Les Nuits du Ramazan, livraisons 1 à 6, 7 à 12, 13 à 18, 19 à 24, 25 à 31

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26 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 25e livraison.

Le récit du conteur achevé, Nerval reprend ses déambulations dans Constantinople, en commençant bien sûr par les théâtres de Péra : spectacle italien, spectateurs européens, Nerval est heureux de vite retrouver le quartier de Stamboul, où la nuit brille de tous les feux allumés, et où il va pouvoir assister au vrai spectacle oriental du personnage populaire de Caragueuz.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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VII.

Les Théâtres de Constantinople (Suite.)

 

N’étant pas forcé, comme les Musulmans, de dormir tout le jour et de passer la nuit entière dans les plaisirs pendant le bienheureux mois du Ramazan, — à la fois carême et carnaval, — j’allais souvent à Péra pour reprendre langue avec les Européens. Un jour, mes yeux furent frappés d’une grande affiche de théâtre posée sur les murs, qui annonçait l’ouverture de la saison théâtrale. C’était la troupe italienne qui allait commencer trois mois de représentations, et le nom qui brillait en grosses lettres comme l’étoile dramatique du moment, c’était celui de la Ronzi-Tacchinardi, cette cantatrice des plus beaux temps de Rossini, à laquelle Stendhal a consacré de belles pages. — La Ronzi n’était plus jeune, hélas ! Elle venait à Constantinople, comme y avait passé quelques années auparavant l’illustre tragédienne Mlle George, qui, après avoir paru au théâtre de Péra, et aussi devant le sultan, était allée donner ensuite des représentations en Crimée, et jouer Iphigénie en Tauride aux lieux mêmes où s’élevait jadis le temple de Thoas. Les artistes éminens, comme les grands génies de toute sorte, ont le sentiment profond du passé ; ils aiment aussi les courses aventureuses, et sont attirés toujours vers le soleil d’Orient, comme se sentant de la nature des aigles. — Donizetti présidait l’orchestre, par une permission spéciale du sultan, qui l’a depuis engagé comme chef de sa musique.

Il est vrai que ce nom rayonnant n’était que celui du frère du compositeur que nous avons tant admiré ; mais il n’en brillait pas moins sur l’affiche avec un charme particulier pour les Européens ; aussi la ville franque n’était-elle occupée que de la représentation prochaine. Les billets, distribués d’avance dans les hôtels et dans les cafés, étaient devenus difficiles à obtenir. J’eus l’idée d’aller voir le directeur du principal journal français de Constantinople, dont les bureaux étaient à Galata. Il parut charmé de ma visite, me retint à dîner et me fit ensuite les honneurs de sa loge. — Si vous n’avez pas oublié, me dit-il, votre ancien métier de feuilletoniste, vous nous ferez les comptes rendus du théâtre, et vous y aurez vos entrées. J’acceptai un peu imprudemment peut-être, car, lorsqu’on demeure à Stamboul, il n’est pas commode d’y retourner tous les deux jours en pleine nuit, après la fin du spectacle.

On jouait Buondelmonte ; — la salle de spectacle située dans le haut de Péra est beaucoup plus longue que large ; les loges sont disposées à l’italienne, sans galeries ; elles étaient occupées presque toutes par les ambassadeurs et les banquiers. Les Arméniens, les Grecs et les Francs composaient à peu près tout le parquet, et à l’orchestre seulement on distinguait quelques Turcs, de ceux sans doute que leurs parens ont envoyé de bonne heure à Paris ou à Vienne, — car si aucun préjugé n’empêche, au fond, un musulman d’aller à nos théâtres, il faut songer que notre musique ne les ravit que médiocrement ; — la leur, qui procède par quarts de ton, nous est également incompréhensible, à moins d’être pour ainsi dire traduite selon notre système musical. Les airs grecs ou valaques paraissent seuls être compris de tous. — Donizetti avait chargé son frère d’en recueillir le plus possible, et les utilisait sans doute dans ses opéras.

Le directeur du Journal de Constantinople voulait me présenter à l’ambassadeur français ; mais je déclinai cet honneur, attendu qu’il m’aurait invité à dîner, et l’on m’avait prévenu contre cette éventualité.

Ce fonctionnaire habitait tout l’été à Thérapia, village situé sur le Bosphore, à six lieues de Constantinople. Il faut, pour s’y rendre, louer un caïque avec six rameurs pour une demi-journée, ce qui coûte environ vingt francs. On le voit, c’est un dîner assez cher que vous offre l’ambassadeur... On peut ajouter aussi aux chances fâcheuses de cette invitation l’ennui de revenir par mer à une heure avancée, quelquefois par le mauvais temps, dans une barque en forme de poisson, épaisse comme la main, — et accompagnée d’un chœur infatigable de marsouins, qui dansent ironiquement à la pointe des vagues, dans l’espérance de souper aux dépens des convives attardés de l’ambassadeur de France.

La représentation se passa comme dans un théâtre italien quelconque. La Ronzi fut couverte de bouquets, rappelée vingt fois ; elle dut être satisfaite de l’enthousiasme bysantin. Puis chacun ralluma sa lanterne, les ambassadeurs et les banquiers firent avancer leurs voitures, d’autres montèrent à cheval ; pour moi, je me disposai à regagner Il-diz-Khan, car à Péra on ne trouverait pas à loger pour une seule nuit.

Je connaissais assez le chemin fort long qui conduit à Stamboul par le pont de bateaux qui traverse la Corne d’Or, pour ne pas craindre de m’y engager à la pure clarté de la lune du Ramazan, par une de ces belles nuits qui valent nos aurores. Les chiens, qui font si exactement la police des rues, n’attaquent jamais que les imprudens qui, au mépris des ordonnances, se dispensent de porter une lanterne. Je m’engageai donc à travers le cimetière de Péra par un chemin qui conduit à la porte de Galata correspondante aux bâtimens de la marine ; l’enceinte fortifiée se termine là ; mais l’on ne peut traverser la Corne d’Or sans y pénétrer. On frappe à un guichet, et le portier vous ouvre moyennant un bakchiz ; on répond au salut des gens du corps de garde par un aleikoum al salam, — puis, au bout d’une rue qui descend vers la mer, on gagne ce magnifique pont, d’un quart de lieue, qu’a fait construire le sultan Mahmoud.

Une fois sur l’autre rive, j’ai retrouvé avec plaisir les illuminations de la fête, — tableau des plus réjouissans quand on vient de faire une lieue, la nuit, à travers les cyprès et les tombes.

Ce quai du Fanar, encombré de vendeurs de fruits, de pâtissiers, de confiseurs, de fruituriers ambulans, de Grecs vendant de l’anisette et du rosolio, est très fréquenté des matelots, dont les navires sont rangés par centaines dans la baie. Les cabarets et les cafés, illuminés de transparents et de lanternes, se voient encore quelque temps dans les rues environnantes, puis les lumières et le bruit diminuent peu à peu, et il faut traverser une longue série de quartiers solitaires et calmes, car la fête n’a lieu que dans les parties commerçantes de la ville. Bientôt apparaissent les hautes arches de l’aqueduc de Valens, dominant de leur immense construction de pierre les humbles maisons turques, toutes bâties en bois. Parfois le chemin s’élève en terrasses dominant d’une cinquantaines de pieds la rue qui se croise avec lui ou qui le suit quelque temps avant de monter ou de descendre vers les collines ou vers la mer.

Stamboul est une ville fort montueuse et où l’art a fait bien peu de choses pour corriger la nature. — On se sent sur un meilleur terrain quand on a pris le bout de cette longue rue des Mosquées, qui forme l’artère principale, et qui aboutit aux grands bazars. Elle est admirable, la nuit surtout, à cause des magnifiques jardins, des galeries découpées, des fontaines de marbre aux grilles dorées, des kiosques, des portiques et des minarets multipliés qui se dessinent aux vagues clartés d’un jour bleuâtre ; les inscriptions dorées, les peintures de laque, les grillages aux nervures éclatantes, les marbres sculptés et les ornemens rehaussés de couleurs éclatent çà et là, relevant de teintes vives l’aspect des jardins d’un vert sombre, où frémissent les festons de la vigne suspendus sur de hautes treilles. — Enfin la solitude cesse, l’air se remplit de bruits joyeux, les boutiques brillent de nouveau. Les quartiers populeux et riches se déploient dans tout leur éclat ; les marchands de jouets d’enfans étalent sur leurs devantures mille fantaisies bizarres qui font la joie des mères et des braves pères de famille, heureux de rentrer chez eux, soit avec un polichinelle de fabrique française, soit avec des jouets de Nuremberg, ou encore avec de charmans joujoux chinois apportés par les caravanes. Les Chinois sont le peuple du monde qui comprend le mieux ce qu’il faut pour amuser les enfans.

Parmi ces jouets, on distingue de tous côtés la bizarre marionnette appelée Caragueuz, que les Français connaissent déjà de réputation. Il est incroyable que cette indécente figure soit mise sans scrupule entre les mains de la jeunesse. C’est pourtant le cadeau le plus fréquent qu’un père ou une mère fassent à leurs enfans. L’Orient a d’autres idées que nous sur l’éducation et la morale. On cherche là à développer les sens, comme nous cherchons à les éteindre... Allah akbar ! (Dieu est grand !)

J’étais arrivé sur la place du Séraskier : une grande foule se pressait devant un théâtre d’ombres chinoises signalé par un transparent, sur lequel on lisait en grosses lettres : CARAGUEUZ, — victime de sa chasteté !

Effroyable paradoxe pour qui connaît le personnage........ L’adjectif et le substantif que je viens de traduire hurlaient sans doute d’effroi de se trouver réunis sous un tel nom. J’entrai cependant à ce spectacle, bravant les chances d’une déception grossière.

A la porte de ce cheb-bazi (jeu de nuit) se tenaient quatre acteurs, qui devaient jouer dans la seconde pièce, car après Caragueuz on promettait encore Le Mari des deux veuves, farce-comédie, de celles qu’on appelle teklid.

Les acteurs, vêtus de vestes brodées d’or, portaient sous leurs tarbouchs élégans de longs cheveux nattés comme ceux des femmes. Les paupières teintes de noir, et les mains teintes de rouge, avec des paillettes appliquées sur la peau du visage et des mouchetures sur leurs bras nus, ils faisaient au public un accueil bienveillant, et recevaient le prix d’entrée en adressant un sourire gracieux aux effendis qui payaient plus que le simple populaire. Un ghazi (pièce d’or de 25 sols) assurait au spectateur l’expression d’une vive reconnaissance et une place réservée sur les premiers bancs. Au demeurant, personne n’était astreint qu’à une simple cotisation de dix paras (deux sous). Il faut ajouter même que le prix de l’entrée donnait droit à une consommation uniforme de café et de tabac. — Les scherbets (sorbets) et les divers rafraîchissemens se payaient à part.

Dès que je fus assis sur l’une des banquettes, un jeune garçon, élégamment vêtu, les bras découverts jusqu’aux épaules, et qui, d’après la grâce pudique de ses traits, eût pu passer pour une jeune fille, vint me demander si je voulais un chibouk ou un narghilé, — et quand j’eus choisi, il m’apporta en outre une tasse de café.

La salle se remplissait peu à peu de gens de toute sorte ; on n’y voyait pas une seule femme ; mais beaucoup d’enfans avaient été amenés par des esclaves ou des serviteurs. Ils étaient la plupart bien vêtus, et, dans ces jours de fêtes, leurs parens avaient sans doute voulu les faire jouir du spectacle, mais ils ne les accompagnaient pas ; — car, en Turquie, l’homme ne s’embarrasse ni de la femme ni de l’enfant : — chacun va de son côté, et les petits garçons ne suivent plus les mères après le premier âge. — Les esclaves auxquels on les confie sont, du reste, regardés comme faisant partie de la famille. Dispensés des travaux pénibles, se bornant, comme ceux des anciens, aux services domestiques, leur sort est envié par les simples rayas, et, s’ils ont de l’intelligence, ils arrivent presque toujours à se faire affranchir, après quelques années de service, avec une rente qu’il est d’usage de constituer en pareil cas. — Il est honteux de penser que l’Europe chrétienne ait été plus cruelle que les Turcs, en forçant à de durs travaux ses esclaves des colonies.

Revenons à la représentation. Quand la salle se trouva suffisamment garnie, un orchestre, placé dans une haute galerie, fit entendre une sorte d’ouverture. Pendant ce temps, un des coins de la salle s’éclairait d’une manière inattendue. Une gaze transparente entièrement blanche, encadrée d’ornemens en festons, désignait le lieu où devaient paraître les ombres chinoises. Les lumières qui éclairaient d’abord la salle s’étaient éteintes, et un cri joyeux retentit de tous côtés lorsque l’orchestre se fut arrêté. Un silence se fit ensuite ; puis on entendit derrière la toile un retentissement pareil à celui de morceaux de bois tournés qu’on secouerait dans un sac. C’étaient les marionnettes, qui, selon l’usage, s’annonçaient par ce bruit, accueilli avec transport par les enfans.

Aussitôt un spectateur, — un compère probablement, — se mit à crier à l’acteur chargé de faire parler les marionnettes :

— Que nous donneras-tu aujourd’hui ? 

A quoi celui-ci répondit :

— Cela est écrit au-dessus de la porte pour ceux qui savent lire.

— Mais j’ai oublié ce qui m’a été appris par le fakir (C’est le religieux chargé d’instruire les enfans dans les mosquées.)

— Eh bien ! il s’agit ce soir de l’illustre Caragueuz, victime de sa chasteté.

— Comment pourras-tu justifier ce titre ?

— En comptant sur l’intelligence des gens de goût et en implorant l’aide d’Ahmad aux yeux noirs. 

Ahmad, c’est le petit nom, le nom familier que les fidèles donnent à Mahomet. — Quant à la qualification des yeux noirs, on peut remarquer que c’est la traduction même du nom de cara-gueuz...

— Tu parles bien, répondit l’interlocuteur ; il reste à savoir si cela continuera !

— Sois tranquille ! répondit la voix qui partait du théâtre, mes acteurs et moi nous sommes à l’épreuve des critiques. 

