvait pas que l’on dansât ; car la plupart des guinguettes et des cafés de Constantinople ont aussi des musiciens qui jouent même pendant le jour.

— Venez avec moi, me dit l’inconnu.

A deux cents pas peut-être du kiosque que nous venions de quitter, nous vîmes une porte splendidement décorée, formant l’entrée d’un jardin qui, situé au carrefour de deux routes, avait une forme triangulaire. Des quinconces d’arbres reliés par des guirlandes, des salles de verdure entourant les tables, tout cela formait un spectacle assez vulgaire pour un Parisien. Mon guide était enthousiasmé. Nous entrâmes dans l’intérieur, qui se composait de plusieurs salles remplies de consommateurs ; l’orchestre continuait à s’escrimer vaillamment, avec des violons à une corde, des flûtes de roseau, des tambourins et des guitares, exécutant, du reste, des airs assez originaux. Je demandai où était le bal.

— Attendez, me dit le vieillard, le bal ne peut commencer qu’au coucher du soleil. Ceci est dans les règlemens de police. Mais, comme vous voyez, ce ne sera pas long. 

Il m’avait conduit à une fenêtre, et en effet le soleil ne tarda pas à descendre derrière les lignes d’horizon violettes qui dominent la Corne d’Or. Aussitôt un bruit immense se fit de tous côtés. C’étaient les canons de Tophana, puis ceux de tous les vaisseaux du port qui saluaient la double fête. — Un spectacle magique commençait en même temps sur tout le plan lointain où se découpent les monumens de Stamboul. A mesure que l’ombre descendait du ciel, on voyait paraître de longs chapelets de feu dessinant les dômes des mosquées et traçant sur leurs coupoles des arabesques, qui formaient sans doute des légendes en lettres ornées ; — les minarets, élancés comme un millier de mâts au-dessus des édifices, portaient des bagues de lumières, dessinant les frêles galeries qu’ils supportent. De tous côtés partaient les chants des Muezzins, si suaves d’ordinaire, ce jour là bruyant comme des chants de triomphe.

Nous nous retournâmes vers la salle ; — la danse avait commencé.

Un grand vide s’était formé au centre de la salle ; nous vîmes entrer, par le fond, une quinzaine de danseurs coiffés de rouge, avec des vestes brodées et des ceintures éclatantes. — Il n’y avait que des hommes.

Le premier semblait conduire les autres, qui se tenaient par la main, en balançant les bras, tandis que lui-même liait sa danse compassée à celle de son voisin, au moyen d’un mouchoir, dont ils avaient chacun un bout. — Il semblait la tête au col flexible d’un serpent,dont ses compagnons auraient formé les anneaux.

C’était là, évidemment, une danse grecque avec les balancemens de hanche, les entrelacemens et les pas en guirlande que dessine cette chorégraphie. Quand ils eurent fini, je commençais à manifester mon ennui des danses d’hommes — que j’avais trop vues en Egypte, — lorsque nous vîmes paraître un égal nombre de femmes qui reproduisirent la même figure. Elles étaient la plupart jolies et fort gracieuses, sous le costume levantin ; leurs calottes rouges festonnées d’or, les fleurs et les gazillons lamés de leurs coiffures, les longues tresses ornées de sequins qui descendaient jusqu’à leurs pieds leur faisaient de nombreux partisans dans l’assemblée. — Toutefois, c’étaient simplement des jeunes filles ioniennes venues avec leurs amis ou leurs frères, et toute tentative de séduction à leur égard eût amené des coups de couteau (1).

— Je vous ferai voir tout-à-l’heure mieux que cela, me dit le complaisant vieillard dont je venais de faire la connaissance.

Et, après avoir pris des sorbets, nous sortîmes de cet établissement, qui est le Mabille des Francs à Péra.

Stamboul, illuminée, brillait au loin sur l’horizon, devenu plus obscur, et son profil aux mille courbes gracieuses se prononçait avec netteté, — rappelant ces dessins piqués d’épingles que les enfants promènent devant les lumières. — Il était trop tard pour s’y rendre, car, à partir du coucher du soleil, on ne peut plus traverser le golfe.

— Convenez, me dit le vieillard, que Constantinople est le véritable séjour de la liberté. Vous allez vous en convaincre encore mieux tout à l’heure. Pourvu qu’on respecte les chiens, chose prudente d’ailleurs, et qu’on allume sa lanterne quand le soleil est couché, on est aussi libre ici toute la nuit qu’on l’est à Londres... et qu’on l’est peu à Paris ! 

Il avait tiré de sa poche une lanterne de ferblanc dont les replis en toile s’allongeaient comme des feuilles de soufflet qui s’écartent, et y planta une bougie : — Voyez, reprit-il, comme ces longues allées de cyprès de grand champ des Morts sont encore animées à cette heure. — En effet, des robes de soie ou des féredjés de drap fin passaient çà et là en froissant les feuilles des buissons ; — des caquetages mystérieux, des rires étouffés traversaient l’ombre des charmilles. L’effet des lanternes voltigeant partout aux mains des promeneurs me faisait penser à l’acte des nonnes de Robert, — comme si ces milliers de pierres plates éclairées au passage eussent dû se lever tout à coup ; mais non, tout était riant et calme ; seulement, la brise de la mer berçait dans les ifs et dans les cyprès les colombes endormies. Je me rappelai ce vers de Goëthe :

« Tu souris sur des tombes, immortel amour ! »

Cependant nous nous dirigions vers Péra, en nous arrêtant parfois à contempler l’admirable spectacle de la vallée qui descend vers le golfe, et de l’illumination couronnant le fond bleuâtre, où s’estompaient les pointes des arbres, et où, par places, luisait la mer, reflétant les lanternes de couleur suspendues aux mâts des vaisseaux. — Vous ne vous doutez pas, me dit le vieillard, que vous causez en ce moment avec un ancien page de l’impératrice Catherine II ?

— Cela est bien respectable, pensai-je ; car cela doit remonter au moins aux dernières années du siècle dernier.

— Je dois dire, ajouta le vieillard avec quelque prétention, que notre souveraine (car je suis Russe) était, à cette époque, un peu... ce que je deviens aujourd’hui.

Il soupira. Puis il se mit à parler longtemps de l’impératrice, de son esprit, de sa grâce charmante, de sa bonté. — Le rêve continuel de Catherine, ajouta-t-il, était de voir Constantinople. Elle parlait quelquefois de s’y rendre déguisée en bourgeoise allemande. Mais elle eût, certes, préféré y pénétrer par la conquête, et c’est pour cela qu’elle envoya en Grèce cette expédition commandée par le comte Orloff, qui eut le mérite, du moins, de préparer la régénération future des Hellènes. La guerre de Crimée n’eut pas non plus d’autre but ; mais les Turcs se défendirent si bien, qu’elle ne put arriver qu’à la possession de cette province, garantie en dernier lieu par un traité de paix.

Vous avez entendu parler des fêtes qui se donnèrent dans ce pays, et où plusieurs de vos gentilshommes aventuriers assistèrent. On ne parlait que français à sa cour ; on ne s’occupait que de la philosophie des encyclopédistes, — de tragédies jouées à Paris et de poésie légère. Le prince de Ligne était arrivé enthousiasmé de l’Iphigénie en Tauride de Guymond de la Touche. L’impératrice lui fit aussitôt présent de la partie de l’ancienne Tauride où l’on avait cru retrouver les ruines du temps élevé par le cruel Thoas. Le prince fut très embarrassé de ce présent de quelques lieues carrées, occupées par des cultivateurs musulmans, qui se bornaient à fumer et à boire du café tout le jour. Comme la guerre les avait rendus trop pauvres pour continuer ce passe-temps, le prince de Ligne se vit encore forcé de leur donner de l’argent afin qu’ils pussent renouveler leurs provisions. Ils se quittèrent très bons amis.

Ceci n’était que généreux. Orloff fut plus magnifique. Comme la contrée sablonneuse où l’on se trouvait blessait les yeux de sa souveraine, il fit apporter, de cinquante lieues, des forêts entières de sapins coupés — qui, il est vrai, ne donnèrent d’ombrage que pendant le séjour de la cour impériale.

Catherine, cependant, ne se consolait pas d’avoir perdu l’occasion de visiter la côte d’Asie. Pour occuper les loisirs du séjour en Crimée, elle pria M. de Ségur de lui enseigner à faire des vers français. — Cette femme avait tous les caprices. — Après s’être rendu compte des difficultés, elle s’enferma quatre heures dans son cabinet, et en ressortit n’ayant fait que deux alexandrins, qui ne sont que passables. Les voici :

Dans le sérail d’un khan (2), sur des coussins brodés,
Dans un kiosque d’or, de grilles entouré...

Elle n’avait pas pu se tirer du reste.

— Ces vers, ajoutai-je, ne manquent pas d’une certaine couleur orientale ; ils indiquent même un certain désir de savoir à quoi s’en tenir sur la galanterie des Turcs.

— Le prince de Ligne trouva détestables les rimes de ce distique, ce qui découragea l’impératrice de toute prosodie française... Je vous parle de choses que je ne sais que par ouï-dire. J’étais alors au berceau, et je n’ai vu que les dernières années de ce grand règne... Après la mort de l’impératrice, j’héritai sans doute de ce désir violent qu’elle avait eu de voir Constantinople. Je quittai ma famille, et j’arrivai ici avec fort peu d’argent. J’avais vingt ans, de belles dents, et la jambe admirablement tournée... 

Mon vieux compagnon s’interrompit avec un soupir et me dit en regardant le ciel : Je vais reprendre mon récit, je voudrais seulement vous montrer un instant la Reine de la fête qui commence pour Stamboul et qui durera trente nuits. Il indiqua du doigt un point du ciel où se montrait un faible croissant : c’était la nouvelle lune, la lune du Ramazan, qui se traçait faiblement à l’horizon. Les fêtes ne commencent que quand elle a été vue nettement du haut des minarets ou des montagnes avoisinant la ville. On en transmet l’avis par des signaux.

— Que fîtes-vous, une fois à Constantinople, repris-je après cet incident, voyant que le vieillard aimait à se représenter ces souvenirs de jeunesse.

— Constantinople, monsieur, était plus brillante qu’aujourd’hui ; le goût oriental dominait dans ses maisons et dans ses édifices qu’on a toujours reconstruits à l’européenne depuis. Les mœurs y étaient plus sévères, mais la difficulté des intrigues en état le charme le plus puissant.

— Poursuivez ! lui dis-je vivement intéressé et voyant qu’il s’arrêtait encore.

— Je ne vous parlerai pas, Monsieur, de quelques délicieuses relations que j’ai nouées avec des personnes d’un rang ordinaire. Le danger, dans ces sortes de commerces, n’existe au fond que pour la femme, à moins toutefois que l’on n’ait l’imprudence grave de rendre visite à une dame turque chez elle, ou d’y pénétrer furtivement. Je renonce à me vanter des aventures de ce genre que j’ai risquées. La dernière seule peut vous intéresser :

Mes parens me voyaient avec peine éloigné d’eux ; — leur persistance à me refuser les moyens de séjourner plus longtemps à Constantinople m’obligea à me placer dans une maison de commerce de Galata. Je tenais les écritures chez un riche joaillier arménien ; un jour, plusieurs femmes s’y présentèrent suivies d’esclaves qui portaient la livrée du sultan.

A cette époque, les dames du sérail jouissaient de la liberté de venir faire leurs emplettes chez les négocians des quartiers francs, parce que le danger de leur manquer de respect était si grand que personne ne l’eût osé. De plus, dans ce temps-là, les chrétiens étaient à peine regardés comme des hommes... Lorsque l’ambassadeur français lui-même venait au sérail, on le faisait dîner à part, et le sultan disait plus tard à son premier vizir : « As-tu fait manger le chien ? — Oui, le chien a mangé, répondait le ministre. — Eh bien ! qu’on le mette dehors ! » Ces mots étaient d’étiquette... Les interprètes traduisaient cela par un compliment à l’ambassadeur, et tout était dit. 

Je coupai court à ces digressions, en priant mon interlocuteur d’en revenir à la visite des dames du sérail chez le joaillier.

— Vous comprenez que, dans ces circonstances, ces belles personnes étaient toujours accompagnées de leurs gardiens naturels, commandés par le Kislar-Aga. Au reste, l’aspect extérieur de ces dames n’avait de charmes que pour l’imagination, puisqu’elles étaient aussi soigneusement drapées et masquées que des dominos dans un bal de théâtre. Celle qui paraissait commander aux autres se fit montrer diverses parures, et, en ayant choisi une, se préparait à l’emporter. Je fis observer que la monture avait besoin d’être nettoyée, et qu’il manquait quelques petites pierres.

— Eh bien ! dit-elle, quand faudra-t-il l’envoyer chercher ?... J’en ai besoin pour une fête où je dois paraître devant le sultan.

Je la saluai avec respect, et d’une voix quelque peu tremblante, je lui fis observer qu’on ne pouvait répondre du temps exact qui serait nécessaire pour ce travail. 

— Alors, dit la dame, quand ce sera prêt, envoyez un de vos jeunes gens au palais de Béchik-Tasch. Puis elle jeta un regard distrait autour d’elle...

— J’irai moi-même, altesse, répondis-je, car on ne pourrait confier à un esclave, ou même à un commis, une parure de cette valeur.

— Eh bien ! dit-elle, apportez-moi cela et vous en recevrez le prix.

L’œil d’une femme est plus éloquent ici qu’ailleurs, car il est tout ce que l’on peut voir d’elle en public. Je crus démêler dans l’expression qu’avait celui de la princesse en me parlant une bienveillance particulière, que justifiaient assez ma figure et mon âge... Monsieur, — je puis le dire aujourd’hui sans amour-propre, — j’ai été l’un des derniers beaux hommes de l’Europe.