L’orchestre reprit ; — puis on vit apparaître derrière la gaze une décoration qui représentait une place de Constantinople, avec une fontaine et des maisons sur le devant. Ensuite passèrent successivement un cavas, un chien, un porteur d’eau, et autres personnages mécaniques, dont les vêtemens avaient des couleurs fort distinctes, et qui n’étaient pas de simples silhouettes, comme dans les ombres chinoises que nous connaissons.

Bientôt l’on vit sortir d’une maison un Turc, suivi d’un esclave qui portait un sac de voyage. Il paraissait inquiet, et, prenant tout à coup une résolution, il alla frapper à une autre maison de la place en criant : — Caragueuz ! Caragueuz ! mon meilleur ami, est-ce que tu dors encore ? 

Caragueuz mit le nez à la fenêtre, et à sa vue un cri d’enthousiasme résonna dans tout l’auditoire ; — puis, ayant demandé le temps de s’habiller, il reparut bientôt et embrassa son ami.

— Ecoute, dit ce dernier, j’attends de toi un grand service ; une affaire importante me force d’aller à Brousse. Tu sais que je suis le mari d’une femme fort belle, et je t’avouerai qu’il m’en coûte de la laisser seule, n’ayant pas beaucoup de confiance dans mes gens... Eh bien, mon ami, il m’est venu cette nuit une idée : c’est de te faire le gardien de sa vertu. Je sais ta délicatesse et l’affection profonde que tu as pour moi ; je suis heureux de te donner cette preuve d’estime.

— Malheureux ! dit Caragueuz, quelle est ta folie ; regarde-moi donc un peu !

— Eh bien ?

— Quoi ! tu ne comprends pas que ta femme, en me voyant, ne pourra résister au besoin de m’appartenir !

— Je ne vois pas cela, dit le Turc ; elle m’aime, et si je puis craindre quelque séduction à laquelle elle se laisse prendre, ce n’est pas de ton côté, mon pauvre ami, qu’elle viendra ; ton honneur m’en répond d’abord..... et ensuite..... Ah ! par Allah ! tu es si singulièrement bâti... Enfin, je compte sur toi ! 

Le Turc s’éloigne. —  Aveuglement des hommes ! s’écria Caragueuz. Moi ! singulièrement bâti ! dis donc : trop bien bâti ! trop beau, trop séduisant,... trop dangereux !

 Enfin ! dit-il en monologue, mon ami m’a commis à la garde de sa femme ; il faut répondre à cette confiance. Entrons dans sa maison comme il l’a voulu, et allons nous établir sur le divan... Ô malheur ! mais sa femme, curieuse comme elles sont toutes, voudra me voir... et du moment que ses yeux se seront portés sur moi, elle sera dans l’admiration et perdra toute retenue. Non ! n’entrons pas.... restons à la porte de ce logis comme un spahi en sentinelle. Une femme est si peu de chose,.... et un véritable ami est une chose si rare ! 

Cette phrase excita une véritable sympathie dans l’auditoire masculin du café ; — elle était encadrée dans un couplet, — ces sortes de pièces étant mêlées de vaudevilles, comme beaucoup des nôtres ; — les refrains reproduisent souvent le mot bakkaloum, qui est le terme favori des Turcs, et qui veut dire : Qu’importe ! ou cela m’est égal.

Quant à Caragueuz, à travers la gaze légère qui fondait les tons de la décoration et des personnages, il se dessinait admirablement avec son œil noir, ses sourcils nettement tracés et tous les avantages de sa désinvolture. Son amour-propre, au point de vue des séductions, ne paraissait pas étonner les spectateurs.

Après son couplet, il sembla plongé dans ses réflexions. — Que faire ? se dit-il : veiller à la porte, sans doute, en attendant le retour de mon ami… Mais cette femme peut me voir à la dérobée par les moucharabys (jalousies). De plus, elle peut être tentée de sortir, avec ses esclaves, pour aller au bain !... Aucun mari, hélas ! ne peut empêcher sa femme de sortir sous ce prétexte.... Alors, elle pourra m’admirer à loisir... Oh imprudent ami ! pourquoi m’avoir donné cette surveillance !

Ici, la pièce tourne au fantastique. Caragueuz, pour se soustraire aux regards de la femme de son ami, se coucha sur le ventre, en disant : J’aurai l’air d’un pont… Il faudrait se rendre compte de sa conformation particulière pour comprendre cette excentricité. — On peut se figurer Polichinelle posant la bosse de son ventre comme une arche, et figurant le pont avec ses pieds et ses bras. Seulement, Caragueuz n’a pas de bosse sur les épaules. — Il passe une foule de gens, des chevaux, des chiens, une patrouille, puis enfin un arabas traîné par des bœufs et chargé de femmes. — l’infortuné Caragueuz se lève à temps pour ne pas servir de pont à une aussi lourde machine.

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2 mai 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 26e livraison.

Nerval s’attarde encore aux représentations bouffonnes de Caragueuz.

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VIII.

Les Théâtres de Constantinople. (Suite.)

 

Une scène plus comique à la représentation que facile à décrire succède à celle où Caragueuz, — pour se dissimuler aux regards de la femme de son ami, — a voulu avoir l’air d’un pont. Il faudrait, pour se l’expliquer, remonter au comique des atellanes latins..... Aussi bien Caragueuz lui-même n’est-il autre que le Polichinelle des Osques, dont on voit encore de si beaux exemplaires au musée de Naples. Dans cette scène, d’une excentricité qu’un auteur tel que M. Scribe parviendrait peut-être à faire supporter, Caragueuz se couche sur le dos, et désire avoir l’air d’un pieu. La foule passe, et tout le monde dit : Qui est-ce qui a planté là ce pieu ? il n’y en avait pas hier. Est-ce du chêne, est-ce du sapin ? Arrivent les blanchisseuses, revenant de la fontaine, qui étendent du linge sur Caragueuz. Il voit avec plaisir que sa supposition a réussi. Un instant après, on voit entrer des esclaves menant des chevaux à l’abreuvoir ; un ami les rencontre et les invite à entrer dans une galère (sorte de cabaret) pour se rafraîchir ; mais où attacher les chevaux ? « Tiens, voilà un pieu », et on attache les chevaux à Caragueuz.

Bientôt des chants joyeux, provoqués par l’aimable chaleur du vin de Ténédos, retentissent dans le cabaret. Les chevaux, impatiens, s’agitent ; Caragueuz, tiré à quatre, appelle les passans à son secours, et démontre douloureusement qu’il est victime d’une erreur. On le délivre et on le remet sur pied. En ce moment, l’épouse de son ami sort de la maison pour se rendre au bain. Il n’a pas le temps de se cacher, et l’admiration de cette femme éclate par des transports, — que l’auditoire s’explique à merveille.

— Le bel homme ! s’écrie la khanoun (dame), je n’en ai jamais vu de pareil.

— Excusez-moi, siti (madame), dit Caragueuz toujours vertueux, je ne suis pas un homme à qui l’on puisse parler... Je suis un veilleur de nuit, de ceux qui frappent avec leur hallebarde pour avertir le public s’il se déclare quelque incendie dans le quartier.

— Et comment te trouves-tu encore là à cette heure du jour ?

— Je suis un malheureux pécheur... quoique bon musulman ; je me suis laissé entraîner au cabaret par des giaours. Alors, je ne sais comment, on m’a laissé mort-ivre sur cette place ; que Mohamet me pardonne d’avoir enfreint ses prescriptions !

— Pauvre homme... tu dois être malade... entre dans la maison et tu pourras y prendre du repos. 

Et la dame cherche à prendre la main de Caragueuz en signe d’hospitalité.

— Ne me touchez pas, siti ! s’écrie ce dernier avec terreur... je suis impur !... Je ne saurais du reste entrer dans une honnête maison musulmane... j’ai été souillé par le contact d’un chien. 

Pour comprendre cette supposition héroïque qu’élève la délicatesse menacée de Caragueuz, il faut savoir que les Turcs, bien que respectant la vie des chiens, les nourrissant au moyen de fondations pieuses, regardent comme une impureté de les toucher ou d’être touchés par eux.

— Comment cela est-il arrivé ? dit la dame.

— Le ciel m’a puni justement ; j’avais mangé des confitures de raisin pendant mon affreuse débauche de cette nuit ; et quand je me suis réveillé là sur la voie publique, j’ai senti avec horreur qu’un chien me léchait le visage... Voilà la vérité, qu’Allah me pardonne ! 

De toutes les suppositions qu’entasse Caragueuz pour repousser les avances de la femme de son ami, celle-là paraît être la plus victorieuse.

— Pauvre homme ! dit-elle avec compassion ; personne, en effet, ne pourra te toucher avant que tu aies fait cinq ablutions d’un quart d’heure chacune, en récitant des versets du Coran. Va-t-en à la fontaine, et que je te retrouve ici quand je reviendrai du bain. 

— Que les femmes de Stamboul sont hardies ! s’écrie Caragueuz, resté seul. Sous ce féredjé qui cache leur figure, elles prennent plus d’audace pour insulter à la pudeur des honnêtes gens. Non, je ne me laisserai pas prendre à ces artifices, à cette voix mielleuse, à cet œil qui flamboie dans les ouvertures de son masque de gaze. Pourquoi la police ne force-t-elle pas ces effrontées de couvrir aussi leurs yeux ? 

Il serait trop long de décrire les autres malheurs de Caragueuz. Le comique de la scène consiste toujours dans cette situation de la garde d’une femme — confiée à l’être qui semble la plus complète antithèse de ceux auxquels les Turcs accordent généralement leur confiance. La dame sort du bain, et retrouve de nouveau à son poste l’infortuné gardien de sa vertu, que divers contretemps ont retenu à la même place. — Mais elle n’a pu s’empêcher de parler aux autres femmes qui se trouvaient au bain avec elle de l’inconnu si beau et si bien fait qu’elle a rencontré dans la rue. De sorte qu’une foule de baigneuses se précipitent sur les pas de leur amie. On juge de l’embarras de Caragueuz en proie à ces nouvelles Ménades.

La femme de son ami déchire ses vêtemens, s’arrache les cheveux et n’épargne aucun moyen pour combattre sa rigueur. Il va succomber… lorsque tout à coup passe une voiture, qui sépare la foule. C’est un carrosse dans l’ancien goût français, celui d’un ambassadeur. Caragueuz se rattache à cette dernière chance ; il supplie l’ambassadeur frank de le prendre sous sa protection, de le laisser monter dans sa voiture pour pouvoir échapper aux tentations qui l’assiègent. L’ambassadeur descend ; il porte un costume fort galant : chapeau à trois cornes posé sur une immense perruque, habit et gilet brodés, culotte courte, épée en verrouil ; il déclare aux dames que Caragueuz est sous sa protection, que c’est son meilleur ami... Ce dernier l’embrasse avec effusion et se hâte de monter dans la voiture, — qui disparaît, emportant le rêve des pauvres baigneuses.

Le mari revient et s’applaudit d’apprendre que la chasteté de Caragueuz lui a conservé une femme pure. — Cette pièce est le triomphe de l’amitié.

J’aurais donné moins de développement à cette analyse si cette pièce populaire ne représentait quelque chose des mœurs du pays. D’après le costume de l’ambassadeur, on peut juger qu’elle remonte au siècle dernier, et se joue traditionnellement comme nos arlequinades. Le Caragueuz est l’éternel acteur de ces farces, où cependant il ne tient pas toujours le principal rôle. J’ai tout lieu de croire que les mœurs de Constantinople sont changées depuis la réforme. Mais aux époques qui précédèrent l’avènement du sultan Mahmoud, on peut croire que le sexe le plus faible protestait à sa manière contre l’oppression du fort. C’est ce qui expliquerait la facilité des femmes à se rendre aux mérites de Caragueuz.

Dans les pièces modernes, presque toujours ce personnage appartient à l’opposition. C’est ou le bourgeois railleur, ou l’homme du peuple dont le bon sens critique les actes des autorités secondaires. A l’époque où les règlemens de police ordonnaient, pour la première fois, qu’on ne pût sortir sans lanterne après la chute du jour, Caragueuz parut avec une lanterne singulièrement suspendue, narguant impunément le pouvoir, parce que l’ordonnance n’avait pas dit que la lanterne dût renfermer une bougie. Arrêté par le cavas et relâché d’après la légalité de son observation, on le vit reparaître avec une lanterne ornée d’une bougie qu’il avait négligé d’allumer... Cette facétie est pareille à celles que nos légendes populaires attribuent à Jean de Calais, — ce qui prouve que tous les peuples sont les mêmes. Caragueuz a son franc-parler ; il a toujours défié le pal, le sabre et le cordon.

Après l’entracte, pendant lequel on renouvela les provisions de tabac et les divers rafraîchissemens, nous vîmes tomber tout à coup la toile de gaze derrière laquelle s’étaient dessinées les marionnettes, et de véritables acteurs parurent sur l’estrade pour représenter le Mari des deux Veuves. Il y a avait dans cette pièce trois femmes et un seul homme ; — cependant, il n’y avait que des hommes pour la représenter ; mais, sous le costume féminin, des jeunes gens orientaux, avec cette grâce toute féminine, cette délicatesse de teint et cette intrépidité d’imitation qu’on ne trouverait pas chez nous, arrivent à produire une illusion complète. Ce sont ordinairement des Grecs ou des Circassiens.

On vit paraître d’abord une juive, — de celles qui font à peu près le métier de revendeuses à la toilette, et qui favorisent les intrigues des femmes chez lesquelles elles sont admises. Elle faisait le compte des sommes qu’elle avait gagnées, et espérait tirer plus encore d’une affaire nouvelle, liée avec un jeune Turc nommé Othman, amoureux d’une riche veuve, épouse principale d’un bim-bachi (colonel) tué à la guerre. Toute femme pouvant se remarier après trois mois de veuvage, il était à croire que la dame choisirait l’amant qu’elle avait distingué déjà du vivant de son mari, et qui plusieurs fois lui avait offert, par l’entremise de la juive, des bouquets emblématiques. Aussi cette dernière se hâte-t-elle d’introduire l’heureux Othman, de qui la présence dans la maison est désormais sans danger.

Othman espère qu’on ne tardera pas à allumer le flambeau, et presse son amante d’y songer... Mais, — ô ingratitude ! ou plutôt caprice éternel des femmes ! — celle-là refuse de consentir au mariage, à moins qu’Othman ne lui promette d’épouser aussi la seconde femme du bim-bachi.

Par Tcheytan (le diable), se dit Othman, épouser deux femmes, c’est plus grave… Mais, lumière de mes yeux, dit-il à la veuve, qui a pu vous donner cette idée ? C’est une exigence qui n’est pas ordinaire !

— Je vais vous l’expliquer, dit la veuve. Je suis belle et jeune, comme vous me l’avez dit toujours... Hé bien, il y a dans cette maison une femme moins belle que moi, moins jeune aussi, qui, par ses artifices, s’est fait épouser et ensuite aimer de feu mon mari. Elle m’a imitée en tout, et a fini par lui plaire plus que moi... (La seconde femme s’appelle Durrah, ou perroquet) Hé bien, sûre comme je suis de votre affection, je voudrais qu’en m’épousant vous prissiez aussi cette laide créature comme seconde femme. Elle m’a tellement fait souffrir par l’empire que sa ruse lui avait procuré sur l’esprit très faible de mon premier mari, que je veux désormais qu’elle souffre, qu’elle pleure de me voir préférée, de se trouver l’objet de vos dédains... d’être enfin aussi malheureuse que je l’ai été.

— Madame, répond Othman, le portrait que vous me faites de cette femme me séduit peu en sa faveur. Je comprends qu’elle est fort désagréable....... et qu’au bonheur de vous épouser il faut joindre l’inconvénient d’une seconde union qui peut m’embarrasser beaucoup... Vous savez que, selon la loi du prophète, le mari se doit également à ses épouses, soit qu’il en prenne un petit nombre ou qu’il aille jusqu’à quatre.... ce que je me dispenserai de faire.

— Eh bien ! j’ai fait un vœu à Fathima (la fille du prophète), et je n’épouserai qu’un homme qui fera ce que je vous dis.

— Madame, je vous demande la permission d’y réfléchir. 

— Que je suis malheureux !... se dit Othman resté seul ; épouser deux femmes, dont l’une est belle et l’autre laide. Il faut passer par l’amertume pour arriver au plaisir....

La juive revient et il l’instruit de sa position.

— Que dites-vous ? répond cette dernière ; mais la seconde épouse est charmante ! N’écoutez donc pas une femme qui parle de sa rivale. Il est vrai que celle que vous aimez est blonde et l’autre brune. Est-ce que vous haïssez les brunes.

— Moi ! dit l’amant, je n’ai pas de tels préjugés.

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3 mai 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 27e livraison.

Autre surprise pour Nerval, les vendeurs d’eau, eau du Nil, eau de l’Euphrate, eau du Danube, véritable dégustation pour les habitants de Constantinople. Puis Nerval s’en va rejoindre Camille Rogier qui pour l’heure travaille chez une famille d’Arméniens sur les rives européennes du Bosphore.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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VIII.

Les Théâtres de Constantinople (Suite.)

 

— Eh bien, dit la juive, craignez-vous tant la possession de deux femmes également charmantes ? car, quoique différentes de teint, elles se valent l’une l’autre... Je m’y connais !

— Si tu dis vrai, dit Othman, la loi du prophète qui oblige tout époux à se partager également entre ses femmes me deviendra moins dure...

— Vous allez la voir, dit la juive, je l’ai prévenue que vous étiez amoureux d’elle, et que, quand elle vous avait vu passer dans la rue et vous arrêter sous les fenêtres, c’était toujours à son intention. 

Othman se hâte de récompenser l’intelligente messagère, et voit bientôt entrer la seconde veuve du bim-bachi. Elle est fort belle, en effet, quoique une peu bronzée. Elle se montre flattée des attentions du jeune homme et ne recule pas devant le mariage. Vous m’aimiez en silence, dit-elle, et l’on m’a instruite que vous ne vous déclariez pas par timidité... J’ai été touchée de ce sentiment. Maintenant je suis libre et je veux récompenser vos vœux. Faites demander le cadi.

— Il n’y a point de difficultés, dit la juive ; seulement ce malheureux jeune homme doit de l’argent à la khanoun (la première femme).

— Quoi ! dit la seconde, cette créature laide et méchante fait l’usure ?

— Hélas oui... et c’est moi qui me suis entremise dans cette affaire, par l’empressement que j’ai toujours de rendre service à la jeunesse. Ce pauvre garçon a été sauvé d’un mauvais pas, grâce à mon intervention, et comme il ne peut pas rendre l’argent, la khanoun ne veut donner quittance que moyennant le mariage.

— Telle est la triste vérité ! dit le jeune homme.

La dame s’attendrit.

— Mais quel plaisir vous auriez, dit la juive, à voir cette femme astucieuse méprisée et dédaignée par l’homme qui vous aime ! 

Il est dans la nature d’une femme fière et convaincue de ses avantages de ne pas douter d’un pareil résultat. — Elle consent donc, de son côté, au double mariage, et le cadi est appelé.

On signe le contrat. Dès lors la question est de savoir laquelle des deux femmes aura la prééminence. La juive apporte à l’heureux Othman un bouquet, — qui doit devenir le signe du choix que fera le nouvel époux pour la première nuit des noces. Embarras de ce dernier : chacune des femmes tend déjà la main pour recevoir le gage de préférence. — Mais au moment où il hésite entre la brune et la blonde, un grand bruit se fait dans la maison. Les esclaves accourent effrayés en disant qu’ils viennent de voir un revenant. Tableau des plus dramatiques. Le Bim-Bachi entre en scène avec un bâton. Cet époux, si peu regretté, n’est pas mort comme on l’imaginait. Il manquait au cadre de l’armée, ce qui l’avait fait noter parmi les morts, — mais il n’avait été que prisonnier. Un traité de paix intervenu entre les Russes et les Turcs l’a rendu à sa patrie...., et à ses affections. Il ne tarde pas à comprendre la scène qui se passe, et administre une volée de coups de bâton à tous les assistans. Les deux femmes, la juive et l’amant s’enfuient après les premiers coups, et le cadi, moins alerte, est battu pour tout le monde, aux applaudissemens les plus enthousiastes du public.

Telle est cette scène, dont le dénouement moral réjouit tous les maris présens à la représentation.

Ces deux pièces peuvent donner une idée de l’état où l’art dramatique se trouve encore en Turquie. Il est impossible d’y méconnaître ce sentiment de comique primitif que l’on retrouve dans les pièces grecques et latines. Mais cela ne va pas plus loin. L’organisation de la société musulmane est contraire à l’établissement d’un théâtre sérieux. Un théâtre est impossible sans les femmes, — et quoi qu’on fasse, on ne pourra pas amener les maris à les laisser paraître en public. Les marionnettes, les acteurs mêmes qui paraissent dans les représentations des cafés, ne servent qu’à amuser les habitués de ces établissemens, peu généreux d’ordinaire… L’homme riche donne des représentations chez lui. Il invite ses amis, — ses femmes invitent également leurs connaissances, et la représentation a lieu dans une grande salle de la maison. En sorte qu’il est impossible d’établir un théâtre machiné, — excepté chez les grands personnages. Le sultan lui-même, — quoique fort amateur de représentations théâtrales, n’a chez lui aucune salle de spectacle solidement construite ; il arrive souvent que les dames du sérail, entendant parler de quelque représentation brillante qui s’est donnée au théâtre de Péra, veulent en jouir à leur tour, et le sultan s’empresse alors d’engager la troupe pour une ou plusieurs soirées.

On fait aussitôt construire, au palais d’été, un théâtre provisoire, adossé à la façade du bâtiment. Les fenêtres des cadines (dames), parfaitement grillées d’ailleurs, deviennent des loges, — d’où partent parfois des éclats de rire ou des signes d’approbation, — et la salle en amphithéâtre placée entre ces loge et le théâtre n’est garnie que des invités masculins, des personnages diplomatiques et autres conviés à ces fêtes théâtrales.

Le sultan a eu récemment la curiosité de faire jouer devant lui une comédie de Molière. C’était M. de Pourceaugnac. L’effet a été immense. Des interprètes expliquaient à mesure les situations aux personnes de la cour qui ne comprenaient pas le français. — Mais il faut reconnaître que la plupart des hommes d’état turcs connaissent plus ou moins notre langue, attendu que, comme on sait, le français est la langue diplomatique universelle. Les fonctionnaires turcs, pour correspondre avec les cabinets étrangers, sont obligés d’employer notre langue. C’est ce qui explique l’existence à Paris des collèges turcs et égyptiens.

Quant aux femmes du sérail, — ce sont des savantes. Toute dame appartenant à la maison du sultan reçoit une instruction très sérieuse en histoire, poésie, musique, peinture et géographie. Beaucoup de ces dames sont artistes ou poètes, et l’on voit souvent courir à Péra des pièces de vers ou des morceaux lyriques dus aux talents de ces aimables recluses.

 

IX.

Les Buveurs d’eau.

On peut s’arrêter un instant aux spectacles de la place du Sérasquier, à ces scènes de folies qui se renouvellent dans tous les quartiers populaires, et qui prennent partout une teinte mystique inexplicable pour nous autres européens. — Qu’est-ce, par exemple, que Caragueuz, ce type extraordinaire de fantaisie et d’impureté, qui ne se produit publiquement que dans les fêtes religieuses ? N’est-ce pas un souvenir égaré du dieu de Lampsaque ? de ce Pan, père universel, que l’Asie pleure encore ?…

Lorsque je sortis du café, je me promenai sur la place, songeant à ce que j’avais vu. Une impression de soif que je ressentis me fit rechercher les étalages des vendeurs de boissons.

Dans ce pays où les liqueurs fermentées ou spiritueuses ne peuvent se vendre extérieurement, on remarque une industrie bizarre ; — celle des vendeurs d’eau à la mesure et au verre.

Ces cabaretiers extraordinaires ont des étalages où l’on distingue une foule de vases et de coupes remplis d’une eau plus ou moins recherchée. A Constantinople, l’eau n’arrive que par les aqueducs de Valmy, — et ne se conserve que dans des réservoirs dus aux empereurs bisantins, où elle prend souvent un goût désagréable... De sorte qu’en raison de la rareté de cet élément, il s’est établi à Constantinople une école de buveurs d’eau, — gourmets véritables, au point de vue de ce liquide.

On vend dans ces sortes de boutiques des eaux de divers pays et de différentes années. L’eau du Nil est la plus estimée, — attendu qu’elle est la seule que boive le sultan ; c’est une partie du tribut qu’on lui apporte d’Alexandrie. Elle est réputée comme favorable à la fécondité. — L’eau de l’Euphrate, un peu verte, un peu âpre au goût, se recommande aux natures faibles et relâchées. L’eau du Danube, chargée de sels, plaît aux hommes d’un tempérament énergique. — Il y a des eaux de plusieurs années. — On apprécie beaucoup l’eau de Nil de 1833, — bouchée et cachetée dans des bouteilles que l’on vend très cher...

Un Européen non initié au dogme de Mahomet n’est pas naturellement fanatique de l’eau. — Je me souviens d’avoir entendu soutenir à Vienne, par un docteur suédois, que l’eau était une pierre, — un simple cristal naturellement à l’état de glace, lequel ne se trouvait liquéfié, dans les climats au-dessous du pôle, que par une chaleur relativement forte, — mais incapable cependant de fondre les autres pierres. Pour corroborer sa doctrine, il faisait des expériences chimiques sur les diverses eaux des fleuves, des lacs ou des sources, et y démontrait, dans le résidu produit par l’évaporation, des substances nuisibles à la santé humaine. — Il est bon de dire que le but principal du docteur, en dépréciant l’usage de l’eau, tendait à obtenir du gouverneur un privilège de brasserie impériale. M. de Metternich avait paru frappé par ses raisonnemens. — Du reste, comme grand producteur de vin, il avait intérêt à en partager l’idée.

Quoi qu’il en soit de la possibilité scientifique de cette hypothèse, elle m’avait laissé une impression vive, — on peut n’aimer pas à avaler de la pierre fondue. Les Turcs s’en arrangent, il est vrai, — mais à combien de maladies spéciales, de fièvres, de pestes et de fléaux divers ne sont-ils pas exposés ?

Telles sont les réflexions qui m’empêchaient de me livrer à ce rafraîchissement. Je laissai les amateurs à leur débauche d’eaux plus ou moins vieilles, plus ou moins choisies, — et je m’arrêtai devant un étalage où brillaient des flacons qui semblaient contenir de la limonade. On m’en vendit un, moyennant une piastre (25 centimes). Dès que je l’eus porté à ma bouche, je fus obligé d’en rejeter la première gorgée. Le marchand riait de mon innocence (on saura plus tard ce qu’était cette boisson !) de sorte qu’il me fallut retourner à Ildiz-Khan pour trouver un rafraîchissement plus agréable.

Le jour était venu, et les Persans, rentrés de meilleure heure, dormaient depuis longtemps. Quant à moi, excité par cette nuit de courses et de spectacles, je ne pus arriver à m’endormir. Je finis par me rhabiller, et je retournai à Péra pour voir mon ami le peintre.

On me dit qu’il avait déménagé et demeurait à Kouroukschemé chez des Arméniens qui lui avaient commandé un tableau religieux. Kouroukschemé est situé sur la rive européenne du Bosphore, à une lieue de Péra. Il me fallut prendre un caïque à l’échelle de Tophana.

Rien n’est charmant comme ce quai maritime de la cité franque. On descend de Péra par des rues montueuses aboutissant par en haut à la grande rue, puis aux divers consulats et aux ambassades ; ensuite on se trouve sur une place de marché encombrée d’étalages fruitiers, où s’étalent les magnifiques productions de la côte d’Asie. Il y a des cerises presque en tout temps, la cerise étant le produit naturel de ces climats. Les pastèques, les figues de cactus et les raisins marquaient la saison où nous nous trouvions, — et d’énormes melons de la Cassaba, les meilleurs du monde, arrivés de Smyrne, invitaient tout passant à un déjeuner simple et délicieux. Ce qui distingue cette place, c’est une fontaine admirable dans l’ancien goût turc, ornée de portiques découpés, soutenue par des colonnettes et des arabesques sculptées et peintes. Autour de la place et dans la rue qui mène au quai, on voit un grand nombre de cafés sur la façade desquels je distinguais encore des transparens aux lumières éteintes, — qui portaient en lettres ornées ce même nom de Caragueuz, aussi aimé là qu’à Stamboul.