Il se redressa en pronnçant ces paroles, et sa taille semblait avoir repris une certaine élégance que je n’avais pas encore remarquée.

Quand la parure, reprit-il, fut terminée, je me rendis à Béchik-Tasch par cette même route de Buyukdéré où nous sommes en ce moment. J’entrai dans le palais par les cours qui donnent sur la campagne. On me fit attendre dans le serdar (salle de réception) ; puis, la princesse ordonna qu’on m’introduisît près d’elle. Après lui avoir remis la parure et en avoir reçu l’argent, j’étais prêt à me retirer lorsqu’un officier me demanda si je ne voulais pas assister à un spectacle de danses de corde qui se donnait dans le palais et dont les acteurs étaient entrés avant moi. J’acceptai, et la princesse me fit servir à dîner ; elle daigna même s’informer de la manière dont j’étais servi. Il y avait sans doute pour moi quelque danger à voir une personne d’un si haut rang en agir avec moi avec tant d’honnêteté... Quand la nuit fut venue, la dame me fit entrer dans une salle plus riche encore que la précédente et fit apporter du café et des narghilés... Des joueurs d’instrumens étaient établis dans une galerie haute, entourée de balustres, et l’on paraissait attendre quelque chose d’extraordinaire que leur musique devait accompagner. Il me parut évident que la sultane avait préparé la fête pour moi ; cependant elle se tenait toujours à demi couchée sur un sopha au fond de la chambre, et dans l’attitude d’une impératrice. Elle semblait absorbée surtout dans la contemplation des exercices qui avaient lieu devant elle. Je ne pouvais comprendre cette timidité ou cette réserve d’étiquette qui l’empêchait de m’avouer ses sentimens, et je pensai qu’il fallait plus d’audace...

Je m’étais élancé sur sa main, qu’elle m’abandonnait sans trop de résistance, — lorsqu’un grand bruit se fit autour de nous. Les janissaires ! les janissaires ! s’écrièrent les domestiques et les esclaves. La sultane parut interroger ses officiers, puis elle leur donna un ordre que je n’entendis pas. Les deux danseurs de corde et moi nous fûmes conduits, par des escaliers dérobés, à une salle basse, où l’on nous laissa quelque temps dans l’obscurité. Nous entendions au-dessus de nos têtes les pas précipités des soldats, puis une sorte de lutte qui nous glaça d’effroi. Il était évident que l’on forçait une porte qui nous avait protégés jusque-là, et que l’on allait arriver à notre retraite. Des officiers de la sultane descendirent précipitamment par l’escalier et levèrent, dans la salle où nous étions, une sorte de trappe, en nous disant : « Tout est perdu !... descendez par ici ! » Nos pieds, qui s’attendaient à trouver des marches d’escalier, manquèrent tout à coup d’appui. Nous avions fait tous les trois un plongeon dans le Bosphore... Les palais qui bordent la mer, et notamment celui de Béchik-Tasch, que vous avez pu voir sur la rive d’Europe, à un quart de lieue de la ville, sont en partie construits sur pilotis. Les salles inférieures sont parquetées de planchers de cèdre, qui couvrent immédiatement la surface de l’eau, et que l'on enlève lorsque les dames du sérail veulent s'exercer à la natation. C'est dans un de ces bains que nous nous étions plongés au milieu des ténèbres. Les trappes avaient été refermées sur nos têtes, et il était impossible de les soulever. D’ailleurs, des pas réguliers et des bruits d’armes s’entendaient encore. A peine pouvais-je, en me soutenant à la surface de l’eau, respirer de temps en temps un peu d’air. Ne voyant plus la possibilité de remonter dans le palais, je cherchais du moins à nager vers le dehors. Mais, arrivé à la limite extérieure, je trouvai partout une sorte de grille formée par les pilotis, et qui probablement servait d’ordinaire à empêcher que les femmes pussent, en nageant, s’échapper du palais ou se faire voir au dehors.

Imaginez, monsieur, l’incommodité d’une telle situation : sur la tête, un plancher fermé partout, six pouces d’air au-dessous des planches, et l’eau montant peu à peu avec ce mouvement presque imperceptible de la Méditerranée qui s’élève, toutes les six heures, d’un pied ou deux. Il n’en fallait pas tant pour que je fusse assuré d’être noyé très vite. Aussi secouai-je, avec une force désespérée, les pilotis qui m’entouraient comme une cage. De temps en temps j’entendais les soupirs des deux malheureux danseurs de corde qui cherchaient comme moi à se frayer un passage. Enfin j’arrivai à un pieu moins solide que les autres qui, rongé sans doute par l’humidité, ou d’un bois plus vieux que les autres, paraissait céder sous ma main. J’arrivai, par un effort désespéré, à en détacher un fragment pourri et à me glisser au-dehors, grâce à la taille svelte que j’avais à cette époque. Puis, en m’attachant aux pieux extérieurs, je parvins, malgré ma fatigue, à regagner le rivage. J’ignore ce que sont devenus mes deux compagnons d’infortune. Effrayé des dangers de toutes sortes que j’avais courus, je me hâtai de quitter Constantinople. 

Je ne pus m’empêcher de dire à mon interlocuteur, — après l’avoir plaint des dangers qu’il avait courus, — que je le soupçonnais d’avoir un peu gazé quelques circonstances de son récit.

— Monsieur, répondit-il, je ne m’explique pas là-dessus ; rien, dans tous les cas, ne me ferait trahir des bontés... 

Il n’acheva pas. J’avais entendu parler déjà de ces sombres aventures attribuées à la sœur de l’un des derniers sultans. Je respectai la discrétion de ce Buridan glacé par l’âge.

 

(1) Une insulte faite récemment dans un cabaret à la maîtresse d’un Grec, avait occasionné une rencontre terrible entre des Hellènes de Morée et des Ioniens. Ces derniers sont généralement insolens et querelleurs, parce qu’ils sont sujets de l’Angleterre. Cela amena un véritable combat qui ne manqua pas de spectateurs. Plus de cent cinquante hommes des deux nations se mirent en ligne dans le grand champ des morts. Il y eut force coups de pistolets et de poignards. On alla prévenir l’autorité turque. Le pacha s’écria : bakkaloum ! (qu’importe !) que ces chiens-là s’exterminent s’ils veulent, il y en aura moins. » Il est vrai que la police turque a peu d’action à Péra, à cause du nombre considérable des étrangers placés sous la protection des consuls.

(2) Le khan, c’est le sultan, ou encore tout souverain indépendant des pays d’Asie.

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21 mars 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 8e livraison.

Ce « Buridan glacé par l’âge » se révèle fort au courant des pratiques semi clandestines de la ville, et entraîne Nerval à San Dimitri, village grec où se trouve « « une maison soigneusement obscure », maison de jeu (et de passe, sans doute) réservée aux Européens. Nerval connaît ce genre de « Frascati » luxueux à Baden, un peu louche à Vienne ou à Londres, et franchement sordide, à Syra.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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IV.

Un village grec.

Nous étions arrivés sur une hauteur qui domine San Dimitri. — C’est un village grec situé entre le grand et le petit champ des morts. On y descend par une rue bordée de maisons de bois, fort élégantes et qui rappellent un peu le goût chinois dans la construction et dans les ornemens extérieurs.

Je pensais que cette rue raccourcissait le chemin que nous avions à faire pour regagner Péra. Seulement, il fallait descendre jusqu’à une vallée dont le fond est traversé par un ruisseau. Le bord sert de chemin pour descendre vers la mer. Un grand nombre de casinos et de cabarets sont élevés des deux côtés.

— Mon compagnon me dit : Où voulez-vous aller ?

— Je serais bien aise de m’aller coucher.

— Mais pendant le Ramazan on ne dort que le jour. Terminons la nuit… ensuite, au lever du soleil, il sera raisonnable de regagner son lit. Je vais, si vous le permettez, vous conduire dans une maison où l’on joue le baccara.

Les façades des maisons entre lesquelles nous descendions, avec leurs pavillons avancés sur la rue, leurs fenêtres grillées, éclairées au-dedans et leurs parois vernies de couleurs éclatantes, indiquaient, en effet, des points de réunion non moins joyeux que ceux que nous venions de parcourir.

Il faudrait renoncer à la peinture des mœurs de Constantinople si l’on s’effrayait trop de certaines descriptions d’une nature assez délicate. Les cinquante mille Européens que renferment les faubourgs de Péra et de Galata, — Italiens, Français, Anglais, Allemands, Russes ou Grecs, — n’ont entre eux aucun lien moral, pas même l’unité de religion, les sectes étant plus divisées entre elles que les cultes les plus opposés. — De plus, il est certain que, dans une ville où la société féminine mène une vie si réservée, — il serait impossible de voir même un visage de femme née dans le pays, s’il ne s’était créé de certains casinos ou cercles, dont, il faut l’avouer, la société est assez mélangée. Les officiers des navires, les jeunes gens du haut commerce, le personnel varié des ambassades, tous ces élémens épars et isolés de la société européenne sentent le besoin de lieux de réunion qui soient un terrain neutre — plus encore que les soirées des ambassadeurs, des drogmans et des banquiers. C’est ce qui explique le nombre assez grand des bals par souscription, qui ont lieu même dans l’intérieur de Péra.

Ici nous nous trouvions dans un village entièrement grec, qui est la Capoue de la population franque. J’avais déjà, en plein jour, parcouru ce village sans me douter qu’il recelât tant de divertissemens nocturnes, de casinos, de vauxhalls, et même, avouons-le, de tripots. L’air patriarcal des pères et des époux, assis sur des bancs ou travaillant à quelque métier de menuiserie, de tuilerie ou de tissage, la tenue modeste des femmes vêtues à la grecque, la gaieté insouciante des enfans, les rues pleines de volailles et de porcs, les cafés aux galeries hautes à balustres, donnant sur la vallée aux teintes violettes, sur le ruisseau bordé d’herbages, tout cela ressemblait, avec la verdure des pins et des maisons de charpente sculptée, à quelque vue paisible des Basses-Alpes. Et comment douter qu’il en fût autrement, la nuit, en ne voyant aucune lumière transpirer à travers les treillages des fenêtres ? Cependant, après le couvre-feu, beaucoup de ces intérieurs étaient restés éclairés au dedans, et les danses, ainsi que les jeux, devaient s’y prolonger du soir au matin. Sans remonter jusqu’à la tradition des Hétaïres grecques, on pourrait penser que la jeunesse pouvait attacher parfois des guirlandes au-dessus de ces portes peintes, comme au temps de l’antique Alcimadure. Nous vîmes passer là, — non pas un amoureux grec couronné de fleurs, mais un homme à la mine anglaise, marin probablement, mais entièrement vêtu de noir, avec une cravate blanche et des gants, qui s’était fait précéder d’un violon. Il marchait gravement derrière le ménétrier chargé d’égayer sa marche, — ayant lui-même la mine assez mélancolique. Nous jugeâmes que ce devait être quelque maître d’équipage, quelque bossemann, qui dépensait sa paie généreusement après une traversée.

Mon guide s’arrêta devant une maison aussi soigneusement obscure au dehors que les autres, et frappa à petits coups à la porte vernie. — Un nègre vint ouvrir avec quelques signes de crainte ; puis nous voyant des chapeaux, il salua et nous appela effendis.

La maison dans laquelle nous étions entrés ne répondait pas, quoique gracieuse et d’un aspect élégant, à l’idée que l’on se forme généralement d’un intérieur turc. Le temps a marché, et l’immobilité proverbiale du vieil Orient commence à s’émouvoir au contrecoup de la civilisation. La réforme qui a coiffé l’Osmanli du tarbouch et l’a emprisonné d’une redingote boutonnée jusqu’au col, a amené aussi, dans les habitations, la sobriété d’ornemens où se plaît le goût moderne. Ainsi, plus d’arabesques touffues, de plafonds façonnés en gâteaux d’abeilles ou en stalactites, plus de dentelures découpées, plus de caissons de bois de cèdre, — mais des murailles lisses à teintes plates et vernies, avec des corniches à moulures simples ; quelques dessins courans pour encadrer les panneaux des boiseries, quelques pots de fleurs d’où partent des enroulemens et des ramages, — le tout dans un style, ou plutôt dans une absence de style qui ne rappelle que lointainement l’ancien goût oriental, si capricieux et si féerique.

Dans la première pièce se tenaient les gens de service ; dans une seconde, un peu plus ornée, je fus frappé du spectacle qui se présenta. Au centre de la pièce se trouvait une sorte de table ronde couverte d’un tapis épais, entourée de lits à l’antique, qui, dans le pays, s’appelle tandour ; là s’étendaient à demi couchées, formant comme les rayons d’une roue, les pieds tendus vers le centre où se trouvait un foyer de chaleur caché par l’étoffe, plusieurs femmes que leur embonpoint majestueux et vénérable, leurs habits éclatans, leurs vestes bordées de fourrures, leurs coiffures surannées montraient être arrivées à l’âge où l’on ne doit pas s’offenser du nom de matrone, — pris en si bonne part chez les Romains — avaient simplement amené leurs filles ou nièces à la soirée, et en attendaient la fin comme les mères d’Opéra attendant au foyer de la danse. Elles venaient, la plupart, des maisons voisines, où elles ne devaient rentrer qu’au point du jour.

 

V.

Quatre portraits.

La troisième pièce décorée, qui dans nos usages représenterait le salon, était meublée de divans couverts de soie aux couleurs vives et variées. Sur le divan du fond trônaient quatre belles personnes qui, par un hasard pittoresque ou un choix particulier, se trouvaient représenter chacune un type oriental distinct.

Celle qui occupait le milieu du divan était une Circassienne, — comme on pouvait le deviner tout de suite à ses grands yeux noirs contrastant avec un teint d’un blanc mat, à son nez aquilin d’une arête pure et fine, à son cou un peu long, à sa taille grande et svelte, à ses extrémités délicates, signes distinctifs de sa race. Sa coiffure, formée de gazillons mouchetés d’or et tordus en turban, laissait échapper des profusions de nattes d’un noir de jais, qui faisaient ressortir ses joues avivées par le fard. Une veste historiée de broderies et bordée de fanfreluches et de festons de soie, dont les couleurs bariolées formaient comme un cordon de fleurs autour de l’étoffe ; une ceinture d’argent et un large pantalon de soie rose lamée complétaient ce costume, aussi brillant que gracieux. On comprend que, selon l’usage, ses yeux étaient accentués par des lignes de surmeh, — qui les agrandissent et leur donnent de l’éclat ; ses ongles longs et les paumes de ses mains avaient une teinte orange produite par le henné ; la même toilette avait été faite à ses pieds nus, aussi soignés que ses mains, et qu’elle repliait gracieusement sur le divan en faisant sonner de temps en temps les anneaux d’argent passés autour de ses chevilles.

A côté d’elle était assise une Arménienne, dont le costume, moins richement barbare, rappelait davantage les modes actuelles de Constantinople ; un fezzi pareil à ceux des hommes, inondé par une épaisse chevelure de soie bleue, produite par la houppe qui s’y attache, et posé en arrière, parait sa tête au profil légèrement busqué, aux traits assez fiers, mais d’une sérénité presque animale. Elle portait une sorte de spencer de velours vert, garni d’une épaisse bordure en duvet de cygne, dont la blancheur et la masse donnaient de l’élégance à son cou entouré de fins lacets, où pendaient des aigrettes d’argent. Sa taille était cerclée de pièces d’orfèvrerie, où se relevaient en bosse de gros boutons de filigrane, — et, par un raffinement tout moderne, ses pieds, qui avaient laissé leurs babouches sur le tapis, se repliaient, couverts de bas de soie à coins brodés.

Contrairement à ses compagnes qui laissaient librement pendre sur leurs épaules et leur dos leurs tresses entremêlées de cordonnets et de petites plaques de métal, la Juive, placée à côté de l’Arménienne, cachait soigneusement les siens, comme l’ordonne sa loi, sous une espèce de bonnet blanc, arrondi en boule, rappelant la coiffure des femmes du temps du quatorzième siècle, et dont celle de Christine de Pisan peut donner une idée. Son costume, plus sévère, se composait de deux tuniques superposées, celle du dessus s’arrêtait à la hauteur du genou ; les couleurs en étaient plus amorties, et les broderies d’un éclat moins vif que celles portées par les autres femmes. Sa physionomie, d’une douceur résignée et d’une régularité délicate, rappelait le type juif particulier à Constantinople, et qui ne ressemble en rien au type que nous connaissons. Son nez n’avait pas cette courbure prononcée qui, chez nous, signe un visage du nom de Rébecca ou de Rachel.

La quatrième, assise à l’extrémité du divan, était une jeune Grecque blonde ayant le profil pur popularisé par la statuaire antique. Un taktikos de Smyrne aux festons et aux glands d’or, posé coquettement sur l’oreille et entouré par deux énormes tresses de cheveux tordus formant turban autour de la tête, accompagnait admirablement sa physionomie spirituelle illuminée par un œil bleu où brillait la pensée et contrastant avec l’éclat immobile et sans idée des grands yeux noirs de ses rivales en beauté.

— Voici, dit le vieillard, un échantillon parfait des quatre nations féminines sui composent la population byzantine. 

Nous saluâmes ces belles personnes qui nous répondirent par un salut à la turque. La Circassienne se leva, frappa des mains, et une porte s’ouvrit. Je vis au delà une autre salle où des joueurs, en costumes variés, entouraient une table verte.

— C’est ici tout simplement le Frascati de Péra, me dit mon compagnon. Nous pourrons jouer quelques parties en attendant le souper.

— Je préfère cette salle, lui dis-je, peu curieux de me mêler à cette foule — émaillée de plusieurs costumes grecs.

Cependant, deux petites filles étaient entrées, tenant, l’une un compotier de cristal posé sur un plateau, l’autre une carafe d’eau et des verres ; elle tenait aussi une serviette bordée de soie lamée d’argent. La Circassienne — qui paraissait jouer le rôle de khanoun, — ou maîtresse, s’avança vers nous, prit une cuiller de vermeil qu’elle trempa dans des confitures de rose, et me présenta la cuiller devant la bouche avec un sourire des plus gracieux. Je savais qu’en pareil cas il fallait avaler la cuillerée, puis la faire passer au moyen d’un verre d’eau ; — ensuite, la petite fille me présenta la serviette pour m’essuyer la bouche. — Tout cela se passait selon l’étiquette des meilleures maisons turques.

— Il me semble, dis-je, voir un tableau des mille et une nuits et faire en ce moment le rêve du Dormeur éveillé. J’appellerais volontiers ces belles personnes : Charme des cœurs, Tourmente, Œil du jour, et Fleur de jasmin... 

Le vieillard allait me dire leurs noms lorsque nous entendîmes un bruit violent à la porte, accompagné du son métallique de crosses de fusil. Un grand tumulte eut lieu dans la salle de jeu, et plusieurs des assistans paraissaient fuir ou se cacher.

— Serions-nous chez des sultanes ? dis-je en me rappelant le récit que m’avait fait le vieillard (1), et va-t-on nous jeter à la mer ? »

Son air impassible me rassura quelque peu. — Ecoutons, dit-il.

On montait l’escalier, et un bruit de voix confuses s’entendait déjà dans les premières pièces, où se trouvaient les matrones. Un officier de police entra seul dans le salon, et j’entendis le mot frengais que l’on prononçait en nous désignant ; il voulut encore passer dans la salle de jeu, où ceux des joueurs qui ne s’étaient pas échappés continuaient leur partie avec calme.

C’était simplement une patrouille de cavasses qui cherchaient à savoir s’il n’y avait pas de Turcs ou d’élèves des écoles militaires dans la maison. — Il est clair que ceux qui s’étaient enfuis appartenaient à quelqu’une de ces catégories. Mais la patrouille avait fait trop de bruit en entrant pour qu’on ne pût pas supposer qu’elle était payée pour ne rien voir — et pour n’avoir à signaler aucune contravention. Cela se passe ainsi, du reste, dans beaucoup de pays.

L’heure du souper était arrivée. Les joueurs heureux ou malheureux, se réconciliant après la lutte, entourèrent une table servie à l’européenne. — Seulement, les femmes ne parurent pas à cette réunion devenue cordiale, et s’allèrent placer sur une estrade. Un orchestre établi à l’autre bout de la salle se faisait entendre pendant le repas, selon l’usage oriental.

Ce mélange de civilisation et de traditions byzantines n’était pas le moindre attrait de ces nuits joyeuses qu’a créées le contact actuel de l’Europe et de l’Asie, — dont Constantinople est le centre éclatant, — et que rend possible la tolérance des Turcs. Il se trouvait réellement que nous n’assistions là qu’à une fête aussi innocente que les soirées des cafés de Marseille. Les jeunes filles qui concouraient à l’éclat de cette réunion étaient engagées, moyennant quelques piastres, pour donner aux étrangers une idée des beautés locales. Mais rien ne laissait penser qu’elles eussent été convoquées dans un autre but que celui de paraître belles et costumées selon la mode du pays. — En effet, tout le monde se sépara aux premières lueurs du matin, et nous laissâmes le village de San Dimitri à son calme et à sa tranquillité apparente. — Rien n’était plus vertueux au dehors que ce paysage d’idylle vu à la clarté de l’aube, — que ces maisons de bois dont les portes s’entr’ouvraient çà et là pour laisser paraître des ménagères matinales.

Nous nous séparâmes. Mon compagnon rentra chez lui dans Péra, et quant à moi, encore ébloui des merveilles de cette nuit, j’allai me promener du côté du Téké des derviches, d’où l’on jouit de la vue entière de l’entrée du détroit. Le soleil ne tarda pas à se lever, ravivant les lignes lointaines des rives et des promontoires, et à l’instant même le canon retentit sur le port de Tophana. Du petit minaret situé au-dessus du téké, partit aussitôt une voix douce et mélancolique qui chantait : Allah akbar ! Allah akbar ! Allah akbar !

Je ne pus résister à une émotion étrange. Oui, Dieu est grand ! Dieu est grand !... Et ces pauvres derviches, qui répètent invariablement ce verset sublime du haut de leur minaret, me semblaient faire, quant à moi, la critique d’une nuit mal employée. — Le muezzin répétait toujours : Dieu est grand ! Dieu est grand ! 

« Dieu est grand ! Mahomet est son prophète ; mettez vos péché aux pieds d’Allah ! » Voilà les termes de cette éternelle complainte... Pour moi, Dieu est partout, quelque nom qu’on lui donne, et j’aurais été malheureux de me sentir coupable en ce moment d’une faute réelle ; mais je n’avais fait que me réjouir comme tous les Francs de Péra, dans une de ces nuits de fêtes auxquelles les gens de toute religion s’associent dans cette ville cosmopolite. — Pourquoi donc craindre l’œil de Dieu ? — La terre imprégnée de rosée répondait avec des parfums à la brise marine, — qui passait pour venir à moi au-dessus des jardins de la pointe du sérail dessinés sur l’autre rivage. L’astre éblouissant dessinait au loin cette géographie magique du Bosphore, — qui partout saisit les yeux, à cause de la hauteur des rivages et de la variété des aspects de la terre coupée par les eaux. Après une heure d’admiration, je me sentis fatigué, et je rentrai, — en plein jour, — à l’hôtel des demoiselles Péchefté, où je demeurais, et dont les fenêtres donnaient sur le petit champ des morts.

(1) Les détails de cette promenade à travers les quartiers de Constantinople n’auraient aucun mérite s’ils péchaient par l’exactitude. L’aventure racontée dans le précédent feuilleton n’a pas été inventée. Elle se rapporte en effet à la sœur de l’un des précédens sultans, et remonte probablement à l’époque de Sélim. A cette époque les janissaires étaient chargés de la police nocturne et pénétraient même dans les palais impériaux, s’ils avaient quelques soupçons. La curiosité des femmes pour les bateleurs et les jongleurs fut cause aussi d’une scène analogue, à l’époque de Mahmoud. Une troupe de malheureux écuyers faillit en être victime. Ils furent sauvés par un batelier de Kourouchesmé qui se trouvait par hasard près du palais.

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23 mars 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 9e livraison.

Pour mieux profiter des fêtes qui vont se donner durant les nuits du ramadan, Nerval se décide à aller habiter Stamboul. Mais comment, lui Européen, se fondre dans la foule ? Un seul moyen, lui dit-on, se faire passer pour Persan et s’installer au caravansérail de l’Étoile, Ildiz Khan. Là, Nerval se fond avec délices dans la vie locale, et tout particulièrement dans les cafés : « Les plus amusans, pour tout homme instruit, sont naturellement ceux où il se déclame des poèmes, — où il se raconte des histoires et des légendes. », et là va commencer le récit de « la Reine du matin et de Soliman, prince des génies », en respectant, comme le veut la tradition des conteurs orientaux, les pauses du récit. À Jérusalem (Solime), Adoniram, mystérieux architecte dont nul ne connaît l’origine, dirige depuis dix ans la construction du palais et du temple dédié à Jéhovah dont Salomon (Soliman) l’a chargé. Tâche dérisoire et vaine, gronde Adoniram, comparée à la tour de Babel ou aux pyramides, œuvres des « enfants d’Enoch » qui précédèrent le règne usurpateur de Jéhovah et de ses adorateurs, les « fils d’Adam ».

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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VI.

Ildiz Khan.

Après m’être reposé, je m’informai du moyen d’assister aux fêtes nocturnes qui se donnaient dans la ville turque. Mon ami le peintre, que je revis dans la journée, familier avec les mœurs du pays, — ne vit pour moi d’autre moyen que de me faire habiter Stamboul, ce qui présentait de grandes difficultés.

Nous prîmes un caïque pour traverser la Corne-d’Or, et nous descendîmes à cette même échelle du marché aux poissons où nous avions été, la veille, témoins d’une scène sanglante. Les boutiques étaient fermées partout. Le bazar égyptien, qui vient ensuite, et où se vendent les épiceries, les couleurs, les produits chimiques, — était hermétiquement fermé. Au-delà, les rues n’étaient habitées et parcourues que par les chiens, étonnés toujours, pendant les premiers jours du Ramazan, de ne plus recevoir leur pitance aux heures accoutumées. Nous finîmes par arriver à une boutique voisine du bazar, occupée par un marchand arménien que connaissait mon ami. Tout était fermé chez lui ; — mais n’étant pas soumis à la loi musulmane, il se permettait de veiller le jour et de dormir la nuit, comme à l’ordinaire, sans en rien faire voir extérieurement.

Nous pûmes dîner chez lui, car il avait eu la précaution d’acheter des vivres la veille, autrement il eût fallu revenir à Péra pour en trouver. La pensée que j’avais d’habiter Stamboul lui parut absurde au premier abord, — attendu qu’aucun chrétien n’a le droit d’y prendre domicile : on leur permet seulement d’y venir pendant le jour. Pas un hôtel, pas une auberge, pas même un caravansérail qui leur soit destiné ; — l’exception ne porte que sur les Arméniens, Juifs ou Grecs, sujets de l’empire.