Quoique Tophana fasse partie des quartiers francs, il s’y trouve beaucoup de musulmans, la plupart portefaix (hamals), ou mariniers (caïdjis). Une batterie de six pièces est en évidence sur le quai ; elle sert à saluer les vaisseaux qui entrent dans la Corne-d’Or, et à annoncer le lever et le coucher du soleil aux trois parties de la ville séparées par les eaux : Péra, Stamboul et Scutari.

Cette dernière apparaît majestueusement de l’autre côté du Bosphore, festonnant l’azur de dômes, de minarets et de kiosques, comme sa rivale Stamboul.

Je n’eus pas de peine à trouver une barque à deux rameurs. Le temps était magnifique, et la barque, fine et légère, se mit à fendre l’eau avec une vitesse extraordinaire. — Le respect des musulmans pour les divers animaux explique comment le Bosphore, qui coupe comme un fleuve les riches coteaux d’Europe et d’Asie, est toujours couvert d’oiseaux aquatiques qui voltigent ou nagent par milliers sur l’eau bleue, et animent ainsi la longue perspective des palais et des villas.

A partir de Tophana, les deux rivages, beaucoup plus rapprochés en apparence qu’ils ne le sont en effet, présentent longtemps une ligne continue de maisons peintes de couleurs vives, relevées d’ornemens et de grillages dorés.

Une série de colonnades commence bientôt sur la rive gauche et dure pendant un quart de lieue. Ce sont les bâtimens du palais neuf de Béchik-Tasch. Ils sont construits entièrement dans le style grec et peints à l’huile en blanc ; les grilles sont dorées. Tous les tuyaux de cheminée sont faits en forme de colonnes doriques, le tout d’un aspect à la fois splendide et gracieux. Des barques dorées flottent attachées aux quais, dont les marches de marbre descendent jusqu’à la mer. D’immenses jardins suivent au-dessus les ondulations des collines. Le pin parasol domine partout les autres végétations. On ne voit nulle part de palmiers, car le climat de Constantinople est déjà trop froid pour ces arbres. — Un village, dont le port est garni de grandes barques nommées caïques, succède bientôt au palais ; puis on passe encore devant un sérail plus ancien, qui est le même qu’habitait en dernier lieu la sultane Esmé, sœur de Mahmoud. C’est le style turc du dernier siècle : des festons, des rocailles comme ornemens, des kiosques ornés de trèfles et d’arabesques, qui s’avancent comme d’énormes cages grillées d’or, des toits aigus et des colonnettes peintes de couleurs vives... On rêve quelque temps les mystères des Mille et une nuits.

Dans les caïques, le passager est couché sur un matelas, à l’arrière, tandis que les rameurs s’évertuent à couper l’onde avec leurs bras robustes et leurs épaules bronzées, coquettement revêtues de larges chemises en crêpe de soie à bandes satinées. Ces hommes sont très polis, et affectent même dans les attitudes de leur travail une sorte de grâce artistique. Puis on voit une longue file de maisons de campagne habitées généralement par des employés du sultan. Enfin, un nouveau port rempli de barques se présente. C’est Kouroukschemé.

Je retins la barque pour me ramener le soir, c’est l’usage ; les rameurs entrèrent au café, — et en pénétrant dans le village, je crus voir un tableau de Decamps. Le soleil découpait partout des losanges lumineux sur les boutiques peintes et sur les murs passés au blanc de chaux ; le vert glauque de la végétation reposait çà et là les yeux fatigués de lumière. J’entrai chez un marchand de tabac pour acheter du lattaquié, et je m’informai de la maison arménienne où je devais trouver mon ami.

On me l’indiqua avec complaisance. En effet, la famille qui favorisait en ce moment la peinture française était celle de trésorier de sa hautesse, M. Duz-Oglou. On m’accompagna jusqu’à la porte, et je trouvai bientôt l’artiste installé dans une salle magnifique qui ressemblait au café Turc du boulevard du Temple, — dont la décoration orientale est beaucoup plus exacte qu’on ne le croit.

Plusieurs Français se trouvaient réunis dans cette salle, admirant les cartons des fresques projetées par le peintre ; — plusieurs attachés de l’ambassade française, un prince belge et l’hospodar de Valachie, venu pour les fêtes à Constantinople. — Nous allâmes visiter la chapelle, où l’on pouvait voir déjà la plus grande partie de la décoration future. Un immense tableau, représentant l’Adoration des Mages, remplissait le fond derrière l’endroit où devait s’élever le maître-autel. Les peintures latérales étaient seules à l’état d’esquisses... La famille qui faisait faire ces travaux ayant plusieurs résidences à Constantinople et à la campagne, avait donné au peintre toute la maison avec les valets et les chevaux — qui se trouvaient à ses ordres. De sorte qu’il nous proposa d’aller faire des promenades dans les environs. Il y avait une fête grecque à Arnaut-keuil [sic], situé à une lieue de là ; puis, comme c’était un vendredi (le dimanche des Turcs), nous pouvions, en faisant une lieue de plus et en traversant le Bosphore, nous rendre aux eaux douces d’Asie.

Quoique les Turcs dorment en général tout le jour pendant le mois de Ramazan, ils n’y sont pas obligés par la foi religieuse, et ne le font que pour n’avoir pas à songer à la nourriture, — puisqu’il leur est défendu de manger avant le coucher du soleil. Les vendredis, ils s’arrachent au repos et se promènent comme d’ordinaire à la campagne, et principalement aux eaux douces d’Europe, situées à l’extrémité de la Corne d’Or, ou à celles d’Asie, — qui devaient être le but de notre promenade.

Nous commençâmes par nous rendre à Arnaut-Kueil ; mais la fête n’était pas encore commencée : seulement il y avait beaucoup de monde et un grand nombre de marchands ambulants. Dans une vallée étroite, ombragées de pins et de mélèzes, on avait établi des enceintes et des échafaudages pour les danses et pour les représentations. Le lieu central de la fête était une grotte ornée d’une fontaine consacrée à Elie, — dont l’eau ne commence à couler chaque année que le jour d’un certain saint dont j’ai oublié le nom. On distribue des verres de cette eau à tous les fidèles qui se présentent. Plusieurs centaines de femmes grecques se pressaient aux abords de la fontaine sainte ; mais l’heure du miracle n’était pas venue. D’autres se promenaient sous l’ombrage ou se groupaient sur les gazons. Je reconnus parmi elles les quatre belles personnes que j’avais vues déjà dans la maison de jeu de San-Dimitri ; elles ne portaient plus les costumes variés qui servaient là à présenter aux spectateurs l’idéal des quatre races féminines de Constantinople. Seulement, elles étaient très fardées et avaient des mouches. Une femme âgée les guidait ; — la pure clarté du soleil leur était moins favorable que la lumière. Les attachés d’ambassade paraissaient les connaître de longue date ; — ils se mirent à causer avec elles et leur firent apporter des sorbets.

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4 mai 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 28e livraison.

Camille Rogier entraîne son ami sur le site charmant des Eaux douces, promenade sur l’autre rive du Bosphore, appréciée autant par les autochtones que par les visiteurs étrangers pour sa fraîcheur. C’est l’occasion pour Nerval de rapporter l’anecdote des mésaventures d’un jeune Européen amateur de daguerréotype auprès d’une dame turque fort entreprenante.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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X.

Les Eaux-Douces d’Asie.

— Laissons ces messieurs à leurs attentions délicates, me dit le peintre, et allons faire une visite près d’ici.

Après un quart d’heure de marche, nous nous arrêtâmes à une maison de campagne qui était la demeure de Boghos-Effendi, le joaillier du sultan. C’était un Arménien qui avait épousé une parente de M. Duz-Oglou, chez lequel se trouvait mon ami. Un jardin orné de plantes rares précédait l’entrée de la maison, et deux petites filles fort jolies, vêtues comme des sultanes en miniature, jouaient au milieu des parterres sous la surveillance d’une négresse. Elles vinrent embrasser le peintre, et nous accompagnèrent jusque dans la maison. Une dame en costume levantin vint nous recevoir, et mon ami lui dit : « Kaliméra, kokona ! » (Bonjour, madame.) Il la saluait en grec, car elle était de cette nation, quoique alliée des Arméniens.

On est toujours embarrassé d’avoir à parler, dans une relation de voyage, de personnes qui existent, — et qui ont accueilli de leur mieux l’Européen qui passe, cherchant à rapporter dans son pays quelque chose de vrai sur les mœurs étrangères, sur des sociétés sympathiques partout aux nôtres, et vers lesquelles la civilisation franque jette aujourd’hui des rayons de lumière... Dans le moyen-âge, nous avons tout reçu de l’Orient, — maintenant, nous voudrions rapporter à cette source commune de l’humanité les puissances dont elle nous a doués, pour faire grande de nouveau la mère universelle.

Le beau nom de la France est cher à ces nations lointaines : c’est là notre force future,... c’est ce qui nous permet d’attendre, quoi que fasse la dynastie usée de nos gouvernemens.

On peut se dire, en nommant des personnes de ces pays, ce que disait Racine dans la préface de Bajazet : « C’est si loin. » Mais n’est-il pas permis de remercier d’un bon accueil des hôtes si empressés que le sont pour nous les Arméniens. Plus en rapport que les Turcs avec nos idées, ils servent, pour ainsi dire, de transition à la bonne volonté de ces derniers, pour qui la France a toujours été particulièrement — la nation amie.

J’avoue que ce fut pour moi un grand charme de retrouver, après une année d’absence de mon pays, un intérieur de famille tout européen, — sauf les costumes des femmes, qui, heureusement pour la couleur locale, ne se rapportaient qu’aux dernières modes de Stamboul.

Mme Boghos, que l’on appelait familièrement Kokona (dame, en grec) nous fit servir une collation par ses petites filles ; ensuite nous passâmes dans la principale pièce, où se trouvaient plusieurs dames levantines. L’une d’elles se mit au piano pour exécuter un des morceaux les plus nouvellement venus de Paris. — C’était une politesse que nous appréciâmes vivement, en admirant un cantabile d’Halévy.

Il y avait aussi des journaux sur les tables, des livres de poésie et de théâtre, du Victor Hugo, du Lamartine. — Cela semble étrange quand on arrive de Syrie, — et c’est fort simple quand on songe que Constantinople consomme presque autant que Pétersbourg les ouvrages littéraires et artistiques venus de Paris.

Pendant que nous parcourions des yeux les livres illustrés et les albums, M. Boghos rentra ; il voulait nous retenir à dîner, mais nous avions projeté d’aller aux Eaux-Douces d’Asie. Deux attachés devaient nous rejoindre au bord de la mer. — M. Boghos voulut nous accompagner jusque-là.

Nous restâmes quelque temps sur la berge à attendre nos compagnons, qui n’avaient pas pu facilement, sans doute, s’arracher aux délices de la fête d’Arnaut-Keuil. — Pendant que nous parcourions le quai, nous vîmes venir de loin un homme d’un aspect majestueux, d’un teint pareil à ceux des mulâtres, magnifiquement vêtu à la turque, — non dans le costume de la réforme, mais selon la mode ancienne. Il s’arrêta devant M. Boghos, qui le salua avec respect, et nous les laissâmes causer un instant. Mon ami m’avertit que c’était un grand personnage, — et qu’il fallait avoir soin de faire un beau salamalek quand il nous quitterait, en portant la main à la poitrine et à la bouche, selon l’usage oriental. Je le fis d’après son indication, et le mulâtre y répondit fort gracieusement.

J’étais sûr que ce n’était pas le sultan, que j’avais vu déjà. « Qu’est-ce donc ? dis-je, lorsqu’il se fut éloigné.

— C’est le Kislar-aga, me répondit le peintre avec un sentiment d’admiration, — et un peu aussi de terreur.

Je compris tout. Le kislar-aga, c’est le chef des eunuques du sérail, l’homme le plus redouté après le sultan et avant le premier vizir. Je regrettai de n’avoir pas fait plus intimement la connaissance de ce personnage, — qui paraissait du reste fort poli, mais fort convaincu de son importance.

Des attachés arrivèrent enfin ; nous quittâmes Boghos-Effendi, — et un caïque à six rameurs nous emporta vers la côte d’Asie.

Il fallut une heure et demie environ pour arriver aux Eaux-Douces. A droite et à gauche des rivages, nous admirâmes les châteaux crénelés qui gardent, du côté de la mer Noire, Péra, Stamboul et Scutari contre les invasions de Crimée ou de Trébizonde. Ce sont des murailles et des tours génoises, comme celles qui séparent Péra et Galata.

Une demi-lieue peut-être après les châteaux d’Asie notre barque entra dans la rivière des Eaux-Douces. De hautes herbes, d’où s’envolaient çà et là des échassiers, bordaient cette embouchure, — qui me rappelait un peu les derniers courans du Nil se jetant près de la mer dans le lac de Péluse. Mais ici, la nature, plus calme, plus verte, plus septentrionale, traduisait les magnificences du Delta d’Egypte, à peu près comme le latin traduit le grec… en l’affaiblissant.

Nous débarquâmes dans une prairie délicieuse et coupée d’eaux vives. Les bois éclaircis avec art jetaient leur ombre par endroit sur les hautes herbes. — Quelques tentes, dressées par des vendeurs de fruits et de rafraîchissemens, donnaient à la scène l’aspect d’une de ces oasis où s’arrêtent les tribus errantes. La prairie était couverte de monde. Les teintes variées des costumes nuançaient la verdure comme les couleurs vives des fleurs sur une pelouse du printemps. — Au milieu de l’éclaircie la plus vaste, on distinguait une fontaine peinte et dorée, ayant cette forme de pavillon chinois dont l’architecture spéciale domine à Constantinople.

La joie de boire de l’eau a fait inventer à ces peuples les plus charmantes constructions dont on puisse avoir l’idée. Ce n’était pas là une source comme celle d’Arnaut-Keuil, devant laquelle il fallait attendre le bon plaisir d’un saint, qui ne fait couler la fontaine qu’à partir du jour de sa fête. — Cela est bon pour des Giaours, qui attendent patiemment qu’un miracle leur permette de s’abreuver d’eau claire... Mais à la fontaine des Eaux-Douces d’Asie on n’a pas à souffrir de ces hésitations. Je ne sais quel saint musulman fait couler les eaux avec une abondance et une limpidité inconnue aux saints grecs. Il fallait payer un para pour un verre de cette boisson qui — pour l’obtenir sur les lieux mêmes — coûtait comme voyage environ dix piastres.

Des voitures de toutes sortes, — la plupart dorées et attelées de bœufs, avaient amené aux Eaux-Douces les dames de Scutari. On ne voyait près de la fontaine que des femmes et des enfans, — parlant, criant, causant avec des expansions, des rires ou des lutineries charmantes, — dans cette langue turque dont les syllabes douces ressemblent à des roucoulemens d’oiseaux.

Si les femmes sont plus ou moins cachées sous leurs voiles, elles ne cherchent pas cependant à se dérober d’une façon trop cruelle à la curiosité des Francs. — Les règlemens de police qui leur ordonnent, le plus souvent possible, d’épaissir leurs voiles, de soustraire aux infidèles toute attitude extérieure qui pourrait avoir action sur les sens, leur inspirent une réserve qui ne céderait pas facilement devant une séduction ordinaire.

La chaleur du jour était en ce moment très forte, et nous avions pris place sous un énorme sycomore entouré de divans rustiques. Nous essayâmes de dormir ; mais, pour des Français, le sommeil de midi est impossible. — Le peintre, voyant que nous ne pouvions dormir, nous raconta une histoire.

C’étaient les aventures d’un artiste de ses amis, — qui était venu à Constantinople pour faire fortune, au moyen d’un daguerréotype.

Il cherchait les endroits où se trouvait la plus grande affluence, et vint un jour installer son instrument reproducteur sous les ombrages des Eaux-Douces.

Un enfant jouait sur le gazon, — l’artiste eut le bonheur d’en fixer l’image parfaite sur une plaque ; — puis, dans sa joie de voir une épreuve si bien réussie, il l’exposa devant les curieux, — qui ne manquent jamais dans ces occasions.

La mère s’approcha, par une curiosité naturelle, et s’étonna de voir son enfant si nettement reproduit. Elle croyait que c’était de la magie.

L’artiste ne connaissait pas la langue turque, — de sorte qu’il ne comprit point, au premier abord, les complimens de la dame. Seulement, une négresse qui accompagnait cette dernière lui fit un signe. — La dame avait monté dans un arabas et se rendait à Scutari.

Le peintre prit, sous son bras, la boîte du daguerréotype, instrument qu’il n’est pas facile de porter, — et se mit à suivre l’arabas pendant une lieue.

En arrivant aux premières maisons de Scutari, il vit de loin l’arabas s’arrêter et la femme descendre à un kiosque isolé qui donnait vers la mer.

La vieille lui fit signe de ne pas se montrer et d’attendre, — puis, quand la nuit fut tombée, elle l’introduisit dans la maison.

L’artiste parut devant la dame, qui lui déclara qu’elle l’avait fait venir pour qu’il se servît de son instrument en lui faisant son portrait de la même façon qu’il avait employée pour reproduire la figure de son enfant.

— Madame, répondit l’artiste, — ou du moins il chercha à le faire comprendre, — cet instrument ne fonctionne qu’avec le soleil.

— Eh bien ! attendons le soleil, dit la dame.

C’était une veuve, — heureusement pour la morale musulmane.

Le lendemain matin, l’artiste, profitant d’un beau rayon de soleil qui pénétrait à travers les fenêtres grillées, s’occupa de reproduire les traits de la belle dame du faubourg de Scutari. Elle était fort jeune, quoique mère d’un petit garçon assez grand, — car les femmes d’Orient, comme on sait, se marient la plupart dès l’âge de douze ans. Pendant qu’il polissait ses plaques, on entendit frapper à la porte extérieure.

— Cachez-vous ! s’écria la dame, et, aidée de sa servante, elle se hâta de faire entrer l’homme, avec son appareil daguerrien, dans une cellule fort étroite, qui dépendait de la chambre à coucher. Le malheureux eut le temps de faire des réflexions fort tristes. Il ignorait que cette femme fût veuve, et pensait naturellement que le mari était survenu inopinément — à la suite de quelque voyage. Il y avait une autre hypothèse non moins dangereuse : — l’intervention de la police dans cette maison où l’on avait pu, la veille, remarquer l’entrée d’un giaour. Cependant, il prêta l’oreille, et comme les maisons de bois des Turcs n’ont que des cloisons fort légères, il se rassura un peu en n’entendant qu’un chuchotement de voix féminines.

En effet, la dame recevait simplement la visite d’une de ses amies ; mais les visites que se font les femmes de Constantinople durent d’ordinaire toute une journée, ces belles désœuvrées cherchant toute occasion de tuer le plus de temps possible. Se montrer était dangereux ; la visiteuse pouvait être vieille ou laide ; de plus, quoique les musulmanes s’accommodent forcément d’un partage d’époux, la jalousie n’est point absente de leurs âmes quand il s’agit d’une affaire de cœur. Le malheureux avait plu.

Quand le soir arriva, l’amie importune, après avoir dîné, pris des rafraîchissemens plus tard, et s’être livrée longtemps, sans doute, à des causeries médisantes, finit par quitter la place, et l’on put faire sortir enfin le Français de son étroite cachette.

Il était trop tard pour reprendre l’œuvre longue et difficile du portrait. De plus, l’artiste avait contracté une faim et une soif de plusieurs heures. On dut alors remettre la séance au lendemain.

Au troisième jour, il se trouvait dans la position du matelot qu’une chanson populaire suppose avoir été longtemps retenu chez une certaine présidente du temps de Louis XV... — il commença à s’ennuyer.

La conversation des dames turques est assez uniforme. De plus, lorsqu’on n’entend pas la langue, il est difficile de se distraire longtemps dans leur compagnie. Il était parvenu à réussir le portrait demandé, — et fit comprendre que des affaires majeures le rappelaient à Péra. Mais il était impossible de sortir de la maison en plein jour, et, le soir venu, une collation magnifique, offerte par la dame, le retint encore non moins que la reconnaissance d’une si charmante hospitalité. Cependant, le jour suivant, il marqua énergiquement sa résolution de partir. Il fallait encore attendre le soir. Mais on avait caché le daguerréotype, et comment sortir de cette maison sans ce précieux instrument, dont à cette époque on n’aurait pas retrouvé le pareil dans la ville. C’était de plus son gagne pain. Les femmes de Scutari sont un peu sauvages dans leurs attachemens ; celle-ci fit comprendre à l’artiste, — qui, après tout, finissait par saisir quelques mots de la langue, — que s’il voulait la quitter désormais, elle appellerait les voisins en criant qu’il était entré furtivement dans la maison pour attenter à son honneur.

Un attachement si incommode finit par mettre à bout la patience du jeune homme. Il abandonna son daguerréotype, et parvint à s’échapper par une fenêtre pendant que la dame dormait.

Le triste de l’aventure, c’est que ses amis de Péra, ne l’ayant pas vu depuis plus de trois jours, avaient averti la police. On avait obtenu quelques indications sur la scène qui s’était passée aux Eaux-Douces d’Asie. Des gens de la campagne avaient vu passer l’arabas, suivi de loin par l’artiste. La maison fut signalée, et la pauvre dame turque eût été tuée par la population fanatique pour avoir accueilli un giaour, si la police ne l’eût fait enlever secrètement. Elle en fut quitte pour cinquante coups de bâton, et la négresse pour vingt-cinq, — la loi n’appliquant jamais à l’esclave que la moitié de la peine qui frappe une personne libre.

Cette anecdote peut donner une idée de la force des penchans chez des femmes dont la vie s’écoule séparée de la société des hommes, quoique sans réclusion positive. Peut-être aussi cette pauvre dame de Scutari était elle-même une dévote qui espérait obliger l’artiste à se faire mahométan pour pouvoir l’épouser. En général, la conduite des femmes turques est digne et réservée ; les bonnes fortunes dont se vantent les Européens se rapportant pour la plupart à une certaine classe de femmes peu estimées, qui, toujours les mêmes, profitent de la facilité que leur donne leur vêtement mystérieux pour se rendre chez quelques Européens, où les guident des revendeuses de toilette ou des esclaves corrompues. Presque toujours c’est l’attrait seul de quelque parure, — refusée par un époux vieux ou avare, qui les fait manquer à leur devoir. — Le danger n’est alors que pour elles seules, car on ne violerait pas le domicile d’un Européen, tandis qu’il risquerait de se faire écharper dans une maison turque..

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10 mai 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 29e livraison.

Invité à entrer au sérail d’été du pacha de Scutari avec Rogier, Nerval peut contempler « la plus délicieuse résidence du monde ». À Scutari se trouve également le couvent des Derviches hurleurs. C’est l’occasion pour Nerval d’une analyse des différents aspects de la religion musulmane et de leurs liens avec les traditions grecques.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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XI.

Le Pacha de Scutari.

Pendant que nous écoutions l’anecdote, très véridique, hélas ! racontée par le peintre, un Turc d’un âge mûr, vêtu de sa longue redingote boutonnée, coiffé de son fezzi à houppe de soie bleue, et décoré d’un petit nichan presque imperceptible, était venu s’asseoir sur le banc qui entourait l’arbre. Il avait amené un jeune garçon vêtu comme lui en diminutif, et qui nous salua avec la gravité qu’ont d’ordinaire les enfans turcs lorsque, sortis du premier âge, ils ne sont plus sous la surveillance des mères. Le Turc, nous voyant louer la gentillesse de son fils, nous salua à son tour, et appela un cafedji qui se tenait près de la fontaine. — Un instant après, nous fûmes étonnés de voir apporter des pipes et des rafraîchissemens, que l’inconnu nous pria d’accepter. Nous hésitions, lorsque le cafetier dit : « Vous pouvez accepter ; c’est un grand personnage qui vous fait cette politesse : c’est le pacha de Scutari. » On ne refuse rien d’un pacha.

Je fus étonné d’être le seul à n’avoir point part à la distribution ; mon ami en fit l’observation au cafedji, qui répondit : Je ne suis [sic pour sers] point un kafir (un hérétique).

— Kafir ! m’écriai-je, — car c’était une insulte ; — un kafir, c’est toi-même, fils de chien ! 

Je n’avais pas songé que cet homme, — sans doute fidèle musulman sunnite, — n’adressait son injure qu’au costume persan que je portais, et qui me déguisait en sectateur d’Ali, ou schiite.

Nous échangeâmes quelques injures, car il ne faut jamais laisser le dernier mot à un homme grossier en Orient, sans quoi il vous croit timide et peut vous frapper, tandis que les plus grosses injures n’aboutissant qu’à faire triompher l’un ou l’autre dans l’esprit des assistans. Cependant, comme le pacha voyait la scène avec étonnement, mes compagnons, qui avaient ri beaucoup d’abord de la méprise, me firent reconnaître pour un Frank. — Je ne cite cette scène que pour marquer le fanatisme qui existe encore dans les classes inférieures, et qui, très calmé à l’égard des Européens, s’exerce toujours avec force entre les différentes sectes. Il en est, du reste, à peu près de même du côté des chrétiens : un catholique romain estime plus un Turc qu’un Grec.

Le pacha rit beaucoup de l’aventure et se mit à causer avec le peintre. Nous partîmes ensemble, et comme nos barques avaient à passer devant le sérail d’été du sultan, situé sur la côte d’Asie, entre les Eaux-Douces et Scutari, il nous permit de le visiter.

Ce sérail d’été, qu’il ne faut pas confondre avec l’autre, situé sur la côte européenne, est la plus délicieuse résidence du monde. D’immenses jardins, étagés en terrasses, arrivent jusqu’au sommet de la montagne, d’où l’on aperçoit nettement Scutari sur la droite, et, aux derniers plans, la silhouette bleuâtre de l’Olympe de Bithynie. Le palais est bâti dans le style 18e siècle. Il fallut, avant d’y entrer, remplacer nos bottes par des babouches qui nous furent prêtées ; puis nous fûmes admis à visiter les appartemens des sultanes, — vides, naturellement, dans ce moment-là.

Les salles inférieures sont construites sur pilotis, la plupart de bois précieux ; — on nous a parlé même de pilotis de bois d’aloës, qui résistent davantage à la corruption que produit l’eau de mer. Après avoir visité les vastes pièces du rez-de-chaussée que l’on n’habite pas, nous fûmes introduits dans les appartemens. Il y avait au milieu une grande salle, sur laquelle s’ouvraient une vingtaine de cabinets avec des portes distinctes, comme dans les galeries des établissemens de bains.

Nous pûmes entrer dans chaque pièce, uniformément meublée d’un divan, de quelques chaises, d’une commode d’acajou, et d’une cheminée de marbre, surmontée d’une pendule à colonnes. On se serait cru dans la chambre à coucher d’une Parisienne, si le mobilier eût été complété par un lit à bateau ; — mais en Orient, les divans seuls servent de lits.

Chacune de ces chambres était celle d’une cadine (dame). La symétrie et l’exacte uniformité de ces chambres me frappa ; — on m’apprit que l’égalité la plus parfaite régnait entre les femmes du sultan.... Le peintre m’en donna pour preuve ce fait : que lorsque sa hautesse commande à Péra des boîtes de bonbons, — achetées ordinairement chez un confiseur français, — on est obligé de les composer de sucreries exactement pareilles. Une papillote de plus, un bonbon d’une forme particulière, des pastilles ou des dragées en plus ou en moins seraient causes de complications graves dans les relations de ces belles personnes ; comme tous les musulmans, quels qu’ils soient, elles ont le sentiment de l’égalité.