Cependant je tenais à mon idée, et je lui fis observer que j’avais trouvé le moyen d’habiter Le Caire, — hors du quartier franc, — en prenant le costume du pays et en me faisant passer pour cophte. « Eh bien ! me dit-il, un moyen seul existe ici, c’est de vous faire passer pour Persan. Nous avons à Stamboul un caravansérail nommé Ildiz-Khan (Khan de l’Etoile), dans lequel on reçoit tous les marchands asiatiques des diverses communions musulmanes. Ces gens-là ne sont pas seulement de la secte d’Ali ; — il y a aussi des Guèbres, des Parsis, des Koraïtes, des Wahabis, ce qui forme un tel mélange de langages, qu’il est impossible aux Turcs de savoir à quelle partie de l’Orient ces hommes appartiennent. — De sorte qu’en vous abstenant de parler une langue du Nord, que l’on reconnaîtrait à la prononciation, vous pourrez demeurer parmi eux. »

Nous nous rendîmes à Ildiz-Khan, situé dans la plus haute partie de la ville, — près de la Colonne brûlée, l’un des restes les plus curieux de l’ancienne Byzance. Le caravansérail, entièrement bâti en pierre, présentait au dedans l’aspect d’une caserne. Trois étages de galeries occupaient les quatre côtés de la cour, et les logemens, voûtés en cintre, avaient tous la même disposition : — une grande pièce qui servait de magasin et un petit cabinet parqueté en planches où chacun pouvait placer son lit. — De plus, le locataire avait le droit de mettre un chameau ou un cheval aux écuries communes.

N’ayant ni monture, ni marchandises, je devais nécessairement passer pour un commerçant qui avait vendu déjà, — et qui venait dans l’intention de refaire sa pacotille. L’Arménien était en relation d’affaires avec des marchands de Mossoul et de Bassora, auxquels il me présenta. Nous fîmes venir des pipes et du café, et nous leur exposâmes l’affaire. Ils ne virent aucun inconvénient à me recevoir parmi eux, pourvu que je prisse leur costume. — Mais comme j’en avais déjà plusieurs parties, notamment un machlah en poils de chameau, qui m’avait servi en Egypte et en Syrie, — il ne me fallait plus qu’un bonnet d’Astracan pointu à la persanne, que l’Arménien me procura.

Plusieurs de ces Persans parlaient la langue franque du Levant, dans laquelle on finit toujours par s’entendre, pour peu qu’on ait vécu dans les villes commerçantes. De sorte que je pus facilement lier amitié avec mes voisins. J’étais vivement recommandé à tous ceux qui habitaient la même galerie, et je n’avais à m’inquiéter que de leur trop grand empressement à me faire fête et à m’accompagner partout. Chaque étage du Khan avait son cuisinier, qui était en même temps cafetier, — de sorte que nous pouvions parfaitement nous passer des relations extérieures. Cependant, quand venait le soir, les Persans qui, comme les Turcs, avaient dormi toute la journée pour pouvoir fêter ensuite chaque nuit du Ramazan, m’emmenaient avec eux voir la fête continuelle qui devait durer trente lunes.

Si la ville était illuminée splendidement — pour qui la regardait des hauteurs de Péra, — ses rues intérieures me parurent encore plus éclatantes. Toutes les boutiques ouvertes, ornées de guirlandes et de vases de fleurs, — radieuses à l’intérieur de glaces et de bougies, les marchandises artistement parées, les lanternes de couleur suspendues au dehors, les peintures et les dorures rafraîchies, — les pâtissiers surtout, les confiseurs, les marchands de jouets d’enfans et les bijoutiers étalant toutes leurs richesses, — voilà ce qui, partout, éblouissait les yeux. Les rues étaient pleines de femmes et d’enfans plus encore que d’hommes, car ces derniers passaient la plus grande partie du temps dans les mosquées et dans les cafés.

Il ne faut pas croire que les cabarets fussent fermés ; — une fête turque est pour tout le monde ; les rayas catholiques, grecs, arméniens ou juifs pouvaient seuls fréquenter ces établissemens. La porte extérieure doit être toujours fermée, mais on la pousse, — et l’on peut ensuite s’abreuver d’un bon verre de vin de Ténédos moyennant cinq paras (un sou).

Partout des frituriers, des marchands de fruits ou d’épis de maïs bouillis, avec lesquels un homme peut se nourrir tout un jour pour dix paras ; — ce régal populaire se compose de certaines galettes très imprégnées de beurre et de sucre, dont les femmes surtout sont friandes. La place du Sérasquier est la plus brillante de toutes. Ouverte en triangle, avec les illuminations de deux mosquées à droite et à gauche, et dans le fond celle des bâtimens de la guerre, elle présente un espace large aux cavalcades et aux divers cortèges qui la traversent. Un grand nombre d’étalages de marchands ambulants garnissent le devant des maisons, et une dizaine de cafés font assaut d’annonces diverses de spectacles, de baladins et d’ombres chinoises.

Les plus amusans, pour tout homme instruit, sont naturellement ceux où il se déclame des poèmes, — où il se raconte des histoires et des légendes. Je passais aux yeux des Persans, qui m’avaient pris sous leur protection, pour un taleb (savant), de sorte qu’ils me conduisirent à des cafés situés derrière la mosquée de Bayezid, et où se réunissaient autrefois les fumeurs d’opium. — Aujourd’hui cette consommation est défendue ; mais les négocians étrangers à la Turquie fréquentent par habitude ce point éloigné du tumulte des quartiers du centre.

On s’assied, on se fait apporter un narghilé ou un chibouk, et l’on écoute des récits qui, comme nos feuilletons actuels, se prolongent le plus possible. C’est l’intérêt du cafetier et celui du narrateur.

Quoiqu’ayant commencé fort jeune l’étude des langues de l’Orient, je n’en sais que les mots indispensables à la conversation ; cependant l’animation du récit m’intéressait toujours, et avec l’aide de mes amis du caravansérail, j’arrivais à me rendre compte du moins du sujet.

Je puis donc rendre à peu près l’effet d’une de ces narrations imagées où se plaît le génie traditionnel des Orientaux. — Il est bon de dire que le café où nous nous trouvions est situé dans les quartiers ouvriers de Stamboul, qui avoisinent les bazars. Dans les rues environnantes se trouvent les ateliers des fondeurs, des ciseleurs, des graveurs, qui fabriquent ou réparent les riches armes exposées au Besestain, — de ceux aussi qui travaillent les ustensiles de fer et de cuivre ; divers autres métiers se rapportent encore aux marchandises variées étalées dans les nombreuses divisions du grand bazar.

De sorte que l’assemblée eût paru, — pour nos hommes du monde, — un peu vulgaire. Cependant, quelques costumes soignés se distinguaient çà et là sur les bancs et sur les estrades. — En Turquie, le sentiment de l’égalité existe sincèrement chez tous, et ce qui le soutient encore, c’est que tout le monde possède une instruction sommaire, suffisante pour tout comprendre et pour tout sentir, — attendu que l’éducation est obligatoire, et que les gens de toutes classes envoient leurs enfans étudier longtemps aux mosquées, où on les instruit gratuitement. — Aussi ne s’étonne-t-on pas de voir l’homme du dernier rang arriver aux plus hautes positions, — pour lesquelles il ne lui reste plus qu’à acquérir les connaissances spéciales.

Le conteur que nous devions entendre paraissait être renommé. Outre les consommateurs du café, une grande foule d’auditeurs simples se pressait au-dehors. On commanda le silence, et un jeune homme au visage pâle, aux traits pleins de finesse, à l’œil étincelant, aux longs cheveux s’échappant, comme ceux des santons, de dessous un bonnet d’une autre forme que les tarbouchs ou les fezzi, vint s’asseoir sur un tabouret dans un espace de quatre ou cinq pieds qui occupait le centre des bancs. On lui apporta du café, et tout le monde écouta religieusement, — car, selon l’usage, chaque partie du récit devait durer une demi-heure. — Ces conteurs de profession ne sont pas des poètes, mais pour ainsi dire des rapsodes, — ils arrangent et développent un sujet traité déjà de diverses manières, ou fondé sur d’anciennes légendes. C’est ainsi qu’on voit se renouveler avec mille additions ou changemens les aventures d’Antar, d’Abou-Zeyd ou de Medjnoun. — Il s’agissait cette fois d’un roman destiné à peindre la gloire de ces antiques associations ouvrières — auxquelles l’Orient a donné naissance.

— Louange à Dieu, dit-il, et à son favori Ahmad, dont les yeux noirs brillent d’un éclat si doux ! Il est le seul apôtre de la vérité. 

Tout le monde s’écria : — Amin ! (Cela est ainsi.) 

 

HISTOIRE DE LA REINE DU MATIN ET DE SOLIMAN,

PRINCE DES GÉNIES.

 

Pour servir les desseins du grand roi Soliman-Ben-Daoud (1), son serviteur Adoniram avait renoncé depuis dix ans au sommeil, aux plaisirs, à la joie des festins. Chef des légions d’ouvriers qui, semblables à d’innombrables essaims d’abeilles, concouraient à construire ces ruches d’or, de cèdre, de marbre et d’airain que le roi de Jérusalem destinait à Adonaï et préparait à sa propre grandeur, le Maître Adoniram passait les nuits à combiner des plans, et les jours à modeler les figures colossales destinées à orner l’édifice.

Il avait établi, non loin du temple inachevé, des forges, où sans cesse retentissait le marteau, des fonderies souterraines, où le bronze liquide glissait le long de cent canaux de sable, et prenait la forme des lions, des tigres, des dragons ailés, des chérubins, ou même de ces génies étranges et foudroyés,... races lointaines, à demi perdues dans la mémoire des hommes.

Plus de cent mille artisans soumis à Adoniram exécutaient ses vastes conceptions : les fondeurs étaient au nombre de trente mille ; les maçons et les tailleurs de pierres formaient une armée de quatre-vingt mille hommes ; soixante et dix mille manœuvres aidaient à transporter les matériaux. Disséminés par bataillons nombreux, les charpentiers épars dans les montagnes abattaient les pins séculaires jusque dans les déserts des Scythes, et les cèdres sur les plateaux du Liban. Au moyen de trois mille trois cents intendants, Adoniram exerçait la discipline et maintenant l’ordre parmi ces populations ouvrières qui fonctionnaient sans confusion.

Cependant l’âme inquiète d’Adoniram présidait avec une sorte de dédain à des œuvres si grandes. Accomplir une des sept merveilles du monde lui semblait une tâche mesquine. Plus l’ouvrage avançait, plus la faiblesse de la race humaine lui paraissait évidente, plus il gémissait sur l’insuffisance et sur les moyens bornés de ses contemporains. Ardent à concevoir, plus ardent à exécuter, Adoniram rêvait des travaux gigantesques ; son cerveau, bouillonnant comme une fournaise, enfantait des monstruosités sublimes, et tandis que son art étonnait les princes des Hébreux, lui seul prenait en pitié les travaux auxquels il se voyait réduit.

C’était un personnage sombre et mystérieux. Le roi de Tyr, qui l’avait employé, en avait fait présent à Soliman. Mais quelle était la patrie d’ Adoniram ? nul ne le savait ! D’où venait-il ? mystère. Où avait-il approfondi les élémens d’un savoir si pratique, si profond et si varié ? on l’ignorait. Il semblait tout créer, tout deviner et tout faire. Quelle était son origine ? à quelle race appartenait-il ? c’était un secret, et le mieux gardé de tous ; il ne souffrait point qu’on l’interrogeât à cet égard. Sa misanthropie le tenait comme étranger et solitaire au milieu de la lignée des enfans d’Adam ; son éclatant et audacieux génie le plaçait au-dessus des hommes, qui ne se sentaient point ses frères. Il participait de l’esprit de lumière et du génie des ténèbres !

Indifférent aux femmes, qui le contemplaient à la dérobée et ne s’entretenaient jamais de lui, méprisant les hommes, qui évitaient le feu de son regard, il était aussi dédaigneux de la terreur inspirée par son aspect imposant, par sa taille haute et robuste, que de l’impression produite par son étrange et fascinante beauté. Son cœur était muet ; l’activité de l’artiste animait seule des mains faites pour pétrir le monde, et courbait seule des épaules faites pour le soulever.

S’il n’avait pas d’amis, il avait des esclaves dévoués, et il s’était donné un compagnon, un seul... un enfant, un jeune artiste issu de ces familles de la Phénicie, qui naguère avaient transporté leurs divinités sensuelles aux rives orientales de l’Asie Mineure. Pâle de visage, artiste minutieux, amant docile de la nature, Benoni avait passé son enfance dans les écoles, et sa jeunesse au-delà de la Syrie, sur ces rivages fertiles où l’Euphrate, ruisseau modeste encore, ne voit sur ses bords que des pâtres soupirant leurs chansons à l’ombre des lauriers verts étoilés de roses.

Un jour, à l’heure où le soleil commence à s’incliner sur la mer, un jour que Benoni, devant un bloc de cire, modelait délicatement une génisse, s’étudiant à deviner l’élastique mobilité des muscles, maître Adoniram, s’étant approché, contempla longuement l’ouvrage presque achevé, et fronça le sourcil.

— Triste labeur ! s’écria-t-il ; de la patience, du goût, des puérilités... du génie, nulle part ; de la volonté, point. Tout dégénère, et déjà l’isolement, la diversité, la contradiction, l’indiscipline, instrumens éternels de la perte de vos races énervées, paralysent nos pauvres imaginations. Où sont mes ouvriers ? mes fondeurs, mes forgerons ?... Dispersés !... Ces fours refroidis devraient, à cette heure, retentir des rugissemens de la flamme incessamment attisée ; la terre aurait dû recevoir les empreintes de ces modèles pétris de mes mains. Mille bras devraient s’incliner sur la fournaise... et nous voilà seuls !