On fit jouer pour nous, dans la salle principale, une pendule à musique, exécutant plusieurs airs d’opéras italiens. Des oiseaux mécaniques, des rossignols chantant, des paons faisant la roue, égayaient l’aspect de ce petit monument. Au second étage, se trouvaient les logemens des odaleuk, qui se divisent en chanteuses et en servantes. Plus haut se trouvaient logées les esclaves. Il règne dans le harem un ordre pareil à celui qui existe dans les pensions bien tenues. La plus ancienne cadine exerce la principale autorité ; mais elle est toujours au-dessous de la sultane mère, — qu’elle doit de temps en temps aller consulter à Eski-Séraï, au centre de Stamboul.

Voilà ce que j’ai pu saisir des habitudes intérieures du sérail. — Tout s’y passe en général beaucoup plus simplement que ne le supposent les imaginations dépravées des Européens. La question du nombre de femmes ne tient chez les Turcs à aucune autre idée qu’à celle de reproduction. — La race caucasienne, si belle, si énergique, diminue de jour en jour, par un de ces faits physiologiques qu’il est difficile de définir. Les guerres du siècle dernier ont surtout affaibli la population spécialement turque. Le courage de ces hommes les a détruits, comme il est arrivé pour les races franques du moyen-âge.

Le sultan paraît fort disposé, pour sa part, à repeupler l’empire turc, — si l’on se rend compte du nombre de naissances de princes et de princesses annoncées à la ville de temps en temps par le bruit du canon et par les illuminations de Stamboul.

On nous fit voir ensuite les celliers, les cuisines, les appartemens de réception et la salle de concert ; tout est arrangé de manière à ce que les femmes puissent participer, sans être vues, à tous les divertissemens des personnes invitées par le sultan. Partout on remarque des loges grillées ouvertes sur les salles comme des tribunes, et qui permettent aux dames du harem de s’associer d’intention à la politique et aux plaisirs.

Nous admirâmes la salle des bains construite en marbre et la mosquée particulière du palais. Ensuite, on nous fit sortir par un péristyle donnant sur les jardins, orné de colonnes et fermé d’une galerie en vitrages qui contenait des arbustes, des plantes et des fleurs de l’Inde. Ainsi, Constantinople, déjà froid à cause de sa position montueuse et des orages fréquents de la Mer-Noire, a des serres de plantes tropicales comme nos pays du Nord.

Nous parcourûmes de nouveau les jardins, et l’on nous fit entrer dans un pavillon — où l’on nous avait servi une collation de fruits du jardin et de confitures. Le pacha nous invita à ce régal, mais il ne mangea rien lui-même, parce que la lune du Ramazan n’était pas encore levée. Nous étions tout confus de sa politesse, et un peu embarrassés de ne pouvoir la reconnaître qu’en paroles.

« Vous pourrez dire, répondit-il à nos remerciemens, que vous avez fait un repas chez le sultan ! »

Sans s’exagérer l’honneur d’une réception si gracieuse, on peut y voir du moins beaucoup de bienveillance, et l’oubli, presque complet aujourd’hui chez les Turcs, des préjugés religieux.

 

XII.

Les Derviches.

Après avoir suffisamment admiré les appartemens et les jardins du sérail d’Asie, nous renonçâmes à la fête grecque d’Arnaut-Keuil, qui nous eût obligés à remonter le Bosphore d’une demi-lieue, et, nous trouvant près de Scutari, nous fîmes le projet d’aller voir le couvent des Derviches hurleurs.

Scutari est la ville de l’orthodoxie musulmane beaucoup plus que Stamboul, où les populations sont mélangées, et qui appartient à l’Europe. L’asiatique Scutari garde encore les vieilles traditions musulmanes ; — le costume de la réforme y est presque inconnu ; le turban vert ou blanc s’y montre encore avec obstination, — c’est, en un mot, le faubourg Saint-Germain de Constantinople. Les maisons, les fontaines et les mosquées sont d’un style plus ancien ; les inventions nouvelles d’assainissement, de pavage ou de cailloutage, les trottoirs, les lanternes, les voitures attelées de chevaux, que l’on voit à Stamboul, sont considérés là comme des innovations dangereuses. Scutari est le refuge des vieux musulmans qui, persuadés que la Turquie d’Europe ne tardera pas à être la proie des chrétiens, désirent s’assurer un tombeau paisible sur la terre de Natolie. Ils pensent que le Bosphore sera la séparation des deux empires et des deux religions, et qu’ils jouiront ensuite en Asie d’une complète sécurité.

Scutari n’a de remarquable que sa grande mosquée et son cimetière aux cyprès gigantesques ; — ses tours, ses kiosques, ses fontaines et ses centaines de minarets ne la distingueraient pas, sans cela, de l’autre ville turque. — Le couvent des derviches hurleurs est situé à peu de distance de la mosquée ; il est d’une architecture plus vieille que le téké des derviches de Péra, qui sont, eux, des derviches tourneurs.

Le pacha, qui nous avait accompagnés jusqu’à la ville, voulait nous dissuader d’aller visiter ces moines, qu’il appelait des fous ; — mais la curiosité des voyageurs est respectable. Il le comprit, et nous quitta en nous invitant à retourner le voir.

Les derviches ont cela de particulier qu’ils sont plus tolérans qu’aucune institution religieuse. Les musulmans orthodoxes, obligés d’accepter leur existence comme corporation, — ne font réellement que les tolérer.

Le peuple les aime et les soutient, — leur exaltation, leur bonne humeur, la facilité de leur caractère et de leurs principes plaisent à la foule plus que la raideur des imans et des mollahs. Ces derniers les traitent de panthéistes et attaquent souvent leurs doctrines, — sans pouvoir absolument toutefois les convaincre d’hérésie.

Il y a deux systèmes de philosophie qui se rattachent à la religion turque et à l’instruction qui en découle. L’un est tout aristotélique, l’autre tout platonicien. — Les derviches se rattachent au dernier. — Il ne faut pas s’étonner de ce rapport des musulmans avec les Grecs, puisque nous n’avons connu nous-mêmes que par leurs traductions les derniers écrits philosophiques du monde ancien.

Que les derviches soient des panthéistes comme le prétendent les vrais Osmanlis, cela ne les empêche pas toutefois d’avoir des titres religieux incontestables. Ils ont été établis, disent-ils, dans leurs maisons et dans leurs privilèges par Orchan, second sultan des Turcs. Les maîtres qui ont fondé leurs ordres sont au nombre de sept, chiffre tout pythagoricien qui indique la source de leurs idées. Le nom général est Mévelwvis, — du nom du premier fondateur ; — quant à derviches ou durvesch, cela veut dire pauvre. C’est au fond une secte de communistes musulmans.

Plusieurs appartiennent aux muhasihi, qui croient à la transmigration des âmes. Selon eux, tout homme qui n’est pas digne de renaître sous une forme humaine entre, après sa mort, dans le corps de l’animal qui lui ressemble le plus comme humeur ou comme tempérament. — Le vide que laisserait cette émigration des âmes humaines se trouve comblé par celle des bêtes dignes, par leur intelligence ou leur fidélité, de s’élever dans l’échelle animale. Ce sentiment, qui appartient évidemment à la tradition indienne, explique les diverses fondations pieuses faites dans les couvens et les mosquées en faveur des animaux ; car on les respecte aussi bien comme pouvant avoir été des hommes que comme capables de le devenir. — Ceci explique pourquoi aucun musulman ne mange de porc, parce qu’ils semblent, par leur forme et par leurs appétits, plus voisins de l’espèce humaine.

Les eschrakis, ou illuminés, s’appliquent à la contemplation de Dieu dans les nombres, dans les formes et dans les couleurs. Ils sont, en général, plus réservés, plus aimans — et plus élégans que les autres. Ils sont préférés pour l’instruction, et cherchent à développer la force de leurs élèves par les exercices de vigueur ou de grâce. Leurs doctrines procèdent évidemment de Pythagore et de Platon. Ils sont poètes, musiciens et artistes.

Il y a parmi eux quelques haïretis, ou étonnés, (mot dont peut-être on a fait le mot d’hérétiques), qui représentent l’esprit de scepticisme ou d’indifférence. Ceux-là sont véritablement des épicuriens. Ils posent en principe que le mensonge ne peut se distinguer de la vérité, et qu’à travers les subtilités de la malice humaine il est imprudent de chercher à démêler une idée quelconque. La passion peut vous tromper, vous aigrir et vous rendre injustes dans le bien comme dans le mal ; de sorte qu’il faut s’abstenir et dire : « Allah bilour... bizé haranouk ! — Dieu le sait et nous ne le savons pas », — ou « Dieu sait bien ce qui est le meilleur ! »

Telles sont les trois opinions philosophiques qui dominent là comme à peu près partout, et, parmi les derviches, cela n’engendre point les haines que ces principes opposés excitent dans la société humaine ; les eschrakis, dogmatistes spirituels, vivent en paix avec les munasihi, panthéistes matériels, et les haïretis, sceptiques, se gardent bien d’épuiser leurs poumons à discuter avec les autres. Chacun vit à sa manière et selon son tempérament, les uns usant souvent immodérément de la nourriture, d’autres des boissons et des excitants narcotiques, d’autres encore de l’amour. — Le derviche est l’être favorisé par excellence parmi les musulmans, pourvu que ses vertus privées, son enthousiasme et son dévouement soient reconnus par ses frères.

La sainteté dont il fait profession, la pauvreté qu’il embrasse en principe, — et qui ne se trouve soulagée parfois que par les dons volontaires des fidèles, la patience et la modestie qui sont aussi ses qualités ordinaires, le mettent autant au-dessus des autres hommes moralement qu’il s’est mis naturellement au-dessous. Un derviche peut boire du vin et des liqueurs si on lui en offre, car il lui est défendu de rien payer. — Si, passant dans la rue, il a envie d’un objet curieux, d’un ornement exposé dans une boutique, le marchand le lui donne d’ordinaire, ou le lui laisse emporter. — S’il rencontre une femme, et qu’il soit très respecté du peuple, il est admis qu’il peut l’approcher sans impureté. — Il est vrai que ceci ne se passerait plus aujourd’hui dans les grandes villes où la police est médiocrement édifiée sur les qualités des derviches, — mais le principe qui domine ces libertés, c’est que l’homme qui abandonne tout peut tout recevoir, parce que sa vertu étant de repousser toute possession, celle des fidèles croyans est de l’en dédommager par des dons et des offrandes.

Sur la même cause de sainteté particulière, les derviches ont le droit de se dispenser du voyage à La Mecque ; ils peuvent manger du porc et du lièvre, et même toucher les chiens, — ce qui est défendu aux autres Turcs, malgré la révérence qu’ils ont tous pour le souvenir du chien des Sept-Dormans.

Quand nous entrâmes dans la cour du téké (couvent), nous vîmes un grand nombre de ces animaux auxquels des frères servans distribuaient le repas du soir. Il y a pour cela des donations fort anciennes et fort respectées. Les murs de la cour, plantés d’acacias et de platanes, étaient garnis çà et là de petites constructions en bois peint et sculpté suspendues à une certaine hauteur, comme des consoles. C’étaient des logettes consacrées à des oiseaux qui, au hasard, en venaient prendre possession et qui restaient parfaitement libres.

La représentation donnée par les derviches hurleurs ne m’offrit rien de nouveau, attendu que j’en avais déjà vu de pareilles au Caire. Ces braves gens passent plusieurs heures à danser en frappant fortement la terre du pied autour d’un mât décoré de guirlandes, qu’on appelle Sâry ; — cela produit un peu l’effet d’une farandole où l’on resterait en place. — Ils chantent sur des intonations diverses une éternelle litanie qui a pour refrain : Allah hay ! c’est-à-dire « Dieu vivant ! » Le public est admis à ces séances dans des tribunes hautes ornées de balustres de bois. Au bout d’une heure de cet exercice, quelques-uns entrent dans un état d’excitation qui les rend melbous (inspirés). Ils se roulent à terre et ont des visions béatifiques.

Ceux que nous vîmes dans cette représentation portaient des cheveux longs sous leur bonnet de feutre en forme de pot de fleurs renversé ; leur costume était blanc avec des boutons noirs ; — on les appelle kadris, du nom de leur fondateur.

Un des assistans nous raconta qu’il avait vu les exercices des derviches du téké de Péra, lesquels sont spécialement tourneurs. Comme à Scutari, on entre dans une immense salle de bois, dominée par des galeries et des tribunes où le public est admis sans conditions ; mais il est convenable de déposer une légère aumône. — Au téké de Péra, tous les derviches ont des robes blanches plissées comme des fustanelles grecques. Leur travail est, dans les séances publiques, de tourner sur eux-mêmes pendant le plus long-temps possible. Ils sont tous vêtus de blanc ; leur chef seul est vêtu de bleu. Tous les mardis et tous les vendredis, la séance commence par un sermon, après lequel tous les derviches s’inclinent devant le supérieur, puis se divisent dans toute la salle de manière à pouvoir tourner séparément sans se toucher jamais. Les jupes blanches volent, la tête tourne avec sa coiffe de feutre, et chacun de ces religieux a l’air d’un volant. Cependant, l’un d’eux exécute des airs mélancoliques sur une flûte de roseau. Il arrive pour les tourneurs comme pour les hurleurs un certain moment d’exaltation pour ainsi dire magnétique qui leur procure une extase toute particulière.

Il n’y a nulle raison pour des hommes instruits de s’étonner de ces pratiques bizarres. Ces derviches représentent la tradition non interrompue des cabires, des dactyles et des corybantes, — qui ont dansé et hurlé durant tant de siècles antiques sur ce même rivage. Ces mouvemens convulsifs, aidés par les boissons et les pâtes excitantes, font arriver l’homme à un état bizarre, — où Dieu, touché de son amour, consent à se révéler par des rêves sublimes, avant-goût du paradis..

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12 mai 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 30e livraison.

Le mois lunaire du Ramazan est achevé, les trois jours de fêtes musulmanes du Baïram commencent.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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XIII.

Le Grand Baïram.