— Maître, répondit avec douceur Benoni, ces gens grossiers ne sont pas soutenus par le génie qui t’embrase ; ils ont besoin de repos, et l’art qui nous captive laisse leur pensée oisive. Ils ont pris congé pour tout le jour. L’ordre du sage Soliman leur a fait un devoir du repos : Jérusalem s’épanouit en fêtes.

— Une fête ! que m’importe ? le repos... je ne l’ai jamais connu, moi. Ce qui m’abat, c’est l’oisiveté ! Quelle œuvre faisons-nous ? un temple d’orfèvrerie, un palais pour l’orgueil et la volupté, des joyaux qu’un tison réduirait en cendres. Ils appellent cela créer pour l’éternité... Un jour, attirés par l’appât du gain vulgaire, des hordes de vainqueurs, conjurés contre ce peuple amolli, abattront en quelques heures ce fragile édifice, et il n’en restera rien qu’un souvenir. Nos modèles fondront aux lueurs des torches comme les neiges du Liban quand survient l’été, et la postérité en parcourant ces coteaux déserts redira : — C’était une pauvre et faible nation que cette race des Hébreux !...

— Eh quoi ! maître, un palais si magnifique... un temple, le plus riche, le plus vaste, le plus solide...

— Vanité ! vanité ! comme dit, par vanité, le seigneur Soliman. Sais-tu ce que firent jadis les enfans d’Hénoch ? une œuvre sans nom... dont le Créateur s’effraya : il fit trembler la terre en la renversant, et, des matériaux épars, on a construit Babylone... jolie ville où l’on peut faire voler dix chars sur la tranche des murailles. Sais-tu ce que c’est qu’un monument ? et connais-tu les pyramides ? Elles dureront jusqu’au jour où s’écrouleront dans l’abîme les montagnes de Kaf qui entourent le monde. Ce ne sont point les fils d’Adam qui les ont élevées !

— On dit pourtant…

— On ment : le déluge a laissé son empreinte sur leur cime. Ecoute : à deux milles d’ici, en remontant le Cédron, il y a un bloc de rocher carré de six cents coudées. Que l’on me donne cent mille praticiens armés du fer et du marteau ; dans le bloc énorme je taillerais la tête monstrueuse d’un sphinx... qui sourit et fixe un regard implacable sur le ciel. Du haut des nuées, Jéhovah le verrait et pâlirait de stupeur. Voilà un monument. Cent mille années s’écouleraient, et les enfans des hommes diraient encore : Un grand peuple a marqué là son passage.

— Seigneur ! se dit Benoni en frissonnant, de quelle race est descendu ce génie rebelle !... — Ces collines, qu’ils appellent des montagnes, me font pitié. Encore si l’on travaillait à les échelonner les unes sur les autres, en taillant sur leurs angles des figures colossales,... cela pourrait valoir quelque chose. A la base, on creuserait une caverne assez vaste pour loger une légion de prêtres : ils y mettraient leur arche avec ses chérubins d’or et ses deux cailloux qu’ils appellent des tables, et Jérusalem aurait un temple ; mais nous allons loger Dieu comme un riche seraf (banquier) de Memphis…

— Ta pensée rêve toujours l’impossible.

— Nous sommes nés trop tard ; le monde est vieux, la vieillesse est débile ; tu as raison. Décadence et chute ! tu copies la nature avec froideur, tu t’occupes comme la ménagère qui tisse un voile de lin ; ton esprit hébété se fait tour à tour l’esclave d’une vache, d’un lion, d’un cheval, d’un tigre, et ton travail a pour but de rivaliser par l’imitation avec une génisse, une lionne, une tigresse, une cavale,... ces bêtes font ce que tu exécutes, et plus encore, car elles transmettent la vie avec la forme. Enfant, l’art n’est point là : il consiste à créer.

Quand tu dessines un de ces ornemens qui serpentent le long des frises, te bornes-tu à copier les fleurs et les feuillages qui rampent sur le sol ? Non : tu inventes, tu laisses courir le stylet au caprice de l’imagination, entremêlant les fantaisies les plus bizarres. Eh bien, à côté de l’homme et des animaux existans, que ne cherches-tu de même des formes inconnues, des êtres innommés, des incarnations devant lesquelles l’homme a reculé, des accouplemens terribles, des figures propres à répandre le respect, la gaieté, la stupeur ou l’effroi ! Souviens-toi des vieux Egyptiens, des artistes hardis et naïfs de l’Assyrie. N’ont-ils pas arraché des flancs du granit ces sphinx, ces cynocéphales, ces divinités de basalte dont l’aspect révoltait le Jéhovah du vieux Daoud ? En revoyant d’âge en âge ces symboles redoutables, on répètera qu’il exista jadis des génies audacieux. Ces gens-là songeaient-ils à la forme ? Ils s’en raillaient, et forts de leurs inventions, ils pouvaient crier à celui qui créa tout : Ces êtres de granit, tu ne les devines point et tu n’oserais les animer. Mais le Dieu multiple de la nature vous a ployés sous le joug : la matière vous limite ; votre génie dégénéré se plonge dans les vulgarités de la forme ; l’art est perdu. 

— D’où vient, se disait Benoni, cet Adoniram dont l’esprit échappe à l’humanité ?

— Revenons à des amusettes qui soient à l’humble portée du grand roi Soliman, reprit le fondeur en passant sa main sur son large front, dont il écarta une forêt de cheveux noirs et crépus. Voilà quarante-huit bœufs en bronze d’une assez bonne stature, autant de lions, des oiseaux, des palmes, des chérubins... Tout cela est un peu plus expressif que la nature. Je les destine à supporter une mer d’airain de dix coudées, coulée d’un seul jet, d’une profondeur de cinq coudées et bordée d’un cordon de trente coudées, enrichi de moulures. Mais j’ai des modèles à terminer. Le moule de la vasque est prêt. Je crains qu’il ne se fendille par la chaleur du jour : il faudrait se hâter, et tu le vois, ami, les ouvriers sont en fête et m’abandonnent... Une fête ! dis-tu ; quelle fête ? à quelle occasion ? 

Le conteur s’arrêta ici, la demi-heure était passée. Chacun alors eut la liberté de demander du café, des sorbets ou du tabac. Quelques conversations s’engagèrent sur le mérite des détails ou sur l’attrait que promettait la narration. Un des Persans qui étaient près de moi fit observer que cette histoire lui paraissait puisée dans le Soliman-Nameh.

 

(1) Salomon, fils de David.

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28 mars 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 10e livraison.

L’annonce de l’arrivée à Jérusalem de Balkis, reine de Saba, pays du Yémen, accroît la colère d’Adoniram : comment la descendante de la pure lignée de Sem, peut-elle envisager de s’unir à Soliman, dernier rejeton d’une lignée abâtartie ? Jolie, séduisante, et surtout fine mouche, Balkis va s’ingénier à prendre en défaut le malheureux Soliman sur les deux terrains qui flattent le plus  sa vanité : son esprit d’auteur du Cantique des Cantiques, et la somptuosité des constructions en chantier. Au terme de cet échange où pourtant Balkis ne l’a pas épargné, Salomon, conquis, « voyait s’animer à ses côtés l’idéale et mystique figure de la déesse Isis. »

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du compagnonnage.)

 

Pendant cette pause, — car ce repos du narrateur est appelé ainsi, de même que chaque veillée complète s’appelle séance, — un petit garçon qu’il avait amené parcourait les rangs de la foule en tendant à chacun une sébile, — qu’il rapporta remplie de monnaie aux pieds de son maître. Ce dernier reprit le dialogue par la réponse de Benoni à Adoniram :

 

— Plusieurs siècles avant la captivité des Hébreux en Egypte, Saba, l’illustre descendant d’Abraham et de Kétura, vint s’établir dans les heureuses contrées de l’Yémen, où il fonda une cité qui d’abord a porté son nom, et que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Mareb. Saba avait un frère nommé Iaarab, qui légua son nom à la pierreuse Arabie. Ses descendans transportent çà et là leurs tentes, tandis que la postérité de Saba continue de régner sur l’Yémen, riche empire qui obéit maintenant aux lois de la reine Balkis, héritière directe de Saba, de Jochtan, du patriarche Héber,... dont le père eut pour trisaïeul Sem, père commun des Hébreux et des Arabes.

— Tu préludes comme un livre égyptien, interrompit l’impatient Adoniram, et tu poursuis sur le ton monotone de Moussa-Ben-Amran, le prolixe libérateur de la race de Jacoub. Les hommes à parole succèdent aux gens d’action.

— Comme les donneurs de maximes aux poètes sacrés. En un mot, maître, la reine du midi, la princesse d’Yémen, la divine Balkis, venant visiter la sagesse du seigneur Soliman, et admirer les merveilles de nos mains, entre aujourd’hui même à Solime. Nos ouvriers ont couru à sa rencontre à la suite du roi, les campagnes sont jonchées de monde, et tes ateliers sont vides. J’ai couru des premiers, j’ai vu le cortège, et je suis rentré près de toi.

— Annoncez-leur des maîtres, ils voleront à leurs pieds... désœuvrement, servitude...

— Curiosité surtout, et vous le comprendriez, si... — Les étoiles du ciel sont moins nombreuses que les guerriers qui suivent la reine. Derrière elle apparaissent soixante éléphans blancs chargés de tours où brillent l’or et la soie ; mille Sabéens à la peau dorée par le soleil s’avancent, conduisant des chameaux qui ploient les genoux sous le poids des bagages et des présents de la princesse. Puis surviennent les Abyssiniens, armés à la légère, et dont le teint vermeil ressemble au cuivre battu. Une nuée d’Ethiopiens noirs comme l’ébène circulent çà et là, conduisant les chevaux et les chariots, obéissant à tous et veillant à tout. — Puis... mais à quoi bon ce récit ! vous ne daignez pas l’écouter.

— La reine des Sabéens ! murmurait Adoniram rêveur ; race dégénérée, mais d’un sang pur et sans mélange... Et que vient-elle faire à cette cour ?

— Ne vous l’ai-je pas dit, Adoniram ? voir un grand roi, mettre à l’épreuve une sagesse tant célébrée, et... peut-être la battre en brèche. Elle songe, dit-on, à épouser Soliman-Ben-Daoud, dans l’espoir d’obtenir des héritiers dignes de sa race.

— Folie ! s’écria l’artiste avec impétuosité ; folie !... du sang d’esclave, du sang des plus viles créatures... Il y en a plein les veines de Soliman ! La lionne s’unit-elle au chien banal et domestique ? Depuis tant de siècles que ce peuple sacrifie sur les hauts lieux et s’abandonne aux femmes étrangères, les générations abâtardies ont perdu la vigueur et l’énergie des aïeux. Qu’est-ce que ce pacifique Soliman ? L’enfant d’une fille de guerre et du vieux berger Daoud, et lui-même Daoud, provenait de Ruth, une coureuse tombée jadis du pays de Moab aux pieds d’un cultivateur d’Ephrata. Tu admires ce grand peuple, mon enfant : ce n’est plus qu’une ombre, et la race guerrière est éteinte. Cette nation, à son zénith, approche de sa chute. La paix les a énervés, le luxe, la volupté leur font préférer l’or au fer, et ces rusés disciples d’un roi subtil et sensuel ne sont bons désormais qu’à colporter des marchandises ou à répandre l’usure à travers le monde. Et Balkis descendrait à ce comble d’ignominie, elle, la fille des patriarches ! Et dis-moi, Benoni, elle vient, n’est-ce pas ?... Ce soir même, elle franchit les murs de Jérusalem !

— Demain est le jour du Sabbat (1). Fidèle à ses croyances, elle s’est refusée à pénétrer ce soir, et en l’absence du soleil, dans la ville étrangère. Elle a donc fait dresser des tentes au bord du Cédron, et malgré les instances du roi qui s’est rendu auprès d’elle, elle prétend passer la nuit dans la campagne.

— Sa prudence en soit louée ! Elle est jeune encore ?...

— A peine peut-on dire qu’elle se puisse si tôt encore dire jeune. Sa beauté éblouit. Je l’ai entrevue comme on voit le soleil levant, qui bientôt vous brûle et vous fait baisser la paupière. Chacun, à son aspect, est tombé prosterné ; moi comme les autres. Et en me relevant, j’emportai son image. Mais ô Adoniram ! la nuit tombe, et j’entends les ouvriers qui reviennent en foule chercher leur salaire : car demain est le jour du sabbat. 

Alors survinrent les chefs nombreux des artisans. Adoniram plaça des gardiens à l’entrée des ateliers, et, ouvrant ses vastes coffres-forts, il commença à payer les ouvriers, qui s’y présentaient un à un, lui glissant à l’oreille un mot mystérieux, car ils étaient si nombreux qu’il eût été difficile de discerner le salaire auquel chacun avait droit.

Or, le jour où on les enrôlait, ils recevaient un mot de passe qu’ils ne devaient communiquer à personne sous peine de la vie, et ils rendaient en échange un serment solennel. Les maîtres avaient un mot de passe ; les compagnons avaient aussi un mot de passe, qui n’était pas le même que celui des apprentis.

Donc, à mesure qu’ils passaient devant Adoniram et ses intendans, ils prononçaient à voix basse le mot sacramentel, et Adoniram leur distribuait un salaire différent, suivant la hiérarchie de leurs fonctions.

La cérémonie achevée à la lueur des flambeaux de résine, Adoniram, résolu de passer la nuit dans le secret de ses travaux, congédia le jeune Benoni, éteignit sa torche, et gagnant ses usines souterraines, il se perdit dans les profondeurs des ténèbres.

Au lever du jour suivant, Balkis, la reine du matin, franchit en même temps que le premier rayon du soleil la porte orientale de Jérusalem. Réveillés par le fracas des gens de sa suite, les Hébreux accouraient sur leur porte, et les ouvriers suivaient le cortège avec de bruyantes acclamations. Jamais on n’avait vu tant de chevaux, tant de chameaux, ni si riche légion d’éléphans blancs conduits par un si nombreux essaim d’Ethiopiens noirs.

Attardé par l’interminable cérémonial d’étiquette, le grand roi Soliman achevait de revêtir un costume éblouissant et s’arrachait avec peine aux mains des officiers de sa garde-robe, lorsque Balkis, touchant terre au vestibule du palais, y pénétra après avoir salué le soleil, qui déjà s’élevait radieux sur les montagnes de Galilée.

Des chambellans, coiffés de bonnets en forme de tours, et la main armée de longs bâtons dorés, accueillirent la reine et l’introduisirent enfin dans la salle où Soliman-ben-Daoud était assis, au milieu de sa cour, sur un trône élevé dont il se hâta de descendre, avec une sage lenteur, pour aller au-devant de l’auguste visiteuse.

Les deux souverains se saluèrent mutuellement avec toute la vénération que les rois professent et se plaisent à inspirer envers la majesté royale ; puis, ils s’assirent côte à côte, tandis que défilaient les esclaves chargés des présens de la reine de Saba : de l’or, du cinnamome, de la myrrhe, de l’encens surtout, dont l’Yémen faisait un grand commerce ; puis, des dents d’éléphans, des sachets d’aromates et des pierres précieuses. Elle offrit aussi au monarque cent vingt talens d’or fin.

Soliman était alors au retour de l’âge ; mais le bonheur, en gardant ses traits dans une perpétuelle sérénité, avait éloigné de son visage les rides et les tristes empreintes des passions profondes ; ses lèvres luisantes, ses yeux à fleur de tête, séparés par un nez comme une tour d’ivoire, ainsi qu’il l’avait dit lui-même par la bouche de la Sulamite, son front placide, comme celui de Sérapis, dénotaient la paix immuable de l’ineffable quiétude d’un monarque satisfait de sa propre grandeur. Soliman ressemblait à une statue d’or, avec des mains et un masque d’ivoire.

Sa couronne était d’or et sa robe était d’or ; la pourpre de son manteau, présent d’Hiram, prince de Tyr, était tissée sur une chaîne en fil d’or ; l’or brillait sur son ceinturon et reluisait à la poignée de son glaive : sa chaussure d’or posait sur un tapis passementé de dorures ; son trône était fait en cèdre doré.

Assise à ses côtés, la blanche fille du matin, enveloppée d’un nuage de tissus de lin et de gazes diaphanes, avait l’air d’un lis égaré dans une touffe de jonquilles. Coquetterie prévoyante, qu’elle fit ressortir davantage encore en s’excusant de la simplicité de son costume du matin :

— La simplicité des vêtemens, dit-elle, convient à l’opulence et ne messied pas à la grandeur.

— Il sied à la beauté divine, repartit Soliman, de se confier dans sa force, et à l’homme défiant de sa propre faiblesse de ne rien négliger.

— Modestie charmante, et qui rehausse encore l’éclat dont brille l’invincible Soliman... l’Ecclésiaste, le sage arbitre des rois, l’immortel auteur des sentences du Sir-Hasirim, ce cantique d’amour si tendre... et de tant d’autres fleurs de poésie.

— Eh quoi ! belle reine, repartit Soliman en rougissant de plaisir, quoi ! vous auriez daigné jeter les yeux sur ces faibles essais !

— Vous êtes un grand poète ! s’écria la reine de Saba. 

Soliman gonfla sa poitrine dorée, souleva son bras doré, et passa avec complaisance sur sa barbe d’ébène, divisée en plusieurs tresses et nattées avec des cordelettes d’or.

— Un grand poète ! répéta Balkis. Ce qui fait qu’en vous l’on pardonne en souriant aux erreurs du moraliste. 

Cette conclusion, peu attendue, allongea les lignes de l’auguste face de Soliman, et produisit un mouvement dans la foule des courtisans les plus rapprochés. C’étaient Zabud, favori du prince, tout chargé de pierreries, Sadoc le grand-prêtre, avec son fils Azarias, intendant du palais, et très hautain avec ses inférieurs ; puis Ahia, Elioreph, grand chancelier, Josaphat, maître des archives... et un peu sourd. Debout, vêtu d’une robe sombre, se tenait Ahias de Silo, homme intègre, redouté à cause de son génie prophétique ; du reste, railleur froid et taciturne. Tout proche du souverain on voyait, accroupi au centre de trois coussins empilés, le vieux Banaïas, général en chef pacifique des tranquilles armées du placide Soliman. Harnaché de chaînes d’or et de soleils en pierreries, courbé sous le faix des honneurs, Banaïas était le demi-dieu de la guerre. Jadis, le roi l’avait chargé de tuer Joab et le grand-prêtre Abiathar, et Banaïas les avait poignardés. Dès ce jour, il parut digne de la plus grande confiance au sage Soliman, qui le chargea d’assassiner son frère cadet, le prince Adonias, fils du roi Daoud,... et Banaïas égorgea le frère du sage Soliman.

Maintenant endormi dans sa gloire, appesanti par les années, Banaïas, presque idiot, suit partout la cour, n’entend plus rien, ne comprend rien, et ranime les restes d’une vie défaillante en réchauffant son cœur aux souriantes lueurs que son roi laisse rayonner sur lui. Ses yeux décolorés cherchent incessamment le regard royal : l’ancien loup-cervier s’est fait chien sur ses vieux jours.

Quand Balkis eut laissé tomber de ses lèvres adorables ces mots piquans, dont la cour resta consternée, Banaïas, qui n’avait rien compris, et qui accompagnait d’un cri d’admiration chaque parole du roi ou de son hôtesse, Banaïas, seul, au milieu du silence général, s’écria avec un sourire bénin : — Charmant ! divin ! 

Soliman se mordit les lèvres et murmura d’une façon assez directe : Quel sot ! — Parole mémorable ! poursuivit Banaïas, voyant que son maître avait parlé.

Or, la reine de Saba partit d’un éclat de rire.

Puis, avec un esprit d’à-propos dont chacun fut frappé, elle choisit ce moment pour présenter coup sur coup trois énigmes à la sagacité si célèbre de Soliman, le plus habile des mortels dans l’art de deviner les rébus et de débrouiller les charades. Telle était alors la coutume : les cours s’occupaient de sciences, — elles y ont renoncé à bon escient, — et la pénétration des énigmes était une affaire d’état. C’est là-dessus qu’un prince ou un sage était jugé. Balkis avait fait cent soixante lieues pour faire subir à Soliman cette épreuve.

Soliman interpréta sans broncher les trois énigmes, grâce au grand-prêtre Sadoc, qui, la veille, en avait payé comptant la solution au grand-prêtre des Sabéens.

— La sagesse parle par votre bouche, dit la reine avec un peu d’emphase.

— C’est du moins ce que plusieurs supposent...

— Cependant, noble Soliman, la culture de l’arbre de sapience n’est pas sans péril : à la longue, on risque de se passionner pour la louange, de flatter les hommes pour leur plaire, et d’incliner au matérialisme pour enlever les suffrages de la foule...

— Auriez-vous donc remarqué dans mes ouvrages…

— Ah ! seigneur, je vous ai lu avec beaucoup d’attention, et, comme je veux m’instruire, le dessein de vous soumettre certaines obscurités, certaines contradictions, certains... sophismes, tels à mes yeux, sans doute, à cause de mon ignorance, ce désir n’est point étranger au but d’un si long voyage.

— Nous ferons de notre mieux, articula Soliman, non sans suffisance, pour soutenir thèse contre un si redoutable adversaire.

Au fond, il eût donné beaucoup pour aller tout seul faire un tour de promenade sous les sycomores de sa villa de Mello. Affriandés d’un spectacle si piquant, les courtisans allongeaient le cou et ouvraient de grands yeux. Quoi de pire que de risquer, en présence de ses sujets, de cesser d’être infaillible ? Sadoc semblait alarmé : le prophète Ahias de Silo réprimait à peine un vague froid sourire, et Banaïas, jouant avec ses décorations, manifestait une stupide allégresse qui projetait un ridicule anticipé sur le parti du roi. Quant à la suite de Balkis, elle était muette et imperturbable : des sphinx. Ajoutez aux avantages de la reine de Saba la majesté d’une déesse et les attraits de la plus enivrante beauté, un profil d’une adorable pureté où rayonne un œil noir comme ceux des gazelles, et si bien fendu, si allongé, qu’il apparaît toujours de face à ceux qu’il perce de ses traits ; une bouche incertaine entre le rire et la volupté, un corps souple et d’une magnificence qui se devine au travers de la gaze ; — imaginez aussi cette expression fine, railleuse et hautaine avec enjouement des personnes de très grande lignée habituées à la domination, et vous concevrez l’embarras du seigneur Soliman, à la fois interdit et charmé, désireux de vaincre par l’esprit, et déjà à demi vaincu par le cœur. Ces grands yeux noirs et blancs, mystérieux et doux, calmes et pénétrans, se jouant sur un visage ardent et clair comme le bronze nouvellement fondu, le troublaient malgré lui. Il voyait s’animer à ses côtés l’idéale et mystique figure de la déesse Isis.

La seconde pause était terminée. La politesse naturelle aux Orientaux arrêtait encore les observations critiques. On renouvela le tabac et le feu des pipes ; on demanda des rafraîchissemens.

 

(1) Saba ou Sabbat — matin.

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29 mars 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 11e livraison.

La conversation se poursuit entre Salomon et la malicieuse Balkis qui, habilement secondée par son oiseau augural, la huppe Hud-Hud, s’ingénie à prendre Soliman en défaut. Cependant, admirative des travaux grandioses ordonnés par Salomon à Jérusalem, Balkis demande à connaître l’architecte de tant de beauté.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

Alors s’entamèrent, vives et puissantes, suivant l’usage du temps, ces discussions philosophiques signalées dans les livres des Hébreux.

— Ne conseillez-vous pas, reprit la reine, l’égoïsme et la dureté du cœur quand vous dites : « Si vous savez répondre pour votre ami, vous vous êtes mis dans le piège ; ôtez le vêtement à celui qui s’est engagé pour autrui ?... » Dans un autre proverbe vous vantez la richesse et la puissance de l’or...

— Mais ailleurs je célèbre la pauvreté.

— Contradiction. L’Ecclésiaste excite l’homme au travail, fait honte au paresseux, et il s’écrie plus loin : « Que retirera l’homme de tous ses travaux ? Ne vaut-il pas mieux manger et boire ?... » Dans les sentences vous flétrissez la débauche, et vous la louez dans l’Ecclésiaste...

— Vous raillez, je crois...

— Non, je cite. « J’ai reconnu qu’il n’y a rien de mieux que de se réjouir et de boire ; que l’industrie est une inquiétude inutile, parce que les hommes meurent comme les bêtes et leur sort est égal. » Telle est votre morale, ô sage !

— Ce sont là des figures, et le fond de ma doctrine...

— Le voici, et d’autres, hélas ! l’avaient déjà trouvé : « Jouissez de la vie avec les femmes pendant tous les jours de votre vie ; car c’est là votre partage dans le travail... etc.... » Vous y revenez souvent. D’où j’ai conclu qu’il vous sied de matérialiser votre peuple pour commander plus sûrement à des esclaves. 

Soliman se fût justifié, mais par des argumens qu’il ne voulait point exposer devant son peuple, et il s’agitait impatient sur son trône.

— Enfin, poursuivit Balkis, avec un sourire assaisonné d’une œillade languissante, enfin, vous êtes cruel à notre sexe, et quelle est la femme qui oserait aimer l’austère Soliman ?

— O reine ! mon cœur s’est étendu comme la rosée du printemps sur les fleurs des passions amoureuses dans le Cantique de l’époux !...

— Exception dont la Sulamite doit être glorieuse ; mais vous êtes devenu rigide en subissant le poids des années... 

Soliman réprima une grimace assez maussade. — Je prévois quelque parole galante et polie. Prenez garde ! l’Ecclésiaste va vous entendre, et vous savez ce qu’il dit : « La femme est plus amère que la mort ; son cœur est un piège et ses mains sont des chaînes. Le serviteur de Dieu la fuira, et l’insensé y sera pris. » Eh quoi ! suivrez-vous de si austères maximes, et sera-ce pour le malheur des filles de Sion que vous aurez reçu des cieux cette beauté par vous-même sincèrement décrite en ces termes : Je suis la fleur des champs et le lis des vallées !

— Reine ! voilà encore une figure...

— O roi ! c’est mon avis. Daignez méditer sur mes objections et éclairer l’obscurité de mon jugement, car l’erreur est de mon côté, et vous avez félicité la sagesse d’habiter en vous. « On reconnaîtra, vous l’avez écrit, la pénétration de mon esprit ; les plus puissans seront surpris lorsqu’ils me verront, et les princes témoigneront leur admiration sur leur visage. Quand je me tairai, ils attendront que je parle ; quand je parlerai, ils me regarderont attentifs ; et quand je discourrai, ils mettront leurs mains sur leur bouche. » Grand roi, j’ai déjà éprouvé une partie de ces vérités : votre esprit m’a charmée, votre aspect m’a surprise, et je ne doute pas que mon visage ne témoigne à vos yeux de mon admiration. J’attends vos paroles ; elles me verront attentive, et, durant vos discours, votre servante mettra sa main sur sa bouche.