En descendant du couvent des derviches pour regagner l’échelle maritime, nous vîmes la lune levée qui dessinait à gauche les immenses cyprès du cimetière du Scutari, et, sur la hauteur, les maisons brillantes de couleurs et de dorures de la haute ville de Scutari qu’on appelle la Cité d’argent.

Le palais de Béglier-Bey, que nous avions visité dans la journée, se montrait nettement à droite au bord de la mer, avec murs festonnés peints de blanc et relevés d’or pâle. Nous traversâmes la place du marché, — et les caïques, en vingt minutes, nous déposèrent à Tophana, sur la rive européenne.

En voyant Scutari se dessiner au loin sur son horizon découpé de montagnes bleuâtres, avec les longues allées d’ifs et de cyprès de son cimetière, je me rappelai cette phrase de Byron :

« Ô Scutari ! tes maisons blanches dominent sur des milliers de tombes, — tandis qu’au-dessus d’elles on voit l’arbre toujours vert, le cyprès élancé et sombre, dont le feuillage est empreint d’un deuil sans fin, comme un amour qui n’est pas partagé ! »

En retournant de Tophana à Péra, par les rues montueuses qui passent entre les bâtimens des ambassades, nous nous aperçûmes que le quartier franc était plus éclairé et plus bruyant que de coutume. C’est que les fêtes du Baïram, qui succèdent au mois de Ramazan, approchaient. — Ce sont trois journées de réjouissances qui succèdent à ce carême mélangé de carnaval dont j’ai cherché à décrire les phases diverses.

Le Baïram est à peu près le jour de l’an des Turcs. — La civilisation européenne, qui pénètre peu à peu dans leurs coutumes, les attire de plus en plus, quant aux détails compatibles avec leur religion ; — de sorte que les femmes et les enfans raffolent de parures, de bagatelles, de jouets venus de France ou d’Allemagne. En outre, si les dames turques font admirablement les confitures, le privilège des sucreries, des bonbons et des cartonnages splendides appartient à l’industrie parisienne. Une partie de la grande rue de Péra était devenue, ce soir-là, pareille à notre rue des Lombards. Nous nous arrêtâmes chez la confiseuse principale, Mme Meunier, pour prendre quelques rafraîchissemens et pour examiner la foule. Il y avait là des personnages éminens, des Turcs riches, qui venaient eux-mêmes faire leurs achats, — car il n’est pas prudent, en ce pays, de confier à de simples serviteurs le soin d’acheter ses bonbons. Mme Meunier a spécialement la confiance des effendis (hommes de distinction), et ils savent qu’elle ne leur livrerait pas des sucreries empoisonnées.... Les rivalités, les jalousies, les haines amènent des crimes dans la société musulmane ; et si les luttes sanglantes sont devenues rares, le poison est toujours, en certains cas, le grand argument des femmes, — beaucoup moins civilisées jusqu’ici que leurs maris.

A un moment donné, tous les Turcs disparurent, emportant leurs emplettes, comme des soldats quand sonne la retraite, — parce que l’heure les appelait à l’un des Namaz, — prières qui se font la nuit dans les mosquées.

Ces braves gens ne se bornent pas, pendant les nuits du Ramazan, à écouter des conteurs et à voir jouer les Caragueuz. Ils ont des momens de prières, nommés rikats, pendant lesquels on récite chaque fois une dizaine de versets du Coran. Il faut accomplir par nuit vingt rikats, — soit dans les mosquées, ce qui vaut mieux, ou chez soi, ou dans la rue, si l’on n’a pas de domicile, — ainsi qu’il arrive à beaucoup de gens qui ne dorment que dans les cafés. Un bon musulman doit, par conséquent, avoir récité pendant chaque nuit deux cents versets, ce qui fait six mille versets pour les trente nuits. — Les contes, spectacles et promenades ne sont que le délassement de ce devoir religieux.

La confiseuse nous raconta un fait qui peut donner quelque idée de la naïveté de certains fonctionnaires turcs. Elle avait fait venir par le bateau du Danube des caisses de jouets de Nuremberg. Le droit de douane se paye d’après la déclaration de la valeur des objets ; — mais à Constantinople, comme ailleurs, pour éviter la fraude, l’administration a le droit de garder les marchandises en payant la valeur déclarée, si l’on peut supposer qu’elles valent davantage.

Quand on déballa les caisses de jouets de Nuremberg, un cri d’admiration s’éleva parmi tous les employés des douanes. La déclaration était de dix mille piastres (2,500 fr.). Selon eux, cela en valait au moins trente mille. Ils retinrent donc les caisses, — qui se trouvaient ainsi fort bien payées et convenablement vendues, sans frais de montre et de déballage. Mme Meunier prit les dix mille piastres, en riant de leur simplicité. Ils se partagèrent les Polichinelles, les soldats de plomb et les poupées, — non pour les donner à leurs enfans, mais pour s’en amuser eux-mêmes.

Au moment de quitter la boutique, je retrouvai dans une poche, en cherchant mon mouchoir, le flacon que j’avais acheté la veille sur la place du Sérasquier. Je demandais à Mme Meunier ce que pouvait être cette liqueur qui m’avait été vendue comme rafraîchissement, et dont je n’avais pu supporter la première gorgée : était-ce une limonade aigrie ? une bavaroise tournée ? ou une liqueur particulière au pays ?

La confiseuse et ses demoiselles éclatèrent d’un fou rire en voyant le flacon ; — il fut impossible de tirer d’elles aucune explication. Le peintre me dit, en me reconduisant, que ces sortes de liqueur ne se vendaient qu’à des Turcs qui avaient acquis un certain âge. En général, dans ce pays, les sens s’amortissent après l’âge de trente ans. Or, chaque mari est forcé, lorsque se dessine la dernière échancrure de la lune du Baïram, de remplir ses devoirs les plus graves... Il en est pour qui les ébats de Caragueuz n’ont pas été une suffisante excitation.

La veille du Baïram était arrivée : l’aimable lune du Ramazan s’en allait où vont les vieilles lunes et les neiges de l’an passé, — chose qui fut un si grave sujet de rêverie pour notre vieux poète François Villon. — En réalité, ce n’est qu’alors que les fêtes sérieuses commencent. Le soleil qui se lève pour inaugurer le mois de Schaban doit détrôner la lune altière de cette splendeur usurpée, qui en a fait pendant trente jours un véritable soleil nocturne, — avec l’aide, il est vrai, des illuminations, des lanternes et des feux d’artifices. — Les Persans logés avec moi à Ildiz-Khan m’avertirent du moment où devait avoir lieu l’enterrement de la lune et l’intronisation de la nouvelle, ce qui donnait lieu à une cérémonie extraordinaire.

Un grand mouvement de troupes avait lieu cette nuit-là. On établissait une haie entre Eski-Sérail, résidence de la sultane mère, et le grand sérail situé à la pointe maritime de Stamboul. — Depuis le château des Sept-Tours et le palais de Bélisaire jusqu’à Sainte-Sophie, tous les gens des divers quartiers affluaient vers ces deux points.

Comment dire toutes les splendeurs de cette nuit privilégiée ? Comment dire surtout le motif singulier qui fait cette nuit-là du sultan le seul homme heureux de son empire. Tous les fidèles ont dû, pendant un mois, s’abstenir de toute pensée d’amour. — Une seule nuit encore, et ils pourront envoyer à une de leurs femmes, s’ils en ont plusieurs, le bouquet qui indique une préférence. — S’il n’en ont qu’une seule, le bouquet lui revient de droit. Mais quant au sultan, en qualité de padischa et de calife, il a le droit de ne pas attendre le premier jour de la lune de Lailet ul-id, qui est celle du mois de Schewal, et qui ne paraît qu’au premier jour du grand Baïram. Il a une nuit d’avance sur tous ses sujets pour la procréation d’un héritier, qui ne peut cette fois résulter que d’une femme nouvelle.

Ceci était le sens de la cérémonie qui se faisait entre le vieux sérail et le nouveau. — La mère du sultan devait conduire à son fils une esclave vierge — qu’elle achète elle-même au bazar, et qu’elle mène en pompe dans un carrosse de parade.

En effet, une longue file de voitures traversa bientôt les quartiers populeux de Stamboul, en suivant la rue centrale jusqu’à Sainte-Sophie, près de laquelle est située la porte du grand sérail. Ces voitures, au nombre d’une vingtaine, contenaient toutes les parentes de Sa Hautesse, ainsi que les sultanes — réformées avec pension, après avoir donné le jour à un prince ou à une princesse. Les grillages des voitures n’empêchaient pas que l’on ne distinguât la forme de leurs têtes voilées de blanc et de leurs vêtemens de dessus. Il y en avait une dont l’énormité m’étonna. — Par privilège sans doute, et grâce à la liberté que pouvait lui donner son rang ou son âge, elle n’avait la tête entourée que d’une gaze très fine qui laissait distinguer des traits autrefois beaux. Quant à la future cadine, elle était assise dans le carrosse principal, voilée par un étrange amas de minces lames d’or qui pleuvaient sur sa figure et la cachaient absolument. — Un grand nombre de valets de pied portaient des torches et des pots à feu des deux côtés du cortège.

On s’arrêta sur cette magnifique place de la porte du sérail, décorée d’une splendide fontaine, ornée de marbre, de découpures, d’arabesques dorées, — avec un toit à la chinoise et des bronzes étincelans.

La porte du sérail laisse voir encore entre ses colonnes les niches qui servaient autrefois à exposer des têtes, — les célèbres têtes du sérail !.

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19 mai 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 31e livraison.

Au sérail, dont on peut exceptionnellement visiter une partie, après un mois d’abstinence sexuelle, le sultan, comme ses sujets vaque au « devoir religieux qui lui est imposé cette nuit-là » et qui «  répond autant que possible de la reproduction de sa race. Tel est aussi pour les musulmans ordinaires le sens des obligations que leur impose la première nuit du Baïram. » La conclusion de Nerval sur ce séjour à Constantinople est comme toujours ambiguë, moitié réaliste : « Constantinople semble une décoration de théâtre, — qu’il faut regarder de la salle sans en visiter les coulisses », moitié féerique, comme cette opale que lui offre l’un des hôtes persans de Ildiz Khan à son départ.

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LES NUITS DU RAMAZAN.

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XIV.

Fêtes du sérail.

Je me vois forcé de ne pas décrire les cérémonies intérieures du sérail, — ayant l’usage de ne parler que de ce que j’ai pu voir par moi-même. Cependant, je connaissais déjà en partie le lieu de la scène. Tout étranger peut visiter les grands palais et les mosquées, à de certains jours désignés, en payant quatre mille piastres, — environ mille francs. — Mais la somme est si forte qu’un touriste ordinaire hésite souvent à la donner. Seulement, comme pour ce prix on peut amener autant de personnes que l’on veut, — les curieux se cotisent, — ou bien attendent qu’un grand personnage européen consente à faire cette dépense. J’avais pu visiter tous ces monumens à l’époque du passage du prince royal de Prusse. Il est d’usage, en pareil cas, que les Européens qui se présentent soient admis dans le cortège.

Sans risquer une description que l’on peut lire dans tous les voyages, il est bon d’indiquer la situation des nombreux bâtimens et des jardins du sérail occupant le triangle de terre découpé par la Corne d’Or et le Bosphore. — C’est toute une ville enfermée par de hauts murs crénelés et espacés de tours, se rattachant à la grande muraille construite par les Grecs, qui règne le long de la mer et en retour jusqu’au fond du port, — et qui ferme entièrement l’immense triangle formé par Stamboul.

Il y a dans les bâtimens du sérail un grand nombre de constructions anciennes, de kiosques, de mosquées ou de chapelles, ainsi que des bâtimens plus modernes, presque dans le goût européen. Des jardinets en terrasse, avec des parterres, des berceaux, des rigoles de marbre, des sentiers pavés de mosaïques, des arbustes taillés et des carrés de fleurs rares sont consacrés à la promenade des dames. D’autres jardins dessinés à l’anglaise, des pièces d’eau peuplées d’oiseaux — de hauts platanes, des saules, des sycomores, s’étendent autour des kiosques dans la partie la plus ancienne. Toutes les personnes un peu connues ou ayant affaire aux employés peuvent traverser pendant le jour les portions du sérail qui ne sont pas réservées aux femmes. Je m’y suis promené souvent en allant voir soit la bibliothèque, soit la trésorerie. La première, où il est facile de se faire admettre, renferme un grand nombre de livres et de manuscrits curieux, notamment un Coran gravé sur des feuilles minces de plomb, qui, grâce à leur excellente qualité, se tournent comme des feuillets ordinaires, les ornemens sont en émail et fort brillans. — A la trésorerie on peut admirer les bijoux impériaux conservés depuis des siècles. On voit aussi dans une salle tous les portraits des sultans peints en miniature, d’abord par les Belin de Venise, puis par des Italiens. Le dernier, celui d’Abdul-Medjid, a été peint par un Français, Camille Rogier.

On le voit, tout est là comme partout, et ces vieux usages de la vie retirée et farouche, attribués aux musulmans, ont cédé devant les progrès qu’amènent les idées modernes. Deux cours immenses précèdent, après la première entrée, nommée spécialement LA PORTE, les grands bâtimens du sérail. La plus avancée, entourée de galeries basses, est consacrée souvent aux exercices des pages, qui luttent d’adresse dans la gymnastique et l’équitation. La première, dans laquelle tout le monde peut pénétrer, offre une apparence rustique, avec ses arbres et ses treillages. — Une singularité la distingue, c’est un énorme mortier de marbre, qui de loin semble la bouche d’un puits. Ce mortier a une destination toute particulière. On doit y broyer, avec un pilon de fer assorti à sa grandeur, le corps du mufti, — chef de la religion, — si par hasard il venait à manquer à ses devoirs. Toutes les fois que ce personnage vient faire une visite au sultan, il est forcé de passer devant cet immense égrugeoir, — où il peut avoir la chance de terminer ses jours. La terreur salutaire qui en résulte est cause qu’aucun mufti ne s’est encore exposé à ce supplice. — Les coutumes chrétiennes n’ont jamais rien établi de pareil pour les papes.