— Madame, dit Soliman avec un profond soupir, que devient le sage auprès de vous ? Depuis qu’il vous écoute, l’Ecclésiaste n’oserait plus soutenir qu’une seule de ses pensées, dont il ressent le poids : Vanité des vanités ! tout n’est que vanité !

Chacun admira la réponse du roi. — A pédant, pédant et demi, se disait la reine. Si pourtant on pouvait le guérir de la manie d’être auteur... Il ne laisse pas que d’être doux, affable et assez bien conservé.

Quant à Soliman, après avoir ajourné ses répliques, il s’efforça de détourner de sa personne l’entretien qu’il y avait si souvent amené. — Votre sérénité, dit-il à la reine Balkis, possède là un bien bel oiseau, dont l’espèce m’est inconnue. 

En effet, six négrillons vêtus d’écarlate, placés aux pieds de la reine, étaient commis aux soins de cet oiseau, qui ne quittait jamais sa maîtresse. Un de ses pages le tenait sur son poing, et la princesse de Saba le regardait souvent.

— Nous l’appelons Hud-Hud (1), répondit-elle. Le trisaïeul de cet oiseau, qui vit longtemps, a été autrefois, dit-on, rapporté par des Malais, d’une contrée lointaine qu’ils ont seuls entrevue et que nous ne connaissons plus. C’est un animal très utile pour diverses commissions aux habitans et aux esprits de l’air. 

Soliman, sans comprendre parfaitement une explication si simple, s’inclina comme un roi qui a dû tout concevoir à merveille, et avança le pouce et l’index pour jouer avec l’oiseau Hud-Hud ; mais l’oiseau, tout en répondant à ses avances, ne se prêtait pas aux efforts de Soliman pour s’emparer de lui.

 Hud-Hud est poète..., dit la reine, et, à ce titre, digne de vos sympathies... Toutefois, elle est comme moi un peu sévère, et souvent elle moralise aussi. Croiriez-vous qu’elle s’est avisée de douter de la sincérité de votre passion pour la Sulamite ?

— Divin oiseau, vous me surprenez ! répliqua Soliman.

— Cette pastorale du Cantique est bien tendre assurément, disait un jour Hud-Hud, en grignotant un scarabée doré ; mais le grand roi qui adressait de si plaintives élégies à la fille du Pharaon sa femme, ne lui aurait-il pas montré plus d’amour en vivant avec elle, qu’il ne l’a fait en la contraignant d’habiter loin de lui dans la ville de Daoud, réduite à charmer les jours de sa jeunesse délaissée avec des strophes... à la vérité les plus belles du monde ?

— Que de peines vous retracez à ma mémoire ! Hélas ! cette fille de la nuit suivait le culte d’Isis... Pouvais-je, sans crime, lui ouvrir l’accès de la ville sainte ; la donner pour voisine à l’arche d’Adonaï, et la rapprocher de ce temple auguste que j’élève au Dieu de mes pères ?...

— Un tel sujet est délicat, fit observer judicieusement Balkis ; excusez Hud-Hud ; les oiseaux sont quelquefois légers ; le mien se pique d’être connaisseur, en poésie surtout.

— Vraiment ! repartit Soliman-Ben-Daoud ; je serais curieux de savoir...

— De méchantes querelles, seigneur, méchantes, sur ma foi ! Hud-Hud s’avise de blâmer que vous compariez la beauté de votre amante à celle des chevaux du char des Pharaons, son nom à une huile répandue, ses cheveux à des troupeaux de chèvres, ses dents à des brebis tondues et portant fruit, ses joues à la moitié d’une grenade, ses mamelles à deux biquets, sa tête au mont Carmel, son nombril à une coupe où il y a toujours quelque liqueur à boire, son ventre à un monceau de froment et son nez à la tour du Liban qui regarde vers Damas. 

Soliman, blessé, laissait choir avec découragement ses bras dorés sur ceux de son fauteuil également doré, tandis que l’oiseau, se rengorgeant, battait l’air de ses ailes de sinople et d’or.

— Je répondrai à l’oiseau qui sert si bien votre penchant à la raillerie, que le goût oriental permet ces licences, que la vraie poésie recherche les images, que mon peuple trouve mes vers excellens, et goûte de préférence les plus riches métaphores.

— Rien de plus dangereux pour les nations que les métaphores des rois, reprit la reine de Saba : échappées à un style auguste, ces figures, trop hardies peut-être, trouveront plus d’imitateurs que de critiques, et vos sublimes fantaisies risqueront de fourvoyer le goût des poètes pendant mille ans. Instruite à vos leçons, la Sulamite ne comparait-elle pas votre chevelure à des branches de palmiers, vos lèvres à des lys qui distillent de la myrrhe, votre taille à celle du cèdre, vos jambes à des colonnes de marbre, et vos joues, seigneur, à de petits parterres de fleurs aromatiques, plantés par les parfumeurs ? De telle sorte que le roi Soliman m’apparaissait sans cesse comme un péristyle, avec un jardin botanique suspendu sur un entablement ombragé de palmiers. 

Soliman sourit avec un peu d’amertume ; il eût avec satisfaction tordu le cou à la huppe, qui lui becquetait la poitrine à l’endroit du cœur avec une persistance étrange.

— Hud-Hud s’efforce de vous faire entendre que la source de la poésie est là, — dit la reine.

— Je ne le sens que trop, répondit le roi, depuis que j’ai le bonheur de vous contempler. Laissons ce discours ; ma reine fera-t-elle à son serviteur indigne l’honneur de visiter Jérusalem, mon palais, et surtout le temple que j’élève à Jéhovah sur la montagne de Sion.

— Le monde a retenti du bruit de ces merveilles ; mon impatience en égale les splendeurs, et c’est la servir à souhait que de ne point retarder le plaisir que je m’en suis promis. 

A la tête du cortège, qui parcourait lentement les rues de Jérusalem, il y avait quarante-deux tympanons faisant entendre le roulement du tonnerre ; derrière eux venaient les musiciens vêtus de robes blanches et dirigés par Asaph et Idithme ; cinquante-six cymbaliers, vingt-huit flûtistes, autant de psaltérions, et de joueurs de cithare, sans oublier les trompettes, instrumens que Josué avait jadis mis à la mode sous les remparts de Jéricho. Arrivaient ensuite, sur un triple rang, les thuriféraires, qui, marchant à reculons, balançaient dans les airs leurs encensoirs, où fumaient les parfums de l’Yémen. Soliman et Balkis se prélassaient dans un vaste palanquin porté par soixante-dix Philistins conquis à la guerre.

Nouvellement rebâtie par le magnifique Soliman, la ville était édifiée sur un plan irréprochable : des rues tirées au cordeau, des maisons carrées toutes semblables, véritables ruches d’un aspect monotone.

— Dans ces belles et larges rues, dit la reine, la bise de mer que rien n’arrête doit courber les passans comme des brins de paille, et durant les fortes chaleurs, le soleil, y pénétrant sans obstacle, doit les échauffer à la température des fours. A Mareb, les rues sont étroites, et d’une maison à l’autre, des pièces d’étoffe tendues en travers de la voie publique appellent la brise, répandent les ombres sur le sol et entretiennent la fraîcheur.

— C’est au détriment de la symétrie, répondit Soliman. Nous voici arrivés au péristyle de mon nouveau palais : on a employé treize ans à le construire. 

Le palais fut visité et obtint le suffrage de la reine de Saba, qui le trouva riche, commode, original et d’un goût exquis.

— Le plan est sublime, dit-elle, l’ordonnance admirable et j’en conviens, le palais de mes aïeux, les Hémiarites, élevé dans le style indien, avec des piliers carrés ornés de figures en guise de chapiteaux, n’approche pas de cette hardiesse ni de cette élégance : votre architecte est un grand artiste.

— C’est moi qui ai tout ordonné et qui défraie les ouvriers, s’écria le roi avec orgueil.

— Mais les devis, qui les a tracés ? quel est le génie qui a si noblement accompli vos desseins ?

— Un certain Adoniram, personnage bizarre et à demi sauvage, qui m’a été envoyé par mon ami le roi des Tyriens.

— Ne le verrai-je point, seigneur.

— Il fuit le monde et se dérobe aux louanges. Mais que direz-vous, reine, quand vous aurez parcouru le temple d’Adonaï ! Ce n’est plus l’œuvre d’un artisan : c’est moi qui ai dicté les plans et qui ai indiqué les matières que l’on devait employer. Les vues d’ Adoniram étaient bornées au prix de mes poétiques imaginations. On y travaille depuis cinq ans ; il en faut deux encore pour amener l’ouvrage à la perfection.

— Sept années vous auront donc suffi pour héberger dignement votre Dieu ; il en a fallu treize pour établir convenablement son serviteur.

— Le temps ne fait rien à l’affaire, objecta Soliman.

Autant Balkis avait admiré le palais, autant elle critiqua le temple.

— Vous avez voulu trop bien faire, dit-elle, et l’artiste a eu moins de liberté. L’ensemble est un peu lourd, quoique fort chargé de détails... Trop de bois, du cèdre partout, des poutres saillantes... vos bas-côtés planchéiés semblent porter les assises supérieures des pierres, ce qui manque à l’œil de solidité.

— Mon but, objecta le prince, a été de préparer, par un piquant contraste, aux splendeurs du dedans.

— Grand Dieu ! s’écria la reine, arrivée dans l’enceinte, que de sculptures ! Voilà des statues merveilleuses, des animaux étranges et d’un imposant aspect. Qui a fondu, qui a ciselé ces merveilles ?

— Adoniram : la statuaire est son principal talent.

— Son génie est universel. Seulement, voici des chérubins trop lourds, trop dorés et trop grands pour cette salle qu’ils écrasent.

— J’ai voulu qu’il en fût ainsi : chacun d’eux coûte six-vingt [sic] talens. Vous le voyez, ô reine, ici tout est d’or, et l’or est ce qu’il y a de plus précieux. Les chérubins sont en or ; les colonnes de cèdre, don du roi Hiram, mon ami, sont revêtues de lames d’or ; il y a de l’or sur toutes les parois ; sur ces murailles d’or il y aura des palmes d’or et une frise avec des grenades en or massif, et le long des cloisons dorées je fais appendre deux cents boucliers d’or pur. Les autels, les tables, les chandeliers, les vases, les parquets et les plafonds, tout sera revêtu de lames d’or…

— Il me semble que c’est beaucoup d’or, objecta la reine avec modestie.

 

(1) La Huppe ; — oiseau augural chez les Arabes.

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30 mars 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 12e livraison.

Tandis qu’elle tente de faire comprendre à son hôte que l’accumulation d’or n’est pas la meilleure façon d’honorer son Dieu, Balkis s’arrête devant un énorme pied de vigne saccagé pour faire place au nouvel autel dédié à Adonaï. Ce cep, révèle-t-elle, est le vestige du jardin d’Éden, et son bois sera celui de la croix du Christ. Dès lors s’opposent deux perspectives religieuses : celle de Jéhovah/Adonaï, vénéré par Soliman, destructice que la race première des descendants de Sem, constructeurs d’Henochia, les Caïnites. En visitant le chantier, Balkis est frappée par le caractère étrange des sculptures créées par Adoniram. L’inspiration, lui explique ce dernier lui est venue en explorant les cavernes des monts du Liban où se trouvent les ruines souterraines de la ville aujourd’hui maudite d’Henochia.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.

(Légende orientale du Compagnonnage.)

 

Le roi Soliman reprit :

— Est-il rien de trop splendide pour le roi des hommes ! Je tiens à étonner la postérité... Mais pénétrons dans le sanctuaire, dont la toiture est encore à élever, et où déjà sont posées les fondations de l’autel, en face de mon trône à peu près terminé ! Comme vous le voyez, il y a six degrés ; le siège est en ivoire, porté par deux lions, aux pieds desquels sont accroupis douze lionceaux. La dorure est à brunir, et l’on attend que le dais soit érigé. Daignez, noble princesse, vous asseoir la première sur ce trône vierge encore ; de là vous inspecterez les travaux dans leur ensemble. Seulement vous serez en butte aux traits du soleil, car le pavillon est encore à jour. 

La princesse sourit, et prit sur son poing l’oiseau Hud-Hud, que les courtisans contemplèrent avec une vive curiosité.

Il n’est pas d’oiseau plus illustre ni plus respecté dans tout l’Orient. Ce n’est point pour la finesse de son bec noir, ni pour ses joues écarlates ; ce n’est pas pour la douceur de ses yeux gris de noisette, ni pour la superbe huppe en menus plumages d’or qui couronnent sa jolie tête ; ce n’est pas non plus pour sa longue queue noire comme du jais, ni pour l’éclat de ses ailes d’un vert doré, rehaussé de stries et de franges d’or vif, ni pour ses ergots d’un rose tendre, ni pour ses pattes empourprées, que la sémillante Hud-Hud était l’objet des prédilections de la reine et de ses sujets. Belle sans le savoir, fidèle à sa maîtresse, bonne pour tous ceux qui l’aimaient, la huppe brillait d’une grâce ingénue sans chercher à éblouir. — La reine, on l’a vu, consultait cet oiseau dans les circonstances difficiles.

Soliman, qui voulait se mettre dans les bonnes grâces de Hud-Hud, chercha en ce moment à la prendre sur son poing ; mais elle ne se prêta point à cette intention. Balkis, souriant avec finesse, appela à elle sa favorite et sembla lui glisser quelques mots à voix basse... Prompte comme une flèche, Hud-Hud disparut dans l’azur de l’air.

Puis la reine s’assit ; chacun se rangea autour d’elle ; on devisa quelques instans ; le prince expliqua à son hôtesse le projet de la mer d’airain conçu par Adoniram, et la reine de Saba, frappée d’admiration, exigea de nouveau que cet homme lui fût présenté. Sur l’ordre du roi, on se mit à chercher partout le sombre Adoniram.

Tandis que l’on courait aux forges et à travers les bâtisses, Balkis, qui avait fait asseoir le roi de Jérusalem auprès d’elle, lui demanda comment serait décoré le pavillon de son trône.

— Il sera décoré comme tout le reste, répondit Soliman.

— Ne craignez-vous point, par cette prédilection exclusive pour l’or, de paraître critiquer les autres matières qu’Adonaï a créées, et pensez-vous que rien au monde n’est plus beau que ce métal ? Permettez-moi d’apporter à votre plan une diversion... dont vous serez juge. 

Soudain les airs sont obscurcis, le ciel se couvre de points noirs qui grossissent en se rapprochant ; des nuées d’oiseaux s’abattent sur le temple, se groupent, descendent en rond, se pressent les uns contre les autres, se distribuent en feuillage tremblant et splendide ; leurs ailes déployées forment de riches bouquets de verdure, d’écarlate, d’argent, de jais et d’azur. Ce pavillon vivant se déploie sous la direction habile de la huppe, qui voltige à travers la foule emplumée... Un arbre charmant s’est formé sur la tête des deux princes, et chaque oiseau devient une feuille. Soliman, éperdu, charmé, se voit à l’abri du soleil sous cette toiture animée, qui frémit, se soutient en battant des ailes, et projette sur le trône une ombre épaisse d’où s’échappe un suave et doux concert de chants d’oiseaux. Après quoi, la huppe, à qui le roi gardait un reste de rancune, s’en vient, soumise, se poser aux pieds de la reine.

— Qu’en pense monseigneur ! demanda Balkis.

— Admirable ! s’écria Soliman, en s’efforçant d’attirer la huppe, qui lui échappait avec obstination, intention qui ne laissait pas que de rendre la reine attentive.

— Si cette fantaisie vous agrée, reprit-elle, je vous fais hommage avec plaisir de ce petit pavillon d’oiseaux, à la condition que vous me dispenserez de les faire dorer. Il vous suffira de tourner vers le soleil le chaton de cet anneau quand il vous plaira de les appeler... Cette bague est précieuse. Je la tiens de mes pères, et Sarahis, ma nourrice, me grondera de vous l’avoir donnée.

— Ah ! grande reine, s’écria Soliman en s’agenouillant devant elle, vous êtes digne de commander aux hommes, aux rois et aux élémens. Fasse le ciel et votre bonté que vous acceptiez la moitié d’un trône où vous ne trouverez à vos pieds que le plus soumis de vos sujets !

— Votre proposition me flatte, dit Balkis, et nous en parlerons plus tard. 

Tous deux descendirent du trône, suivis de leur cortège d’oiseaux, qui les suivait comme un dais en dessinant sur leurs têtes diverses figures d’ornemens.

La séance était terminée. On se sépara en causant des diverses péripéties du conte, et nous nous donnâmes rendez-vous pour le lendemain.

Le conteur reprit :

Lorsqu’on se trouva près de l’emplacement où l’on avait assis les fondations de l’autel, la reine avisa un énorme pied de vigne déraciné et jeté à l’écart. Son visage devint pensif, elle fit un geste de surprise, la huppe jeta des cris plaintifs, et la nuée d’oiseaux s’enfuit à tire d’ailes.

L’œil de Balkis était devenu sévère ; sa taille majestueuse parut se hausser, et d’une voix grave et prophétique : — Ignorance et légèreté des hommes ! s’écria-t-elle ; vanité et orgueil !... tu as élevé ta gloire sur le tombeau de tes pères. Ce cep de vigne, ce bois vénérable...

— Reine, il nous gênait ; on l’a arraché pour faire place à l’autel de porphyre et de bois d’olivier que doivent décorer quatre séraphins d’or.

— Tu as profané, tu as détruit le premier plant de vigne... qui fut planté jadis de la main du père de la race de Sem, du patriarche Noé.

— Est-il possible ! répondit Soliman profondément humilié, et comment savez-vous ?...

— Au lieu de croire que la grandeur est la source de la science, j’ai pensé le contraire, ô roi ; et je me suis fait de l’étude une religion fervente… Ecoute encore, homme aveuglé de ta vaine splendeur : ce bois que ton impiété condamne à périr, sais-tu quel destin lui réservent les puissances immortelles ?

— Parlez !

— Il est réservé pour être l’instrument de supplice où sera cloué le dernier prince de ta race.

— Qu’il soit donc scié par morceaux, ce bois impie, et réduit en cendres !

— Insensé ! qui peut effacer ce qui est écrit au livre de Dieu ? Et quel serait le succès de ta sagesse substituée à la volonté suprême ? Prosterne-toi devant les décrets que ne peut pénétrer ton esprit matériel : ce supplice sauvera seul ton nom de l’oubli, et fera luire sur ta maison l’auréole d’une gloire immortelle... 

Le grand Soliman s’efforçait en vain de dissimuler son trouble sous une apparence enjouée et railleuse, lorsque ses gens survinrent, annonçant que l’on avait enfin découvert le sculpteur Adoniram.

Bientôt Adoniram, annoncé par les clameurs de la foule, apparut à l’entrée du temple. Benoni accompagnait son maître et son ami, qui s’avança l’œil ardent, le front soucieux, tout en désordre, comme un artiste brusquement arraché à ses inspirations et à ses travaux. Nulle trace de curiosité n’affaiblissait l’expression puissante et noble des traits de cet homme, moins imposant encore par sa stature élevée que par le caractère grave, audacieux et dominateur de sa belle physionomie.

Il s’arrêta avec aisance et fierté, sans familiarité comme sans dédain, à quelques pas de Balkis, qui ne put recevoir les traits incisifs de ce regard d’aigle sans éprouver un sentiment de timidité confuse.

Mais elle triompha bien vite d’un embarras involontaire ; une réflexion rapide sur la condition de ce maître ouvrier, debout, les bras nus et la poitrine découverte, la rendit à elle-même ; elle sourit de son propre embarras, presque flattée de s’être sentie si jeune, et daigna parler à l’artisan.

Il répondit, et sa voix frappa la reine comme l’écho d’un fugitif souvenir ; cependant elle ne le connaissait point et ne l’avait jamais vu.

Telle est la puissance du génie, cette beauté des âmes ; — les âmes s’y attachent et ne s’en peuvent distraire. L’entretien d’Adoniram fit oublier à la princesse des Sabéens tout ce qui l’environnait ; et, tandis que l’artiste montrait en cheminant à petits pas les constructions entreprises, Balkis suivait à son insu l’impulsion donnée, comme le roi et les courtisans suivaient les traces de la divine princesse.

Cette dernière ne se lassait pas de questionner Adoniram sur ses œuvres, sur son pays, sur sa naissance...

— Madame, répondit-il avec un certain embarras et en fixant sur elle des regards perçants, j’ai parcouru bien des contrées ; ma patrie est partout où le soleil éclaire ; mes premières années se sont écoulées le long de ces vastes pentes du Liban, d’où l’on découvre au loin Damas dans la plaine. La nature et aussi les hommes ont sculpté ces contrées montagneuses, hérissées de roches menaçantes et de ruines.

— Ce n’est point, fit observer la reine, dans ces déserts que l’on apprend les secrets des arts où vous excellez.

— C’est là du moins que la pensée s’élève, que l’imagination s’éveille, et qu’à force de méditer l’on s’instruit à concevoir. Mon premier maître fut la solitude ; dans mes voyages, depuis, j’en ai utilisé les leçons. J’ai tourné mes regards sur les souvenirs du passé ; j’ai contemplé les monumens, et j’ai fui la société des humains...

— Et pourquoi, maître ?

— L’on ne se plaît guère dans la compagnie de ses semblables... et je me sentais seul. 

Ce mélange de tristesse et de grandeur émut la reine, qui baissa les yeux et se recueillit.

— Vous le voyez, poursuivit Adoniram, je n’ai pas beaucoup de mérite à pratiquer les arts, car l’apprentissage ne m’a point donné de peine. Mes modèles, je les ai rencontrés parmi les déserts ; je reproduis les impressions que j’ai reçues de ces débris ignorés et des figures terribles et grandioses des dieux du monde ancien.

— Plus d’une fois déjà, interrompit Soliman avec une fermeté que la reine ne lui avait point vue jusque-là, plus d’une fois, maître, j’ai réprimé en vous, comme une tendance idolâtre, ce culte fervent des monumens d’une théogonie impure. Gardez vos pensées en vous, et que le bronze ou les pierres n’en retracent rien au roi. 

Adoniram, en s’inclinant, réprimait un sourire amer.

— Seigneur, dit la reine pour le consoler, la pensée du maître s’élève sans doute au-dessus des considérations susceptibles d’inquiéter la conscience des lévites… Dans son âme d’artiste, il se dit que le beau glorifie Dieu, et il cherche le beau avec une piété naïve.

— Sais-je d’ailleurs, moi, dit Adoniram, ce qu’ils furent en leur temps, ces dieux éteints et pétrifiés par les génies d’autrefois ? Qui pourrait s’en inquiéter ? Soliman, roi des rois, m’a demandé des prodiges, et il a fallu me souvenir que les aïeux du monde ont laissé des merveilles.

— Si votre œuvre est belle et sublime, ajouta la reine avec entraînement, elle sera orthodoxe, et, pour être orthodoxe à son tour, la postérité vous copiera.

— Grande reine, vraiment grande, votre intelligence est pure comme votre beauté.

— Ces débris, se hâta d’interrompre Balkis, étaient donc bien nombreux sur le versant du Liban ?

— Des villes entières ensevelies dans un linceul de sable, que le vent soulève et rabat tour à tour ; puis, des hypogées d’un travail surhumain connus de moi seul... Travaillant pour les oiseaux de l’air et les étoiles du ciel, j’errais au hasard, ébauchant des figures sur les rochers et les taillant sur place à grands coups. Un jour... Mais n’est-ce pas abuser de la patience de si augustes auditeurs ?

— Non ; ces récits me captivent.

— Ebranlée par mon marteau, qui enfonçait le ciseau dans les entrailles du roc, la terre retentissait sous mes pas, sonore et creuse. Armé d’un levier, je fais rouler le bloc... qui démasque l’entrée d’une caverne où je me précipite. Elle était percée dans la pierre vive, et soutenue par d’énormes piliers chargés de moulures, de dessins bizarres, et dont les chapiteaux servaient de racines aux nervures des voûtes les plus hardies. A travers les arcades de cette forêt de pierres, se tenaient dispersées, immobiles et souriantes depuis des millions d’années, des légions de figures colossales, diverses, et dont l’aspect me pénétra d’une terreur enivrante ; des hommes, des géans disparus de notre monde, des animaux symboliques appartenant à des espèces évanouies ; en un mot, tout ce que le rêve de l’imagination en délire oserait à peine concevoir de magnificences !... J’ai vécu là des mois, des années, interrogeant ces spectres d’une société morte, et c’est là que j’ai reçu la tradition de mon art, au milieu de ces merveilles du génie primitif.

— La renommée de ces œuvres sans nom est venue jusqu’à nous, dit Soliman, pensif : là, dit-on, dans les contrées maudites, on voit surgir les débris de la ville impie submergée par les eaux du déluge, les vestiges de la criminelle Hénochia,... construite par la gigantesque lignée de Tubal ; la cité des enfans de Kaïn. Anathème sur cet art d’impiété et de ténèbres ! Notre nouveau temple réfléchit les clartés du soleil ; les lignes en sont simples et pures, et l’ordre, l’unité du plan, traduisent la droiture de notre foi jusque dans le style de ces demeures que j’élève à l’Eternel. Telle est notre volonté ; c’est celle d’Adonaï, qui l’a transmise à mon père.

— Roi, s’écria d’un ton farouche Adoniram, tes plans ont été suivis dans leur ensemble : Dieu reconnaîtra ta docilité ; j’ai voulu qu’en outre le monde fût frappé de ta grandeur.

— Homme industrieux et subtil, tu ne tenteras point le seigneur ton roi. C’est dans ce but que tu as coulé en fonte ces monstres, objets d’admiration et d’effroi ; ces idoles géantes qui sont en rébellion contre les types consacrés par le rite hébraïque. Mais prends garde : la force d’Adonaï est avec moi, et ma puissance offensée réduira Baal en poudre.

— Soyez clément, ô roi ! repartit avec douceur la reine de Saba, envers l’artisan du monument de votre gloire. Les siècles marchent, la destinée humaine accomplit ses progrès selon le vœu du créateur. Est-ce le méconnaître que d’interpréter plus noblement ses ouvrages, et doit-on éternellement reproduire la froide immobilité des figures hiératiques transmises par les Egyptiens, laisser comme eux la statue à demi enfouie dans le sépulcre de granit dont elle ne peut se dégager, et représenter des génies esclaves enchaînés dans la pierre ? Redoutons, grand prince, comme une négation dangereuse l’idolâtrie de la routine. 

Offensé par la contradiction, mais subjugué par un charmant sourire de la reine, Soliman la laissa complimenter avec chaleur l’homme de génie qu’il admirait lui-même, non sans quelque dépit, et qui, d’ordinaire indifférent à la louange, la recevait avec une ivresse toute nouvelle.

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Les Nuits du Ramazan, livraisons 13 à 18 >>>

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