L’affluence était si grande qu’il me parut impossible d’entrer même dans la première cour. J’y renonçai, bien que le public ordinaire pût pénétrer jusque-là et voir les dames du vieux sérail descendre de leurs voitures. Les torches et les lances à feu répandaient çà et là des flammèches sur les habits, et de plus, une grande quantité d’estafiers distribuaient force coups de bâton pour établir l’alignement des premières rangées. D’après ce que je puis savoir, il ne s’agissait que d’une scène de parade et de réception. La nouvelle esclave du sultan devait être reçue dans les appartemens par les sultanes, au nombre de trois, et par les cadines, au nombre de trente ; et rien ne pouvait empêcher que le sultan passât la nuit avec l’aimable vierge amenée par sa mère. Il faut admirer ici la sagesse musulmane, qui a prévu le cas où une favorite, peut-être stérile, absorberait l’amour et les faveurs du chef de l’état.

Le devoir religieux qui lui est imposé cette nuit-là répond autant que possible de la reproduction de sa race. Tel est aussi pour les musulmans ordinaires le sens des obligations que leur impose la première nuit du Baïram.

Cette abstinence de tout un mois, qui renouvelle probablement les forces de l’homme, ce jeûne partiel qui l’épure doivent avoir été calculés d’après des prévisions médicales analogues à celles que l’on retrouve dans la loi juive. N’oublions pas que l’Orient nous a donné la médecine, la chimie, et des préceptes d’hygiène qui remontent à des milliers d’années et regrettons que nos religions du Nord n’en représentent qu’une imitation imparfaite. — Je regretterais qu’on eût pu voir dans le tableau des coutumes bizarres rapportées plus haut l’intention d’inculper les musulmans de libertinage.

Leurs croyances et leurs coutumes diffèrent tellement des nôtres que nous ne pouvons les juger qu’au point de vue de notre dépravation relative. — Il suffit de se dire que la loi musulmane ne signale aucun péché dans cette ardeur des sens, utile à l’existence des populations méridionales décimées tant de fois par les pestes et par les guerres. Si l’on se rendait compte de la dignité et de la chasteté même des rapports qui existent entre un musulman et ses épouses, on renoncerait à tout ce mirage voluptueux qu’ont créé nos écrivains du dix-huitième siècle. — Il suffit de se dire que l’homme et la femme se couchent habillés ; que les yeux d’un musulman ne peuvent descendre, de par la loi religieuse, au-dessous de la ceinture d’une femme, — et cela est réciproque, — et que le sultan Mahmoud, le plus progressif des sultans, ayant un jour pénétré, dit-on, dans la salle de bain de ses femmes, fut condamné par elles-mêmes à une longue abstention de leur présence. — De plus, la ville, instruite par quelque indiscrétion de valets, en fut indignée, et des représentations furent faites au sultan par les imans.

Ce fait fut, du reste, regardé par ses partisans comme une calomnie — qui tenait probablement à ce qu’il avait construit au palais des Miroirs une salle de bain en amphithéâtre. — Je veux croire à la calomnie.

Le lendemain matin était le premier jour du Baïram. Le canon de tous les forts et de tous les vaisseaux retentit au lever du jour, dominant le chant des muezzins saluant Allah du haut d’un millier de minarets. La fête était, cette fois, à l’Atmeïdan, place illustrée par le souvenir des empereurs de Byzance qui y ont laissé des monumens. Cette place est oblongue et présente toujours son ancienne forme d’hippodrome, ainsi que les deux obélisques autour desquels tournaient les chars du temps de la lutte byzantine des verts et des bleus. — L’obélisque le mieux conservé, dont le granit rose est couvert d’hiéroglyphes encore distincts, est supporté par un piédestal de marbre blanc entouré de bas-reliefs qui représentent des empereurs grecs entourés de leur cour, des combats et des cérémonies. Ils ne sont pas d’une fort belle exécution ; — mais leur existence prouve que les Turcs ne sont pas aussi ennemis des sculpteurs que nous le supposons en Europe.

Au milieu de la place se trouve une singulière colonne composée de trois serpens enlacés, laquelle, dit-on, servait autrefois de trépied dans le temple de Delphes.

La mosquée du sultan Ahmed borde un des côtés de la place. — C’était là que S. H. Abdul-Medjid devait venir faire la grande prière du Baïram.

Le lendemain, qui était le premier jour du Baïram, un million peut-être d’habitans de Stamboul, de Scutari, de Péra et de leurs faubourgs encombrait le triangle immense qui se termine par la pointe du Sérail. Grâce à la proximité de ma demeure, je pus me trouver sur le passage du cortège qui se rendait sur la place de l’Atmeïdan. Le défilé, qui tournait par les rues environnant Sainte-Sophie, dura au moins une heure. Mais les costumes des troupes n’avait rien de fort curieux pour un Frank, car, à part le fezzi rouge qui leur sert uniformément de coiffure, les divers corps portaient à peu près les uniformes européens. Les mirlivas (généraux) avaient des costumes pareils à ceux des nôtres, brodés de palmes d’or sur toutes les coutures. Seulement, c’étaient partout des redingotes bleues ; on ne voyait pas un seul habit.

Tous les Européens de Péra se trouvaient mêlés à la foule ; car, dans les journées du Baïram, toutes les religions prennent part à l’allégresse musulmane. — C’est au moins une fête civile pour ceux qui ne s’unissent pas de cœur aux cérémonies de l’islam. — La musique du sultan, dirigée par le frère de Donizetti, exécutait des marches fort belles. — La curiosité principale du cortège était le défilé des icoglans, ou gardes du-corps, portant des casques ornés d’immenses cimiers garnis de hauts panaches bleus. On eût cru voir une forêt qui marche, comme au dénouement de Macbeth.

Le sultan parut ensuite, vêtu avec une grande simplicité, et portant seulement sur son bonnet une aigrette brillante. — Mais son cheval était tellement couvert de broderies d’or et de diamans, qu’il éblouissait tous les regards. Plusieurs chevaux, également caparaçonnés de harnais étincelans de pierreries, étaient menés par des saïs à la suite du souverain. Les vizirs, les sérasquiers, les casiaskers, les chefs des ulémas et tout un peuple d’employés suivaient naturellement le chef de l’état, puis de nouvelles troupes fermaient la marche.

Tout ce cortège, arrivant sur l’immense place de l’Atmeïdan, se fondit bientôt dans les vastes cours et dans les jardins de la mosquée. Le sultan descendit de cheval et fut reçu par les imans et les mollahs, qui l’attendaient à l’entrée et sur les marches. — Un grand nombre de voitures se trouvaient rangées sur la place, et toutes les grandes dames de Constantinople s’étaient réunies là, regardant la cérémonie par les grilles dorées des portières. Les plus distinguées avaient obtenu la faveur d’occuper les tribunes hautes de la mosquée.

Je ne pus voir ce qui se passait à l’intérieur, mais je savais que la cérémonie principale était le sacrifice d’un mouton. La même pratique a lieu ce jour-là dans toutes les maisons musulmanes.

La place était couverte de jeux, de divertissemens et de marchands de toutes sortes. — Après le sacrifice, chacun se précipita sur les vivres et les rafraîchissemens. Les galettes, les crèmes sucrées, les fritures — et les kébabs, mets favori du peuple, composé de grillades de mouton que l’on mange avec du persil et avec des tranches découpées de pain sans levain, étaient distribués à tous, aux frais des principaux personnages. De plus, chacun pouvait se présenter dans les maisons et prendre part aux repas qui s’y trouvaient servis. Pauvres ou riches, tous les musulmans occupant des maisons particulières traitent selon leur pouvoir les personnes qui viennent chez eux, sans se préoccuper de leur état ni de leur religion. — C’est, du reste, une coutume qui existait aussi chez les juifs, à la fête des sacrifices.

Le second jour du Baïram n’offre que la continuation des fêtes publiques du premier.

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Je n’ai pas entrepris de peindre Constantinople, — mais j’ai voulu seulement donner l’idée d’une promenade à travers ses rues et ses places à l’époque de principales fêtes. — Cette cité est, comme autrefois, le sceau splendide qui unit l’Europe à l’Asie. — Si son aspect extérieur est le plus beau du monde, on peut critiquer, comme l’ont fait tant de voyageurs, la pauvreté de certains quartiers et la malpropreté de beaucoup d’autres. Constantinople semble une décoration de théâtre, — qu’il faut regarder de la salle sans en visiter les coulisses. Il y a des Anglais maniérés qui se bornent à tourner la pointe du sérail, à parcourir la Corne d’Or et le Bosphore en bateau à vapeur, — et qui se disent : J’ai vu tout ce qu’il était bon de voir. — Là est l’exagération. Ce qu’il faut regretter, c’est peut-être que Stamboul, ayant en partie perdu sa physionomie d’autrefois, ne soit pas encore, comme régularité et comme salubrité, comparable aux capitales européennes. — Il est sans doute fort difficile d’établir des rues régulières sur les montagnes de Stamboul et sur les hauts promontoires de Péra et de Scutari ; — mais on y parviendrait avec un meilleur système de construction et de pavage. — Les maisons peintes, les dômes d’étain, les minarets élancés sont toujours admirables au point de vue de la poésie, mais ces vingt mille habitations de bois, que l’incendie visite si souvent, ces cimetières où les colombes roucoulent sur les ifs, mais où souvent les chacals déterrent les morts quand les grands orages ont amolli le sol, — tout cela forme le revers de cette médaille bysantine, — qu’on peut se plaire encore à nettoyer, après les savantes et gracieuses descriptions de lady Montague.

Rien, dans tous les cas, ne peut peindre les efforts que font les Turcs pour mettre aujourd’hui leur capitale au niveau de tous les progrès européens. Aucun procédé d’art, aucun perfectionnement matériel ne leur est inconnu. Il faut regretter seulement l’esprit de routine particulier à certaines classes, et appuyé sur le respect des vieilles coutumes religieuses. — Les Turcs sont sur ce point formalistes comme des Anglais.

Satisfait d’avoir vu, dans Stamboul même, les trente nuits du Ramazan, — je profitai du retour de la lune de Schaban pour donner congé du local que l’on m’avait loué à Ildiz-Khan. L’un des Persans qui m’avait pris en amitié, et qui m’appelait toujours le Myrza (lettré), voulut me faire un cadeau au moment de mon départ. — Il me fit descendre dans une cave pleine, à ce qu’il disait, de pierreries. Je crus que c’était le trésor d’Aboulcasem. — Mais la cave ne renfermait que des pierres et des cailloux fort ordinaires.

— Venez, me dit-il, il y a là des escarboucles, là des améthystes, là des grenats, là des turquoises, — là encore des opales : choisissez quelqu’une de ces pierres que je puisse vous offrir. 

Cet homme me semblait un fou ; — à tout hasard, je choisis les opales. Il prit une hache, et fendit en deux une pierre grosse comme un pavé. L’éclat des opales renfermées dans ce calcaire m’éblouit aussitôt. — Prenez, me dit-il en m’offrant un des fragmens du pavé.

 

En arrivant à Malte, je voulus faire tailler quelques-unes des opales renfermées dans le bloc de chaux. La plupart, — les plus brillantes et les plus grosses en apparence, étaient friables. On put en tailler cinq ou six, — qui m’ont laissé un bon souvenir de mes amis d’Ildiz-Khan.

 

FIN.

 

GÉRARD DE NERVAL.

 

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[Ajout en 1851 :]

Malte

J’échappe enfin aux dix jours de quarantaine qu’il faut faire à Malte, avant de regagner les riants parages de l’Italie et de la France. Séjourner si longtemps dans les casemates poudreuses d’un fort, c’est une bien amère pénitence de quelques beaux jours passés au milieu des horizons splendides de l’Orient. J’en suis à ma troisième quarantaine ; mais du moins celles de Beyrouth et de Smyrne se passaient à l’ombre de grands arbres, au bord de la mer se découpant dans les rochers, bornés au loin par la silhouette bleuâtre des côtes ou des îles. Ici, nous n’avons eu pour tout horizon que le bassin d’un port intérieur et les rocs découpés en terrasses de la cité de La Valette, où se promenaient quelques soldats écossais aux jambes nues. — Triste impression ! je regagne le pays du froid et des orages, et déjà l’Orient n’est plus pour moi qu’un de ces rêves du matin auquel viennent bientôt succéder les ennuis du jour.

Que te dirai-je encore, mon ami ? Quel intérêt auras-tu trouvé dans ces lettres heurtées, diffuses, mêlées à des fragments de journal de voyage et à des légendes recueillies au hasard ? Ce désordre même est le garant de ma sincérité ; ce que j’ai écrit, je l’ai vu, je l’ai senti. Ai-je eu tort de rapporter aussi naïvement mille incidents minutieux, dédaignés d’ordinaire dans les voyages pittoresques ou scientifiques ?

Dois-je me défendre près de toi de mon admiration successive pour les religions diverses des pays que j’ai traversés ? Oui, je me suis senti païen en Grèce, musulman en Egypte, panthéiste au milieu des Druses, et dévot sur les mers aux astres-dieux de la Chaldée ; mais à Constantinople, j’ai compris la grandeur de cette tolérance universelle qu’exercent aujourd’hui les Turcs.

Ces derniers ont une légende des plus belles que je connaisse : « Quatre compagnons de route, un Turc, un Arabe, un Persan et un Grec, voulurent faire un goûter ensemble. Ils se cotisèrent de dix paras chacun. Mais il s’agissait de savoir ce que l’on achèterait : Uzum, dit le Turc. — Ineb, dit l’Arabe. — Inghûr, dit le Persan. — Stafilion, dit le Grec. Chacun voulant faire prévaloir son goût sur celui des autres, ils en étaient venus aux coups, lorsqu’un derviche qui savait les quatre langues appela un marchand de raisins, et il se trouva que c’était ce que chacun avait demandé. »

J’ai été fort touché à Constantinople en voyant de bons derviches assister à la messe. La parole de Dieu leur paraissait bonne dans toutes les langues. Du reste, ils n’obligent personne à tourner comme un volant au son des flûtes, ce qui pour eux-mêmes est la plus sublime façon d’honorer le ciel.

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